La Louisiane

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  RL_2024

Finaliste du Prix de la Closerie 2024
En lice pour le Prix France Bleu – Page des libraires 2024
En lice pour le Prix Nice baie des Anges 2024

En deux mots
Parmi les pensionnaires de la Salpêtrière, 90 femmes sont choisies pour rejoindre la Louisiane, épouser les colons et peupler la colonie du Mississipi. Mais après avoir débarqué en Louisiane en 1721, Geneviève, Charlotte, Pétronille et leurs sœurs d’infortune connaîtront des destins très différents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans le Nouveau Monde

En explorant un pan méconnu de l’Histoire des colonies françaises, l’envoi de femmes pour peupler ces vastes territoires, Julia Malye réussit une admirable fresque autour d’un trio de femmes bien décidées à cesser de subir la loi des hommes. Documenté, dense et poignant.

En cette année 1720, John Law, le contrôleur général des finances voit son système s’effondrer avec les actions du Mississipi, l’obligeant à se retirer. Si la colonie est loin de regorger de l’or et d’autres richesses miroitées, le Roi Louis XV n’entend pas l’abandonner et décide de plusieurs expéditions. Il ordonne notamment l’envoi de femmes à Biloxi, situé dans un pays marécageux, aux eaux malsaines et au sol stérile, où il a à érigé un fort.
C’est à Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, qu’échoit la tâche de dresser la liste des volontaires qui seront aptes à affronter un tel voyage et qui peuvent enfanter.
Ajoutons d’emblée que ses pensionnaires sont plutôt réticentes et qu’à part Geneviève, prisonnière à la Grande Force et qui n’a plus grand chose à perdre, personne ou presque n’est candidate pour cette mission. Alors elle choisit toutes celles qui lui semblent convenir, allant même jusqu’à désigner une enfant de 12 ans.
Encadrées par des religieuses, les femmes quittent Paris pour les bords de Loire avant de rejoindre la Bretagne et d’embarquer à bord de La Baleine pour un voyage périlleux.
Après bien des péripéties – le mal de mer, le confinement, une attaque de pirates – elles débarquent à Biloxi.
La seconde partie du roman raconte comment elles ont été mariées à peine débarquées et leur quotidien dans ces contrées hostiles, mais aussi combien le voyage leur a permis de mieux se connaître, de tisser des liens.
Charlotte, Pétronille et Geneviève vont toutefois connaître des destins bien différents. En les suivant au fil des années, Julia Malye nous raconte la vie des colons, entre les maladies, les ouragans, la guerre contre les tribus autochtones. Petit à petit, la région va tout de même parvenir à se développer avec l’arrivée d’une nouvelle génération, les enfants de ces femmes de la Salpêtrière.
Si ce roman est si réussi, c’est que ll’autrice s’est abondamment documentée, à la fois sur la Salpêtrière et sur la Louisiane, un territoire qui s’étendait alors jusqu’au Canada. Les conditions de vie, la faune et la flore, les populations autochtones et les esclaves, le climat, rien ne manque. Pas même le romanesque et ses rebondissements en cascade.

La Louisiane
Julia Malye
Éditions Stock
Roman
560 p., 23 €
EAN 9782234094116
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé à Paris, puis au terme d’un voyage le long de la Loire jusqu’en Bretagne et plusieurs mois en mer, à Saint-Domingue puis à Biloxi. On y sillonne ensuite les contrées et villes de Louisiane.

Quand?
L’action se déroule de 1720 à 1739.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes. »
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes «volontaires» qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français.
Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir.
Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d’amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
Quotidien
La Presse (Laila Maalouf)
Le Journal de Québec (Marie-France Bornais)
Le Devoir (Caroline Monpetit)
Culture tops (Cécile Rault)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Page des libraires (entretien mené par Linda Pommereul, Librairie Doucet, Le Mans)
Blog La Culture dans tous ses états
Blog de Médiapart (Patrick Le Henaff)
Blog Au fil des livres
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Charlotte parlotte


Julia Malye présente son roman «La Louisiane» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
En 1720, le navire La Baleine quitte la France, emportant à son bord des femmes élevées ou enfermées à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. Elles embarquent pour la Louisiane à un moment où les colons ont désespérément besoin d’épouses et rejoignent en 1721 ces contrées aussi connues sous le nom de « Mississippi ». Inspiré de leur histoire, ce roman est un hommage à toutes ces femmes qui, pendant trop longtemps, ont sombré dans l’oubli, en France comme aux États-Unis.

Partie I
À leur arrivée en Louisiane, elles sont aveuglées. Le soleil tombe sur Biloxi, étonnamment éblouissant pour un après-midi de janvier. Les femmes clignent des yeux dans la lumière d’hiver et bientôt la plage blanche et sa foule immobile apparaissent, des hommes hâlés et émaciés dressés sur la pointe des pieds. Dans les pirogues, les passagères se serrent les unes contre les autres. Les semelles de leurs chaussures sont si élimées qu’elles devinent les aspérités du bois. Quand les marins arrêtent de ramer, à quelques mètres du rivage, certaines tentent de se lever. Sous leur poids, les pirogues ondoient ; l’air humide colle à leurs gorges comme du pain mouillé.
Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
Certaines se penchent par-dessus le plat-bord. Roches, coquillages, poissons : leurs écailles brillantes, leurs mouvements vifs, un éclat argenté logé dans le coin du regard. Lorsqu’un cri retentit, les passagères s’agitent dans les canoës. Une jeune fille bascule dans la mer avec un bruit mat. La pirogue vacille dangereusement, ne se retourne pas, et plusieurs mains se tendent vers la naufragée. Sous l’eau, sa robe sombre se déploie comme de l’encre. Elle cesse soudain de se débattre. Contrairement à tout ce que les femmes ont toujours cru savoir des flots qui les ont menées jusqu’ici, elle ne coule pas. Elle a pied. Elles la regardent se redresser, le dos droit et le corps tendu, son souffle court balayant la surface, la tête tournée vers la plage où la rumeur des hommes se mêle au ressac de la mer. Ses compagnes l’imitent, l’air inquiet, enthousiaste, nerveux. Elle n’essaye pas de remonter dans la pirogue. Elle se dirige vers le rivage. Ses cheveux sont un masque noir plaqué contre ses tempes.
Les femmes font la seule chose qu’il leur reste à faire – elles attrapent la main la plus proche et sautent.

MARGUERITE
Paris, mars 1720
Marguerite doit dresser une liste. Elle replie la lettre de l’avocat général, s’efforce de trouver une meilleure posture pour sa jambe raide. Après la pluie de ces derniers jours, la douleur enfle de ses orteils à sa cuisse, bourgeonne jusque dans les articulations de ses mains. C’est l’heure où les filles ont quitté les ouvroirs, où les voix récitant les derniers psaumes se sont tues, où les sœurs officières lui ont remis leurs derniers inventaires. Les ateliers sont fermés et les artisans retirés dans leurs logements. On n’entend même plus les prisonnières des loges aux folles. Marguerite enlève sa coiffe. Elle ne devrait pas être à son bureau après le coucher du soleil mais dans son jardin, sous le mimosa en fleur, avec ses épais bouquets qui lui rappellent les perruques de certains hommes. Là, au milieu des pâquerettes et des asphodèles, elle parvient à oublier la véritable odeur de la Salpêtrière.
Elle ouvre un dossier presque vide. Ses mains sont devenues maladroites, agitées de tremblements soudains, et la liste de l’année précédente manque de filer sous le secrétaire. Depuis presque un an et demi, elle choisit les femmes envoyées au Mississippi. Sa première sélection a plu à l’avocat général ; dans son courrier, M. Joly de Fleury lui annonce que le gouverneur de Louisiane en personne réclame davantage d’épouses pour la colonie. Marguerite approche la bougie de la feuille. Ce soir, elle ne sait pas par où commencer.
Les choses étaient différentes l’hiver dernier. L’idée de transférer des détenues au Mississippi était la sienne : elle avait été libre de choisir les candidates idéales. À la Salpêtrière, il ne restait plus assez de lits pour celles qui avaient véritablement besoin d’un refuge. Les dortoirs étaient occupés par des filles qui ne changeraient jamais. Il lui avait suffi de décider de qui elle voulait se débarrasser en premier – des empoisonneuses, des libertines, des rebelles ou des sorcières.
Oui, cette première liste comprenait toutes sortes de prisonnières. Des deux cent neuf pensionnaires sélectionnées l’an passé, elle se souvient particulièrement bien de l’affabulatrice qui, depuis la prison des femmes, avait passé son temps à hurler des insultes sordides contre le roi. Mais cette fois, fini les filles enfermées à la Grande Force. M. Joly s’est montré clair : le gouverneur Bienville ne veut plus d’anciennes détenues, mais demande environ quatre-vingt-dix futures mères. Des femmes fertiles, compétentes, discrètes. Ce qui, pour Marguerite, signifie des repentantes de la Maison de Correction ou des filles de l’orphelinat de la Salpêtrière, la Maison Saint-Louis. Elle imagine aussitôt Charlotte Couturier, l’orpheline rousse de douze ans, embarquant pour la Louisiane, cette contrée inconnue et barbare qui lui inspire plus de crainte que d’admiration. Non, pas Charlotte. La fillette restera à la Salpêtrière, sauve ; dans quelques années, elle pourra y devenir sœur officière. Le Mississippi a besoin de femmes fortes.
Elle remue sa plume dans l’encrier. L’affabulatrice avait une sœur, plus jeune, pas encore corrompue. Marguerite essaye de se souvenir de son prénom, mais seul son nom lui revient. Sous le titre « Passagers de La Baleine », elle écrit : « 1) Étiennette (ou Antoinette ?) Janson – entre 15 et 17 ans. »
Plus que quatre-vingt-neuf noms à ajouter. Marguerite s’appuie contre le dossier de sa chaise, et la douleur galope de ses pieds à son cou. Dans le pot en porcelaine, l’encre se souvient des cercles dessinés par sa plume.
« Madame ? »
De l’autre côté de la porte, la femme répète le même mot d’une voix plaintive. Mlle Bailly sait qu’elle n’a rien à faire ici après complies, la dernière prière du soir.
« Qu’y a-t-il ? »
La porte en bois gémit lorsque sa nouvelle assistante entre dans la pièce. Ses gestes reflètent sa manière de penser – grossière, méticuleuse, timorée.
« Que voulez-vous ?
– La sous-officière de la Grande Force a signalé de nouveaux cas de morsures de rat. »
La peur qui transparaît dans ses yeux exaspère Marguerite. Une fois de plus, son assistante est incapable de se débrouiller seule.
« Dites-moi donc quelque chose que je ne sais pas déjà, Mlle Bailly.
– La démente. Émilie Le Néant. »
Marguerite touche sa mauvaise jambe du bout des doigts.
« Avez-vous appelé les gardes ? Où est la sœur officière ?
– Ils ont essayé, en vain. Elle refuse de se calmer. »
Évidemment. Même le fouet n’a rien donné avec Le Néant. Un mois plus tôt, Marguerite a ordonné que la fille soit tenue à l’écart de tout sacrement – il n’y a plus rien à espérer d’une femme se vantant de ne pas avoir fait le signe de croix depuis dix ans.
« Les autres prisonnières commencent à s’agiter. »
Marguerite prend appui sur son secrétaire pour se redresser. On ne peut pas se passer d’elle. Ces derniers temps, cette pensée lui vient de plus en plus souvent, et avec elle un sentiment de fierté, de soulagement. Puis lui succèdent l’épuisement et la peur.
« Dépêchons. »
Elles ne peuvent pas se dépêcher. Marguerite fait de son mieux pour traverser la cour Lassay d’un pas rapide, mais elles doivent s’arrêter devant le dortoir Sainte-Claire. La nuit est tombée, l’obscurité engloutit les quelques ouvriers qui se hâtent de rentrer chez eux, les sœurs vérifient que les pauvres sont bien couchés et qu’ils ont assez d’eau pour la nuit. Mlle Bailly scrute l’église Saint-Louis comme si elle venait de découvrir ses quatre nefs. Appuyée contre le mur, Marguerite attend que la douleur se résorbe avant de se remettre en marche.
Elles coupent par le bâtiment des Vieilles Femmes et Marguerite avance en regardant droit devant, jusqu’à ce qu’elles atteignent la cour Sainte-Claire. D’autres pavés ici, de petits pièges qui agrippent le bout de sa canne. La Salpêtrière, sa cité, lui semble immense ce soir. À leur droite, les bâtiments Saint-Augustin et Saint-Jacques sont silencieux – il ne reste plus qu’une seule fenêtre éclairée dans l’atelier des Jeunes Filles. Un éclat de rire transperce soudain la nuit, juste à côté de la prison. Alors qu’elles pénètrent dans la rue du Corps-des-Gardes, d’autres sons leur parviennent : les pleurs des logements des petits garçons, les grognements de l’enclos des cochons, les insultes du bâtiment des Archers. À gauche, la prison de la Grande Force se dresse dans la nuit. Il y a dans ce quartier quelque chose de vicieux qui affecte toujours Marguerite. Si elle avait eu la charge de la construction de la Salpêtrière, elle aurait fait bâtir les cellules des femmes à l’autre bout de la ville, où se trouvent actuellement les Cuisines et la cour des Chèvres. Elle aurait préféré garder les folles à la périphérie de l’hôpital.
« Par ici », lance Mlle Elautin.
Les gardes baissent la voix quand la sous-officière de la Grande Force apparaît sur le seuil de la prison ; leurs rires s’éteignent tout à fait une fois la porte refermée. Dans le couloir humide, l’odeur de renfermé, froide et écœurante, glisse dans la gorge de Marguerite.
« J’ai répété à Mlle Bailly qu’il était inutile de vous déranger, dit Mlle Elautin.
– Elle hurlait si fort qu’on l’entendait depuis le cimetière, explique Mlle Bailly.
– Il est grand temps que vous vous fassiez aux sons de cette institution, rétorque Mlle Elautin.
– Cela n’a plus d’importance. Racontez-moi ce qu’il s’est passé », intervient Marguerite.
À l’étage, on demande du vin, Pierre ou Jean, puis simplement de l’aide. La responsable croise les bras.
« L’une des prisonnières l’a calmée.
– Quelqu’un est entré dans la cellule de Le Néant ? » demande Mlle Bailly.
Marguerite lui jette un regard agacé.
« Bien sûr que non, répond Mlle Elautin. Si cela avait été le cas, vous auriez eu une bonne raison de déranger notre Supérieure.
– Qui l’a fait taire ? »
La bougie n’éclaire qu’une partie du visage de la sous-officière, et son profil aplati rappelle à Marguerite les têtes de carpes alignées dans un cageot.
« Une certaine Geneviève Menu. »
Habituellement, Marguerite se débrouille plutôt bien pour éviter de penser à sa sœur. Mais c’est pourtant Lucie qui a fait arrêter cette Geneviève Menu il y a deux mois, et qui l’a mise en garde contre les vices de son ancienne blanchisseuse. À cette occasion, sa sœur n’a pas manqué de rappeler à Marguerite ses liens avec des hommes puissants : avant que le fils de Lucie ne suive l’exemple de son père et ne devienne le nouveau chef de police, personne ne se souciait de contrôler les décisions de Marguerite. Elle n’avait eu aucun mal à déporter les femmes de son choix ; à présent, l’homme à la tête des autorités porte à nouveau le nom de sa sœur, d’Argenson, une famille de marquis et de comtes.
« Allons-y », déclare Marguerite et lorsqu’elle lève sa canne vers la prison, elle manque de peu la robe de Mlle Elautin. Penser à Lucie l’irrite.
Les deux autres femmes obéissent en silence. Elles traversent des antichambres désertes ; les murs aveugles donnent sur d’étroites cours, des cellules extérieures où le ciel n’est plus qu’un mince rectangle. Marguerite essaye de rassembler ce qu’elle sait de Geneviève Menu. À son arrivée à la Salpêtrière, elle était capable de retenir des centaines de noms et de visages. Elle se souvient encore de ceux des prisonnières enfermées aux loges aux folles il y a trente ans, des traits des jeunes protestantes qu’on lui avait confiées en 1700 après leur fuite avortée en Angleterre. Elle revoit les yeux de Charlotte, alors âgée de huit ou neuf mois, scrutant son visage puis celui de la responsable de l’orphelinat, un soir glacial de janvier 1709. Mais aujourd’hui, Marguerite est incapable de se remémorer précisément les accusations portées contre Menu.
La sœur officière se fige et le cliquetis de son trousseau de clés résonne dans le couloir. Mlle Bailly et un garde l’aident à ouvrir la porte.
« Le Néant est gardée à l’isolement, au fond. »
Marguerite se pince le nez. C’est le moment du mois où les dortoirs sentent le métal et la peau humide. Comme tous les hivers, le système d’évacuation qui longe le mur à l’est de la Salpêtrière a débordé quand les eaux épaisses de la Seine se sont mises à couler trop vite ; la prison trempe dans une odeur qui paraît aussi solide que de la boue séchée, de la fiente d’oiseau – une pestilence qui, Marguerite le sait, pénétrera le tissu de sa robe, se glissera sous sa coiffe. Dans l’obscurité, elle entend les corps remuer dans la paille, un sanglot sourd, une toux grasse, mais aucun des hurlements auxquels elle s’attendait. Elle s’arrête devant l’avant-dernière porte.
Au début, elle ne remarque rien d’anormal. La lumière de sa bougie traverse la première cellule, éclabousse la pierre d’une lueur jaune. L’air frais de la nuit coule depuis la lucarne, dissout momentanément les effluves fétides de la prison. Puis elle l’entend : un martèlement monotone et insistant. Marguerite connaît bien ce bruit – à la Crèche, elle a vu plus d’un bébé heurter son crâne contre son panier, se berçant avec de petits à-coups qui auraient dû être les caresses d’une mère. Le Néant gît immobile, endormie. Ses chevilles semblent plus maigres là où ses chaînes les encerclent ; la peau de ses bras est desséchée par le froid, son corps nu recouvert d’une couverture élimée. Le son ne faiblit pas.
En levant sa bougie vers la lucarne de la cellule mitoyenne, Marguerite y trouve une silhouette agenouillée, enveloppée dans une robe de tiretaine, les genoux enfoncés dans un matelas esquinté. Les doigts de la prisonnière sont rouges, abîmés par la pierre. Elle continue de taper du poing contre le mur, même lorsque Marguerite croise ses yeux délavés. La détenue la fixe juste assez longtemps pour que Marguerite aperçoive les vaisseaux sanguins qui tissent une fine toile autour de ses iris bleus. En rendant la bougie à la sœur officière, elle ne saurait dire qui a détourné le regard la première – elle, ou la femme qui travaillait pour sa sœur.
« Faites le nécessaire pour que cette pauvre créature soit vêtue », ordonne Marguerite à Mlle Elautin. « Et transférez Menu à la Maison de Correction. »
Mlle Bailly offre timidement son bras et cette fois-ci, Marguerite le saisit sans tarder. De retour à son bureau, elle ajoute un deuxième nom à la liste des futures passagères de La Baleine.
*
À l’arrivée de Marguerite à la Salpêtrière, l’Hôpital général avait treize ans, et elle dix-huit. Pour la dernière fois de sa vie, elle portait une robe bleu cyan, aux manches brodées de fil d’argent qui enserraient ses poignets comme des menottes. Ses cheveux avaient encore la couleur d’une pomme croquée. Marguerite n’avait pas choisi de devenir sous-officière mais elle était déterminée à ne pas rentrer chez elle, à ne pas se marier comme sa sœur.
On était en 1669. Molière était enfin autorisé à jouer sa pièce Le Tartuffe ; le comte de Grignan et Françoise-Marguerite de Sévigné venaient de célébrer leur union à l’église de Saint-Nicolas-des-Champs ; par un tiède après-midi d’avril, face à une foule silencieuse, Louis XIV embrassait les pieds de douze indigents. La veille du départ de Marguerite pour la Salpêtrière, Lucie ne parlait que de Paris. Assise à sa coiffeuse, elle étalait sur son visage un mélange d’œufs et de blanc de céruse, lissant les cicatrices creusées par la petite vérole qui avait ravagé sa peau claire. Elle avait dessiné des veines bleutées sur sa poitrine pour sembler plus pâle.
Marguerite se fichait des pièces de théâtre et des noces. Avant que son père décide qu’elle servirait un jour la cause du jeune hôpital, elle n’aurait pas non plus prêté attention aux pouvoirs guérisseurs du roi. Mais maintenant qu’elle était sur le point de s’installer à la Salpêtrière, elle écoutait avec intérêt les histoires d’indigents. Bientôt, elle vivrait parmi eux, les soignerait. En écoutant Lucie décrire les baisers royaux, Marguerite imaginait des orteils noirs et des ongles émaillés, les lèvres charnues du souverain. « Ne vous inquiétez pas », lui dit Lucie. « Là où vous allez, vous ne serez contrainte d’embrasser personne. Et je doute que vous touchiez qui que ce soit. »
Il s’avéra que sa sœur n’avait qu’à moitié raison. On ne s’embrassait pas à l’Hôpital général. Mais on se touchait. Après cinquante et un ans passés à la Salpêtrière, Marguerite ne saurait compter le nombre de mains malades qu’elle a dû serrer entre les siennes.
Enfant, son père lui parlait souvent des pauvres gens à Paris. Après la Fronde, il lui racontait des histoires de paysans dépossédés fuyant les campagnes, s’agglutinant dans des faubourgs si exigus que l’air et le soleil ne filtraient que par les cheminées. Il évoquait le quartier du Chasse-Midi où, la nuit, des garçons volaient des charognes aux abattoirs. En 1642, plus de trois cents hommes avaient été assassinés dans les rues de Paris ; son père répétait ces chiffres, émerveillé, comme s’il comptait des pièces d’or. Même après que la cour des Miracles avait été nettoyée, il continuait de lui décrire le faux soldat, celui qui enlevait les bandages de sa jambe soi-disant blessée après des heures passées à mendier. Son père parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement ; sous l’hôtel particulier, la rivière charriait des os et des feuilles vers la Seine. Il fallut des années à Marguerite pour comprendre que son père ne connaissait rien à la condition des pauvres. Que les indigents n’avaient jamais été qu’un sujet de conversation pendant les conseils royaux, des fantômes derrière les rideaux de la berline qui le ramenait de Versailles.
Marguerite n’était pas le premier choix de son père pour travailler à la Salpêtrière. Quelques années après la création de l’Hôpital sur ordre du roi, il pensait y envoyer Lucie. L’idée n’avait surpris personne, pas même Marguerite. Lucie était vive et intelligente ; elle faisait preuve d’un entêtement que les gens prenaient pour de la patience ou de la détermination. Leur père était convaincu qu’avec ses idées et son audace, l’aînée ferait de l’Hôpital une institution moderne.
Il changea d’avis le jour où le futur lieutenant général de police demanda la main de Lucie. C’était un chaud matin d’hiver, le ciel orangé faisait fondre la neige. Il se tourna vers Marguerite ; il avait une façon de faire des propositions qui laissait ses interlocuteurs penser que l’idée venait d’eux. Il évoqua une fois de plus l’homme de la cour des Miracles jouant au soldat blessé, déclara que les gens comme lui avaient grand besoin de l’aide de filles comme elle.
Marguerite ignore toujours quel genre de fille elle est. Ce qu’elle sait, c’est qu’à soixante-neuf ans, elle essaye encore de prouver qu’elle aurait dû être le premier choix.
*
Les sœurs officières entreront bientôt dans le réfectoire et elles seront ravies de découvrir leur nouvelle mission. Depuis sa visite à la Grande Force, il y a cinq jours, Marguerite a décidé de demander aux responsables de chaque maison de composer une liste – une simple source d’inspiration pour l’aider à choisir les quatre-vingt-dix femmes qui partiront pour la Louisiane. Elle se penche près de la fenêtre. Elle pourrait décrire les yeux fermés ce qui se trouve de l’autre côté du bâtiment Mazarin et de l’atelier Saint-Léon : l’église Saint-Louis, et au-delà, un labyrinthe de cours, des dizaines de dortoirs et d’ateliers, suivis d’autres rues menant aux Cuisines, à la Lingerie et à l’Infirmerie, et enfin, au plus grand jardin de l’Hôpital, le Marais. Marguerite cherche du regard l’uniforme noir et blanc des sœurs officières mais l’heure du dîner approche et la foule grossit entre la Porte des Champs et l’Allée des Prêtres. Les apprentis chaudronniers et serruriers se hâtent de retourner aux ateliers de leurs maîtres. Au milieu des étals du marché, des garçons ramassent les pelures de légumes qui nourriront les cochons, des enfants de chœur sont rappelés à l’ordre par un prêtre. Quatre officières chargées de surveiller la distribution du repas se précipitent vers le bâtiment des Vieilles Femmes. Marguerite souffle. Elles sont en retard pour la bénédiction. Elle les imagine courir dans les escaliers ; elle voit les yeux vitreux qui les fixent, connaît le silence qui tombe au début de la prière. La Salpêtrière n’a pas de secret pour elle. Marguerite, mieux que personne, sait les devoirs de chaque quêteuse, veilleuse, palefrenier ou maîtresse d’ouvrage qui traverse les cours de sa ville.
« Madame. »
Elle se tourne juste à temps pour voir la responsable de la Maison de Correction se redresser de sa révérence. Mlle Suivit rougit en permanence, et Marguerite ne sait jamais si c’est à cause du froid, de la chaleur ou d’une autre émotion mystérieuse.
« Je voulais m’entretenir avec vous au sujet de la nouvelle pensionnaire. Geneviève Menu. Je doute qu’une femme comme elle soit capable de repentir. »
Marguerite avale une gorgée de vin. Il y a quelques années, personne n’aurait osé remettre en cause ses décisions – elle transférait les prisonnières d’un dortoir à un autre au gré de ses envies.
« Je crains ne pas être la seule de cet avis, reprend Mlle Suivit. Je pense que Menu devrait retourner à l’isolement.
– Auquel cas vous serez heureuse d’apprendre qu’elle ne restera pas dans votre maison bien longtemps. »
La sous-officière fronce les sourcils et Marguerite se rend aussitôt compte de son erreur. Elle s’est toujours efforcée de ne partager avec son personnel que le strict nécessaire ; ignorantes, ses équipes remettent rarement en cause ses choix. Dehors, les cloches de l’église sonnent sexte, la prière de midi, et trois gouvernantes entrent en chuchotant dans le réfectoire. La sœur officière de la Maison de Correction la fixe toujours – un regard plein de pitié et de nostalgie, de ceux qu’on lancerait à une poupée abîmée, un jour adorée.
De retour dans ses appartements, Marguerite n’est pas surprise de trouver une lettre de Lucie posée sur son secrétaire. Elle ne l’ouvre pas immédiatement, se dirige vers l’étagère où s’entassent les dossiers des pensionnaires. Les papiers les plus anciens ont pris la couleur brune des coquilles d’œuf ; le document qu’elle retire est d’un blanc laiteux. En haut de la page sont indiqués l’âge de l’accusée au moment de son arrestation (22), les noms de ses parents (Jacques Menu & Françoise Boisseau), la date de son incarcération (12 janvier 1720), la personne ayant demandé la lettre de cachet (Lucie de Voyer de Paulmy d’Argenson). Et, tout en bas, écrit si petit que Marguerite peine à déchiffrer les lettres tortueuses : avorteuse.
Elle sait ce qu’elle devrait faire : convoquer la sœur officière de la Grande Force, lui ordonner de ramener Menu dans sa cellule. Dans l’ouvroir le plus proche, les filles entonnent les litanies de la Sainte Vierge. Marguerite déplie la lettre de sa sœur. Lucie exagère tout. À douze ans, elle avait crié à l’empoisonnement le jour où une servante avait eu le malheur de lui servir une chopine de lait tourné. À soixante et onze ans, elle est capable de faire passer une débauchée pour une meurtrière.
Dans sa lettre, Lucie profère de pires accusations. Elle a appris que Menu est sortie de prison et demande qu’elle soit renvoyée à l’isolement sur-le-champ. Les paragraphes sont ponctués de questions rhétoriques et d’exclamations, typiques de son style. Marguerite s’attarde sur la dernière phrase : « Ayez pitié de ces enfants dont les mères savent l’art de ces meurtres barbares ! » Mais Marguerite n’éprouve aucune pitié. Elle est furieuse et déçue – furieuse contre Lucie qui ne peut jamais s’empêcher d’intervenir, déçue envers Geneviève dont les crimes rendent le pardon si difficile, pour qui la Louisiane demeure le seul espoir de sortir de prison. Elle revoit le regard déterminé de la détenue, accroupie dans sa cellule.
Marguerite déplace la fiche de Menu des archives de la Grande Force à la pile réservée à celles des pensionnaires de la Maison de Correction. Que Geneviève soit le monstre que sa sœur décrit a peu d’importance. Marguerite expliquera à Lucie ce qu’elle aurait dû comprendre il y a des années – que sous ses ordres, la Salpêtrière peut transformer une faiseuse d’anges en une mère dévouée.
*
Marguerite n’a jamais remis en question la mission de l’Hôpital. Elle n’en a douté qu’une seule fois, il y a onze ans, pendant l’hiver 1709. Cette année-là, quand la vague de froid s’abattit sur la France, personne n’était préparé. Au cours des premiers jours de janvier, un vent glacial balaya Paris. Les troncs des arbres du bois de Boulogne éclatèrent et des morceaux d’écorce gelée recouvrirent les sentiers. En l’espace de deux nuits, la Seine se mua en un lit de glace. Très vite, les dortoirs de la Salpêtrière se remplirent de nouveaux pensionnaires. Une foule désespérée affluait tous les jours aux portes de l’hôpital.
Un soir de cet interminable hiver reste gravé dans la mémoire de Marguerite. La nuit était déjà tombée lorsqu’on l’appela à l’orphelinat des petits enfants. Elle se souvient du froid qui avait traversé son corps une fois dehors, si brutalement qu’elle en avait eu le vertige. Elle entendit les hurlements des bébés, respira l’odeur nauséeuse de la laine souillée bien avant d’avoir atteint le dortoir principal. La moitié de la pièce était plongée dans l’obscurité. Les bougies manquaient ; un feu timide brûlait dans l’une des deux cheminées. Des sœurs officières, connues sous le nom de « Tantes » à la Crèche, nourrissaient, changeaient et berçaient les enfants. Dans leurs bras, les visages des petits semblaient anciens ; le regard des femmes, dur. Il fallut à Marguerite plusieurs minutes pour trouver la responsable de l’orphelinat.
Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir qui menait à l’escalier de service. La sœur officière avait l’air si éreintée que Marguerite fut tentée de lui proposer de s’asseoir, mais il n’y avait aucune chaise. Elle s’apprêtait à suggérer que les nouveau-nés, ceux qui n’avaient pas de berceaux, soient envoyés à la Maison Saint-Louis pour dormir avec les orphelines plus âgées lorsqu’elles entendirent un bruit. On aurait dit un chaton, un chiot, un être blessé. C’était une petite fille, âgée d’à peine un an.
Comme la sœur officière ne bougeait pas, Marguerite prit l’enfant dans ses bras. Sa tête semblait énorme ; le bébé était si maigre qu’elle sentait ses omoplates rouler sous son pouce. Elle releva la tête juste à temps pour voir la sœur officière se précipiter dans le dortoir, sans un regard pour la fillette. Marguerite considéra la petite – des yeux gris, bleutés, des cheveux fins qui se révélèrent être roux à la lumière orange du dortoir. Elle avait été abandonnée, puis oubliée. Marguerite ne pouvait rien pour les gens qui mouraient dans les rues de Paris. Mais la Salpêtrière était différente de la capitale. Dans sa ville, Seine gelée ou non, on s’occupait des tout-petits.
Elle se rendit à l’orphelinat le lendemain, et le jour qui suivit. Traverser l’hôpital lui rappelait ses vingt ans, les journées passées à courir d’un dortoir à un autre. À cinquante-huit ans, elle se disait qu’elle retournait à la Crèche pour s’assurer du bien-être de tous les enfants, et non pas de celui d’une seule fillette. Elle avait appris à ses dépens, en tant que jeune sœur officière, que ses pouvoirs étaient limités : la femme épileptique aurait fini par succomber à l’une de ses crises, la libertine de treize ans avait toujours été trop fragile pour survivre à un accouchement. Mais son institution, son personnel pouvaient sauver des gens.
Marguerite ne tint plus jamais la petite contre elle. Comme n’importe quel autre pensionnaire, elle pourrait être morte à sa prochaine visite. On la baptisa Charlotte, pour une raison que Marguerite ignorait ; on lui donna le nom de « Couturier », à cause du tissu brodé qu’elle serrait dans son poing le jour de son admission à l’Hôpital. Marguerite ne saurait jamais rien d’autre d’elle. Ça n’avait pas d’importance. La Salpêtrière était l’avenir de cette enfant, le seul qu’elle et les autres orphelines aient jamais eu.
*
En avril, les sœurs officières lui annoncent que leurs listes sont prêtes. Les plantes du Jardin des Pauvres gouttent entre deux averses ; on devine du jaune et du rouge dans les poings encore fermés des bourgeons. La semaine dernière, une grande messe a rassemblé une foule ébahie dans les nefs de l’église Saint-Louis. Le parloir n’a pas désempli de la journée. Quatre jours après Pâques, Marguerite se rend à la Maison Saint-Louis.
Elle sait qu’elle ne trouvera pas Charlotte parmi la quarantaine de pensionnaires alignées dans le dortoir. La nouvelle responsable de l’orphelinat a été prévenue ; Charlotte n’ira pas en Louisiane, son nom ne doit pas figurer sur la liste. « Elles reviennent tout juste de Sainte-Claire », lui chuchote maintenant Mlle Brandicourt, enthousiaste. Elles y passent la matinée, jusqu’à tierce, elles y apprennent à coudre et à broder. Elles connaissent la Bible. Les plus brillantes savent lire et écrire. La sous-officière continue de parler à l’oreille de Marguerite, comme si elle, la Supérieure, n’avait pas conçu l’emploi du temps des orphelines. « De précieux atouts pour notre colonie », conclut la jeune femme.
Marguerite choisit une enfant au hasard. Elle lui demande si elle est disposée à partir en Louisiane et, bien que sa voix soit un simple murmure, l’expression fière de Mlle Brandicourt confirme ce que Marguerite veut entendre. Elle tapote le bras de la fillette. Au dernier conseil du Bureau, l’avocat général du roi a bien insisté : les passagères doivent, dans une certaine mesure, se porter volontaires. Si elles le sont, a ajouté M. Joly de Fleury, il ne sera pas nécessaire de les enchaîner pendant le voyage comme les femmes précédentes. Plus d’archers du guet payés pour arracher des enfants et des vagabonds aux rues de la capitale. Le mois dernier, les Parisiens, rendus furieux par ces arrestations, se sont soulevés contre les bandouliers du Mississippi – certaines rumeurs disent que plusieurs ont été tués par la foule révoltée.
Cette image hante toujours Marguerite. La réaction de ces habitants suggère qu’ils avaient pressenti, d’une façon ou d’une autre, ce qu’elle craint. Que l’or caché dans les rivières de la Louisiane n’est peut-être rien d’autre que le reflet aveuglant du soleil sur l’eau ; que les forêts de ce pays immense, inhospitalier regorgent de bêtes assez féroces pour vous avaler tout entier.
Mlle Brandicourt la raccompagne ; Marguerite a fait son devoir. Leurs maris les protégeront. Elle jette un dernier regard aux orphelines. Au milieu de la pièce, Charlotte se précipite vers l’une des pensionnaires rassemblées. Elle est frêle, même pour son âge. Ses traits ciselés, presque abrupts, s’adouciront sûrement. »

À propos de l’autrice

Julia Malye Paris Juin 2023

Julia Malye © Photo Astrid di Crollalanza

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l’écriture de fiction à Sciences Po. Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série. (Source: Éditions Stock)

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Fantastique histoire d’amour

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En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
Maïa est journaliste scientifique au sein d’un magazine qui périclite et un peu tête en l’air. Bastien est inspecteur du travail à Lyon et combat sa solitude avec ses collègues et l’alcool. S’ils se croisent au parc de la Tête d’Or à Lyon, ils vont se retrouver dans des circonstances très particulières.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À la recherche du cristal scintillateur

C’est sous un air de thriller que Sophie Divry raconte la rencontre entre un inspecteur du travail et une journaliste scientifique. En embarquant les lecteurs dans une enquête riche en rebondissements, à la manière d’une série, elle n’oublie ni la satire sociale, ni l’histoire d’amour promise dès le titre.

Bastien Fontaine, 41 ans, est inspecteur du travail. Son addiction au tabac a détruit sa vie de couple et depuis deux ans, il se débrouille seul. Avant d’aller travailler, ce Lyonnais a pris l’habitude d’aller au Parc de la Tête d’Or où il observe une jeune fille donner à manger aux mésanges qui n’hésitent pas à se poser sur son bras.
Cette jeune femme s’appelle Maïa. À 38 ans, elle est journaliste scientifique pour le magazine Comprendre qui subit une érosion de son lectorat et se retrouve en difficultés financières. À la suite de la défection d’un pigiste, elle part au CERN retrouver sa tante qui doit l’aider à rédiger un article sur les «matériaux magiques» et plus particulièrement sur les cristaux scintillateurs . À son retour, elle est victime du mal qui l’affecte depuis bien longtemps, la «disparitionnite». Cette fois, c’est son ordinateur professionnel qui a disparu. Après le savon passé par son patron, elle décide d’agir, de lister dans un cahier tous les objets perdus. «Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout
s’expliquerait.» Sauf que pour l’instant, cette bévue lui vaut d’être licenciée. Florence, son amie et ex-collègue, la soutient comme elle peut dans son épreuve.
C’est au moment où elle tente de rebondir en tant que pigiste, que sa tante Victoire vient lui confier un secret sur ses recherches et lui confier une mission un peu délicate.
Bastien aussi va être confronté à une mission délicate. Un accident du travail à Vénissieux a causé la mort d’un homme, retrouvé broyé par la compacteuse de la société Plastirec. Il se voit confier l’enquête sur ce tragique fait divers. Fort heureusement, il peut compter sur ses collègues pour l’aider, à commencer par Guilaine, qui va donner de sa personne pour lui remonter le moral. Henri, son ami libraire, quant à lui, reste un compagnon de beuverie irremplaçable, même s’il boit moins que Bastien ou en quantités plus étalées dans le temps. Mais la dépression le guette et le médecin va finir par lui prescrire un arrêt-maladie.
Sophie Divry, qui alterne les chapitres consacrés à Bastien (à la première personne) et à Maïa (à la troisième personne), va finir – on l’aura compris – par réunir ses deux personnages principaux. Sous des airs de thriller avec tentative de meurtre, cambriolage, pressions multiples et une touche de fantastique, – «Cette compacteuse, elle n’est pas normale, elle va vous rendre fou» – la romancière va remplir la promesse énoncée par le titre. Mais avant cela, que de rendez-vous manqués, d’atermoiements, de non-dits. Comme si l’évidence de l’amour le rendait aveugle.
En situant son roman dans le monde du travail et dans celui de la recherche scientifique, elle n’oublie de faire de donner à ce vrai-faux thriller une dimension de satire sociale, renouant ainsi avec Cinq mains coupées et sa vision du mouvement des gilets jaunes. On se régale des épisodes successifs de ce roman qui emprunte aux codes de la série. Jusqu’à l’épilogue tant attendu.

Fantastique histoire d’amour
Sophie Divry
Éditions du Seuil
Roman
512 p., 24 €
EAN 9782021538090
Paru le 05/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et environs, notamment à Villeurbanne, Vénissieux, Parilly. On y voyage aussi à Genève, Clermont-Ferrand, à Seyssel-Corbonod, à Arent dans l’Ain, à Draguignan ainsi qu’à Fribourg-en-Brisgau et Glottertal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au CERN, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.
Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Les midis de culture)
La Vie (Marie Chaudey)
Culture vs News

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Bastien
J’ai de la chance, ce matin elle est là. Le teint mat, un air sérieux, des cheveux bruns. Elle est protégée des pieds à la tête contre le froid, elle porte un bonnet. Pour ne pas la déranger, je me suis caché derrière un arbre. À vrai dire, ce n’est pas elle qui m’intéresse mais ce qu’elle fait. Oh, ce n’est presque rien,
un geste, un détail, mais il fait passer un brin de lumière dans la grisaille de ma vie. Alors chaque fois que je me rends tôt le matin au parc de la Tête d’Or, je viens voir près du cèdre du Liban si elle est là.
C’est comme une cérémonie, toujours la même.
De sa poche elle sort ce qui doit être des graines, qu’elle place sur sa main droite. Elle lève la main à hauteur de son épaule, elle ouvre la paume bien à plat. Puis elle se fige, le menton haut, sans bouger. Elle attend une ou deux minutes mais guère plus. Soudain une mésange jaillit du cèdre et vient se poser sur le bout de ses doigts. De son bec elle attrape une graine et repart. J’ai le cœur à l’arrêt, toutes pensées suspendues. Un autre oiseau s’approche. Il se sert et repart.
Cela dure à peine une seconde mais cette seconde me bouleverse. Peut-être que cette fille a un secret pour attirer ainsi les oiseaux. Au parc, les mésanges ne s’approchent jamais de moi ; elles sont sauvages et c’est bien normal. Avec cette fille, c’est différent. Je ne sais par quel mystère elles lui font confiance. Elle a dû mettre des années pour gagner cette seconde de contact. Quel contact il me reste, à moi, alors que plus personne ne me prend par la main dans un parc ?
Si je n’avais pas arrêté de fumer, Isabelle serait peut-être toujours avec moi. Mon sevrage tabagique rendit plus exécrable encore mon caractère. Mais je compris trop tard une chose trop simple : une femme qu’on ne rend pas heureux vous quitte.
L’aspiration au bonheur individuel est supérieure à la force de l’amour – peut-être pas à l’amour filial, mais à l’amour conjugal, c’est sûr. Pourquoi est-on amené à choisir entre le bonheur et l’amour ? Quand cela a-t-il commencé pour nous ? Depuis deux ans, je suis seul et je n’ai pas de réponse à ces questions. Les placards de mon appartement sont restés à moitié vides ; ils ressemblent à ces nids secs qu’on trouve sur les branches basses des arbres. Je me suis fait plaquer. Je mange des plats surgelés.
Mais je n’ai pas repris la cigarette, je suis un homme fier. Maintenant je bois.
On a tous besoin de drogues. Les gens paraissent normaux comme ça, mais ils ne le sont pas. L’un dort avec des couteaux sous son oreiller, l’autre est persuadée que dans trois ans les élections seront interdites en France, le troisième a des sueurs froides si un placard reste entrouvert. Dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les gens ont des failles terribles, des béances qui les rongent et qu’ils essaient de contenir. Ils y arrivent à peu près tant qu’ils sont jeunes mais, au fil des années, la résistance s’affaiblit et ils craquent.
Sans parler des traumatismes abominables qu’on découvre quand on les fait parler de leur enfance.

Voilà comment nous vivons tous. Quelque chose cogne à la porte durant des années, mais nous ignorons ce qui cogne.
Cette angoisse que je porte en moi, je la vois partout en ville. Sur ces bâches publicitaires où une jeune fille béate lape un yaourt vanille, dans ces dojos où s’étirent les femmes en âge de cancer, dans ces salles de sport où se réfugient les cadres.
Jusque dans cette manière de saisir notre téléphone pour pallier l’absence la plus brève… N’est-ce pas la preuve de l’angoisse dans laquelle nous vivons tous ? Je ne suis pas plus malin qu’un autre. Personne en avançant en âge ne peut en être exempt – et comment, sans drogues, pourrais-je m’en prémunir ?
Ce jour-là je m’étais réveillé peu après 4 heures du matin. Depuis qu’Isabelle était partie, je dormais mal. J’avais pris le premier métro et fait l’ouverture du parc de la Tête d’Or.
De la brume s’échappait de la surface du petit lac ; l’eau était restée plus chaude que l’air. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Ils attendaient dans leur immobilité le soleil prévu dans la journée ; ils attendaient la neige qui viendrait peut-être cet hiver. La vue de la neige est une des rares choses qui me rendent heureux. Mais nous n’étions que début décembre et j’avais peu d’espoir.
Quand j’avais 20 ans, je croyais que toute souffrance était guérissable. Depuis que je me suis fait plaquer, j’ai toujours des anxiolytiques sur moi et des bières dans mon frigo. Cela dit, les levers de soleil au parc restent le meilleur rempart contre ce qu’on appelle pudiquement les « pensées noires ».
Autour des berges du lac, des petits plis apparaissaient sur l’eau, telles des rides qu’on pourrait enlever d’un simple revers de la main. Un joggeur avec des oreillettes Bluetooth courait sur l’allée goudronnée. Un retraité promenait un chien jaune.
De la buée s’échappait de ma bouche.

C’est toujours le matin que mes pensées noires sont les plus accablantes. Le matin, rien ne vaut la peine, je suis l’homme le plus nul du monde, la vie m’apparaît comme un long dimanche pluvieux. Mais nous n’étions pas dimanche. Nous étions jeudi, une journée de travail m’attendait. J’étais content de la commencer avec la fille aux mésanges. Je la regardais sans bouger – je ne suis pas du style à aborder les femmes dans un espace public.
Les mésanges voletèrent encore quelques minutes autour d’elle.
Puis, comme chaque fois, elle se frotta les mains l’une contre l’autre, replaça son bonnet et partit pour son jogging.
J’avançai et me plaçai à mon tour sous le cèdre. Mais les oiseaux avaient disparu. Ils m’ignoraient comme Isabelle m’ignorait à présent. Les idées noires revinrent s’agripper à moi. Il était presque 8 heures. Les promeneurs de chien se faisaient plus nombreux. Deux cyclistes s’embrassaient devant la sculpture de faune avant de partir chacun de son côté. Un père remettait des gants sur les mains de son enfant. Il reste de l’amour dans nos villes, mais il n’est pas pour moi.
Je repris le chemin du métro. Je bus un café dans un bistrot, mangeai un croissant, feuilletai les journaux. La ville bruissait de moteurs ; les voitures et les vélos se disputaient la place sur le bitume. Les parents amenaient leurs enfants à l’école,
les mères tirant sur leurs bras en disant Dépêche-toi. Et les enfants passeraient de la tyrannie de leurs parents à celle de la classe. Qu’on laisse les enfants tranquilles. Ma misanthropie me reprenait tel un liquide corrosif. Je suis content de ne pas avoir d’enfants. J’aurais été un père mauvais.

Je m’appelle Bastien Fontaine, j’ai 41 ans et je suis inspecteur du travail. Mon métier consiste à faire respecter le Code du travail dans les entreprises. Nos bureaux sont situés à Villeurbanne dans un immeuble dont la moquette ne s’est jamais remise du passage à l’euro. J’ai trois collègues, Guilaine, Éric et Ludivine, à qui je n’avais guère l’habitude de parler avant de me faire plaquer, mais depuis je fais des efforts pour ne pas rompre tout lien avec le grand brocoli de l’espèce humaine.
Cette journée aurait dû être une journée ordinaire. Une journée de décembre plutôt ensoleillée, et même agréable, avec une promenade au parc le matin, la routine des contrôles, deux à trois bières le soir. Il en fut autrement.
Il était 17 heures. J’étais en train de faire le point avec Guilaine quand le commissariat central m’appela. Un accident du travail mortel venait d’avoir lieu dans une entreprise de Vénissieux – sur mon secteur. Un ouvrier s’était fait broyer dans une compacteuse hydraulique. Je quittai mes collègues dans la minute ; rien qu’à leur réaction lorsque je leur répétai ce que m’avait dit la police je sus que j’allais passer une soirée abominable.
Inspecteur du travail, c’est un métier solitaire, quelque chose entre shérif et assistante sociale – au vu de la flotte de véhicules qu’on met à notre disposition, je pencherais plutôt pour la seconde proposition.
La Renault démarra sans problème ce soir-là. Au premier embouteillage, je jetai un œil rapide sur le dossier de l’entreprise. La boîte s’appelait Plastirec et faisait du recyclage industriel. À partir de bouteilles plastiques vides qu’elle compactait, Plastirec créait des balles de deux mètres cubes qu’elle revendait à d’autres industriels. Je ne l’avais jamais contrôlée malgré la dangerosité de ces compacteuses. Comme toujours dans ces cas-là, quand survient l’accident, je me sentais coupable.
Pourtant je ne peux pas aller partout. Dans le département du Rhône, il y a un inspecteur pour dix mille salariés. J’ai beau en faire le plus possible, mes contrôles restent aléatoires.
Le contrôle, c’est la base de mon travail. On débarque dans une entreprise à l’improviste. On examine les postes, les ateliers, on relève les noms des salariés présents. On vérifie que les équipements sont réglementaires, que les salariés ont bien été embauchés dans les règles et ont été formés. Les inspecteurs du travail (ou plutôt les inspectrices, car les femmes sont devenues majoritaires dans le métier) passent au hasard – ou si on nous a signalé des abus majeurs.
Sans prévenir, de jour comme de nuit, sans autorisation, j’entre partout, je vois tout. Peu importe que je sois en costard cravate ou en jean-baskets. J’entre. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à être bien accueilli. J’ai appris avec le temps à adopter le bon comportement. Rester calme et éviter le contact visuel. Ne pas mettre d’affect. Et, surtout, les laisser dire.
J’ai déjà été traité de collabo et de salopard… Les filles sont traitées de salopes et de mal-baisées. On entend aussi beaucoup d’histoires de couilles: Vous nous cassez les couilles, Je m’en bats les couilles, Vous n’avez pas de couilles… Les patrons déversent sur nous une colère longtemps accumulée. Contre l’instituteur qui les a humiliés, contre le flic qui leur a mis une amende sur la route, contre le facteur qui n’a pas déposé leur colis, contre le maire et que sais-je encore. En tant que fonctionnaire, je prends pour l’ensemble. Mais je reste impassible.
Quand je contrôle, l’État c’est moi. C’est gratifiant.
Je crois être un bon inspecteur. Dans le genre froideur légaliste plus que vengeur marxiste. Je n’ai pas de pitié, ni de connivence, ni d’acharnement spécifique. Mais si je veux contrôler dix fois l’hypermarché où un manager martyrise ses caissières, c’est mon droit. Je fais partie des fonctionnaires les plus libres de France. Je suis pratiquement immutable. Personne ne peut faire obstacle à mon travail, personne n’a le droit de m’interdire quoi que ce soit, même pas mon supérieur. En l’occurrence ma supérieure à l’époque, c’était Guilaine. On s’entendait bien, et, malgré les grilles d’évaluation infantilisantes mises en place par le ministère, la confiance régnait entre nous. On avait passé un deal, on s’entraidait et, surtout, on se fichait la paix.
Après un contrôle il faut rédiger des courriers qui seront adressés en recommandé aux employeurs. C’est moi qui les signe. Pas Guilaine, pas le ministre du Travail, moi. Souvent ce sont des « lettres d’observations » qui listent les problèmes constatés, parfois un arrêté de travaux quand les zingueurs se baladent sur le toit sans garde-fous. Dans les cas les plus graves, comme les accidents ou les harcèlements, il faut rédiger des procès-verbaux. Il s’agit alors de décrire en termes juridiques les planches pourries, les remarques racistes ou la suite de négligences qui a conduit à l’accident. L’essentiel de mon métier tient dans ces écrits. Je constate. Que les douches sont inaccessibles. Que les salles de pause sont inexistantes. Que le délégué syndical a été privé de l’autorisation de distribuer ses tracts. Sans notre regard et sans ces lois, la majorité des employeurs exploiteraient leurs salariés jusqu’à épuisement ainsi qu’on le faisait au XIXe siècle. Certes, les enfants ne travaillent plus dix heures par jour dans des filatures. N’empêche qu’aucune de mes visites, aucune, ne finit sur un « Bravo, rien à dire ». Il y a toujours quelque chose à signaler, et parfois en montant le ton.
Quand ça dégénère, nous pouvons menacer l’employeur de poursuites pénales. Il m’arrive de le faire. Mais le plus souvent, c’est du bluff. Car la plupart des PV sont classés par les tribunaux. Les procureurs se fichent de la délinquance patronale, ils sont obsédés par d’autres formes de violences. J’ai beau avoir un arsenal juridique à ma disposition, je reste un bas fonctionnaire. Quand, par miracle, mon PV permet d’intenter un procès contre un patron, sa condamnation sera symbolique.
Mais je ne me décourage pas. J’applique le Code du travail.
Je suis payé pour ça.
L’ironie est que mes parents étaient de vrais chiens de garde de la bourgeoisie. Quand ils m’ont inscrit en droit à Lyon 3, ils espéraient que je devienne avocat d’affaires. À cette époque, j’avais 18 ans. Je cherchais une issue. Les amphithéâtres de la fac étaient peuplés de crétins en chaussures bateau, pull sur les épaules, des blondinets qui avaient planifié leur carrière, leur nombre d’enfants et leur voyage aux States. Je ne me fis aucun ami. Mais contre toute attente, dans le noir désordonné de ma tête, où la notion de bonheur n’a jamais été crédible, où l’idée
de loisir m’inspire du mépris mais où la vérité garde son importance, entrer dans la logique juridique m’apporta un immense plaisir. Il n’était plus question de rhétorique ou de violence pour imposer son pouvoir. Je découvrais la force de la loi.
Le cours sur le droit du travail n’était pourtant pas très prisé ; il se tenait dans un sous-sol. Le professeur était captivant. Il nous révéla une mémoire insoupçonnée, ces couches de lois votées pour protéger les faibles, notre Constitution, nos règles de sécurité. Ces lois sont un filet invisible tendu sous nos existences, car nous passons le plus gros de notre temps à travailler.
J’ai voulu prendre ma place dans cette histoire, une place à l’opposé de celle de mes parents. Aujourd’hui mon métier consiste à rendre visible ce filet de protection, à défendre ces travailleurs.
Je suis un bas fonctionnaire mais j’incarne. Chaque jour je le rappelle aux patrons: Non, votre salarié n’a pas à vous demander une pause, ce n’est pas comme ça que ça se passe.
La loi oblige. Ça n’a rien à voir avec être sympa ou avec l’épaisseur de votre carnet de commandes : un patron doit accorder des pauses à ses ouvriers et leurs durées sont strictement précisées par le Code du travail.
Car nos tonnes d’angoisse n’ont pas toujours été sublimées par de l’alcool, du yoga ou des anxiolytiques. Des députés plus nombreux dans des temps plus anciens ont réussi à imposer des règles protectrices. Et tant que ces lois ne seront pas abolies, l’État doit les faire respecter. J’étais jeune quand je pénétrai à l’intérieur de cette forêt de textes, d’amphithéâtres, à travers ces articles buissonnants et les épines des premiers chagrins – car j’ai toujours été attiré par les femmes qui me font souffrir – mais j’avais trouvé ma voie, et malgré le scandale qu’il provoqua dans ma famille, je ne m’en suis pas détourné. Certes, je sais qu’il y a une part de leurre. Que l’exploitation capitaliste a besoin d’un paravent juridique pour que perdure l’inégalité entre la classe laborieuse et la classe possédante. Je sais que nos PV seront classés. Beaucoup de mes collègues se découragent et quittent le métier. Les mecs deviennent charpentier en écoconstruction ou avocat aux prud’hommes, les femmes maraîchère bio ou institutrice ; quand elles reviennent prendre un café dans les bureaux, elles disent Je ne sais pas comment vous faites pour tenir.
Moi je tiens.
Même si mes mains se crispaient sur le volant en allant à Vénissieux. Un homme était mort dans une compacteuse. J’avais l’impression que les phares des voitures étaient comme des bougies funèbres traçant des lignes dans l’obscurité. Mort broyé. J’aurais dû inspecter cette entreprise. C’est la base de ma mission, de porter attention aux métiers dangereux. Sauf que c’est le tonneau des Danaïdes. Il y a trop de demandes, trop d’infractions. Je klaxonnai hargneusement une voiture qui n’avançait pas assez vite. Pour un peu, j’aurais voulu me battre.
Isabelle me reprochait de détester tout le monde. Mais tout le monde se déteste. Ce n’est pas ma faute. Dans les entreprises,
on ne voit que ça, de la haine entre salariés et patrons, entre collègues et entre services. À croire que c’est une production naturelle. Je la vois partout. La haine se secrète à la machine à café comme une huile jaune. Il y en a tant qu’on pourrait en faire une énergie de combustion. Les jeunes insultent les vieux.
Les voisins de bureau se haïssent. On se hait à l’université, on s’humilie à l’armée. Les profs veulent tous la mort du suractif pénible et toute coiffeuse a désiré très fort enfoncer ses ciseaux dans votre gorge.
Isabelle ne comprenait pas qu’avec une telle misanthropie je sois catholique. Que je croie en la résurrection du Christ et tout le tralala. Mais si je n’allais pas à la messe le dimanche, la haine me submergerait. Il faut bien que je m’arme, que je mette quelque chose en face de cette violence. Il n’y a qu’à la messe que je peux entendre mon curé dire Ne répondez pas à la haine par la haine, sinon jusqu’où la haine ira-t-elle ? Seul, je n’ai pas les moyens moraux de contrer ces flots jaunes. Isabelle
me disait d’un air condescendant Tu as encore besoin de ça.
Elle voyait mon besoin de religion comme un handicap – alors que moi je le considère comme une dimension supplémentaire de mon âme. Une des rares choses que j’aime en moi. Quelque chose de bon. J’ai besoin de Dieu, un besoin noble, qui m’aide à me prémunir de la haine. Isabelle ne pouvait pas se passer de son tapis de yoga. Je ne vois pas en quoi c’est supérieur.
Jésus-Christ nous met au défi d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent: c’est tout de même un objectif plus élevé que de savoir faire le poirier.
Pour le reste, il n’y a que les athées qui s’imaginent que les chrétiens croient à tout en bloc. Que nous sommes vraiment consolés. Je ne suis consolé de rien. Je ne me confesse pas, mon catéchisme est approximatif et l’Immaculée Conception
une vaste blague. Mais je vais à l’église le dimanche, et en entrant dans l’édifice séculaire je m’inscris dans une histoire d’angoisse plus belle que la vôtre. Quelque chose alors est possible, malgré les ouvriers tués au travail, malgré les guerres et les chagrins d’amour. Peut-être qu’un jour je comprendrai ce que signifie être aimé de Dieu mais pour l’instant je ne suis aimé de personne. Pour l’instant, du matin au soir, je souffre et je demeure – comme Isabelle me l’a assez répété – un lâche, un misanthrope et un égoïste. Mais dans ce monde privé de beauté, dans ce monde privé d’espérance, le Christ est ressuscité et je vous emmerde.

Extraits
« Dans les institutions de type CERN, CNES ou CNRS, deux sortes de personnels se côtoient: les scientifiques et les ingénieurs. Deux professions qui doivent travailler ensemble alors que tout les oppose. D’un côté il y a les scientifiques. Ils ont beau avoir des titres universitaires, ils sont comparables à des poètes ou des enfants. On attend d’eux des intuitions géniales, mais leur comportement est incohérent. Les scientifiques arrivent en retard, portent des pulls troués et des lunettes fêlées. Ils téléphonent avec des Nokia et ne savent pas étendre le linge. De l’autre côté il y a les ingénieurs, en grande majorité des hommes. Ils fabriquent et règlent les machines, dessinent des plans, huilent des mécanismes. Ils savent résoudre avec un calme olympien des problèmes concrets comme l’introduction d’une fouine dans les tunnels du LHC. Les ingénieurs ont des voitures propres. Ils savent nouer leurs lacets. Ils sont rasés. Ils ont acheté le dernier iPhone et arrivent à l’heure. Le scientifique a besoin de l’ingénieur pour donner corps à ses idées ; l’ingénieur a besoin du scientifique pour savoir quelle machine construire. » p. 52

« Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout s’expliquerait. » p. 88

À propos de l’autrice
DIVRY_Sophie_©Benedicte_RoscotSophie Divry © Photo Bénédicte Roscot

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines. (Source: Éditions du Seuil)

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Célestine

WOUTERS_celestine RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

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La fièvre

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En deux mots:
Un homme qui s’effondre en pleine rue, un bateau mis en quarantaine, une épidémie dont on ne connaît pas l’origine va frapper des milliers de personnes, provoquant un vaste mouvement de panique. Cela se passait en 1878 sur les bords du Mississipi.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les ravages de l’épidémie

C’est avant la pandémie que Sébastien Spitzer s’est mis à l’écriture de La fièvre, qui raconte l’épidémie qui a frappé le Sud des États-Unis en 1878. Le parallèle avec la pandémie de 2020 est saisissant et prouve une fois de plus la capacité des romanciers à saisir l’air du temps.

Si Sébastien Spitzer n’aime rien tant que varier les plaisirs et les époques, il sait aussi plonger dans l’Histoire pour se rapprocher des thématiques très actuelles. Ces rêves qu’on piétine, son premier roman couronné de plusieurs prix, dressait un portrait saisissant de Magda Goebbels et posait tout à la fois la question du mal, de la maternité et du devoir de mémoire. Le cœur battant du monde, en retraçant la rencontre entre Karl Marx et Friedrich Engels dans un Londres qui s’industrialisait à grande vitesse, était aussi une réflexion sur l’éthique et le capitalisme. Avec ce troisième roman, il nous entraine aux États-Unis au sortir de la Guerre de Sécession. Les chapitres initiaux vont nous présenter un esclave affranchi rattrapé par des membres du Ku Klux Klan et pendu en raison de sa couleur de peau, Emmy une jeune fille qui fête ses treize un jour de fête nationale et qui espère le plus beau des cadeaux, que son père qui vient de sortir de prison regagne le domicile familial. Mais à bord du Natchez qui vient d’accoster au ponton, elle ne peut l’apercevoir. Enfin, l’auteur nous invite à Mansion House, l’un des bordels les mieux soignés de Memphis où les douze pensionnaires jouissent d’un peu de liberté mais restent sous la surveillance attentive d’Anne Scott, la tenancière française de cette maison des bords du Mississipi. Ce matin, au réveil, alors qu’elle entend fêter le 4 juillet par un bal costumé, ses plans sont contrariés par la découverte d’un client mal en point. Et les premiers soins qu’elle prodigue ne semblent guère le soulager.
Puis nous faisons la connaissance de Keathing, le patron du Memphis Daily, qui entend profiter de la fête nationale pour imprimer son plus gros tirage. Il espère que dans l’attente du feu d’artifice on passera le temps à lire son édition du 4 juillet 1878.
C’est alors que deux drames se produisent quasi simultanément. Emmy constate une agitation inhabituelle autour du Natchez censé transporter son père. Les passagers sont sommés de regagner le navire tandis qu’un homme est évacué sur une civière. C’est alors que le malade de Mansion House est pris de folie. Il se précipite tout nu vers la rivière avant de s’écrouler en pleine rue. Deux cadavres et un même diagnostic: la fièvre.
Pour les autorités, la nouvelle ne pouvait tomber à pire moment, car la récolte de coton s’annonce exceptionnelle. Et alors que l’on tergiverse, des nouvelles alarmantes de la Nouvelle Orléans font état d’une épidémie et de morts par dizaines. Keathing ne peut plus reculer la parution de son article. Il doit informer la population. En fait, il va provoquer un vaste mouvement de panique aux conséquences économiques et humaines aussi imprévisibles que terribles.
Si le parallèle avec la pandémie qui a frappé le monde en 2020 est facile à faire, c’est bien davantage la manière de réagir face à ce drame qui est au cœur du roman. Qui va rester en ville et qui va fuir? Qui des sœurs dans leur couvent ou des prostituées dans leur bordel vont se montrer les plus courageuses et les plus solidaires? Comment va réagir le sympathisant du Ku Klux Klan face à la détresse de la communauté noire, plus durement frappée par ce mal insidieux? Qui va se dresser face aux pillards qui entendent profiter du chaos? Les situations de crise ont le pouvoir de révéler certaines personnes, de faire basculer leur destin. C’est ce que montre avec force la plume inspirée de Sébastien Spitzer.

SPITZER_yellow-fever1878Les sœurs de la charité étaient-elles aussi charitables que l’imagerie populaire le laisse entende? © Public Library of America

SPITZER_Martyrs_Park_MemphisLe «Parc des martyrs» de Memphis, dédié aux victimes de l’épidémie. © Tennessee Historical Commission

Pour ceux qui habitent Mulhouse et la région, signalons que Sébastien Spitzer participera à une conférence-rencontre le mercredi 14 Octobre 2020 à 20h à la Librairie 47° Nord. Inscriptions par mail ou par téléphone:
librairie@47degresnord.com 03 89 36 80 00

La fièvre
Sébastien Spitzer
Éditions Albin Michel
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782226441638
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement à Memphis mais aussi tout au long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle Orléans. On y évoque aussi New York.

Quand?
L’action se situe en 1878.

Ce qu’en dit l’éditeur
Memphis, juillet 1878. En pleine rue, pris d’un mal fulgurant, un homme s’écroule et meurt. Il est la première victime d’une étrange maladie, qui va faire des milliers de morts en quelques jours.
Anne Cook tient la maison close la plus luxueuse de la ville et l’homme qui vient de mourir sortait de son établissement. Keathing dirige le journal local. Raciste, proche du Ku Klux Klan, il découvre la fièvre qui sème la terreur et le chaos dans Memphis. Raphael T. Brown est un ancien esclave, qui se bat depuis des années pour que ses habitants reconnaissent son statut d’homme libre. Quand les premiers pillards débarquent, c’est lui qui, le premier, va prendre les armes et défendre cette ville qui ne voulait pas de lui.
Trois personnages exceptionnels. Trois destins révélés par une même tragédie.
Dans ce roman inspiré d’une histoire vraie, Sébastien Spitzer, prix Stanislas pour Ces rêves qu’on piétine, sonde l’âme humaine aux prises avec des circonstances extraordinaires. Par-delà le bien et le mal, il interroge les fondements de la morale et du racisme, dévoilant de surprenants héros autant que d’insoupçonnables lâches.

Les critiques
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Sébastien Spitzer parle de son roman La Fièvre © Production Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
– Par pitié, laissez-moi !
Il est face contre terre, comprimé par un homme à genoux sur sa nuque. Sa pommette et son front tassent le sable du sentier. Un filet de sang dégoutte sous lui comme la poisse. Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Tous portent des toges blanches.
L’un d’eux pèse sur son dos et lui déboîte les bras, coudes aux reins, pognes au dos.
– Ahhh ! Pour l’amour de Dieu, je vous en prie. J’ai rien fait.
Un autre lui lie les chevilles si fort qu’il entrave ses artères. Son pouls bute contre le chanvre. Il a la bouche dans le sable et son cri s’y enterre parmi la bave et ce branle-bas d’effroi qui coagule. Un homme rôde en retrait, chasseur tapi dans l’ombre. C’est lui le chef de ces mauvais génies en toge qui hantent les campagnes depuis des mois maintenant, semant les cadavres, éparpillant le drame et ravivant l’idée que naître noir est une malédiction.
Quand on est né esclave, mourir est un fait comme un autre, une douleur de plus, un mauvais jour de trop. Son père l’a vécu dans sa chair. Il est mort aux champs, épuisé de fatigue. Son grand-père succomba d’une balle dans la nuque. Il avait soixante ans et souffrait de partout. Mais pas lui. Plus maintenant. Il a été affranchi. Il est devenu libre. Un homme parmi les hommes. Il a le droit de vivre et de rêver sa vie sans penser à la mort. Il s’y est habitué depuis la fin de la guerre, la victoire de Lincoln et les lois votées pour libérer les Noirs, faire taire les fouets des maîtres, les coups des contremaîtres. Libres enfin ! Quel miracle ! Il s’est mis à rêver de lundis, de l’école pour ses enfants, d’un emploi dans le commerce, de dimanches en prières et de semaines qui se ressemblent.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Le pire des refrains s’est accroché à ses lèvres.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Les toges blanches le relèvent. Leurs visages sont cachés. La lune cruelle éclaire la scène d’un crime en cours.
Il voit son ombre au sol, pas plus noire que leurs ombres. Ils sont cinq contre lui. Cinq juges de mauvaise foi. Cinq silhouettes masquées et un nom murmuré :
– Keathing, viens m’aider !
Son instinct prend le pouvoir. Serrer les dents. Faire le dos rond. Attendre. Se taire. Pleurer un peu, puisque ça dure. Pleurer, ça fait du bien, c’est souffrir en silence. Tenir. Tenir bon.
Très jeune, avant la guerre, son père lui avait appris à cousiner la douleur, à débecter ses rages. Il lui avait dit que s’il s’abandonnait à cette douleur comme à ces rages, il ne ferait qu’attiser le drame noir.
Rien n’y fait.
Le mauvais sort s’acharne. Seul un chien se dévoile. Tel quel. Plein de crocs enfoncés dans le muscle de sa cuisse. Il souffre. Aveuglément face à cet animal, avec des yeux de nuit noire et une haleine sauvage. Le chien cesse de grogner et lève mollement la patte sur le poteau devant. Il marque son territoire de quelques gouttes d’urine pendant que l’ancien esclave implore ses bourreaux blancs :
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
En vain.
L’un d’eux serre sa trachée pour qu’il ouvre la bouche. Il fourre deux doigts dedans. Il enfonce un chiffon plein de flotte dans sa gueule. Lui tente de résister, secoue un peu le tronc et attire le chien. Il n’entend même plus ses grognements furieux. Il a pris le même muscle et mord.
– Faut pas traîner, murmure une voix.
Soudain, tout s’atrophie. La bête a lâché prise. Une chouette froisse l’air. Un coassement annonce l’accouplement de crapauds. Son cœur bat si fort qu’il pourrait exploser. Combien de temps encore ? Combien de temps avant de mourir ?
Une corde fend l’air et cogne contre un poteau. Les nœuds de chanvre crissent sur un rondin de bois. Il compte plusieurs brassées.
– Tu vas trop loin ! dit celui qu’il a pris pour leur chef. On devait simplement lui faire peur. Pas ça !
« Ça », c’est le mot qui l’achève. « Ça », c’est l’idée qui gomme tous les « pourquoi », les « par pitié ».
– T’es pas obligé de rester là.
Une main le pousse devant. Une autre le maintient droit, debout, calé contre ce poteau transformé en potence, comme un mât d’injustice dressé devant une lune bien blanche, bien complice.
Les hommes et le chien-loup s’activent dans son dos. Comme sa jambe se dérobe, il s’adosse au poteau, jette un dernier regard vers la grande ville au loin, la vallée qui serpente et les champs qui se déclinent, noir sur noir, jusqu’au bout de l’horizon. Il les connaît par cœur, chaque pousse, chaque travée. Cette vie est un boyau d’enfer, une fosse de Babel. Il y avait cru pourtant à ces lois, à ces mots. Il ne peut plus se défendre quand ils lui passent la corde au cou, et prie.
– Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié. Que Votre règne arrive.
Comme il n’a plus de prise, mais juste la honte de grommeler des mots qui finissent en charpie, il se résigne. Il ferme lentement les yeux. Il prend la mesure de l’instant qui le sépare de l’éternité.
– Amen.
Une pulsation cardiaque. Encore une. Un autre battement. Le dernier ? Sa vie à rebours sature sa mémoire. Toutes ces images passées surgissent en tornade. Il voudrait effacer la douleur qui l’empêche de se remémorer le visage de cette fille, dans la cabane d’en face. Elle préférait sourire au lieu de lui répondre. Elle avait de fines hanches et des épaules si droites que tout son corps semblait en équilibre en dessous, comme le fléau d’une balance. Elle avait le front suave. Un sourire à mille dents. Des yeux bruns, grands et vifs, qui guettaient la gaieté. Il aurait pu l’aimer. Lui faire plein d’enfants. Il tremble de regret. Elle serait devenue sa nouvelle femme et ils auraient élevé une tripotée de gosses. Si seulement il avait traversé la rue entre elle et lui.
Il sent le nœud qui serre. Il va finir sa vie au bout de cette fourche fruste, dans ce cercle formé par un bout de chanvre torsadé, les pieds ballottant vaguement, scruté par les corbeaux et ses cinq bourreaux. Le rituel est en cours. Il n’y a plus rien à faire.
La corde crisse et serre. Un papier sort d’une poche. Pendant que sa langue cogne contre le bout de tissu, des mots chargés d’absurde encrassent la nuit. Ils récitent :
– Au nom des Chevaliers Immortels protecteurs de la race,
Au nom du Grand Cyclope garant de notre avenir,
Au nom de la Cause perdue et de ses humiliés,
L’Empire de l’Invisible et le Soleil Invincible t’ont condamné à mort.
La suite s’est perdue au fond de son âme.
Demain, quand Memphis s’éveillera, la ville découvrira son corps bien vertical, bien aligné. Des gens passeront devant lui et feront des commentaires, gênés ou amusés. De longues heures s’écouleront avant que l’un d’eux estime que c’en était assez, qu’on en avait assez vu des Noirs suppliciés.
On fera une prière et on citera son nom. On chantera, un peu, à voix ténue et triste, comme on chante à chaque fois pour ceux qu’on a punis parce qu’ils avaient le tort de croire que même noir on pouvait être libre. On le mettra en terre et on parlera de lui au passé, comme des autres. C’est comme ça ! C’est le Sud.
Emmy dort encore. Rabougrie dans son lit. Ses bras adolescents agrippent le balluchon qui lui sert d’oreiller. Des soubresauts remontent le long de son échine, parfois jusqu’aux épaules, bifurquent vers son visage et impriment à sa bouche d’étranges balbutiements. Elle fait des bruits de succion, bave et grogne puis replonge dans son rêve.
Le jour s’est pointé charriant les bruits de la ville. Des rires. Des pas. Le couinement d’un essieu. Les sabots d’une mule butant sur un caillou qui éclate sous ses fers.
Une brise trimbale l’odeur d’une poudre lointaine, de celles dont on faisait les balles, autrefois, pendant la guerre, quand des Bleus tuaient des Gris par centaines de milliers. Emmy était presque là, dans le ventre de sa mère. Elle attendait que la paix soit signée pour montrer le bout de son nez.
Une explosion retentit.
– Papa ? demande-t-elle en sursaut, fouillant les coins de la pièce et tombant sur sa mère qui s’approche, lentement, de sa démarche peu sûre.
– T’as encore fait une crise, ma fille chérie ?
Emmy tarde à répondre, le temps de faire le tri entre ses attentes et ses rêves, le vrai et ce qu’elle voudrait.
– Non. Pas cette fois. Je ne crois pas, en tout cas. J’ai pas mal aux épaules, dit-elle en s’étirant. Ni à la nuque. Non, maman. C’était pas une crise nerveuse. Je crois que c’était plutôt une sorte de cauchemar. Je suis en retard ?
Sa mère lève le nez et estime l’heure du jour.
– Non. Pas encore. Je n’ai pas entendu la cloche du débarcadère.
Le visage de sa mère est teinté de brun sale. Ses yeux opalescents fixent toujours leur néant, mais elle sent et entend bien mieux que les voyants. Elle le saurait déjà si son père était là. Ses sens ne la trompent pas.
Emmy frotte ses paupières comme pour chasser ses mauvais songes. Mais des images s’accrochent. Le visage d’un homme.
Un paquet de bonbons dans un sachet de papier, bombé, comme rempli d’air. Emmy tendait les mains vers le cadeau de son père. Elle allait s’en saisir, mais il a éclaté comme une de ces baudruches que les gosses du quartier gonflent et font exploser lors de chaque carnaval. Et puis tout s’évanouit. Les bonbons et son père, ses attentes bernées. Depuis le temps qu’elle attend. Elle a tout un stock d’espoirs déçus à cause de lui. Sa tête en est farcie, et parfois elle se dit que ces crises étranges, ces spasmes épileptiques sont dus à ce trop-plein de dépits, à ces désillusions qui pourrissent au fond d’elle. Comme si elle les refoulait. C’est son père. C’est comme ça. Il a toujours été celui qui trompe son monde.
Dans les rues de Memphis, la grande fête s’annonce. Une partie de la ville va bientôt célébrer le jour de l’Indépendance. La pétarade commence. Des tas de déflagrations accompagnent les rires des gamins extasiés.
Emmy se penche par la lucarne. Les commerces sont fermés. Deux hommes endimanchés longent le trottoir d’en face. Un autre les salue. Emmy cherche les enfants et, en tendant le cou, voit une femme qui rabat un pan de sa longue jupe avant de traverser. Elle est jeune. Ses cheveux brun-roux tombent en guirlandes d’anglaises. Ses bottines sont couvertes de poussière et ses talons de bois battent les trottoirs de guingois, parfois mités, souvent branlants.
Au carrefour de Madison, en plissant les yeux pour contrer le soleil, elle distingue des fumerolles, des panaches d’explosifs et une bande de gamins accroupis dans un coin autour d’une allumette qui s’approche d’une mèche. Le feu prend. La mèche crépite et fume et les enfants éclatent plus vite que l’explosion, laissant dans leur sillage des crépitements de rire.
– Cessez ! lancent des vieilles barbes aux fenêtres.
Emmy se retourne.
– T’es sûre qu’il n’est pas arrivé ?
Sa mère lui tend la robe qu’elle avait mise de côté. Toujours au même endroit, sur la chaise près de leur lit. Elle l’aide à s’habiller.
– Tu es tout énervée, ma fille. Calme-toi ! Tu sais bien qu’avec lui…
– Cette fois j’y crois, maman. Je suis sûre qu’il va venir.
Emmy palpe la lettre dans sa poche. C’est sa seule lettre de lui. La première en treize ans. Elle ne l’a jamais vu ni même entendu. Mais ces mots sont de lui. Billy Evans. Il écrit qu’il viendra par le vapeur le jour de son anniversaire.
Elle n’a qu’une vague idée de lui, forgée année après année, comme les pièces d’un puzzle. Elle se l’est représenté par la grâce des mots, des souvenirs semés chez les uns et les autres. D’abord ceux de sa mère qui répète souvent qu’il était grand et beau. Parfois, elle ajoute qu’il était pareil au fleuve, obstiné, impétueux, comme s’il avait quelque chose à prouver au monde, une revanche à prendre sur les obstacles dressés en travers de sa route…
« Qui pourrait redresser ce que Dieu a fait courbe, ma fille ? Hein ? Dis-moi ? Qui a ce pouvoir-là ? On n’oblige pas les étoiles à suivre un chemin de balises. Ton père est né comme ça, avec ses courbures. Toutes les jetées cherchant à l’orienter, toutes les digues visant à le contraindre, les pieux, le rabotage sont restés sans effet. »
Ensuite, elle se taisait, gardant le reste pour elle. Emmy a dû puiser à d’autres sources pour savoir. Chez des voisins. Chez des gens de passage. Dans la rue. Dans les champs. N’importe où. L’image de son père a gagné en nuances. Tous disaient qu’il était beau, certes, mais qu’il avait surtout la beauté des escrocs, de quoi désarmer les doutes, et une faconde à rouler les sceptiques. Emmy serrait les poings, souvent. Elle voulait les faire taire, tous ceux qui s’acharnaient sur les mauvais côtés de son père. D’autres présentaient les choses autrement. Pour eux, son père avait un don. Il était plus habile que le caméléon et plus malin qu’un comédien de la côte.
« Ton père ! Ah ça, ton père ! C’était quelqu’un, celui-là ! Billy avait le don de soumettre les esprits le temps d’y glisser une idée un peu folle, son idée, et de l’y faire germer. Si bien que les autres, y croyaient qu’ils avaient une idée bien à eux, un beau projet, comme celui de l’hôtel, et y se mettaient à l’œuvre. Il avait ce don-là. On peut dire qu’il savait provoquer l’ambition. Il semait la confiance. Après, pour la récolte… c’était une autre affaire. »
C’est ainsi que sur Main Street, dans le quartier commerçant, surgirent des fondations. Un hôtel allait naître. Le charpentier œuvrait. Le maçon s’activait. Un étage fut dressé puis le chantier cessa. Il fallait de l’argent et le compte n’y était pas. Le promoteur s’efforçait de convaincre les banquiers que l’argent arriverait, qu’il avait une idée et que, la guerre finie, il ferait des bénéfices. Quand il se retourna, Billy n’était plus là. Il avait disparu, avec quelques dollars, une avance pour l’idée de ce projet farfelu. Le promoteur paya, fut ruiné et finit par grossir les rangs de ceux qui maudissaient le nom de son père.
« Billy ! Quel numéro ! Billy ! Billy Evans ! Mais Dieu qu’il était beau. Et cette beauté-là, elle n’était pas volée. Normal qu’il ait pris la plus belle de Memphis. Ta mère, Emmy. Ton père était si beau. »
Les yeux vert printemps. Des dents plein la bouche. Et le reste, Emmy le jette dans l’eau du fleuve avec les grandes gueules de ces alligators qui se repaissent du mal et ruminent tout le bon. Pourvu qu’ils s’en étouffent, qu’ils finissent ventre en l’air.
Billy.
Son père.
Imaginé par elle et condamné par eux. Plus malin que tous les autres. Puni de penser plus vite. Condamné à se taire. Purgeant une peine au loin, parce qu’il s’était fait prendre, une fois de plus, une fois de trop. Emmy mit des années à comprendre le vrai sens des mots « peine de prison ».
Elle se disait qu’elle aussi était condamnée, à la même peine que lui. La peine de ne pas le voir. Elle s’était persuadée qu’ils étaient tristes ensemble, tous les deux, loin l’un de l’autre. Pas besoin de se voir pour s’aimer. Sa mère le lui prouve chaque jour. Elle l’aime aveuglément.
Dans quelques heures, les rues de Memphis seront toutes noires de monde. Il y aura des couleurs accrochées aux fenêtres. Des fanions rouges, blancs, bleus. Des essaims d’inconnus échappés des hameaux situés en amont du grand fleuve ou de plus loin encore. Il y aura une fanfare, comme chaque année. Les anciens soldats noirs porteront l’uniforme des Zouaves avec leur gilet rouge et joueront de longues heures, en remontant Main Street jusqu’à l’embarcadère, comme tous les 4 Juillet depuis la fin de la guerre.
Emmy est impatiente. Le jour de l’Indépendance est aussi celui de son anniversaire. Elle a treize ans.
Elle voit la moue de sa bouche, qui ravale sa phrase pour ne pas briser le sort. Tout est dans le silence de sa mère et ses sourcils relevés en accent circonflexe comme une paire de mains jointes qui pointeraient vers le ciel. Elle espère. Sa mère prie pour qu’il vienne. Billy. Il n’était pas si mauvais. Il l’a vraiment aimée. Et elle, elle l’adorait. Son beau génie de père, chevalier d’industrie comme disent les pédants, ceux qui se payent de mots et crèvent la gueule ouverte de n’avoir rien osé. Son père a écrit qu’il allait revenir pour les sortir de là, de cette misère de peau, de cette cabane d’esclaves.
– Tu sais maman, j’ai réfléchi.
– Oui ma fille.
– En attendant qu’il achète une ferme, il pourrait dormir là. Je lui laisserais ma place.
– Ah oui ! Et tu dormiras où ?
– J’ai réfléchi. Je dormirai dehors. Et si la ferme est trop chère, il pourra toujours assembler quelques planches pour agrandir notre cabane.
– La nôtre ?
– Oui. La terre est assez dure du côté de la clôture. Je l’ai tâtée du pied hier. Elle est sèche et tassée. Y a pas de trace d’humidité. J’ai bien regardé sur le côté. Il y a assez de terrain pour soutenir des cloisons et un plancher épais.
– Et qui va payer ça ?
Le tintement de la cloche tombe opportunément.
– Vite ! Vite ! Je suis sûre que c’est papa !
Emmy agite ses longs bras. Elle est tout élancée comme le tronc de l’orme devant. Sa chevelure est un houppier. Pas le temps de se coiffer. Elle se met à quatre pattes pour dénicher ses souliers.
Une autre sonnerie retentit. Plus longue. Ça vient de l’embarcadère.
– Tant pis. J’ai pas le temps, dit-elle en sortant pieds nus.
Elle enjambe la clôture, traverse Madison et remonte vers le fleuve. Sa jupe enveloppe ses jambes et virevolte sous elle telle une méduse folle. Elle court comme les enfants, sans se soucier des regards en coin des femmes et des hommes sur ses longues cuisses fuselées. Elle court à perdre haleine, fixant les cheminées du bateau qui approche avec ses deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, et sa grande gueule béante comme celle d’un poisson-chat. Emmy ne cille même pas, de peur que si elle lâche sa cible des yeux elle fasse demi-tour, ou pire, disparaisse.
Ses pieds nus frappent le sable. Son cœur choque sa poitrine. Ses mains vont chercher loin devant comme si elle pouvait raccourcir la distance qui la sépare du quai. Elle a la bouche ouverte et le ventre vide depuis la veille. Légère ! Si légère ! C’est son anniversaire et son père va venir pour elle.
Des mouettes rasent le fleuve. Elles sont remontées de l’embouchure, en aval, à des centaines de miles. Il y a foule près du quai. Des dizaines de dos d’hommes et de femmes s’agglutinent.
Sur le pont du Natchez, le capitaine sonne trois coups secs. C’est le signal donné au machiniste en salle. Les deux cheminées crachent ce qui leur reste de fumée. La roue à aubes ralentit puis se cale en trouvant le point mort. L’équipage remonte les coursives. Il y a beaucoup de courant. Depuis la crue de juin, il a encore gagné et contrarie l’accostage.
Le visage barbouillé du mécanicien surgit d’un hublot de bâbord. Le navire vire lentement. Il a dépassé le pont. Sa proue pointe vers l’aval. Un sifflement retentit. Soudain, sa roue repart, mais à rebours cette fois, plus puissante, plus vaillante. Ses larges tambours brassent des mètres cubes d’eau, frappant de toutes leurs forces comme pour régler leurs comptes avec ce maudit fleuve. Les tambours cognent si fort que des éclats de racines valdinguent alentour.
Emmy en a déjà vu, des approches mal finir. L’an dernier, un triple pont bien plus gros que le Natchez a fini par le fond.
En haut de la passerelle, un matelot pivote et jette devant lui la glène de cordage. Un badaud sur le quai s’en empare et la noue. La passerelle se déploie. C’est bon ! Tout va bien. La foule s’avance. Emmy cherche sur le pont, parmi les passagers, le visage inconnu de son père, comme l’aimant cherche la paille. Elle guette l’évidence, armée de tous les indices qu’elle amasse depuis des années. Grand. Blond. Yeux clairs. Aujourd’hui la trentaine. Pourvu qu’il tienne parole. »

À propos de l’auteur
SPITZER_Sebastien_©Astrid-di-CrollalanzaSébastien Spitzer © Photo Astrid di Crollalanza

Sébastien Spitzer est traducteur et journaliste. Son premier roman Ces rêves qu’on piétine a reçu un formidable accueil critique et public. Il a été le lauréat de nombreux prix (prix Stanislas, Talents Cultura, Roblès). Avec Le Cœur battant du monde, il fut finaliste du Goncourt des Lycéens 2020. (Source: Éditions Albin Michel)

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L’été en poche (7): Une immense sensation de calme

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Prix Révélation de la Société des Gens de Lettre 2018

En 2 mots:
Dans un premier roman qui sonde les âmes dans une nature hostile, Laurine Roux nous livre un superbe conte où la brutalité et l’instinct de survie se mêlent à la poésie et aux légendes. La narratrice y suit Igor confronté à la guerre, la maladie et la noirceur des âmes.

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Une immense sensation de calme
Laurine Roux
Folio Gallimard
144 p., 6,90 €
EAN 9782072858208
Paru le 19/08/2020

Les premières lignes
« À présent il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. C’était la fin de la saison froide, j’avais passé l’hiver dans la maison des frères Illiakov.
Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. À une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux ailes larges traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement.
Igor n’est pas un homme. Il répond à des instincts. De même qu’on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d’Igor qu’il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu’une autre. Il en est incapable. C’est un animal. J’aurais pu le deviner dès ce premier jour. Tout était déjà inscrit dans ce corps-à-corps avec la roche. J’aurais également pu me douter que beaucoup de mes questions resteraient sans réponse.
Il grimpe le long de la falaise. Ne regarde pas en bas. Son esprit se disperse dans chacune de ses cellules, condensé dans l’effort, sans aucun autre but que celui de former le geste pur. Bientôt mon corps est secoué, aspiré vers le sien. Mais Igor continue à monter sans se préoccuper de moi. Alors je sais. Il faudra attendre. Je ne serai pas seule. Il y aura les algues et le vent. Les cristaux, la glace et le sang. La terre est sa couche, la pierre sa maîtresse. À l’image des animaux qui n’ont pas de partenaire d’élection, Igor fait feu de tout bois. Pour lui, l’amour est partout. Quand il passe une journée à couper des bûches, son corps entier tend vers la matière. On peut parler d’amour. Mais je crois, après tant d’années, que le mot n’est pas complètement juste. Dans son cas, le désir provoque des arrêts et des observations. Il examine, explore. Son amour est pareil à la glace qui brûle à force de froid. »

L’avis de… Jacques josse (remue.net)
« L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien. »

À propos de l’auteur
Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. Après Une immense sensation de calme en 2018 paraîtra, le 13 août, son second roman Le Sanctuaire (Source : Éditions du Sonneur)

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Une immense sensation de calme

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En deux mots:
La narratrice de ce roman aussi rude que poétique, va tenter de survivre dans une nature hostile. En suivant Igor, elle va tenter de conjurer la guerre, la maladie et la noirceur des âmes.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«Le jeu des feuilles a traversé l’oubli»

Dans un premier roman qui sonde les âmes dans une nature hostile, Laurine Roux nous livre un superbe conte où la brutalité et l’instinct de survie se mêlent à la poésie et aux légendes.

Pour cette chronique, je souhaite commencer par rendre hommage à un auteur que je n’ai pas lu, mais qui est à l’origine d’une très belle initiative, le blog intitulé Le Off des auteurs et qui s’attache à demander aux auteurs en tous genres de raconter la genèse de leur livre. Cédric Porte a ainsi demandé à Laurine Roux de se prêter à l’exercice. Elle nous apprend ainsi que des amis de Sofia l’ont entraînée dans une équipée vers la Mer Noire, plus précisément à Irakli Beach. « On dort dans les bois, passe la journée sur la plage. Le temps ralentit, à l’image des pas dans le sable. Petit à petit, un état d’abandon me gagne. Une perméabilité aux éléments, jusqu’à ce bain de minuit au milieu du plancton luminescent. Le ciel se confond à la mer, le pelagos aux étoiles, et la nudité du corps dans cette immensité brute, magique et primordiale fait de ce moment une épiphanie. Le lendemain, l’instant continue d’irradier. Kyro, l’un des amis, reste longtemps face à la mer. Ses cheveux forment des figures géométriques variables avec le vent. Il semble s’effacer. Rentrée en France, cette image ne me quitte pas. Elle contient une puissance et un hors-champ dont je ne sais que faire. Je perçois qu’il est question de porosité entre la vie et la mort, l’homme et la nature, mais surtout que cette silhouette augure la possibilité d’une disparition sereine. J’écris une trentaine de pages, uniquement descriptives. Petit à petit, les contours de Kyro s’estompent. Un personnage prend chair, un espace s’ouvre. Igor et la taïga. »
Et effectivement ce qui frappe d’abord en lisant ce livre, c’est que la nature y joue les premiers rôles, personnage à part entière comme dans les livres de nature writing, comme disent les américains. Ici la nature est rude, le climat difficile, les éléments hostiles. Mais en même temps, c’est cette même nature qui livre les clés pour survivre et qui sert de grand ordonnateur. C’est ainsi qu’à la sortie de la saison froide la chasse et la pêche reprennent leurs droits. Quand la narratrice – dont on ne saura pas le nom – va relever ses nasses, elle croise un Igor. « Il répond à des instincts. De même qu’on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d’Igor qu’il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu’une autre. Il en est incapable. C’est un animal. J’aurais pu le deviner dès ce premier jour. » Presque sans échanger un mot, elle va le suivre comme une évidence. Jusqu’à l’Invisible, jusqu’à l’hiver. Jusqu’à cette nuit où il part dans l’obscurité avec son ami Tochko. « Lors de cette nuit, je découvre l’importance du renoncement. Je comprends qu’il faudra oublier l’inquiétude et les explications. Les minutes qui passeront seront mes compagnes. Les heures et les jours, des frères d’attente. Je les remplirai de jeux en attendant son retour. Car à chaque fois il reviendra. À cela non plus il n’y aura pas d’explication. Alors je me rendors dans la vapeur d’os et de viande. »
Alors que le froid commence à percer les vêtements, on va découvrir petit à petit le passé de ce petit groupe de personnes, comprendre qu’une guerre a laissé des traces indélébiles depuis un demi-siècle, que ceux qui vivent là sont des survivants qui ne peuvent que se rattacher à la nature et aux légendes. Ces histoires qui parsèment le récit et lui confère une dimension aussi poétique que mystique : « Chaque deuxième lune de l’automne, au moment où les arbres décharnés tapissaient le sol de feuilles orange et rouges, elle allumait un feu dans la cheminée, posait le pot de sel à ses pieds et se mettait à chanter. Elle s’adressait aux esprits du Grand-Sommeil et leur demandait de venir écouter ce qu’elle avait à leur dire. Elle chantait jusqu’à ce qu’ils arrivent. Alors elle s’arrêtait et fermait ses paupières, sa voix devenait profonde et basse. Elle leur demandait de prendre soin d’Ama qui avait disparu trop tôt; de lui apporter un peu de joie car elle n’en avait pas suffisamment eu; ensuite, elle chargeait les esprits de lui transmettre de nos nouvelles. Quand elle était sûre qu’ils écoutaient, elle racontait l’année qui venait de s’écouler. Le travail de la terre, les récoltes, les maladies. Puis elle rassurait Ama à mon sujet, se réjouissait que je devienne une robuste et honnête jeune fille. Elle n’oubliait jamais de rapporter les naissances, les morts et les mariages. Cela durait jusque tard dans la nuit. Baba ne voulait omettre aucun détail. Enfin, quand elle estimait que c’était assez, elle prenait une poignée de sel et la jetait dans le feu. Si les grains devenaient étincelles, les esprits acceptaient de transmettre le message. Elle en jetait encore une. Chaque grain contenait l’un des mots qu’elle avait prononcés. Ainsi, les messagers pouvaient les faire passer dans le monde du Grand-Sommeil. De minuscules langues de lumière crépitaient dans la nuit avant de se volatiliser dans l’au-delà. Lorsqu’elle avait fini, elle me faisait venir à côté d’elle et me caressait la tête. Il me semblait que sa paume, constellée de résidus de sel, contenait toute la voûte céleste. J’étais dedans et dehors à la fois. »
Avec une plume ciselée dans le bois et le sang, dans la neige et la cendre, Laurine Roux va nous offrir le passé des personnages nés dans un monde cruel, celui d’Igor mais aussi celui de la narratrice et de ses parents. Et comme tout ce beau roman est construit sur les contradictions, les antagonismes, on ne sera pas étonné de voir la nature qui ne pardonne rien offrir de quoi guérir les maux. Ni de constater que dans un univers aussi oppressant des valeurs telles que la transmission et la solidarité vont aussi trouver leur place. Parce que le désespoir n’est jamais sûr…

Une immense sensation de calme
Laurine Roux
Éditions du sonneur
Roman
128 p., 15 €
EAN : 9782373850765
Paru en janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors qu’elle vient d’enterrer sa grand-mère, une jeune fille rencontre Igor. Cet être sauvage et magnétique, presque animal, livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne, ultimes témoins d’une guerre qui, cinquante ans plus tôt, ne laissa aucun homme debout, hormis les «Invisibles», parias d’un monde que traversent les plus curieuses légendes.
Au plus noir du conte, Laurine Roux dit dans ce premier roman le sublime d’une nature souveraine et le merveilleux d’une vie qu’illumine le côtoiement permanent de la mort et de l’amour.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Blog Mes écrits d’un jour (Héliéna Gas)

Les autres critiques
Babelio 
Remue.net (Jacques Josse)
Causeur.fr (Jérôme Leroy)
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog de Marc Villemain (éditeur de Laurine Roux)

Les premières pages du livre:
À présent il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. C’était la fin de la saison froide, j’avais passé l’hiver dans la maison des frères Illiakov.
Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. À une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux ailes larges traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement.
Igor n’est pas un homme. Il répond à des instincts. De même qu’on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d’Igor qu’il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu’une autre. Il en est incapable. C’est un animal. J’aurais pu le deviner dès ce premier jour. Tout était déjà inscrit dans ce corps-à-corps avec la roche. J’aurais également pu me douter que beaucoup de mes questions resteraient sans réponse.
Il grimpe le long de la falaise. Ne regarde pas en bas. Son esprit se disperse dans chacune de ses cellules, condensé dans l’effort, sans aucun autre but que celui de former le geste pur. Bientôt mon corps est secoué, aspiré vers le sien. Mais Igor continue à monter sans se préoccuper de moi. Alors je sais. Il faudra attendre. Je ne serai pas seule. Il y aura les algues et le vent. Les cristaux, la glace et le sang. La terre est sa couche, la pierre sa maîtresse. À l’image des animaux qui n’ont pas de partenaire d’élection, Igor fait feu de tout bois. Pour lui, l’amour est partout. Quand il passe une journée à couper des bûches, son corps entier tend vers la matière. On peut parler d’amour. Mais je crois, après tant d’années, que le mot n’est pas complètement juste. Dans son cas, le désir provoque des arrêts et des observations. Il examine, explore. Son amour est pareil à la glace qui brûle à force de froid. »

Extraits
« C’est à peu près à cette époque que je suis allée habiter chez Baba. Apa ne pouvait plus s’occuper de moi. Depuis que nous n’allions plus à l’hôpital, il avait les yeux de plus en plus rouges et mouillés. Petit à petit il s’était transformé en tas de feuilles mortes. Jusqu’à être complètement mort.
Cela fait longtemps que je n’ai pas pensé à Ama et Apa. Ils sont rangés dans ma tête comme de vieux habits d’un autre temps qu’on a fini par délaisser. Et un jour, sans trop savoir pourquoi, on les retrouve au fond de l’armoire. Le temps les a abîmés. Ils sentent le renfermé. Mais quelque chose reste intact à travers les ans. Le jeu des feuilles a traversé l’oubli. Si j’arrive à marcher uniquement sur les brunes, peut-être qu’Igor reviendra ? Mais je ne suis plus une petite fille. Il faut être raisonnable. Ama n’a pas guéri. Alors j’arrête de jouer. »

« Les deux femmes se jaugèrent. Puis Kolia déposa les fruits dans sa robe et, quand elle eut fini, attrapa une pomme. Lorsqu’elle mordit dedans, le jus coula le long de son menton, dégoulina dans son cou, sur son ventre et son sexe pour finir dans l’eau, traçant un chemin de désir qui disparut dans le courant. L’insolente beauté provoquait la vieillesse. Grisha continua à la dévisager avec froideur. Au début du troisième mois, l’aïeule attendit, à découvert devant le mélèze. Kolia remontait le cours de l’eau et s’arrêta au niveau du panier. Elle observa un moment la vieille qui n’était pas à sa place habituelle puis, après quelques secondes, prit les fruits et s’en alla. Cela dura trente jours. Le quatrième mois, la vieille Grisha resta à mi-chemin. Le cinquième, à quelques pas. Chaque mois elle se rapprochait, jusqu’au neuvième où elle se posta à côté du panier. Kolia finit par arriver, son ventre distendu par la grossesse aussi ferme que la peau des fruits.
Les deux femmes se trouvaient si proches qu’elles auraient pu se toucher. Mais ni l’une ni l’autre ne s’y risquèrent. Et chaque jour de ce dernier mois elles se contentèrent de rester l’une et l’autre à portée de main, s’examinant avec défiance. Kolia glougloutait en avalant les pommes et Grisha, dont le corps était devenu sec, contemplait sa voracité. Qui les eût aperçues de loin eût pu croire à une mère venant nourrir sa fille. Car au terme de ces neuf mois, on pouvait dire que les deux femmes s’étaient inextricablement liées, chacune ayant fini par apprivoiser l’autre. »

À propos de l’auteur
Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. (Source : Éditions du Sonneur)

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La sonate oubliée

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En deux mots
À trois siècles de distance, deux musiciennes vont se retrouver. Lionella, jeune Belge d’origine italienne va jouer la sonate écrite par Ada, orpheline vénitienne, élève de Vivaldi. Leurs âmes vibrent avec la même passion et la même soif de liberté.

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

La sonate oubliée
Christiana Moreau
Éditions Préludes
Roman
256 p., 15,60 €
EAN: 9782253107811
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman est composé autour de deux centres névralgiques, l’un en Belgique, à Seraing et l’autre en Italie, à Venise.

Quand?
Si le roman est situé de nos jours, il revient souvent au XVIIIe siècle, époque où se déroulent les événements consignés dans un journal intime découvert dans une brocante.

Ce qu’en dit l’éditeur
À 17 ans, Lionella, d’origine italienne, ne vit que pour le violoncelle, ce qui la distingue des autres adolescents de Seraing, la ville où elle habite en Belgique. Elle peine toutefois à trouver le morceau qui la démarquerait au prochain grand concours Arpèges. Jusqu’au jour où son meilleur ami lui apporte un coffret en métal, déniché dans une brocante. Lionella y découvre un journal intime, une médaille coupée et… une partition pour violoncelle qui ressemble étrangement à une sonate de Vivaldi. Elle plonge alors dans le destin d’Ada, jeune orpheline du XVIIIe siècle, pensionnaire de l’Ospedale della Pietà, à Venise, dans lequel « le prêtre roux », Antonio Vivaldi, enseignait la musique à des âmes dévouées.
Entremêlant les époques avec brio, ce premier roman vibrant nous fait voyager à travers la Sérénissime, rencontrer l’un des plus grands compositeurs de musique baroque, et rend un hommage poignant à ces orphelines musiciennes, virtuoses et très réputées au XVIIIe siècle, enfermées pour toujours dans l’anonymat.

Ce que j’en pense
Christiana Moreau a choisi de nous offrir deux romans en un pour ses débuts en littérature. Elle va d’une part nous raconter le parcours de Lionella qui vit à Seraing, cité industrielle belge en reconversion et d’autre part nous plonger dans le quotidien d’Ada qui vivait à Venise au XVIIIe siècle.
La technique du document ancien retrouvé par hasard n’est certes pas nouvelle – on se souviendra par exemple de la carte au trésor de Rackham Le Rouge cachée dans le mât d’une maquette de la Licorne, également découverte par Tintin dans une brocante en Belgique – mais elle est crédible. Comme on le découvrira au fil du récit, les relations entre Venise et le Nord de l’Europe étaient alors intenses et ce type de manuscrit a très bien pu faire partie des bagages d’émissaires ou de commerçants reliant la Sérénissime à l’actuelle Belgique.
Lionella fait partie d’une famille d’origine italienne venue chercher dans ce pays de charbon et d’acier un avenir plus prospère. Enfant de la seconde, voire de la troisième génération d’immigrés, elle assiste à la transformation de la ville, après la fermeture des hauts-fourneaux. Comme nous l’apprend le quotidien La libre Belgique dans un joli jargon technocratique il s’agit désormais de « procéder à une requalification urbaine et à une rénovation, de manière notamment à créer des espaces tampons entre les zones d’activités économiques reconquises et l’habitat, aujourd’hui entremêlés. L’idée est aussi de détourner certaines voiries longeant la Meuse pour permettre un accès direct des entreprises au fleuve. » Mais bien entendu, entre le projet et les réalisations, entre les métiers d’avant et ceux de demain, l’ambiance est davantage à la crainte – mêlée d’un brin de nostalgie – plutôt qu’à l’optimisme.
Lionella a pour sa part choisi la musique pour s’en sortir. À en croire son professeur de violoncelle, une belle carrière s’ouvre à elle et le concours télévisé des jeunes talents doit lui permettre d’accélérer sa carrière. C’est Kevin, son ami et amoureux transi, qui va lui offrir le moyen d’épater le jury en dénichant une partition en italien parmi les vieilleries du marché aux puces. Il a, sans le savoir, mis la main sur une sonate oubliée et un journal intime.
En déchiffrant le précieux manuscrit Lionella découvre qu’il est l’œuvre d’Ada, une pensionnaire de l’ospedale della Pieta à Venise qui va aussi trouver dans la musique le moyen de s’évader. Au fil des chapitres, on va pouvoir suivre leurs deux histoires en parallèle. Ada va très vite assimiler les cours de son Maître, Vivaldi en personne, et se lancer dans la composition d’une sonate. Un engagement qui va aussi lui permettre de sortir de son couvent, puisqu’elle se voit confier les achats de fournitures auprès d’un prestigieux luthier. Elle va en profiter pour nous faire découvrir Venise et tomber dans les bras d’un jeune et noble admirateur. Parviendra-t-elle à s’enfuir avec lui ?
De son côté Lionella a franchi les présélections du concours Arpèges et décide de jouer la sonate d’Ada pour la finale. Mais cette œuvre oubliée sera-t-elle du goût du jury ?
Jouant avec les contrastes, mais aussi avec les liens entre les deux époques, Christiana Moreau parvient à maintenir la tension dramatique jusqu’à l’épilogue des deux histoires, à rapprocher au-delà des siècles les deux jeunes filles, éprises de musique et de liberté. Ainsi, ce qu’écrit Ada en 1723 aurait pu être tout aussi bien écrit par Lionella des centaines d’années plus tard : «La sensualité de la musique m’habite comme une fièvre nouvelle. Vivre la musique empêche de mourir. J’ai goûté cette évidence en cette année 1723. Quand j’ai glissé l’archet sur les cordes, une myriade de notes se sont mises à vibrer dans la salle d’étude. L’émotion était si forte que les yeux me piquaient, m’obligeant à fermer les paupières pour retenir mes larmes…
C’était comme si mon âme avait trouvé la clé qui ouvre sur l’enchantement. Mon âme et l’âme du violoncelle réunies. »

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Les premières pages du livre

Extrait
« Seul Kevin concevait sa passion. Il enviait cet engouement, fût-ce pour un instrument. Il adorait l’écouter jouer et pouvait rester assis des heures sans bouger dans un coin de la chambre tandis qu’elle exécutait sa partition. Lionella aimait le savoir là, admirateur silencieux. Kevin demeurait après toutes ces années son seul véritable ami. Familier et commode, bienveillant bien qu’un peu rustique, c’était un bon camarade sur lequel elle pouvait compter. »

A propos de l’auteur
Christiana Moreau est une artiste autodidacte belge, peintre et sculptrice. Elle vit à Seraing, dans la province de Liège. La Sonate oubliée est son premier roman. (Source : Éditions Préludes)

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Moro-sphinx

ESTEVE_Moro-sphinx

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Moro-sphinx
Julie Estève
Stock
Roman
184 p., 18 €
ISBN: 9782234080959
Paru en avril 2016

Où?
À l’exception d’une escapade dans les Cyclades (Santorin, Milos, Adamas), le roman se déroule à Paris, dans le XIVe près du Parc Montsouris, et banlieue, par exemple à Saint-Germain-en-Laye ou Pantin.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lola est une trentenaire parisienne, comme les autres. Enfin pas tout à fait. Jamais la phrase dite par Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut n’a été si bien appliquée : les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le monde en tous sens. Lola arpente la ville, amazone, chaque fois que son envie devient plus forte que la raison, l’homme succombe, chasseur devenant proie, même le plus repoussant. À la fin de l’acte, clac, elle lui coupe un ongle. Lola, c’est M la maudite, aux pulsions guerrières. Elle semble sortie d’un manga, bouche rouge et grands yeux. Jusqu’à ce que Lola tombe amoureuse. Mais est-elle vraiment faite pour l’amour ? Et si la passion, c’était la fin du rêve ?

Ce que j’en pense
****
Voilà un roman qui commence très fort, par un homicide à l’aide de couteaux de cuisine en céramique (voir extrait ci-dessous). L’occasion, si je puis dire, de mettre le lecteur en appétit. On sait d’emblée de quoi Lola est capable et on s’imagine le traumatisme qu’elle a dû subir pour en arriver à de telles extrémités.
Pour un premier roman, Julie Estève fait montre d’un beau savoir-écrire et parvient à ménager le suspense, à nous livrer chapitre après chapitre les bribes d’une vie qui se dissout dans une sorte d’ordinaire peu ordinaire.
Car Lola a trouvé dans l’alcool et plus encore dans le sexe, on moyen d’oublier sa solitude. Elle aligne les amants comme un collier de perles, entre les habituels tels que le cordonnier et sa cave aménagée et les occasionnels qui ne la reverront plus. Son rituel consistant à leur arracher à tous un ongle, avec l’idée de remplir tout un bocal de ces bouts de corne. Et ma foi, les beaux ongles manucurés se mélangeant aux crasseux, le petit tas va croître jour après jour.
« Il faut qu’elle trouve de la peau, qu’on la prenne, qu’elle sente en elle un corps et que son corps se gorge d’amnésie. » Parce que Lola a perdu sa mère à huit ans «en morceaux sous les roues d’une voiture. On n’en revient pas.» D’autant que son père va quant à lui trouver dans l’alcool de quoi oublier…
On suit la Princesse dans ses pérégrinations, de bar en fête foraine, des rayons de magasins en simple regard croisé dans la rue. « Elle avait remarqué les ongles blancs manucurés du type. Tout de suite, elle avait eu envie d’eux dans sa collection. Elle avait eu envie de ça comme un caprice distrait la douleur. »
Sauf que la douleur ne part pas. Que le mal s’installe. Qu’il ne la quitte plus. Qu’il l’épuise. « Elle pourrait retourner au supermarché, acheter des lames de rasoir, fondre sous le jet chaud de la douche et se taillader les veines. Ça coûte rien de crever. Trois euros. Trois petits euros pour mettre en pièces les cris de son corps et faire que tout s’arrête, les minutes, les mois, les années. Gagner l’autre rive, l’oubli durable. Trois petits euros pour affranchir l’esclave et achever la solitude. »
À moins que l’amour, le vrai, ne vienne mettre un terme à cette dérive. Mais Lola est-elle prête pour cela ? Et son compagnon se doute-t-il du drame intérieur qui ronge Lola ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un « piège à cons dans lequel on se jette en sachant très bien que ça coupe, que ça blesse. »
Sous couvert d’un drame qui couve, Julie Estève nous livre une fable cruelle sur l’amour et ses illusions, sur les clichés qui n’ont pas la vie si dure que cela, sur les choses à dire et à ne pas dire et sur la durée de vie d’une relation, surtout au regard de son intensité. Avec beaucoup de justesse et sans tabous. Ce qui donne à ce conte froid une vraie justesse que les amateurs d’histoire à l’eau de rose éviteront soigneusement !

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Autres critiques
Babelio
France Info (Info culture – Thierry Fiorile)
L’Express (Marianne Payot)

Extrait
« Elle n’en peut plus de ces ronflements. Ça devient exaspérant, à la longue, ce ramdam. Son père aussi bourdonnait, comme si un essaim de frelons s’était logé au fond de sa gorge. Elle pourrait le secouer gentiment, siffler quelques notes mais ça ne réglerait pas le problème. Sans parler du reste des choses à redire, c’est inépuisable. Tiens, l’autre soir, il s’est endormi sans une caresse à son endroit. Ça commence par un rien et ça finit dans une longue traînée d’amertume. Elle a le trac car bientôt il l’aimera dans la normalité ou pire, par habitude. Et c’est insupportable. Elle met la main devant la bouche pour étouffer un cri et elle marche vers la cuisine. Quatre couteaux en céramique sont campés en rang d’oignons, du plus petit au plus grand, comme les Dalton et c’est idiot, dans un bloc noir sur l’étagère à poivre, sel, vinaigre, fines herbes et condiments. Elle extrait la lame longue. « Sandoku » est gravé en italique sur le manche. Elle tient la chose, fort dans la main droite. Elle le voit dans le bâillement de la porte, elle entend les raclements de nez, irréguliers et inégaux. Elle se dirige vers lui, se met à genoux au pied du lit. Il est plein de plis et de draps. Elle lui sourit, c’est très tendre et elle lui plante le Sandoku en plein dans le cœur. » (p. 8-9)

A propos de l’auteur
Julie Estève a 36 ans. Moro-sphinx est son premier roman. (Source : Editions Stock)

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