l’Expérience

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En deux mots
En entrant dans la salle de cinéma, Léo ne se doute pas qu’il a rendez-vous avec lui-même. Même quand sur l’écran s’affiche «Ça va, Léo?». Même quand Théa, qui l’accompagne dans cette expérience lui propose de jouer le jeu. Pourtant il va finir par accepter la proposition et se trouver.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une séance de cinéma très particulière

Pour son premier roman Maurice Barthélemy a choisi une touche de fantastique pour retracer l’expérience singulière vécue par Léo, son personnage, lors d’une séance de cinéma choisie au hasard. Elle va changer sa vie.

Il y a des jours comme ça où rien ne va. Le moral dans les talons, Léo décide de se changer les idées en s’offrant une séance de cinéma. Peu importe le film, il a juste envie de faire un break.
Mais une fois assis dans la salle, il a droit à un message personnel. Sur l’écran s’affiche une question à son intention: «Ça va, Léo?»
En se retournant, il ne croise que le doux regard d’une femme assise quelques sièges plus haut. Est-il victime d’un coup monté? En tant cas, si c’est une blague, elle est drôlement bien faite, car son l’écran les messages à son intention se succèdent. Jusqu’à le troubler. Jusqu’à cette promesse de lui dévoiler le secret de cet interrogatoire à condition qu’il effectue un tour de la salle à cloche-pied.
Après tout, que risque-t-il? C’est ce que lui explique Théa, la spectatrice qui l’accompagne et qui a bien envie de connaître ce secret. Le voilà parti pour quatre minutes d’un exercice pas si simple. À 45 ans, il est un peu rouillé question sport. Finalement, il va parvenir à relever le défi proposé et découvrir le secret promis.
En me gardant bien de le dévoiler ici, je préfère souligner l’originalité de la construction de ce roman. Le récit est en effet complété par différentes pièces ajoutées au dossier, un article paru dans le Courrier vendéen en 2021, un procès-verbal d’audition d’un enfant datant de juin 2017, une lettre de Léo adressée à sa mère alors qu’il avait huit ans et quelques textos de son employeur envoyés en 2019. Autant d’éléments qui permettent de mieux cerner la personnalité de notre homme pour lequel cette séance de cinéma très particulière devient un exercice d’introspection. De cette auto-analyse, il va sortir un peu secoué, mais surtout beaucoup plus riche qu’avant.
On savait Maurice Barthélémy Fort comme un hypersensible. On le découvre ici romancier avec un style virevoltant, plein de fantaisie. On l’imagine avoir apprécié La rose pourpre du Caire de Woody Allen et s’être un peu identifié à Tom Baxter lorsqu’il sort de l’écran pour interpeller les spectateurs dans la salle. À moins qu’il n’ait été inspiré par ces auteurs qui aiment le fantastique et se dédoublent dans leurs romans, tels que Dostoïevski, Borges, Gogol ou plus près de nous Guy de Maupassant. Ce qui cependant sûr, c’est que la plume de l’ex-robin des Bois est pleine de fantaisie et de vivacité. De celles dont on se dit qu’il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin!

L’expérience
Maurice Barthélemy
Éditions Plon
Premier roman
124 p., 16,90 €
EAN 9782259315913
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«L’expérience la plus belle et la plus profonde que puisse faire l’homme est celle du mystère.» Albert Einstein
A 45 ans, Léo flirte doucement mais sûrement avec un burn-out en sourdine. Sa vie vole en éclats depuis des mois, et lui avec. Au bord de l’asphyxie, par un après-midi de grosse déprime, il se réfugie dans une salle de cinéma. La pénombre du lieu le rassure, le velours des sièges l’enveloppe d’une chaleur dont il a besoin.
Quand l’écran noir l’interroge en trois mots: «Ça va, Léo?», il se dit qu’il est devenu complètement fou. Sans le savoir, l’expérience a commencé… Drôle, incisif et percutant, ce premier roman est une invitation à accepter l’inattendu. Maurice Barthélemy révèle une plume aussi hypersensible que lui. Délectable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Un monde nouveau)
20 minutes (Caroline Vié)
Blog ABCD Livres
Blog Rainfolk’s Diaries

Les premières pages du livre
« Ce n’est pas la première fois que Léo va au cinéma. Mais entrer dans une salle sans savoir ce qu’il va voir: c’est nouveau pour lui.

Souffler. Juste souffler. Mettre sur pause cette journée abrutissante.

Vas-y, Léo, rentre dans ce cinéma. Paie ton billet et prends la première salle. Ne choisis pas ta place. Laisse-la te choisir. Pose ton cul et ta vie. Tu l’as bien mérité.

Ça va, Léo ?
Ça vibre au niveau de sa poche. Soit c’est une poche vibrante, soit c’est le téléphone qui est dans sa poche qui vibre. Va pour la seconde option. Plus réaliste. Il décroche.
— Oui ? Je suis au ciné. J’ai besoin de décrocher.
Ça blablotte au téléphone. Léo l’interrompt.
— Je sais pas ce que je vais voir. J’ai choisi au hasard.
Son interlocuteur lui répond trop longuement. Il le coupe.
— Eh ben, tu lui diras que Léo n’est pas dispo. Que tu ne sais pas où il est. Et que Léo le rappellera demain.
Il raccroche sèchement et éteint son téléphone dans la foulée.
— Foutez-moi la paix, bordel…

Léo parle souvent seul. Surtout en période troublée. Une sénilité précoce ? Pas vraiment, il n’a que 44 ans. 45 en avril. Disons que ça le rassure. Que c’est un bon moyen de se sentir moins seul. Les navigateurs en solitaire se parlent pour ne pas se rouiller les dents.
Léo n’a jamais mis les pieds sur un bateau, mais c’est un solitaire. Il autodiscute avec lui-même depuis qu’il est tout petit. Sa mère Mathilde le couchait toujours trop tôt. Il n’avait jamais sommeil à 18 heures. Sous couvert que les gamins ont besoin de sommeil, les adultes les collent au pieu en fin d’après-midi. Tout ça pour avoir la paix. Ça l’a rendu totalement insomniaque, le Léo. Tu m’étonnes. À l’heure où ses petits camarades se coltinaient des Prince de Lu au lait chaud devant un bon dessin animé japonais, lui devait aller se coucher tout ça pour que sa mère puisse avoir un moment pour elle. Mathilde n’avait pas envisagé qu’elle ait pu concilier son temps libre avec celui de son fils. Non, un enfant, ça se couche tôt : c’est bon pour le développement de son cerveau. Donc au dodo avec les poules ! Et encore, je suis certain qu’à cette époque les poules devaient se demander ce que foutait ce gamin au lit avant elles.

— C’est quoi cette vie ? marmonne-t-il. Pourquoi je m’impose ça ?
Cette salle respire le repos. Un cinéma, c’est toujours une promesse. Les fauteuils qui puent le confort. L’odeur des pop-corn oubliés. La lumière flottante. La température gloussante. Le son assourdi. Même l’odeur de pied de la moquette murale est réconfortante. Tout est réuni pour te disponibiliser. C’est une caresse avant la claque. Quel que soit le film. Au cinéma, on se prend toujours une gifle. Une trempe d’ennui. De génie. De rire. De nullité. De larmes. Rien ne remplacera le cinéma. Aller voir un film, c’est une sortie. On le choisit. On se renseigne. On prend rendez-vous avec soi-même ou avec quelqu’un. On se prépare.
Alors qu’on ne se déplace pas pour aller voir Netflix. On ne regarde pas les horaires pour aller sur Netflix. »

Extraits
« – Tu veux savoir si tout va bien? C’est ça? Eh bien non, ça ne va pas. Ça ne va même pas du tout! Pourquoi tu crois que je suis là ? Je suis rentré dans cette salle parce que tout foire autour de moi. Rien ne me rend heureux. Ma vie sentimentale est une catastrophe. Mon boulot m’emmerde. Je ne parle plus à ma fille depuis quatre ans. Et là, je suis dans une salle de cinéma en train de parler à un écran. Ça te va comme réponse? » p.20

« LE CLEANER
Je suis « cleaner » depuis bientôt neuf ans maintenant. « Cleaner », ça vient des États-Unis. Chez nous, on appelle ça : « nettoyeur après décès ».

Interview de Léo D. accordée au Courrier vendéen, le 18 novembre 2021.
Léo D. « Je suis installé à La Roche-sur-Yon depuis une vingtaine d’années. Avant de gérer cette entreprise de nettoyage « particulière », j’étais dans l’entretien des piscines. La société s’appelait « Ma Pool », ça marchait pas mal mais à la disparition du propriétaire, je n’avais pas les moyens de reprendre la boîte, alors on a déposé le bilan et je me suis retrouvé sans emploi. À la suite de ça, j’ai enchaîné plusieurs intérims dans le nettoyage et l’entretien. Jusqu’au jour où j’ai rencontré mon actuel patron, Samuel F., qui dirigeait cette entreprise, NOE (Nettoyage organique express), dont la spécialité est le nettoyage des scènes de crimes et de suicides.
À l’époque, mon boss voulait prendre un peu de recul et cherchait un gérant. J’avais fait ça dans mon précédent métier. C’était aussi dans l’entretien. J’étais qualifié. Alors, j’ai été embauché. Depuis, je gère NOE. On n’intervient pas seulement dans la région vendéenne, mais sur l’ensemble du territoire. On a développé chez NOE un ensemble de compétences qui nous permettent d’intervenir tant sur des scènes de crimes que sur des morts naturelles, mais également des suicides. » p. 51

À propos de l’auteur
BARTHELEMY_maurice_Capucine_de_ChocqueuseMaurice Barthélemy © Photo Capucine de Choqueuse

Scénariste et réalisateur depuis plus de vingt ans, Maurice Barthélemy est un hypersensible. Après avoir témoigné dans un livre au succès de librairie important, Fort comme un hypersensible, il a décidé de poursuivre l’écriture avec ce premier roman qui lui ressemble beaucoup. (Source: Éditions Plon)

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L’été en poche (29): Mon maître et mon vainqueur

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En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Mon maître et mon vainqueur

Les premières pages du livre
« J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.
3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis. »

L’avis de… Jean-Paul Enthoven (Le Point)
« On pourrait dire: c’est l’histoire de Vasco qui aime Tina, laquelle épouse Edgar tout en préférant Vasco – ce qui ne serait pas follement original… On pourrait affirmer aussi bien : c’est l’histoire de Verlaine qui, enivré par la passion et l’absinthe, tire deux coups de pistolet sur Rimbaud – mais ce fait divers n’est-il pas déjà connu dans ses moindres détails ? Or François-Henri Désérable, jeune romancier impétueux et lettré, est beaucoup plus malin… La preuve ? Il s’arrange pour que le pistolet de Verlaine (un Lefaucheux à six coups en vente chez Christie’s) soit acheté par Vasco qui, il fallait y penser, l’introduit dans son histoire d’amour avec Tina. Le tout s’intitule: Mon maître et mon vainqueur (tiré, bien sûr, d’un vers verlainien…). À l’arrivée, c’est un roman magnifique, drôle, intelligent, rieur, léger – comme toutes les histoires d’amour (très) fou. (…) on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir. »

Vidéo


François-Henri Désérable présente Mon maître et mon vainqueur © Production Gallimard

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L’été en poche (11): La décision

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En deux mots
Les dossiers s’accumulent sur le bureau de la juge antiterroriste Alma Revel. Après les attentats, il lui faut aussi gérer les Français revenus de Syrie et tenter de cerner leur profil. Entre tension croissante et vie de couple qui part à vau-l’eau, elle va essayer de tenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : La décision

Les premières pages du livre
« Est-ce que vous voulez vraiment voir les images de l’attentat ?
Longtemps, c’est moi qui ai posé cette question. En tant que juge d’instruction antiterroriste, cela avait toujours représenté un problème éthique capital pour moi : devais-je montrer les images des attentats aux familles de victimes qui le réclamaient ? Était-ce mon rôle ? Au nom de la vérité, fallait-il à tout prix voir ? Les images des corps mutilés, des boîtes crâniennes explosées, des corps d’enfants démembrés étaient-elles indispensables à la vérité ? J’essayais de dissuader les familles : je voulais les protéger de l’obscénité de la mort. Mais à présent c’est moi qu’un juge d’instruction tente de convaincre de ne pas visionner l’exécution filmée par le terroriste à l’aide d’une caméra qu’il a accrochée à son torse le jour de l’attaque, c’est moi qu’on cherche à protéger, mais j’insiste, je veux savoir, j’ai peut-être besoin de voir pour y croire, il y a un tel sentiment de déréalisation face à l’horreur, on a beau vous répéter que c’est arrivé, tout en vous refuse cette évidence. François ne parle pas, ne bouge pas, je sais qu’il a pris un anxiolytique avant de venir, il m’en a proposé un dans son bureau que j’ai refusé, j’en ai déjà avalé deux pendant la nuit que j’ai passée en grande partie recroquevillée dans mon lit ; c’est lui qui, le premier, a demandé à voir les images, mais il n’est pas juge principal dans cette affaire ; au pire, il va connaître une accélération cardiaque, au pire, il se sentira mal pendant quarante-huit heures, puis il retournera au restaurant, à la salle de sport, il fera l’amour. François Vasseur est arrivé dans le service au lendemain des attentats de Charlie Hebdo ; cela a été l’un de ses premiers dossiers, nous travaillons souvent en binôme ; nous sommes, comme on dit, complémentaires : je suis la juge rouge, trop à gauche, trop souple pour cet homme de droite qui répète à ses proches qu’il ne faut céder sur rien, qu’on a été trop laxistes, que la France s’est compromise. Nous nous installons côte à côte dans le bureau du juge désigné pour instruire le dossier : Éric Macri. Le tueur a été capturé vivant après s’être retranché pendant plus de vingt-quatre heures dans un bureau situé sur le lieu du drame ; c’est lui qui va l’interroger. Éric a allumé la lumière rouge qui indique, sur le fronton de la porte extérieure, qu’il ne doit pas être dérangé. Avant, c’était un sujet de blagues entre nous : il était peut-être avec l’une de ses nombreuses conquêtes. On riait beaucoup – c’était une façon comme une autre de conjurer toute cette violence. Mais là, nous sommes, tous les trois, au bord des larmes.

Éric nous demande si nous souhaitons faire appel à la psychologue du tribunal ; c’est elle qui prépare les familles des victimes à l’horreur de ce qu’elles vont voir et les aide à ne pas s’effondrer totalement après la diffusion – quand on est soumis à un choc psychique de cette ampleur, on n’est jamais à l’abri d’une crise de folie, d’une décompensation. Je dis non ; François hoche la tête de gauche à droite. Éric demande une dernière fois, en me regardant droit dans les yeux : Alma, tu es sûre ? Pourquoi t’infliger ça ? Il me tutoie, évidemment, nous sommes proches, nous travaillons ensemble depuis des années, tu devrais te préserver, et je répète, avec un peu de nervosité dans la voix – je crois que je pourrais m’évanouir tant je redoute les images qu’il s’apprête à me montrer, tant je tremble (mais si je m’effondre j’entraînerai tout le monde dans ma chute) –, je répète que, oui, j’en suis sûre ; au cours de ma carrière, j’en ai vu, des vidéos d’exécutions, parfois même avec lui : extraits de caméras de surveillance, décapitations, vidéos issues de ces petites GoPro que les amateurs de sports extrêmes achètent pour se filmer et dont les terroristes ont détourné l’utilisation à des fins morbides – ils calent la caméra sur leur torse à l’aide d’un harnais et l’enclenchent au moment de passer à l’acte, ça ne leur suffit pas de tuer, ils veulent montrer comment ils ont tué, avec quelle haine, quel sang-froid, quelle violence, ils tuent et ils existent. Éric enclenche la vidéo en lâchant un « on y va » comme si on s’apprêtait à pénétrer tous ensemble dans un bâtiment en feu ; et je sais – nous le savons tous – que celle qui sera consumée, c’est moi.

Ce que je vois en premier, c’est la silhouette massive d’un homme qui se fige, ses lèvres entrouvertes, son regard terrorisé, ce que je vois, c’est sa tête qui explose sous l’impact d’une rafale de kalachnikov, son corps décapité qui s’écroule. François se lève et sort du bureau précipitamment, une main sur le cœur, prêt à vomir ses tripes sur le parquet fin de siècle. Moi, je reste. Respire Alma, tout mon être tressaille, ce n’est pas qu’une sensation, c’est vrai, mais je ne cille pas, j’ai appris à maîtriser mes émotions – en interrogatoire on ne doit jamais laisser transparaître ses sentiments. Éric ne regarde pas l’écran ; cette vidéo, il l’a déjà vue pour les besoins de l’enquête, je suis désormais la seule spectatrice d’un drame national, de mon drame. Les images tremblent sous les pas de l’assassin ; elles sont saccadées et un peu floues. On entend des tirs, des hurlements et ces mots du tueur dont j’identifie tout de suite la voix – parce que je la connais : Allah Akbar ! Tout est sombre, à peine éclairé par des faisceaux de lumière multicolores dont les iridescences se diffractent sur les visages statufiés d’effroi. La caméra embarquée filme à hauteur d’homme. Les victimes tombent sous les tirs de kalachnikov. J’ai l’impression atroce que c’est ma main qui tient l’arme, que c’est moi qui tire. Que c’est moi qui tue.

Retranscription de la conversation numéro 67548 sur la ligne 06XXXXX
— Je t’aime, Sonia.
— Je suis ta femme maintenant, LOL.
— Pour la vie.
— Oui, pour la vie.
— Tu te sens prête à tout quitter ?
— Ce sera le paradis !
— On restera un peu en Turquie pour la lune de miel, deux, trois jours avant de passer en Syrie.
— T’es sûr de toi ?
— Ouais ! Tant que je ne serai pas allé au bout de cette envie, je ne serai pas bien.
— J’espère que tu vas tous les massacrer, je t’encouragerai bien comme il faut, LOL.
— MDR, c’est gentil. Je suis déter, je suis au max. Et t’inquiète, tout est prévu pour les femmes de combattants.
— Je sais.
— Inch Allah, on sera heureux.
— Grave !
— Et au fait, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
— Oui, trop cool quand le frère, il le décapite.
(Ils rient.)

Je me nomme Alma Revel. Je suis née le 7 février 1967 à Paris. J’ai quarante-neuf ans.
Je suis la fille unique de Robert Revel et Marianne Darrois.
Je suis de nationalité française.
En instance de divorce, mère de trois enfants.
Je suis juge d’instruction antiterroriste.
Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j’ai pris une décision qui m’a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays.
On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. Pourquoi saccage-t-on sa vie ou celle d’un autre avec un acharnement arbitraire ? Je ne sais pas, je ne détiens pas la vérité, je la cherche, inlassablement ; mon seul but, c’est la manifestation de cette vérité. Je suis comme une journaliste, une historienne, un écrivain, je fais un travail de reconstitution et de restitution, je tente de comprendre le magnétisme morbide de la violence, les cavités les plus opaques de la conscience, celles que l’on n’explore pas sans s’abîmer soi-même – tout ce que je retiens de ces années, c’est à quel point les hommes sont complexes. Ils sont imprévisibles, insaisissables ; ils agissent comme possédés ; c’est souvent une affaire de place sociale, ils se sentent blessés, humiliés, au mauvais endroit, ils se mettent à haïr et ils tuent ; mais ils tuent aussi comme ça, par pulsion, et c’est le pire pour nous, de ne pas pouvoir expliquer le passage à l’acte. On sonde les esprits, la sincérité des propos, on cherche les intentions, on a besoin de rationaliser – et dans quel but car, à la fin, on ne trouve rien d’autre que le vide et la fragilité humaine.

J’ai intégré le pôle d’instruction antiterroriste en 2009 ; j’en suis la coordonnatrice depuis 2012. Au sein de la galerie – une aile ultrasécurisée du Palais de justice de Paris –, je coordonne une équipe de onze magistrats. Les gens connaissent mal les juges d’instruction antiterroristes ; avec les agents du renseignement, nous sommes les hommes et les femmes de l’ombre ; c’est nous qui dirigeons les enquêtes, qui interrogeons les mis en examen, les complices, qui recevons les familles des victimes. On ne porte pas l’accusation, on ne travaille pas sur la culpabilité – il y a des procureurs pour ça ; notre métier, ce sont les charges : on ne se fie qu’à des éléments objectifs car si on n’a rien, on alimente le fantasme de la poursuite politique.
Nous travaillons en binôme ; sur les dossiers les plus importants, nous sommes trois, voire quatre ou cinq. Le premier juge saisi est en charge du dossier mais dans les réunions et au moment de la prise de décision, nous sommes deux. Trois services d’enquêtes collaborent avec nous : la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, la sous-direction antiterroriste qui dépend de la police judiciaire, la SDAT, et la section antiterroriste de la Brigade criminelle, la crème des enquêteurs. Pour les attentats, les trois services sont saisis. Mon travail, c’est de coordonner et de diriger l’action des policiers. J’échange une cinquantaine de mails par jour avec les enquêteurs. On a des réunions régulières. On peut faire beaucoup d’expertises : ADN, informatiques, et d’autres sur la personnalité psychologique ; on missionne des psychiatres, des enquêteurs de personnalité pour reconstituer des parcours.
Le pôle antiterroriste est l’un des postes d’observation et d’action les plus exposés : il faut être solide, déterminé, un peu aventureux, capable d’encaisser des coups, de supporter la violence (interne, externe, politique, armée, religieuse, sociale), la violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point. On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi. Chaque matin je suis confrontée aux limites de ma résistance et à la gestion de mon stress. J’arrive à mon bureau à 8 h 30, je repars à 19 heures, en théorie car en réalité, le terro, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je prépare mes interrogatoires ou rédige mes ordonnances chez moi, le soir ; je reviens le week-end, quand je suis de permanence : c’est aussi, je crois, un moyen de fuir mon quotidien, de ne pas affronter la décomposition de mon mariage. Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.
Mon quotidien, ce sont aussi les missions – jusqu’à quatre par an – dans des zones de conflit minées par le jihadisme, au milieu d’agents du Raid ou du GIGN surarmés, les exercices de sécurité, l’obligation de changer de chambre au milieu de la nuit pour ne pas être identifiable, la confrontation avec les gardes des détenus que je suis venue interroger, des types dont je ne sais rien, imprévisibles et sanguins, masqués de têtes de mort, les slogans scandés en pleine nuit : « Français ! Partez maintenant sinon ce sera trop tard ! », les risques de maladie, sur place, les traitements préventifs qui me laissent exsangue et ce moment où, avant de partir, j’embrasse mes enfants sans leur montrer mon émotion, en pensant que c’est peut-être la dernière fois. Je suis saisie de tous les attentats commis dans le monde ayant occasionné des victimes françaises, je me rends régulièrement dans des dictatures touchées par le terrorisme, des théâtres de guerre où règnent l’anarchie, les régimes patriarcaux les plus archaïques, ce sont toujours des situations à risques, je sais que je peux être maltraitée, humiliée et, dans le pire des cas, kidnappée. Sur l’échelle de mes angoisses, le viol et la décapitation arrivent juste en dessous de la mort de mes enfants. Souvent, j’ai eu peur ; mais au bout d’un certain temps, la peur, on finit par la dominer.
La réalité, c’est qu’on s’habitue à la possibilité de notre propre mort mais à la haine, jamais. La haine surgit et contamine tout. Elle est là quand j’ouvre les courriers des détenus [Alma Revel, vous allez crever en enfer], le compte rendu d’écoutes interceptées dans les parloirs sonorisés [la juge, cette pute] ; elle est là quand je visionne des vidéos d’exécutions ou les images prises sur les scènes de carnage [on va balafrer votre pays de mécréants], elle est là quand j’interroge des hommes, des femmes, des adolescents [j’reconnais pas votre justice, vos lois, vous êtes rien], et elle est là au moment où je reçois des SMS de menace [Les Frères vont buter ta gueule, grosse salope]. À la fin, ces microfissures provoquent une fracture, une béance qu’il faut bien combler d’une façon ou d’une autre, par une narration affective, même factice. Or, d’une manière générale, les gens n’aiment pas les juges, ils nous voient comme les clés de voûte d’un appareil punitif, nous serions rigides et trop puissants, les thuriféraires de la loi – le bras armé de la coercition.
Mon père avait été un grand lecteur et un étudiant de Foucault qu’il citait souvent : « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. » Je suis la fille unique de Robert Revel, l’histoire a oublié mon père, il fut pourtant l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne dans les années 60, proche de Jean-Paul Sartre dont il avait failli être le secrétaire avant de tomber dans la drogue et le gangstérisme. Il me racontait que mes grands-parents, des résistants communistes, cachaient des armes et des tracts antinazis dans son berceau ; je crois que tout part de là, de l’idée que le pire est toujours possible mais qu’il ne faut jamais se coucher devant l’adversaire. Ma mère, il l’avait rencontrée sur les bancs de Normale sup. C’était l’un de ces couples passionnés qui croyaient en la révolution à une époque où intellectualité et sexualité fusionnaient, où l’on considérait encore que la littérature et les idées pouvaient changer le monde et qu’il fallait penser contre soi pour avoir une possibilité de construction et d’élévation personnelles – des convulsions de l’histoire, ils avaient fait la matrice de leur vie commune.
L’histoire familiale aurait pu être glorieuse si mon père n’avait pas choisi, du jour au lendemain, de suivre Pierre Goldman, fils de résistants juifs, icône rebelle de la gauche intellectuelle, un type brillant, fiévreux mais instable, convaincu que l’engagement passait par la lutte armée et qui l’a incité à prendre les armes pour rejoindre la guérilla au Venezuela au milieu de l’année 1968.
À leur retour, en 1969, mon père sombre avec lui dans le banditisme. Quelques années plus tard, Goldman est accusé du meurtre de deux pharmaciennes, il écrit ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un texte vertigineux dans lequel il clame son innocence, et il est libéré avant d’être assassiné en pleine rue. Mon père, lui, est arrêté lors du cambriolage de l’appartement parisien d’un grand patron de l’époque, incarcéré pendant onze ans et oublié de tous. Ma mère m’emmène vivre avec elle au sein d’une communauté du sud de la France composée d’intellectuels, la plupart fils de bourgeois, déterminés à modifier les structures sociales en adoptant un mode de vie rural – communauté qu’elle quitte quelques années plus tard pour faire un mariage petit-bourgeois dicté par le triptyque confort-sécurité-raison avec un médecin réputé d’un village des Alpes du Sud ; c’est là, perdue dans les montagnes du Valgaudemar, que j’ai été élevée.
Quand mon père sort de prison au début des années 80, c’est un homme déprécié, sans aucune cohérence intérieure – éclaté, branlant ; de là, ma conviction que l’incarcération, si elle peut entraîner une forme de prise de conscience, a aussi ses effets disruptifs – l’enfermement révèle le pire de vous-même et quiconque n’a pas été soumis à ce rétrécissement de l’horizon ne sait pas ce qu’est la dévastation. Il s’installe dans une HLM de Champigny-sur-Marne et tombe dans les drogues dures ; ma mère limite mes contacts avec lui jusqu’à ma majorité. Il meurt à la fin des années 90 d’une overdose ; il n’avait que cinquante-cinq ans. Pendant les quelques années où je me serai rapprochée de lui, il n’aura fait que me reprocher de m’être placée du côté de la répression : « Ton métier, c’est d’emmerder et de faire enfermer les gens qui ont des problèmes. » C’était réducteur, évidemment. Juger est aussi un acte politique.
Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques. J’ai devant moi des gens broyés par le destin, issus de tous les milieux sociaux, le malheur est égalitaire, il ne faut pas croire que certains s’en sortent mieux que d’autres ; dans la vie, chacun fait ce qu’il peut, en fonction de ses chances, de ses capacités, et c’est tout. Sur mon bureau, j’ai encadré cette phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »
Mais parfois, on ne comprend rien. »

L’avis de… Alexis Brocas (Le JDD)
« À force d’accumuler les décisions en suspens dans la tête de son héroïne, et à force d’alterner entre ses pensées et les interrogatoires qu’elle conduit auprès d’un cas ambigu, Karine Tuil transforme peu à peu son roman en un curieux thriller. Un thriller moral, où la tension vient autant de l’action que des hésitations d’Alma. Les dilemmes de nos juges valent ceux des héros cornéliens même s’ils ne parlent pas la même langue, songe-t-on en tournant les pages. Mais l’art de Karine Tuil consiste justement à forer les faits de société pour en extraire la dimension tragique, au sens théâtral du terme. Et les questions qui hantent son Alma se posent à toute la France. »

Vidéo


Karine Tuil présente «La decision». © Production Librairie Mollat

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Le bureau d’éclaircissement des destins

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Finaliste du Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Après plus d’un quart de siècle passé au centre de recherche des victimes du régime nazi, Irène se voit confier la mission de rendre des objets trouvés dans les camps à leurs propriétaires ou à leurs descendants. À partir d’une marionnette en chiffon, elle va retracer le destin d’une famille au terme d’une enquête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Ne pas laisser la mort éclipser la vie»

Dans son nouveau roman très documenté, Gaëlle Nohant nous fait découvrir l’International Tracing Service, le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. En suivant, Irène, chargée de restituer des objets retrouvés dans les camps d’extermination, elle nous offre aussi un témoignage bouleversant.

En 1990, à la recherche d’un emploi en Allemagne où elle s’est installée après avoir épousé un Allemand, Irène postule à un poste d’assistante dans une entreprise internationale dont elle ignore tout. Eva, qui la reçoit, lui explique alors que l’ITS (International Tracing Service) est le plus grand centre de documentation sur les exactions commises par le régime nazi. Fondé en 1948 et installé dans les bâtiments d’un haut-dignitaire nazi, ce centre continuait toujours sa mission. Comme le lui explique Eva, «des dizaines de milliers de lettres arrivent ici chaque année, dans lesquelles des voix implorent dans toutes les langues, racontent une longue quête. Certains ont retourné la terre en vain. D’autres écrivent: «Je ne sais rien. Devant moi, il y a un grand trou.» Ou encore: «Ma mère est morte avec ses secrets. Ne me laissez pas seul avec ce silence.» Chaque lettre pesait son poids d’espoir. De mots qui retenaient leur souffle.»
Très vite, Irène va s’investir dans son travail et prendre au fil de plus en plus d’assurance dans sa mission. Et après plus d’un quart de siècle, elle a réussi à se constituer un vaste réseau qui va lui servir dans sa nouvelle tâche, essayer de retrouver les propriétaires des milliers d’objets ramassés dans les camps, afin de les rendre à leurs propriétaires ou plus vraisemblablement à leurs descendants.
À partir d’une marionnette et d’une enveloppe précisant le nom du propriétaire, Teodor Masurek, elle commence une enquête minutieuse qui va lui permettre de découvrir que ce Pierrot est passé par plusieurs mains au camp de Neuengamme. En fouillant le passé et en recoupant ses informations, elle va nous entraîner dans le ghetto de Varsovie, essayer de comprendre ce que sont devenus les enfants qui ont pu échapper aux rafles ou ceux qui ont été volés. Elle va déchiffrer des documents enfouis par les derniers survivants, elle va revenir sur le courage incroyable des femmes incarcérées à Ravensbrück et qui servaient aux expérimentations de Mengele et consorts et qui ont décidé de se rebeller. Ce faisant, elle va aussi retrouver la trace de Eva, sa collègue disparue – qu’elle n’avait pas osé interroger de son vivant – qui avait elle aussi été victime de la barbarie nazie.
Mêlant avec brio le romanesque à la Grande Histoire, elle nous montre la complexité de la tâche et nous fait comprendre combien ce travail est essentiel et qu’il est bien loin d’être terminé.
Il n’est en effet pas rare de voir certaines victimes ne pas savoir par quel enchaînement de circonstances, elles sont arrivées dans un camp et ont pu survivre. Car pour nombre d’entre eux la reconstruction passait par le silence, la volonté d’effacer leur passé douloureux. Les révélations d’Irène sont alors dérangeantes, quand elles ne sont pas niées. Il est vrai aussi qu’en creusant un peu, elle met au jour des vérités dérangeantes. Tel enfant a été «adopté» par de «bons allemands» au désespoir de ses parents biologiques qui ont perdu toute trace de lui et l’imaginent mort. Tel autre ne s’est jamais demandé quel rôle avait pu jouer ses parents ou grands-parents dans la grande machinerie destructrice mise en place par Hitler et ses sbires. Gaëlle Nohant, qui avait déjà rassemblé une impressionnante documentation pour retracer le destin de Robert Desnos dans le formidable Légende d’un dormeur éveillé, a pu s’appuyer sur certaines pièces rassemblées à l’occasion. Mais elle s’est surtout longuement entretenue avec Nathalie Letierce-Liebig, la coordinatrice du département de recherche des archives d’Arolsen, qui a en quelque sorte servi de modèle à Irène. Tout comme cette dernière, la romancière s’est constitué un réseau, allant du musée de Lublin à l’Institut historique juif et au musée de l’Insurrection de Varsovie. De toutes ses lectures et voyages, de sa rencontre avec un descendant de déporté, elle a fait un grand roman sur la transmission et l’héritage, sur le devoir de mémoire. Un livre plus que jamais essentiel en ces temps troublés.

Le bureau d’éclaircissement des destins
Gaëlle Nohant
Éditions Grasset
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782246828860
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Bad Arolsen. On y évoque aussi les camps d’extermination, notamment ceux d’Auschwitz, Ravensbrück, Treblinka et Buchenwald et des voyages en Pologne, à Varsovie, en Grèce, à Thessalonique, en France, à Paris et en Allemagne, à Berlin ainsi qu’en Argentine, en Israël et aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au cœur de l’Allemagne, l’International Tracing Service est le plus grand centre de documentation sur les persécutions nazies. La jeune Irène y trouve un emploi en 1990 et se découvre une vocation pour le travail d’investigation. Méticuleuse, obsessionnelle, elle se laisse happer par ses dossiers, au regret de son fils qu’elle élève seule depuis son divorce d’avec son mari allemand.
A l’automne 2016, Irène se voit confier une mission inédite : restituer les milliers d’objets dont le centre a hérité à la libération des camps. Un Pierrot de tissu terni, un médaillon, un mouchoir brodé… Chaque objet, même modeste, renferme ses secrets. Il faut retrouver la trace de son propriétaire déporté, afin de remettre à ses descendants le souvenir de leur parent. Au fil de ses enquêtes, Irène se heurte aux mystères du Centre et à son propre passé. Cherchant les disparus, elle rencontre ses contemporains qui la bouleversent et la guident, de Varsovie à Paris et Berlin, en passant par Thessalonique ou l’Argentine. Au bout du chemin, comment les vivants recevront-ils ces objets hantés ?
Le bureau d’éclaircissement des destins, c’est le fil qui unit ces trajectoires individuelles à la mémoire collective de l’Europe. Une fresque brillamment composée, d’une grande intensité émotionnelle, où Gaëlle Nohant donne toute la puissance de son talent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mediapart (Frederic L’Helgoualch)
Blog The Unamed Bookshelf
Le Blog de Samuel Massilia (entretien avec Gaëlle Nohant)
Blog Delcyfaro
Blog De quoi lire

Les premières pages du livre
« Chaque matin, elle vient par les bois. À mesure qu’elle traverse l’opacité des arbres et la nuit, Irène sent que la forêt dépose en elle quelque chose d’ancien qui se recrée sans cesse, une poussière de fantômes et d’humus. Elle roule dans le rayon jaune des phares et, peu à peu, glisse des ténèbres vers la lumière.
Dans la petite ville, les volets fraîchement repeints s’ouvrent sans grincer, les cheminées fument dans le matin brumeux. Rien ne dépasse, n’échappe à la vigilance des voisins. Irène aperçoit le boucher qui lève son rideau de fer. Quand elle lui adresse un signe amical, il fronce les sourcils, le regard troublé par un fond de méfiance. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’elle s’est installée ici, mais les habitants de Bad Arolsen la voient toujours comme une étrangère. Cette Française qui les juge par en dessous. Et vient remuer, avec d’autres qui lui ressemblent, de vieilles histoires qu’il serait temps de laisser dormir.
Elle freine sec pour laisser passer un cycliste, avant de s’engager dans la longue allée boisée qui serpente entre les arbres. Au fond du parc, les bâtiments modernes abritent des dizaines de kilomètres d’archives et de classeurs que l’on pourrait longer des heures sans entendre les cris, les silences qu’ils renferment. Il faut avoir l’oreille fine et la main patiente. Savoir ce que l’on cherche et être prêt à trouver ce que l’on ne cherchait pas.

Irène est toujours émue de découvrir la plaque discrète. La première fois qu’elle avait gravi ces marches, elle avait déchiffré les mots « International Tracing Service » sans savoir ce qu’ils signifiaient.
Elle n’était qu’une gamine expatriée par indépendance qui était restée par amour, suivant son fiancé dans une région cernée de forêts où elle devrait déployer beaucoup de bonne volonté pour être acceptée, sans jamais y parvenir vraiment. Ce lieu était devenu, au bout du compte, ce qui se rapprochait le plus d’un chez-elle. Même après que l’amour l’avait désertée, quand elle s’était retirée en lisière de ville avec un enfant partagé entre deux maisons, elle n’avait pas imaginé repartir. Parce que chaque fois qu’elle gravit ces marches, elle se sent à sa place. Chargée d’une mission qui la dépasse et la justifie.

Le premier jour, c’est l’odeur qui l’a saisie. Ce mélange de moisi, de vieux papier, d’encre de photocopieuse et de café froid. Elle a respiré, avant d’en avoir conscience, le mystère enclos dans ces murs, ces tiroirs innombrables, ces dossiers hâtivement refermés à son passage.
Aujourd’hui, un concert de « Hallo Irene » et de sourires l’escorte à travers le grand hall d’entrée et jusque dans les étages. Elle appartient à ce lieu. Une ruche, dont les abeilles viennent d’un peu partout. Leurs prénoms composent une mosaïque changeante : Michaela, Henning, Margit, Arié, Kathleen, Kazimierz, Dorota, Constanze, Igor, Renzo, François, Diane, Gunther, Elzéar, Christian… Chacun dépose au vestiaire ce qu’il vit et souffre au-dehors. Il faut se vider de tout ce qui encombre, se rendre réceptif.

Elle dépose ses affaires sur son bureau, ouvre son agenda à la page du jour : le 27 octobre 2016. Relève le volet roulant. La lumière grise vient frapper la photo de son fils dans son cadre argenté. C’est la seule note intime de cette pièce où s’entassent livres et dossiers, dans un désordre apparent dont elle détient la clef. Sur le cliché, Hanno éclate de rire. C’était il y a quatre ans, pour son seizième anniversaire. Elle le taquinait, le doigt sur le déclencheur. Ensuite ils avaient dîné dans une brasserie du centre-ville, elle l’avait autorisé à boire un peu de vin mousseux. « Ne le dis pas à ton père. – Papa me laisse boire de la bière depuis un moment, tu sais », avait souri Hanno. Il était si beau, avec ses cheveux bouclés et cette fierté dans ses yeux noirs. Comme s’il s’éloignait déjà vers sa vie d’homme.
Irène avait pensé, Quand il sera parti, que me restera-t-il ?
Cette crainte lui avait fait honte. N’était-elle pas partie, elle aussi ? Elle n’avait laissé personne la retenir. Elle ne pèserait pas sur Hanno.
Aujourd’hui, il fait ses études à Göttingen et rentre le week-end, quand il n’est pas chez son père ou avec ses amis. Elle s’accommode de la distance. La solitude est son affaire, son élégance de la lui cacher.

Elle toque à la porte du bureau de Charlotte Rousseau.
— Bonjour, Irène. Je vous attendais. Je vous fais un café ?
— Volontiers.
— Le temps de s’habituer à cette grisaille humide, on sera enseveli sous la neige, grimace la directrice du centre en mettant une capsule dans la machine à café. Fichu pays.
D’origine toulousaine, elle endure le climat de ce coin de la Hesse. Dans sa voix chaleureuse affleure une pointe d’accent de son Sud-Ouest natal qui s’accroche à certains mots chargés d’affects. Traces mélodiques d’un pays coriace, balayé de soleil et de vent d’autan. Elle n’y retourne pas assez à son goût.
— Il va falloir vous requinquer un peu, vous êtes pâlotte, lui dit-elle tandis qu’elles sirotent leur expresso. J’ai une mission à vous confier.
Irène ne peut réprimer un sourire. Depuis que Charlotte Rousseau dirige l’International Tracing Service, cette phrase retentit plusieurs fois par jour. Cette petite femme à la silhouette nerveuse semble résolue à rattraper en un mandat tout ce qui n’a pas été accompli par ses prédécesseurs, au risque d’épuiser le personnel : certains ont mis au point des stratégies pour éviter de la croiser dans les couloirs.
Irène, c’est le contraire, l’énergie de la directrice la galvanise. Comme si elle avait ouvert les portes d’un mausolée poussiéreux. Et puis il y a entre elles cette discrète connivence, de partager la nostalgie de la France.
— De quoi s’agit-il ?
La directrice l’observe en buvant son café.
— Hier soir, j’ai pensé à ces objets qui viennent des camps. Ils ne nous appartiennent pas. On les garde ici, comme des reliques des Enfers. Je crois qu’il est temps de les rendre à qui de droit.
— À qui de droit ? interroge Irène. Mais leurs propriétaires sont morts. Enfin, la grande majorité d’entre eux.
— Ils ont peut-être des enfants, des petits-enfants. Vous figurez-vous le sens que ça aurait pour eux de recevoir ces objets revenus de si loin ? Dans leur vie, aujourd’hui. Comme un testament… Alors j’ai pensé à vous, et à votre équipe. Bien sûr, je ferai en sorte que vous receviez toute l’aide nécessaire.
Irène s’entend dire oui.
Même si elle pressent que ce qu’elle s’est rebâti de tranquillité risque de voler en éclats. Elle n’est pas sûre d’être prête. Submergée d’excitation et de crainte diffuse.
Elle accepte.
Et c’est ainsi, dans cette lumière brouillée d’automne, que tout commence.

Eva
Au fond du couloir, il y a cette pièce qui lui serre le cœur. Le bureau d’Eva, même si beaucoup d’autres l’ont occupé depuis son départ. Longtemps, Irène est venue s’y rassurer. Elle avait besoin d’une alliée. C’était beaucoup demander, mais Eva lui avait offert davantage. Irène lui doit ce qu’elle est devenue.
— Tu ne sais pas ce qu’on fait ici, pas vrai ? l’avait interrogée Eva, de sa voix grave où perçait un sourire.
Irène repense souvent à ce jour de septembre 1990. Elle avait vingt-trois ans, une alliance neuve à son doigt, la naïveté des jeunes gens qui croient que leur charme suffit à plier le monde. Et le sentiment d’avoir accompli des choses difficiles, dignes d’admiration : se déraciner, épouser un étranger. Celle qu’elle est aujourd’hui est partagée entre l’attendrissement et l’agacement. Tu ne savais rien, le dur de la vie était devant toi.
Eva Volmann lui avait fait passer un genre d’entretien d’embauche. Elle l’avait tutoyée d’entrée de jeu, comme un vieux sage son disciple. Elle dégageait une impression de force dans un corps sec. Difficile de lui donner un âge, de lui imaginer une vie. Un visage creusé de rides profondes où brûlait son regard gris-vert, d’une intensité intimidante. Serrés dans un chignon, ses cheveux noirs étaient striés de mèches argentées. Elle avait un timbre rauque que l’accent polonais rendait mélodieux.

Irène était gênée d’avouer qu’elle avait obéi à une impulsion, après avoir lu l’annonce dans un journal local. L’International Tracing Service cherchait une personne parlant et écrivant couramment le français pour participer à une mission de recherche. Ce que recouvrait cette mission, elle n’en avait pas idée. Le mot international l’avait attirée.
— Jusqu’en 1948, l’ITS s’appelait le Bureau central de recherches, lui avait expliqué Eva.
Cet endroit était né de l’anticipation des puissances alliées. Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles avaient compris que la paix ne se gagnerait pas seulement au prix de dizaines de millions de morts, mais aussi de millions de déplacés et de disparus. Le dernier coup de feu tiré, il faudrait retrouver tous ces gens, les aider à rentrer chez eux. Et déterminer le sort de ceux qu’on ne retrouverait pas.
— Pour celui qui a perdu un être cher, ces réponses-là, c’est vital. Sinon, la tombe reste ouverte au fond du cœur. Tu comprends ?
En l’écoutant, Irène avait le sentiment de remonter le temps vers un paysage crépusculaire, où des files de gens hagards erraient à travers les ruines.
Étrangement, elle avait appréhendé la réaction de son mari. Ils n’avaient jamais évoqué le nazisme. Pourquoi redoutait-elle que ce travail lui déplaise ? Peut-être un haussement d’épaule qu’il avait eu un jour, elle ne se souvenait plus à quel propos. Un reportage, une commémoration ? Il avait eu ce geste, accompagné d’un soupir. Elle avait éteint le poste de télé.
— Quand je suis arrivée ici, avait continué Eva, cette ville… c’était une ville SS.
— J’imagine que c’était partout pareil, à l’époque.
— Non, l’avait-elle coupée. Pendant la guerre, cette ville vivait essentiellement grâce à la SS. Dans les rues, dans les forêts alentour, on croisait plus d’uniformes noirs que de civils. Tu peux imaginer ça ?
Irène ne comprenait pas. Alors Eva lui avait expliqué qu’avant-guerre, Arolsen était un gros bourg, sur lequel veillait déjà l’impressionnant château baroque avec ses dépendances, ses arbres millénaires dressés comme des sentinelles. Le prince héréditaire de Waldeck et Pyrmont, Josias, s’enticha d’Hitler. Fanatique des premiers jours, il offrit à cette religion du sang pur un peu de sa geste germanique, estampillant sa lignée des deux éclairs runiques de la SS. En retour il bénéficia d’une ascension fulgurante, devint général de division SS. Arolsen retrouva son ancien statut de ville-garnison. Le prince voyait grand : il installa dans son château une école d’officiers pour le corps d’élite de la SS ; un immense complexe comprenant une école d’administration, une caserne, qui abritait le deuxième régiment de la Division Germania de la Waffen-SS, et des bâtiments réservés aux services d’intendance. Rien n’était trop beau ; la ville et son prince s’enfiévraient de leur importance. On s’enivrait de cérémonies guerrières, de mariages célébrés en grande pompe. La première ville SS d’Allemagne, plantée en son cœur rouge et noir. Croulant sous les responsabilités, Josias privilégiait celle, si exigeante, d’inspecter le camp de Buchenwald, placé sous son autorité de général SS. Et comptait parmi les quinze plus hauts gradés de la SS en Allemagne. Himmler était son ami intime et le parrain de son fils.
— La plupart des gens l’ont suivi. Ils avaient toujours été loyaux envers leur châtelain.
C’était comme un tatouage secret, sous la brûlure de la défaite. Même si le prince déchu avait été jugé à Nuremberg et jeté dans la prison de Landsberg. Même s’ils s’étaient terrés des jours entiers, rongés par l’humiliation, terrifiés à l’idée de ce que leur réservaient les vainqueurs.
On avait exilé le prince loin du château. Dans ses salles vides ne résonnaient plus que les pas des GI’s. Des étrangers fumaient adossés aux statues, dérangeaient le silence, débarquaient les bras chargés de cartons. Sans égards pour les usages, les blasons médiévaux.
— Au début, les Américains ont installé le Bureau central de recherches dans les dépendances.
— Par provocation ? avait demandé Irène.
— Même pas, avait souri Eva. Par commodité. La ville avait été épargnée par les bombardements. Il y avait tous ces bâtiments vides. Assez de place pour loger les documents qui affluaient par camions de toute l’Allemagne. La ville était au croisement des quatre zones d’occupation du pays. Quelle ironie, quand même… Créer ici le plus grand centre de documentation sur les victimes de la persécution nazie !
— Les gens du coin ont dû avoir du mal à digérer ça.
— C’est le moins qu’on puisse dire… Ils ont fini par s’habituer à nous. Le centre est l’un des premiers employeurs de la ville.
Au début, le Bureau central de recherches, qui deviendrait plus tard l’International Tracing Service, incarnait une menace concrète pour la population.
— Ils nous détestaient, et ils crevaient de trouille.
Eva souriait et Irène avait pensé, Quelle a été sa vie, pour que ses dents soient si abîmées ?
— Ils n’avaient pas tort, mais il n’y a que les victimes qui nous intéressent. Et ceux à qui elles manquent.

De cette première rencontre avec Eva, Irène conserve le souvenir d’un vertige. Comme dans ces jeux d’enfant où on la faisait tourner sur elle-même, un bandeau sur les yeux. Cette ville dont le prince avait été un nazi ; où l’on continuait, en 1990, à rechercher les disparus de la guerre. Comment était-ce possible ? Eva lui avait montré les piles de courrier qui s’amoncelaient au secrétariat. Des dizaines de milliers de lettres arrivaient ici chaque année, dans lesquelles des voix imploraient dans toutes les langues, racontaient une longue quête. Certains avaient retourné la terre en vain. D’autres écrivaient : « Je ne sais rien. Devant moi, il y a un grand trou. »
Ou encore : « Ma mère est morte avec ses secrets. Ne me laissez pas seul avec ce silence. »
Chaque lettre pesait son poids d’espoir. De mots qui retenaient leur souffle.
— Si tu acceptes ce boulot, tu devras t’occuper des requêtes des citoyens français, lui avait dit Eva.
Quel fardeau sur ses épaules. Elle avait eu envie de fuir.
— Je ne sais pas si j’en suis capable, avait-elle murmuré.
Eva l’avait transpercée du regard :
— Si tu ne l’es pas, tu t’en iras. Tu ne seras ni la première, ni la dernière. Il est trop tôt pour savoir. Suis-moi.
Elle l’avait entraînée à travers un dédale de couloirs et d’escaliers où s’affairaient des employés chargés de dossiers, qui la saluaient distraitement. Certains prenaient le temps de dévisager Irène.
— Nous sommes près de deux cent cinquante à travailler ici à plein temps. La plupart de ceux qui ont commencé avec moi sont partis. Les nouveaux ne leur ressemblent pas, lui avait glissé Eva.
Il y avait dans ces derniers mots une nuance de jugement qui n’avait pas échappé à Irène.

Déambulant dans ces bâtiments austères, elle les trouvait intimidants. Une variation sur le vide et le monumental : casiers de paperasse jaunie empilés jusqu’au plafond, murs d’étagères, de classeurs et de tiroirs aux étiquettes sibyllines, couloirs interminables. Un labyrinthe de papier bruissait autour d’elles.
Elles avaient abouti dans un hall, meublé de quelques machines à café et de banquettes en skaï usées. Autour d’elles, les frontons des portes portaient des indications : Documents des camps de concentration, Documents du temps de guerre, Documents de l’après-guerre, Section de recherche des enfants, Section des documents historiques… Eva lui avait expliqué que l’ITS conservait plusieurs sortes de fonds. En premier lieu, les archives des camps. Du moins, ce qui avait pu être sauvé de la destruction des traces ordonnée par Himmler. Maigres reliefs de l’obsession nazie de la bureaucratie : des listes, des cartes d’enregistrement individuelles et des registres cachés par les déportés, ou que les assassins n’avaient pas eu le temps de faire disparaître. À Buchenwald, à Mauthausen et à Dachau, l’avancée des troupes alliées les avait pris de court.
Dans les derniers mois de la guerre, les Alliés s’étaient livrés à une course contre la montre, perquisitionnant les administrations allemandes, les hôpitaux, les prisons, les services de police, les asiles ou les cimetières. À ce butin originel s’étaient ajoutées au fil du temps les données que les entreprises allemandes acceptaient de leur céder, concernant les travailleurs forcés qu’elles avaient exploités. Questionnaires des personnes déplacées, correspondance des officiels nazis, liste des malades mentaux euthanasiés au château de Hartheim, décompte du nombre de poux sur la tête des détenus de Buchenwald… Depuis 1947, le fonds du centre n’avait cessé de grossir, tel un fleuve régénéré par une myriade d’affluents. Les premiers enquêteurs avaient chassé de l’archive partout en Europe, mais elle était parfois venue à eux par des biais surprenants. La chute du Rideau de fer avait libéré quantité d’autres secrets. Le trésor de guerre représentait aujourd’hui plusieurs dizaines de kilomètres de linéaire.

Irène se sentait écrasée par ce monument de papier.
La voix rauque d’Eva l’avait rattrapée :
— Ne te laisse pas impressionner. C’est une question d’habitude. Il y a de grandes sections, que tu vois sur ces portes. Le plus important, c’est de te souvenir que tout ça a été réuni dans un but : chercher les disparus. C’est ce qui rend ces archives très particulières. Et la pièce maîtresse, c’est le Fichier central. Viens faire connaissance.
Il contenait plus de dix-sept millions de fiches individuelles. Celui qui l’avait mis au point était surnommé Le Cerveau. Pendant plus de trente ans, cet ancien pilote hongrois, qui avait échoué à Arolsen après la chute de son avion et choisi d’y rester, avait été le maître du Fichier. Il en avait fait la clef de voûte des archives.
— Il est alphabétique et phonétique. Ça, c’est l’idée géniale. Dans les camps, les détenus étaient enregistrés par des SS ou des prisonniers qui orthographiaient leurs noms de travers. Parfois, ils les traduisaient en allemand pour aller plus vite. Beaucoup de gens n’ont pas été retrouvés parce qu’ils avaient été enregistrés sous une graphie fantaisiste. Tiens regarde, celui-ci a été égaré longtemps dans les profondeurs du fichier, juste parce que le greffier d’Auschwitz avait attaché son prénom et son nom : Leibakselrad. Leib Akselrad.
Le Cerveau avait mobilisé son équipe de polyglottes. Certains parlaient plus de onze langues. Pendant des mois, ils avaient travaillé sans relâche à créer ce grand fichier qui tenait compte de toutes les variantes possibles, dans toutes les langues, des erreurs de prononciation, des diminutifs. Pour certains noms, il pouvait y avoir jusqu’à cent cinquante formes différentes.

En parcourant ces listes, Irène avait ressenti un mélange d’émotion et d’excitation. Elle aimerait ça. Chercher, retrouver quelqu’un. Elle l’avait compris à cette vibration dans ses doigts. L’envie d’être seule face à cet océan de noms, autant d’énigmes à déchiffrer.
— Toutes nos enquêtes commencent ici, avait souri Eva. Mais pour être efficace, il faut en maîtriser le territoire.
— Le territoire… ?
Elle l’avait conduite devant l’immense carte murale qui occupait tout un pan de mur. Des centaines de camps y étaient symbolisés par un point rouge. Une légende précisait la nature de chacun, la durée de son existence et le nombre de ses victimes. Cette carte était un outil de travail. Une gigantesque toile d’araignée aux dimensions de l’Europe nazie.
— Le sort de dizaines de millions de personnes s’est joué ici. Celles qui ont fui, celles qui ont été prises ou se sont cachées, celles qui ont résisté, celles qu’on a assassinées ou sauvées in extremis… Et puis il y a l’après-guerre. Des millions de personnes déplacées. De nouvelles frontières, des traités d’occupation, des quotas d’immigration, l’échiquier de la guerre froide… Tu devras apprendre tout ça, devenir savante. Plus tu maîtriseras le contexte, plus tu réfléchiras vite. Le temps que tu gagnes, c’est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile.

Après la visite, elles avaient eu envie de prolonger la rencontre. La plupart des employés étaient partis. La chaleur douce de la fin d’après-midi enveloppait le perron et le parc. Eva lui avait offert une cigarette et elles avaient fumé en déambulant sous les arbres.
— Si tu ne t’enfuis pas tout de suite, tu devras passer l’entretien final avec le directeur. Depuis le milieu des années cinquante, c’est le Comité international de la Croix-Rouge qui gère l’ITS. À l’époque, les Alliés voulaient se libérer de cette charge. Ils avaient imaginé le centre comme une structure provisoire, mais ils ont vite compris que ses missions étaient loin d’être terminées. Ils ont décidé de le confier à une organisation « neutre ». Bon, c’était une définition de la neutralité appliquée à la guerre froide… Pendant vingt-cinq ans, ça ne s’est pas trop mal passé. On a eu quelques directeurs à la hauteur de la tâche. Jusqu’à l’arrivée de Max Odermatt, en 1979. On a su tout de suite qu’on entrait dans une nouvelle ère. Autant que tu le saches, tout le monde doit lui obéir au doigt et à l’œil. Les choses et les gens.
L’ironie donnait à la voix d’Eva des inflexions tranchantes, tandis qu’elle tirait sur sa cigarette.
— Il a instauré de nouvelles règles, qui en ont calmé plus d’un… La première, c’est que tu ne dois parler à personne de ce qu’on fait ici. Même pas sur l’oreiller. Ne me demande pas pourquoi, lui seul le sait. Peut-être qu’il rêvait de faire carrière à la CIA, va savoir. Si tu as besoin de tout dire à ton mari, il vaut mieux te trouver un autre boulot. Ce serait dommage, parce que j’ai un bon pressentiment à ton sujet.
Au contraire, dissimuler à son mari la nature de son travail soulageait Irène. Ce serait plus simple de dire « Mon patron exige la confidentialité ». Et d’écarter les nuages.

Ce n’est que lorsque Eva avait remonté ses manches pour profiter des derniers rayons du soleil qu’Irène avait aperçu les chiffres sur son avant-bras. Elle avait détourné les yeux, pour ne pas la blesser. Mais Eva avait surpris son regard et répondu à sa question muette :
— Auschwitz. Ils m’ont tout pris, mais ils n’ont pas eu ma peau.
Tétanisée, Irène n’avait rien su dire. Et peut-être sa guide n’attendait-elle aucune réponse, car elle avait aspiré une dernière bouffée de cigarette et écrasé le mégot. Pendant des années, il n’avait plus été question du passé d’Eva.

Irène n’arrive pas à se le pardonner. Elle s’est longtemps raconté que son amie préférait ce silence. Quand elle a compris que ce n’était pas Eva qu’il protégeait, il était trop tard.
Et chaque fois qu’elle pense à elle, ou qu’elle lui manque, il est trop tard.

Teodor
Irène inventorie les enveloppes rangées dans les grands placards métalliques, en ouvre certaines, les referme. Chacune porte une cote, un descriptif sommaire. Près de trois mille objets reposent ici, à l’abri de la lumière. On les manipule avec précaution, après avoir enfilé des gants.
Ils sont vieux, usés. Ce sont des cadrans de montre voilés dont les aiguilles se sont figées un matin de 1942. Ou peut-être un après-midi pluvieux du printemps suivant, ou par une nuit froide de l’hiver 1944. Elles indiquent l’heure où elles se sont arrêtées, comme un cœur cesse de battre. Ce qu’elles représentaient pour leurs possesseurs – la maîtrise de son temps et de sa vie – avait perdu toute signification.
Dans d’autres boîtes, des portefeuilles vides. Sur la page d’un agenda, quelques mots dans une langue étrangère qui résonnaient peut-être, ce jour-là, avec l’urgence de vivre et l’angoisse. Irène peut se les faire traduire, mais personne ne saura lui dire leur nécessité, pour celui qu’on a déshabillé à son entrée dans le camp. Des alliances nues, qui n’avaient pas quitté l’annulaire d’un mari ou d’une femme depuis le jour des noces. Des chevalières gravées. Des bijoux de pacotille à la coquetterie démodée. Une monture de lunettes brisée.
Ce sont des objets sans valeur marchande. Les biens monnayables étaient dérobés sans retour. Ce sont les restes méprisés par les assassins, dont la modestie trahit celle de leurs propriétaires. Au moment de partir pour ce long voyage vers l’inconnu, ils ont emporté du précieux qui ne pèse pas. Leurs papiers d’identité, quelques talismans sentimentaux. Souvenirs d’une vie qu’ils espéraient retrouver intacte après l’arrestation, le cachot, les tortures, le wagon plombé.
La plupart appartenaient aux déportés des camps de Neuengamme ou de Dachau. Des politiques, des asociaux, des homosexuels, des travailleurs forcés. À leur entrée au camp, leurs affaires étaient stockées au dépôt des effets personnels.
Rares sont les Juifs qui ont eu ce privilège. La majorité d’entre eux étaient tués dès leur arrivée dans les camps. Tout ce qu’ils possédaient, pillé et recyclé dans la machine de guerre nazie. Jusqu’à leurs cheveux, leurs dents en or, la graisse de leur cadavre.
L’ITS a hérité de près de quatre mille objets au début des années soixante. Un millier a été restitué à l’époque.
D’un objet qui attend de retrouver son propriétaire, on dit qu’il est en souffrance.
Irène a le sentiment qu’ils l’appellent. Il lui faut en choisir un, ou le laisser la choisir.

Elle emporte une petite marionnette dont le tissu terni s’effiloche. Un pierrot blanc devenu grisâtre, vêtu de son habit à collerette et d’une sorte de calot noir cousu à même la tête. De la taille d’une main d’homme, il semble déplacé au milieu des montres et des alliances. Rescapé de l’enfance.
Elle enfile ses gants blancs, comme une seconde peau. Sort délicatement le pierrot de sa boîte et l’allonge sur son bureau, dans la lumière laiteuse. Par chance, l’enveloppe précise le nom de son propriétaire : Teodor Masurek. Voilà tout ce qu’il possédait à son arrivée au camp de Neuengamme. Irène imagine l’enfant en pleurs à qui on arrache le compagnon de tissu qui l’a réconforté au long du terrifiant voyage. Il était assez petit pour être caché dans une poche. Elle pense au lapin en peluche que son fils traînait partout quand il était bébé. À l’oreille puante et usée qu’il suçait pour s’endormir. Après la séparation, lorsque son ex-mari oubliait de le remettre dans le sac, Hanno ne pouvait trouver le sommeil.
Qui étais-tu, Teodor ? Y a-t-il encore quelqu’un pour s’en souvenir ? Il y avait tant de manières de te tuer, expéditives ou inventives. Celui qui t’a offert ce pierrot est mort depuis longtemps. Mais il reste peut-être une personne qui tenait à toi. Un petit frère, un cousin.
Irène lance une recherche dans le Fichier central. Depuis leur ouverture aux chercheurs, en 2007, les fonds ont été en grande partie numérisés. Près de cinq cents Masurek y sont répertoriés. Deux Biélorusses, tous les autres sont polonais. Mais un seul Teodor, né le 7 juin 1929. Il venait de fêter ses treize ans quand on l’a déporté à Buchenwald, en septembre 1942. Un gosse. Sur sa fiche d’admission, le greffier du camp a précisé le motif de son internement : « voleur ».
Irène agrandit la photo d’un visage mince et anguleux, au teint hâlé. Un regard vif, des cheveux châtains coiffés à la diable. Il mesurait 1,68 mètre. Signe particulier : une cicatrice sous le menton. Il a renseigné son adresse, dans le village polonais d’Izabelin. Irène le trouve sur une carte virtuelle, à une vingtaine de kilomètres de Varsovie. Le document mentionne le nom de sa mère, Elzbieta. Pas de père.
A-t-il pu se procurer le pierrot à l’intérieur du camp ? Sa fiche indique qu’il y a passé dix-huit mois avant d’être transféré à Neuengamme.
Une autre mentionne que Teodor a été admis au Revier de Buchenwald un mois avant son transfert, pour une scarlatine. Sur la feuille de maladie, le médecin a écrit « forte fièvre » en marge d’une courbe de température éloquente. L’infirmerie du camp était l’antichambre de la mort. L’adolescent en est sorti au bout de quelques jours. Dans quel état ? L’a-t-on transféré dans un autre camp parce qu’il était trop faible pour travailler ?
Irène se frotte les yeux ; une image s’invite sur sa rétine. Un infirmier du Revier, dans son habit rayé de déporté, tend au gamin fiévreux, qu’on va charger à bord d’un wagon à bestiaux, ce pierrot récupéré sur un enfant mort.
Ces visions ne sont que des hypothèses qu’elle doit confronter au réel. Chercher la preuve. »

Extraits
« les frontons des portes portaient des indications : Documents des camps de concentration, Documents du temps de guerre, Documents de l’après-guerre, Section de recherche des enfants, Section des documents historiques. Eva lui avait expliqué que l’ITS conservait plusieurs sortes de fonds. En premier lieu, les archives des camps. Du moins, ce qui avait pu être sauvé de la destruction des traces ordonnée par Himmler. Maigres reliefs de l’obsession nazie de la bureaucratie: des listes, des cartes d’enregistrement individuelles et des registres cachés par les déportés, ou que les assassins n’avaient pas eu le temps de faire disparaître. À Buchenwald, à Mauthausen et à Dachau, l’avancée des troupes alliées les avait pris de court.
Dans les derniers mois de la guerre, les Alliés s’étaient livrés à une course contre la montre, perquisitionnant les administrations allemandes, les hôpitaux, les prisons, les services de police, les asiles ou les cimetières. À ce butin originel s’étaient ajoutées au fil du temps les données que les entreprises allemandes acceptaient de leur céder, concernant les travailleurs forcés qu’elles avaient exploités. Questionnaires des personnes déplacées, correspondance des officiels nazis, liste des malades mentaux euthanasiés au château de Hartheim, décompte du nombre de poux sur la tête des détenus de Buchenwald… Depuis 1947, le fonds du centre n’avait cessé de grossir, tel un fleuve régénéré par une myriade d’affluents. Les premiers enquêteurs avaient chassé de l’archive partout en Europe, mais elle était parfois venue à eux par des biais surprenants. La chute du Rideau de fer avait libéré quantité d’autres secrets. Le trésor de guerre représentait aujourd’hui plusieurs dizaines de kilomètres de linéaire. » p. 23

« Le lendemain il fait encore nuit quand elle part pour Ludwigsburg:
Quatre heures plus tard, elle sonne à la porte d’un bâtiment qui se fond avec discrétion dans le paysage. De l’extérieur, nul ne peut soupçonner qu’il est protégé par des portes blindées et des coffrages d’acier, ni qu’il conserve près de deux millions de dossiers sur les criminels nazis. L’Office central d’enquête sur les crimes du national-socialisme a été créé ici en 1958. À l’époque, la majorité de leurs auteurs vivaient au grand jour sans être inquiétés, ou avaient été amnistiés après quelques années de prison. Ils avaient recouvré leur position dans la société, exigeaient qu’on leur paye leurs arriérés de pension. La population allemande ne voulait plus de procès nazis. L’Office central, comme on l’appelle ici, a été aussi fraîchement accueilli que l’International Tracing Service… » p. 321

À propos de l’auteur
NOHANT_gaelle_©jean-francois_pagaGaëlle Nohant © Photo Jean-François Paga

Née à Paris en 1973, Gaëlle Nohant vit aujourd’hui à Lyon. Elle a publié L’Ancre des rêves, 2007 chez Robert Laffont, récompensé par le prix Encre Marine, La Part des flammes, Légende d’un dormeur éveillé et La femme révélée. Elle est également l’auteur d’un document sur le Rugby et d’un recueil de nouvelles, L’homme dérouté. (Source: Grasset)

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Le colonel ne dort pas

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En lice pour le Prix Blù – Jean-Marc Roberts

En deux mots
Le colonel ne dort pas. Il est mort. Ou presque. Dans la guerre de reconquête, il est chargé de faire parler les prisonniers, de faire des choses de ces hommes. Sous le regard de son ordonnance et en respectant les ordres du général.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le tortionnaire torturé

Dans ce court roman Émilienne Malfatto dit toute l’absurdité de la guerre. Derrière la confession d’un tortionnaire, elle montre comment on peut basculer dans la violence et la folie. Un texte qui résonne fort, surtout au regard de l’actuel conflit ukrainien et des horreurs qui l’accompagnent.

« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin »
Quand le colonel arrive, il est précédé de cet aveu. S’il ne trouve plus le sommeil, c’est qu’il occupe l’un des postes les plus difficiles dans le conflit en cours, il est chargé de faire parler les prisonniers. Une tâche qu’il effectue dans le sous-sol du quartier des tanneurs avec toute la cruauté qui sied à ce genre d’activité. Tortionnaire en chef, il reçoit des hommes «avec des sentiments, des rêves, des drames» et les transforme en choses lors de séances durant lesquelles il doit faire bien attention de ne pas faire mourir ses victimes, de peur que leurs aveux ne partent avec leur dernier souffle. Dans son sillage, un respect mélangé de crainte pour lui qui a survécu aux précédents conflits et aux changements de régime.
Dans l’ombre, son ordonnance est le témoin direct de ses exactions. Un témoin très mal à l’aise, torturé lui aussi, entre sa désapprobation devant tant de souffrance et d’inhumanité et la mission qui lui a été confiée, le respect des autorités.
Une autorité qui part aussi à vau-l’eau, car le général perd la raison. Cloîtré dans son bureau, il voit la pluie qui ne cesse de tomber venir le submerger.
Construit autour de ces trois hommes, ce court roman à la puissance du Richard III de Shakespeare, une référence que l’on ajoutera à celle proposée par l’éditeur, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati et Quatre soldats de Hubert Mingarelli. Mais ces confessions et ces âmes meurtries, servies par une écriture blanche, qui se complète admirablement à la poésie.
Après Que sur toi se lamente le tigre (Prix Goncourt du premier roman) et Les serpents viendront pour toi, Émilienne Malfatto met à nouveau son expérience de reporter de guerre, de journaliste et photographe qui a notamment travaillé pour le Washington Post et le New York Times, au service de ce texte très fort, déjà en cours de traduction dans de nombreux pays et qui restera à n’en pas douter l’une des très belles surprises de cette rentrée 2022.

Le colonel ne dort pas
Émilienne Malfatto
Éditions du sous-sol
Roman
112 pages 16,00 €
EAN 978000000
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays pluvieux qui n’est pas situé précisément.

Quand?
La période n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une grande ville d’un pays en guerre, un spécialiste de l’interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office.
La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve – ou un cauchemar. Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L’ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.
Le colonel ne dort pas est un livre d’une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes.
On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.

Les critiques
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Emilienne Malfatto présente son livre Le colonel ne dort pas © Production Éditions du sous-sol

Les premières pages du livre
« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou

dix jours

ou ce matin

et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma

condamnation sans appel

perpétuité
perpétuité
comme vous les Hommes-poissons
je vous revois flotter
dans l’eau grisâtre
flotter
vous revenez depuis peupler mes cauchemars
vous avancez en écartant les roseaux
vous tendez vers moi vos membres décharnés
gonflés par les eaux
vous tendez vos mains et c’est toujours alors
toujours que
je vous tue

à nouveau

tuer les morts vous tuer encore vous mes victimes
puisque c’est la seule voie puisque je vous ai déjà
tués
puisque bientôt vous me tuerez

Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu.

La grande maison réquisitionnée qui sert désormais de centre de commandement et d’habitation pour les gradés se dresse en haut de la colline. C’est un ancien palais, du temps de l’ancien dictateur, sous l’ancien régime. On y reconnaît le goût pour ce qui brille du plafond au sol, le marbre les dorures les colonnes qui se voudraient ioniques des sièges immenses au capitonnage dur comme du béton utilisés pour des réceptions où ils assurent un inconfort durable aux invités qui, selon l’étiquette, ne doivent rien en laisser paraître. Et dans une niche du hall d’entrée, le buste décapité – puisqu’on ne pouvait pas le déplacer et qu’il était à l’effigie de l’ancien dictateur, celui-là même qu’à l’époque du buste personne n’appelait dictateur.

Le colonel hésite sur le seuil du Palais. Est-il déjà venu ici? Il a servi loyalement l’ancien régime, il a connu d’éphémères honneurs dans des lieux semblables, à l’époque où les bustes étaient intacts dans toutes les niches de tous les palais du pays. Il hésite, comme s’il répugnait à souiller le marbre de ses chaussures gorgées de boue liquide, presque crémeuse, cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde, dehors. Peut-être un reste de timidité (de déférence?) à l’égard de l’ancien dictateur auquel il fut loyal en son temps, comme beaucoup ici, même si tous font mine de l’ignorer et s’emploient à ne jamais parler de cette époque. Puis il carre les épaules, reprends-toi!, et suit l’ordonnance jusque dans le grand bureau où siège le général en charge des troupes du nord et de la Reconquête.

Trônant derrière sa large table d’acajou, le général est occupé à se couper les poils du nez à l’aide de petits ciseaux argentés et d’un miroir à main, et le colonel pense furtivement que ce miroir de dame provient peut-être d’une chambre à coucher de ce même Palais, une relique des puissants de l’ancien régime. »

Extraits
« Le colonel n’a pas toujours été un spécialiste, comme on le désigne maintenant dans certains milieux autorisés avec un mélange de respect, d’effroi, et aussi un peu de répugnance. Longtemps il fut un militaire comme les autres, peut-être seulement plus efficace, plus rapide à la réaction, plus malin. Pendant la Longue Guerre, ses chefs l’appréciaient pour ces qualités-là. Lui ne savait pas encore qu’il était pris dans un engrenage qui ne le lâcherait pas, qui le broierait à mesure que lui-même broierait les autres, tous les autres, tous ceux qu’on lui ordonnerait de broyer. C’est cela, peut-être, qui fit vraiment la différence. Demandez à un militaire de tirer sur une cible, il le fait, c’est le métier. Mais certains ont une limite. Pour beaucoup, pendant Longue Guerre, ce furent les Hommes-poissons. Les soldats reculaient devant cette tâche-là avec de grands yeux effarés. Le colonel a lui aussi eu les yeux effarés. Mais il n’a jamais reculé. » p. 38

« En cette période de reconquête, rares sont ceux qui osent réclamer un changement, protester. Les fous qui s’y risquent ne durent pas longtemps et l’ordonnance est, au fond, un lâche qui tient à la vie. Même si de plus en plus, il a l’impression d’avoir déjà trop vécu. » p. 55

« Quelque part après le quarantième jour de pluie, c’était inévitable, un envoyé arrive de La Capitale. Il faut croire que le subalterne zélé n’a pas su être aussi convaincant, aussi confiant, aussi exalté que l’était à l’époque le général, car la Capitale demande des comptes, des rapports, des progrès à matérialiser sur une carte, qu’on voie un peu qu’on puisse se faire une idée, quelque chose à se mettre sous la dent, comme dans toute opération de Reconquête, c’est bien normal, ceux qui gouvernent veulent pouvoir déplacer des pions noirs et rouges sur un plan de ville — ou un planisphère, tout dépend de l’échelle de l’opération. C’est bien normal et ça leur donne la sécurisante sensation de maîtriser la situation. » p. 92

À propos de l’auteur
MALFATTO_Emilienne_©Axelle-de-RusseÉmilienne Malfatto © Photo Axelle de Russe

Émilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste – un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l’étranger.
En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (les Arènes).

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Focus Littérature

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La décision

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En deux mots
Les dossiers s’accumulent sur le bureau de la juge antiterroriste Alma Revel. Après les attentats, il lui faut aussi gérer les Français revenus de Syrie et tenter de cerner leur profil. Entre tension croissante et vie de couple qui part à vau-l’eau, elle va essayer de tenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La juge, la mère, l’amante

En suivant une juge antiterroriste dans son quotidien, Karine Tuil continue de sonder comme personne notre société. La Décision est un drame à la tension croissante, un roman exceptionnel.

Alma Revel est juge d’instruction antiterroriste. Dès le chapitre initial, où elle doit prendre la décision de visionner ou non les images enregistrées par la caméra que portait un terroriste sur son torse au moment où il est passé à l’acte, on comprend la violence qui accompagne son quotidien. Des images insoutenables, un fanatisme irraisonnable, un radicalisme incompréhensible.
À 49 ans, cette mère de trois enfants en instance de divorce a pourtant déjà beaucoup donné. Déjà près d’un quart de siècle à traiter des affaires criminelles sordides, d’abord comme juge d’instruction puis depuis 2009 au sein de la cellule antiterroriste. Elle aura vu passer les attentats de 2012 et de 2015 et, après Charlie Hebdo, aura été secondée par François Vasseur. Un binôme, elle de gauche et lui de droite, qui fonctionne plutôt bien, comme le constate Éric Macri, le magistrat en charge de ce nouveau dossier très chaud. Car le terroriste a cette fois été appréhendé.
En intégrant des transcriptions d’écoutes téléphoniques et d’interrogatoires dans le récit, la romancière nous convie de suivre pas à pas l’instruction menée, afin de tenter de faire la lumière dans des dossiers qui s’accumulent. Entre le couple parti en Syrie en rêvant de pouvoir vivre pleinement son islam et qui ne va pas tarder à déchanter et le radicalisé qui épouse aveuglément la doctrine d’un état islamique assoiffé de sang, elle va devoir trier. «On passe des heures avec les mis en examen, pendant des années, des heures compliquées au cours desquelles on manipule une matière noire, dure. À la fin de mon instruction, je dois déterminer si j’ai suffisamment de charges pour que ces individus soient jugés par d’autres. C’est une torture mentale: est-ce que je prends la bonne décision? Et qu’est-ce qu’une bonne décision? Bonne pour qui? Le mis en examen? La société? Ma conscience?»
Face à cette tension psychologique, à l’éloignement de ses enfants, à l’incompréhension d’un mari aigri, aux menaces de mort, l’amour va finir par s’inviter dans sa vie. Après une confrontation très éprouvante, Alma va s’effondrer dans le parking et va être relevée par un avocat. Emmanuel trouve les mots et le geste qui l’apaisent. La liaison qui suit est comme une soupape de sécurité. Jouir pour tenir. Un exercice périlleux, car la tension va encore monter d’un cran, rendant ce mélange des genres explosif.
Karine Tuil réussit une fois encore un roman fort, ancré dans l’actualité. Après Les choses humaines qui traitait du viol et de son traitement judiciaire, elle s’est cette fois rapproché des juges d’instruction du pôle antiterroriste, des avocats, des magistrats de la cour d’assises et des enquêteurs de la DGSI pour construire ce drame puissant et bouleversant. Servi par une écriture précise, au plus près de la psychologie de ses personnages, ce douzième roman est sans doute l’un de ses meilleurs.

Citations en exergue

«Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent.» André Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits
«Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation.» Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être

La décision
Karine Tuil
Éditions Gallimard
Roman
304 p., 20 €
EAN 9782072943546
Paru le 7/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un village des Alpes du Sud, dans les montagnes du Valgaudemar et Champigny-sur-Marne, Levallois.

Quand?
L’action se déroule en 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mai 2016. Dans une aile ultrasécurisée du Palais de justice, la juge Alma Revel doit se prononcer sur le sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. À ce dilemme professionnel s’en ajoute un autre, plus intime: mariée depuis plus de vingt ans à un écrivain à succès sur le déclin, Alma entretient une liaison avec l’avocat qui représente le mis en examen. Entre raison et déraison, ses choix risquent de bouleverser sa vie et celle du pays…
Avec ce nouveau roman, Karine Tuil nous entraîne dans le quotidien de juges d’instruction antiterroristes, au cœur de l’âme humaine, dont les replis les plus sombres n’empêchent ni l’espoir ni la beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Les Échos (Philippe Chevilley)

Revue de presse

ELLE (Nathalie Dupuis et Olivia de Lamberterie)

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Télé 7 jours(Héloïse Goy)

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Marie Claire (Thomas Jean)

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Karine Tuil est l’invitée de Léa Salamé © France Inter

Les premières pages du livre
1
Est-ce que vous voulez vraiment voir les images de l’attentat ?
Longtemps, c’est moi qui ai posé cette question. En tant que juge d’instruction antiterroriste, cela avait toujours représenté un problème éthique capital pour moi : devais-je montrer les images des attentats aux familles de victimes qui le réclamaient ? Était-ce mon rôle ? Au nom de la vérité, fallait-il à tout prix voir ? Les images des corps mutilés, des boîtes crâniennes explosées, des corps d’enfants démembrés étaient-elles indispensables à la vérité ? J’essayais de dissuader les familles : je voulais les protéger de l’obscénité de la mort. Mais à présent c’est moi qu’un juge d’instruction tente de convaincre de ne pas visionner l’exécution filmée par le terroriste à l’aide d’une caméra qu’il a accrochée à son torse le jour de l’attaque, c’est moi qu’on cherche à protéger, mais j’insiste, je veux savoir, j’ai peut-être besoin de voir pour y croire, il y a un tel sentiment de déréalisation face à l’horreur, on a beau vous répéter que c’est arrivé, tout en vous refuse cette évidence. François ne parle pas, ne bouge pas, je sais qu’il a pris un anxiolytique avant de venir, il m’en a proposé un dans son bureau que j’ai refusé, j’en ai déjà avalé deux pendant la nuit que j’ai passée en grande partie recroquevillée dans mon lit ; c’est lui qui, le premier, a demandé à voir les images, mais il n’est pas juge principal dans cette affaire ; au pire, il va connaître une accélération cardiaque, au pire, il se sentira mal pendant quarante-huit heures, puis il retournera au restaurant, à la salle de sport, il fera l’amour. François Vasseur est arrivé dans le service au lendemain des attentats de Charlie Hebdo ; cela a été l’un de ses premiers dossiers, nous travaillons souvent en binôme ; nous sommes, comme on dit, complémentaires : je suis la juge rouge, trop à gauche, trop souple pour cet homme de droite qui répète à ses proches qu’il ne faut céder sur rien, qu’on a été trop laxistes, que la France s’est compromise. Nous nous installons côte à côte dans le bureau du juge désigné pour instruire le dossier : Éric Macri. Le tueur a été capturé vivant après s’être retranché pendant plus de vingt-quatre heures dans un bureau situé sur le lieu du drame ; c’est lui qui va l’interroger. Éric a allumé la lumière rouge qui indique, sur le fronton de la porte extérieure, qu’il ne doit pas être dérangé. Avant, c’était un sujet de blagues entre nous : il était peut-être avec l’une de ses nombreuses conquêtes. On riait beaucoup – c’était une façon comme une autre de conjurer toute cette violence. Mais là, nous sommes, tous les trois, au bord des larmes.

Éric nous demande si nous souhaitons faire appel à la psychologue du tribunal ; c’est elle qui prépare les familles des victimes à l’horreur de ce qu’elles vont voir et les aide à ne pas s’effondrer totalement après la diffusion – quand on est soumis à un choc psychique de cette ampleur, on n’est jamais à l’abri d’une crise de folie, d’une décompensation. Je dis non ; François hoche la tête de gauche à droite. Éric demande une dernière fois, en me regardant droit dans les yeux : Alma, tu es sûre ? Pourquoi t’infliger ça ? Il me tutoie, évidemment, nous sommes proches, nous travaillons ensemble depuis des années, tu devrais te préserver, et je répète, avec un peu de nervosité dans la voix – je crois que je pourrais m’évanouir tant je redoute les images qu’il s’apprête à me montrer, tant je tremble (mais si je m’effondre j’entraînerai tout le monde dans ma chute) –, je répète que, oui, j’en suis sûre ; au cours de ma carrière, j’en ai vu, des vidéos d’exécutions, parfois même avec lui : extraits de caméras de surveillance, décapitations, vidéos issues de ces petites GoPro que les amateurs de sports extrêmes achètent pour se filmer et dont les terroristes ont détourné l’utilisation à des fins morbides – ils calent la caméra sur leur torse à l’aide d’un harnais et l’enclenchent au moment de passer à l’acte, ça ne leur suffit pas de tuer, ils veulent montrer comment ils ont tué, avec quelle haine, quel sang-froid, quelle violence, ils tuent et ils existent. Éric enclenche la vidéo en lâchant un « on y va » comme si on s’apprêtait à pénétrer tous ensemble dans un bâtiment en feu ; et je sais – nous le savons tous – que celle qui sera consumée, c’est moi.

Ce que je vois en premier, c’est la silhouette massive d’un homme qui se fige, ses lèvres entrouvertes, son regard terrorisé, ce que je vois, c’est sa tête qui explose sous l’impact d’une rafale de kalachnikov, son corps décapité qui s’écroule. François se lève et sort du bureau précipitamment, une main sur le cœur, prêt à vomir ses tripes sur le parquet fin de siècle. Moi, je reste. Respire Alma, tout mon être tressaille, ce n’est pas qu’une sensation, c’est vrai, mais je ne cille pas, j’ai appris à maîtriser mes émotions – en interrogatoire on ne doit jamais laisser transparaître ses sentiments. Éric ne regarde pas l’écran ; cette vidéo, il l’a déjà vue pour les besoins de l’enquête, je suis désormais la seule spectatrice d’un drame national, de mon drame. Les images tremblent sous les pas de l’assassin ; elles sont saccadées et un peu floues. On entend des tirs, des hurlements et ces mots du tueur dont j’identifie tout de suite la voix – parce que je la connais : Allah Akbar ! Tout est sombre, à peine éclairé par des faisceaux de lumière multicolores dont les iridescences se diffractent sur les visages statufiés d’effroi. La caméra embarquée filme à hauteur d’homme. Les victimes tombent sous les tirs de kalachnikov. J’ai l’impression atroce que c’est ma main qui tient l’arme, que c’est moi qui tire. Que c’est moi qui tue.

Retranscription de la conversation numéro 67548 sur la ligne 06XXXXX
— Je t’aime, Sonia.
— Je suis ta femme maintenant, LOL.
— Pour la vie.
— Oui, pour la vie.
— Tu te sens prête à tout quitter ?
— Ce sera le paradis !
— On restera un peu en Turquie pour la lune de miel, deux, trois jours avant de passer en Syrie.
— T’es sûr de toi ?
— Ouais ! Tant que je ne serai pas allé au bout de cette envie, je ne serai pas bien.
— J’espère que tu vas tous les massacrer, je t’encouragerai bien comme il faut, LOL.
— MDR, c’est gentil. Je suis déter, je suis au max. Et t’inquiète, tout est prévu pour les femmes de combattants.
— Je sais.
— Inch Allah, on sera heureux.
— Grave !
— Et au fait, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
— Oui, trop cool quand le frère, il le décapite.
(Ils rient.)

2
Je me nomme Alma Revel. Je suis née le 7 février 1967 à Paris. J’ai quarante-neuf ans.
Je suis la fille unique de Robert Revel et Marianne Darrois.
Je suis de nationalité française.
En instance de divorce, mère de trois enfants.
Je suis juge d’instruction antiterroriste.
Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j’ai pris une décision qui m’a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays.
On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. Pourquoi saccage-t-on sa vie ou celle d’un autre avec un acharnement arbitraire ? Je ne sais pas, je ne détiens pas la vérité, je la cherche, inlassablement ; mon seul but, c’est la manifestation de cette vérité. Je suis comme une journaliste, une historienne, un écrivain, je fais un travail de reconstitution et de restitution, je tente de comprendre le magnétisme morbide de la violence, les cavités les plus opaques de la conscience, celles que l’on n’explore pas sans s’abîmer soi-même – tout ce que je retiens de ces années, c’est à quel point les hommes sont complexes. Ils sont imprévisibles, insaisissables ; ils agissent comme possédés ; c’est souvent une affaire de place sociale, ils se sentent blessés, humiliés, au mauvais endroit, ils se mettent à haïr et ils tuent ; mais ils tuent aussi comme ça, par pulsion, et c’est le pire pour nous, de ne pas pouvoir expliquer le passage à l’acte. On sonde les esprits, la sincérité des propos, on cherche les intentions, on a besoin de rationaliser – et dans quel but car, à la fin, on ne trouve rien d’autre que le vide et la fragilité humaine.

J’ai intégré le pôle d’instruction antiterroriste en 2009 ; j’en suis la coordonnatrice depuis 2012. Au sein de la galerie – une aile ultrasécurisée du Palais de justice de Paris –, je coordonne une équipe de onze magistrats. Les gens connaissent mal les juges d’instruction antiterroristes ; avec les agents du renseignement, nous sommes les hommes et les femmes de l’ombre ; c’est nous qui dirigeons les enquêtes, qui interrogeons les mis en examen, les complices, qui recevons les familles des victimes. On ne porte pas l’accusation, on ne travaille pas sur la culpabilité – il y a des procureurs pour ça ; notre métier, ce sont les charges : on ne se fie qu’à des éléments objectifs car si on n’a rien, on alimente le fantasme de la poursuite politique.
Nous travaillons en binôme ; sur les dossiers les plus importants, nous sommes trois, voire quatre ou cinq. Le premier juge saisi est en charge du dossier mais dans les réunions et au moment de la prise de décision, nous sommes deux. Trois services d’enquêtes collaborent avec nous : la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, la sous-direction antiterroriste qui dépend de la police judiciaire, la SDAT, et la section antiterroriste de la Brigade criminelle, la crème des enquêteurs. Pour les attentats, les trois services sont saisis. Mon travail, c’est de coordonner et de diriger l’action des policiers. J’échange une cinquantaine de mails par jour avec les enquêteurs. On a des réunions régulières. On peut faire beaucoup d’expertises : ADN, informatiques, et d’autres sur la personnalité psychologique ; on missionne des psychiatres, des enquêteurs de personnalité pour reconstituer des parcours.
Le pôle antiterroriste est l’un des postes d’observation et d’action les plus exposés : il faut être solide, déterminé, un peu aventureux, capable d’encaisser des coups, de supporter la violence (interne, externe, politique, armée, religieuse, sociale), la violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point. On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi. Chaque matin je suis confrontée aux limites de ma résistance et à la gestion de mon stress. J’arrive à mon bureau à 8 h 30, je repars à 19 heures, en théorie car en réalité, le terro, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je prépare mes interrogatoires ou rédige mes ordonnances chez moi, le soir ; je reviens le week-end, quand je suis de permanence : c’est aussi, je crois, un moyen de fuir mon quotidien, de ne pas affronter la décomposition de mon mariage. Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.
Mon quotidien, ce sont aussi les missions – jusqu’à quatre par an – dans des zones de conflit minées par le jihadisme, au milieu d’agents du Raid ou du GIGN surarmés, les exercices de sécurité, l’obligation de changer de chambre au milieu de la nuit pour ne pas être identifiable, la confrontation avec les gardes des détenus que je suis venue interroger, des types dont je ne sais rien, imprévisibles et sanguins, masqués de têtes de mort, les slogans scandés en pleine nuit : « Français ! Partez maintenant sinon ce sera trop tard ! », les risques de maladie, sur place, les traitements préventifs qui me laissent exsangue et ce moment où, avant de partir, j’embrasse mes enfants sans leur montrer mon émotion, en pensant que c’est peut-être la dernière fois. Je suis saisie de tous les attentats commis dans le monde ayant occasionné des victimes françaises, je me rends régulièrement dans des dictatures touchées par le terrorisme, des théâtres de guerre où règnent l’anarchie, les régimes patriarcaux les plus archaïques, ce sont toujours des situations à risques, je sais que je peux être maltraitée, humiliée et, dans le pire des cas, kidnappée. Sur l’échelle de mes angoisses, le viol et la décapitation arrivent juste en dessous de la mort de mes enfants. Souvent, j’ai eu peur ; mais au bout d’un certain temps, la peur, on finit par la dominer.
La réalité, c’est qu’on s’habitue à la possibilité de notre propre mort mais à la haine, jamais. La haine surgit et contamine tout. Elle est là quand j’ouvre les courriers des détenus [Alma Revel, vous allez crever en enfer], le compte rendu d’écoutes interceptées dans les parloirs sonorisés [la juge, cette pute] ; elle est là quand je visionne des vidéos d’exécutions ou les images prises sur les scènes de carnage [on va balafrer votre pays de mécréants], elle est là quand j’interroge des hommes, des femmes, des adolescents [j’reconnais pas votre justice, vos lois, vous êtes rien], et elle est là au moment où je reçois des SMS de menace [Les Frères vont buter ta gueule, grosse salope]. À la fin, ces microfissures provoquent une fracture, une béance qu’il faut bien combler d’une façon ou d’une autre, par une narration affective, même factice. Or, d’une manière générale, les gens n’aiment pas les juges, ils nous voient comme les clés de voûte d’un appareil punitif, nous serions rigides et trop puissants, les thuriféraires de la loi – le bras armé de la coercition.
Mon père avait été un grand lecteur et un étudiant de Foucault qu’il citait souvent : « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. » Je suis la fille unique de Robert Revel, l’histoire a oublié mon père, il fut pourtant l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne dans les années 60, proche de Jean-Paul Sartre dont il avait failli être le secrétaire avant de tomber dans la drogue et le gangstérisme. Il me racontait que mes grands-parents, des résistants communistes, cachaient des armes et des tracts antinazis dans son berceau ; je crois que tout part de là, de l’idée que le pire est toujours possible mais qu’il ne faut jamais se coucher devant l’adversaire. Ma mère, il l’avait rencontrée sur les bancs de Normale sup. C’était l’un de ces couples passionnés qui croyaient en la révolution à une époque où intellectualité et sexualité fusionnaient, où l’on considérait encore que la littérature et les idées pouvaient changer le monde et qu’il fallait penser contre soi pour avoir une possibilité de construction et d’élévation personnelles – des convulsions de l’histoire, ils avaient fait la matrice de leur vie commune.
L’histoire familiale aurait pu être glorieuse si mon père n’avait pas choisi, du jour au lendemain, de suivre Pierre Goldman, fils de résistants juifs, icône rebelle de la gauche intellectuelle, un type brillant, fiévreux mais instable, convaincu que l’engagement passait par la lutte armée et qui l’a incité à prendre les armes pour rejoindre la guérilla au Venezuela au milieu de l’année 1968.
À leur retour, en 1969, mon père sombre avec lui dans le banditisme. Quelques années plus tard, Goldman est accusé du meurtre de deux pharmaciennes, il écrit ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un texte vertigineux dans lequel il clame son innocence, et il est libéré avant d’être assassiné en pleine rue. Mon père, lui, est arrêté lors du cambriolage de l’appartement parisien d’un grand patron de l’époque, incarcéré pendant onze ans et oublié de tous. Ma mère m’emmène vivre avec elle au sein d’une communauté du sud de la France composée d’intellectuels, la plupart fils de bourgeois, déterminés à modifier les structures sociales en adoptant un mode de vie rural – communauté qu’elle quitte quelques années plus tard pour faire un mariage petit-bourgeois dicté par le triptyque confort-sécurité-raison avec un médecin réputé d’un village des Alpes du Sud ; c’est là, perdue dans les montagnes du Valgaudemar, que j’ai été élevée.
Quand mon père sort de prison au début des années 80, c’est un homme déprécié, sans aucune cohérence intérieure – éclaté, branlant ; de là, ma conviction que l’incarcération, si elle peut entraîner une forme de prise de conscience, a aussi ses effets disruptifs – l’enfermement révèle le pire de vous-même et quiconque n’a pas été soumis à ce rétrécissement de l’horizon ne sait pas ce qu’est la dévastation. Il s’installe dans une HLM de Champigny-sur-Marne et tombe dans les drogues dures ; ma mère limite mes contacts avec lui jusqu’à ma majorité. Il meurt à la fin des années 90 d’une overdose ; il n’avait que cinquante-cinq ans. Pendant les quelques années où je me serai rapprochée de lui, il n’aura fait que me reprocher de m’être placée du côté de la répression : « Ton métier, c’est d’emmerder et de faire enfermer les gens qui ont des problèmes. » C’était réducteur, évidemment. Juger est aussi un acte politique.
Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques. J’ai devant moi des gens broyés par le destin, issus de tous les milieux sociaux, le malheur est égalitaire, il ne faut pas croire que certains s’en sortent mieux que d’autres ; dans la vie, chacun fait ce qu’il peut, en fonction de ses chances, de ses capacités, et c’est tout. Sur mon bureau, j’ai encadré cette phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »
Mais parfois, on ne comprend rien.

3
J’avais à peine vingt-quatre ans quand j’ai été confrontée à la dureté du métier de juge d’instruction ; les faits étaient épouvantables : une petite fille de six ans avait été retrouvée poignardée dans son lit ; c’était son père qui l’avait découverte à son réveil ; la mère avait disparu. Il avait appelé la police, les enquêteurs l’avaient cherchée partout, dans les forêts voisines, les caves inhabitées, les morts-terrains. Ils avaient retrouvé son corps échoué au bord d’un lac ; elle était morte noyée. L’enquête avait conclu qu’elle s’était suicidée après avoir tué son enfant dans un accès de folie. Pourquoi ? Comment ? On ne le saurait jamais. Il faudrait vivre avec le mystère de ce passage à l’acte. Je devais annoncer à ce père, ce mari détruit, la fin de la procédure. J’étais si jeune – avec quels ressorts psychologiques allais-je arriver au bout de mon entretien ? Je revois cet homme en larmes, je revois la greffière et l’avocate, en larmes aussi. J’ai dû trouver la force et les mots ; ça a été terrible mais je l’ai fait.
J’ai intégré l’antiterrorisme huit ans après les attentats du 11 Septembre ; j’interrogeais des hommes, des femmes dont certains avaient chanté et dansé devant les images de l’effondrement des tours, qui désavouaient la version officielle et criaient au complot. Depuis 1995, il n’y avait pas eu d’attentats en France et, en 2012, un terroriste islamiste de vingt-trois ans tuait successivement trois jeunes militaires en civil avant de pénétrer dans une école juive, arme à la main, pour assassiner trois enfants et le père de deux d’entre eux. À cette époque, j’ai accepté de devenir coordonnatrice du service – en mémoire de ces enfants. J’étais révoltée contre l’immobilisme étatique, la lâcheté et l’aveuglement de la société, je voulais comprendre comment on en était arrivés là. Le tueur n’était ni un fou ni un psychopathe mais un jeune délinquant, hâbleur, frimeur, qui volait des motos pour faire des rodéos. Qu’un jeune homme comme lui – un profil que les services de renseignements avaient même songé à recruter – fût capable de tuer des jeunes de son âge puis, le soir même, d’aller manger une pizza avec son frère et sa sœur avant de viser de sang-froid quatre jours plus tard des enfants dans leur école – des enfants dont l’un avait encore la tétine dans la bouche – montrait qu’il n’y avait plus de limite à la barbarie et pas de moyens sûrs de déceler le risque d’un passage à l’acte… Il était armé, il avait discuté pendant plus de vingt heures avec les négociateurs du Raid et de la DCRI sans montrer aucun signe de faiblesse, sans reddition possible. On ne parlait que de ça dans le service : est-ce que des erreurs avaient été commises – et lesquelles ? On ne comprenait pas grand-chose à l’époque, on était perdus, mais à partir de là, on a travaillé sur toutes les filières.
En 2015, on n’a fait que prendre des coups, on se démenait pour essayer de déterminer comment les réseaux jihadistes s’étaient organisés, c’était une période très dure, il nous a fallu tout inventer, mais on a commencé à savoir traiter ce type de dossier. Dès le début de l’année, le 7 janvier 2015, on a dû faire face à l’attentat de Charlie Hebdo, les tueurs étaient morts, on n’avait aucune idée de la façon de retrouver les complices. On ne se doutait pas que ce n’était que le début… Le lendemain, il y a eu l’assassinat d’une policière à Montrouge et, vingt-quatre heures plus tard, la prise d’otages de l’Hyper Cacher, les clients abattus lâchement, les assauts simultanés du Raid. En trois jours, notre pays s’est écroulé. C’est à cette époque que François est arrivé, en renfort ; il avait jusque-là été magistrat de liaison en Espagne. Nous étions alors une petite bande de trois juges très soudés parmi les onze qui constituaient le service : Éric Macri, cinquante-trois ans, fils d’un couple de médecins d’origine argentine, qui avait participé à la création du pôle « crimes contre l’humanité » en 2012 avant de nous rejoindre ; Isabelle d’Andigné, cinquante ans, qui avait longtemps officié au pôle financier avant de siéger comme juge assesseur dans de nombreux procès d’assises, et moi. On était très proches, on parlait beaucoup de nos peurs, de ce qu’on ressentait, on avait besoin de partager cette expérience hors norme. Quelques mois après, alors qu’on sortait à peine la tête de l’eau, les attentats du 13 Novembre nous ont plongés au cœur du chaos. Une série de fusillades et d’attaques-suicides avaient été perpétrées dans la soirée à Paris et dans sa périphérie par trois commandos qui appartenaient à l’État islamique, causant la mort de plus de cent trente personnes et des centaines de blessés. Le stade de France, des cafés parisiens et la salle de spectacle du Bataclan avaient été visés – des symboles d’une France jeune, moderne, ouverte, festive. Je me souviens des dépêches et des SMS qui tombaient en continu, du sentiment de fin du monde. Le procureur général du parquet antiterroriste et nos collègues avaient été envoyés sur les lieux du drame, en première ligne ; ils en étaient ressortis fracassés, mutiques devant les psychologues dépêchés sur place. Un mois plus tard, je pénétrais à mon tour au Bataclan, accompagnée de François et d’Isabelle… Tout avait été mis sous scellés mais les lieux étaient encore imbibés de sang.
Tu entres et tu as, en tête, la scène de carnage ; la mort s’insinue partout, tu pourrais la palper, elle te pénètre et t’entaille. Tu entres, entravée par ton histoire, ton identité sociale, politique ; tu sors et tu comprends que tout ton être a été déformé, contaminé. Tu ne seras plus jamais la même.
Le récit national de la violence, nous l’écrivions collectivement. On essayait de tenir, de se montrer réactifs, efficaces, mais on était brisés. À partir de 2015, on a tout judiciarisé : dès qu’il y avait un départ pour la Syrie, on ouvrait une enquête pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste, on ne triait plus. On s’est mis à faire du préventif sur tout le monde, c’était limite de la vengeance, on incarcérait mineurs, majeurs, on vivait dans l’angoisse, on n’en dormait plus… On se réveillait avec la peur au ventre et on se couchait avec un Lexomil.

Les cas de conscience étaient quotidiens. Après un attentat, je recevais les familles des victimes : elles réclamaient des coupables qui, généralement, étaient morts. Pour apaiser leur besoin de justice, je maintenais en détention – parfois pendant des années – des gens dont la faute était d’avoir eu, à un moment donné, un lien lointain, incertain avec les auteurs des crimes ; en agissant ainsi, étais-je juste ? Je leur expliquais qu’il valait mieux un non-lieu maintenant qu’un acquittement au terme d’un procès difficile dont elles sortiraient détruites ; je n’osais pas leur dire que faire condamner un innocent n’allégerait pas leur peine.
Mais les familles des victimes n’acceptent jamais l’absence de coupable et leur verdict est sans appel : si vous les libérez, c’est comme si les miens étaient morts pour rien.
Les terroristes islamistes représentaient 90 % de notre contentieux – leur propagande avait trouvé la manière d’exploiter les failles de notre société – mais nous avions aussi des terroristes d’extrême droite, d’extrême gauche. On vivait avec une menace permanente au-dessus de la tête. Quand un attentat se produisait, on s’appelait entre juges : Tu crois que c’est qui ? On cherchait des informations sur l’auteur, on voulait savoir s’il était connu ou non à l’instruction, si l’un d’entre nous l’avait déjà interrogé. Notre angoisse, c’était de ne pas avoir interpellé quelqu’un qui était passé à l’acte.

Direction générale de la sécurité intérieure, le 4 janvier 2015 à 14 h 34
– – – Je me nomme Meriem KACEM née BENACHOUR.
– – – Je suis née le 3 juillet 1966 à Alger.
– – – Je suis de nationalité française.
– – – Je travaille en tant que cantinière à la mairie de Bondy.
– – – Je suis divorcée de M. KACEM Farid, décédé.
– – – J’ai cinq enfants : Mohammed, trente ans, Kader, vingt-huit ans, Anissa, vingt-cinq ans, Mehdi, dix-sept ans, et Abdeljalil, vingt et un ans.
– – – Mon fils Abdeljalil a disparu depuis le 30 décembre 2014 avec sa jeune femme, Sonia Dos Santos. Quelques jours avant, il a dit à son grand frère Mohammed qu’il avait l’intention d’aller en Syrie. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, je suis très inquiète. Il avait un comportement bizarre depuis plusieurs semaines.

question : Vous êtes croyants ?
réponse : Je suis musulmane, croyante. Il y a un an, Abdeljalil a commencé à devenir plus pratiquant.
Je n’ai rien vu venir jusqu’à ce que je découvre dans ses affaires des dates de billets pour des départs à Istanbul.
Il me parlait des actualités, que Bachar El-Assad massacrait son peuple et que la France ne faisait rien. Il disait que la France agressait les musulmans, qu’il ne pouvait pas vivre sa religion comme il le voulait.
Un jour, il a dit que son rêve c’était d’aller vivre dans un pays musulman.
En ce qui concerne Abdeljalil, ça n’a pas toujours été facile avec lui. On m’a retiré la garde à cause de son père qui était très violent et on me l’a rendu quand j’ai divorcé. Il est gentil, mais il a eu des problèmes de comportement à l’adolescence. Mon fils est allé en famille d’accueil. C’est là qu’il a commencé à mal tourner. Après il est revenu vivre avec moi. Il a épousé Sonia Dos Santos et ils ont vécu chez moi jusqu’à leur départ.

question : Connaissez-vous les fréquentations de votre fils ?
réponse : Il traînait avec des types qui l’ont poussé à voler et à vendre de la drogue, et puis un jour, il a changé. Il est devenu plus religieux et il a commencé à fréquenter des gens qui lui ont monté la tête.

question : Que faisait-il dans la vie ? Il travaillait ?
réponse : Il enchaînait les petits boulots. À un moment, je lui ai trouvé un poste dans une association. Il s’occupait de jeunes handicapés. Mais depuis quelque temps, il vivait du RSA.

question : D’après vous, votre fils aurait-il rejoint l’État islamique en Syrie ?
réponse : Je ne sais pas.

question : Était-il un combattant ?

(Mentionnons que Mme Benachour sourit à cette évocation.)

réponse : Non, non… mon fils ne ferait pas de mal à une mouche.

Extraits
« Cette haine de la France, exprimée par des jeunes qui y sont nés pour la plupart, qui y ont grandi, c’est toujours une incompréhension totale. Certains ne se sentent même pas français, revendiquent une autre nationalité. On ne sait jamais précisément de quoi cette haine est le produit. D’un lavage de cerveau? D’un rejet social? D’une humiliation? De la transmission d’une humiliation? D’un processus carcéral qui les a mis en relation avec les mauvaises personnes? D’un processus judiciaire? Pour l’écrivain américain James Baldwin, si les gens s’accrochent tellement à leurs haines, c’est parce qu’ils pressentent que, s’ils viennent à les lâcher, ils se retrouveront seuls face à leur douleur. Les hommes et les femmes que je reçois dans mon bureau ont le sentiment de vivre le racisme au quotidien, qu’on les renvoie sans cesse à leur condition initiale. Ils sont parfois solides intellectuellement mais ont des failles identitaires profondes. Ils ne savent pas qui ils sont vraiment, quelle est leur place. Ils vont sur Internet chercher des réponses à leur mal-être, ils y rencontrent des idéologues dangereux qui leur retournent le cerveau en utilisant des techniques de propagande primaires mais efficaces. » p. 87-88

« On passe des heures avec les mis en examen, pendant des années, des heures compliquées au cours desquelles on manipule une matière noire, dure. À la fin de mon instruction, je dois déterminer si j’ai suffisamment de charges pour que ces individus soient jugés par d’autres. C’est une torture mentale: est-ce que je prends la bonne décision? Et qu’est-ce qu’une bonne décision? Bonne pour qui? Le mis en examen? La société? Ma conscience? » p. 111

À propos de l’auteur
TUIL_Karine_©DRKarine Tuil © Photo DR

Karine Tuil est née le 3 mai 1972 à Paris. Diplômée de l’Université Paris II-Assas (DEA de droit de la communication/Sciences de l’information), elle prépare une thèse de doctorat portant sur la réglementation des campagnes électorales dans les médias en écrivant parallèlement des romans. En 1998, elle participe à un concours sur manuscrit organisé par la fondation Simone et Cino Del Duca. Son roman Pour le Pire y est remarqué par Jean-Marie Rouart, alors directeur du Figaro littéraire. Quelques mois plus tard, son texte est accepté par les éditions Plon qui inaugurent une collection « jeunes auteurs ». Pour le pire, qui relate la lente décomposition d’un couple paraît en septembre 2000 et est plébiscité par les libraires mais c’est son second roman, Interdit, (Plon 2001) – récit burlesque de la crise identitaire d’un vieux juif – qui connaît un succès critique et public. Sélectionné pour plusieurs prix dont le prix Goncourt, Interdit obtient le prix Wizo et est traduit en plusieurs langues. Le sens de l’ironie et de la tragi-comédie, l’humour juif se retrouvent encore dans Du sexe féminin en 2002 – une comédie acerbe sur les relations mère-fille, ce troisième roman concluant sa trilogie sur la famille juive.
En 2003, Karine Tuil rejoint les Éditions Grasset où elle publie Tout sur mon frère qui explore les effets pervers de l’autofiction (nommé pour les Prix des libraires et finaliste du prix France Télévision).
En 2005, Karine Tuil renoue avec la veine tragi-comique en publiant Quand j’étais drôle qui raconte les déboires d’un comique français à New-York. Hommage aux grands humoristes, Quand j’étais drôle est en cours d’adaptation pour le cinéma et obtient le prix TPS Star du meilleur roman adaptable au cinéma.
En 2007, Karine Tuil quitte le burlesque pour la gravité en signant Douce France, un roman qui dévoile le fonctionnement des centres de rétention administrative (en cours d’adaptation au cinéma par Raoul Peck).
Karine Tuil a aussi écrit des nouvelles pour Le Monde 2, l’Express, l’Unicef et collaboré à divers magazines parmi lesquels L’Officiel, Elle, Transfuge, Le Monde 2, Livres Hebdo et écrit des portraits de personnalités du monde économique pour Enjeux les Échos.
Son septième roman, La domination, pour lequel elle a reçu la Bourse Stendhal du ministère des Affaires étrangères a été publié chez Grasset en septembre 2008 (sélection prix Goncourt, prix de Flore). Il paraît en livre de poche en août 2010.
Son huitième roman Six mois, six jours, paraît en 2010 chez Grasset . A l’occasion de la rentrée littéraire 2010, Grasset réédite son deuxième roman Interdit (prix Wizo 2001, sélection prix Goncourt). Six mois, six jours a été sélectionné pour le prix Goncourt, Goncourt des lycéens et Interallié. Il a obtenu en 2011, le prix littéraire du Roman News organisé par le magazine styletto et le Drugstore publicis.
Son neuvième roman intitulé L’invention de nos vies est paru en septembre 2013 à l’occasion de la rentrée littéraire aux éditions Grasset pour lequel elle a été parmi les 4 finalistes du prix Goncourt. Il est traduit en Hollande, en Allemagne, en Grèce, en Chine et en Italie. Il a connu un succès international et a été publié aux États-Unis et au Royaume-Uni sous le titre The Age of Reinvention chez Simon & Schuster. Il est en cours d’adaptation pour le cinéma.
Le 23 avril 2014, Karine TUIL a été décorée des insignes de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture et de la Communication. Le 23 mars 2017, Mme Audrey Azoulay, Ministre de la Culture et de la Communication lui décerne le grade d’officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Son dixième roman L’insouciance est paru aux éditions Gallimard en septembre 2016. il a obtenu le prix Landerneau des lecteurs 2016, a été sélectionné pour divers prix littéraires parmi lesquels le prix Goncourt, le prix Interallié, le Grand prix de l’Académie Française. Traduit en plusieurs langues, il a obtenu le prix littéraire de l’office central des bibliothèques. Les choses humaines, paru en 2019, a été couronné par le Prix Interallié et le Prix Goncourt des lycéens avant d’être adapté au cinéma en 2021 par Yvan Attal. La décision est son douzième roman. (Source: karinetuil.com / éditions Gallimard)

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Mon Maître et mon Vainqueur

DESERABLE-Grand-Prix-Academie-francaise

  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge

Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!

Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?»
Es-tu brune ou blonde ?
Sont-ils noirs ou bleus,
Tes yeux ?
Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde,
Mais j’adore le désordre de tes cheveux.

Es-tu douce ou dure ?
Est-il sensible ou moqueur,
Ton cœur ?
Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature
D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!

Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »

Les critiques
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François-Henri Désérable présente Mon maître et mon vainqueur © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.

2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.

3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème.
mon insomnie
continuelle
la zizanie
perpétuelle
la symphonie
habituelle
de mes nuits :
le vert inouï
de tes yeux
(et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.

4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »

Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63

Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66

À propos de l’auteur
DESERABLE_francois_henriFrançois-Henri Désérable © Photo Claire Désérable

François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)

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Je t’aime

ABEl_Je-taime

En deux mots:
Un accident mortel provoqué sous l’emprise du cannabis va faire basculer la vie d’Alice, la petite amie du conducteur et, par un effet de domino, celle de toute sa famille. Quand l’amour est proche de la haine, personne ne s’en sort indemne!

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Je t’aime… je te hais

Dans «Je t’aime» Barbara Abel explore ces liens étranges qui unissent parents et enfants lorsqu’ils sont confrontés à une crise majeure. Quand la tension est extrême, l’amour est alors proche de la haine.

On appelle cela un fait divers, autrement dit un événement à ranger dans la catégorie de ceux qui arrivent presque quotidiennement et qui ne méritent pas que l’on ne s’y attarde outre-mesure. En l’occurrence, il s’agit d’un accident de la circulation. La voiture conduite par un jeune homme s’est encastrée dans un bus de transport scolaire, causant la mort du chauffeur, dont la voiture a dévié de sa trajectoire, et celle d’un petit garçon de sept ans.
Mais sous la plume de Barbara Abel, on saisit immédiatement la dimension dramatique et les implications de cet accident. Bruno, le conducteur de la voiture, était un jeune homme bien, qui vivait sa première histoire d’amour, et qui rentrait chez lui après avoir ramené la belle Alice chez elle. Certes, il était un peu énervé, parce que sa mère les avait surpris dans sa chambre et avait exigé que la jeune fille rentre chez elle. Mais surtout, ils avaient tous les deux passé l’après-midi à s’aimer et à fumer quelques joints. Les résultats des analyses ne laissent aucun doute.
Ce qui laissent pantois à la fois la mère de Bruno, greffière au tribunal, qui n’aurait pu imaginer que son fils se droguait et le père d’Alice, chirurgien, qui «n’a rien vu venir».
Il en va tout différemment de Maude, la belle-mère d’Alice qui a surpris la fille de son nouveau compagnon quelques mois plus tôt en train de tirer sur un joint. Elle lui a promis de ne rien dire à son père si elle promettait d’arrêter. En fait, elle entretenait l’espoir que ce secret puisse les rapprocher, car depuis qu’elle avait recomposé sa famille en emménageant avec ses deux enfants chez Simon et Alice, les tensions étaient permanentes. Et comme on le sait, «une famille recomposée, c’est comme une greffe: on ne sait jamais si ça va prendre.»
Et si on imagine bien combien la perte de son amoureux peut affecter Alice, on va découvrir au fur et à mesure combien chacun des membres de la famille va être affecté par ce drame. À la peine et au mutisme d’Alice vient en effet s’ajouter une enquête de police, car les mères des deux enfants décédés, Nicole et Solange, veulent que l’on fasse toute la lumière sur cette affaire. Depuis combien de temps se droguaient-ils? Qui a fourni la drogue? Qui sont les trafiquants? Après un premier interrogatoire qui n’a pas permis de lever le voile une perquisition est ordonnée. Elle va permettre de découvrir des plants de cannabis dans la cave du domicile et entraîner la garde à vue d’Alice.
Simon qui «nourrit pour sa fille une adoration indissociable des angoisses ordinaires afférentes à la fonction paternelle» ne veut pas croire à cette culpabilité pourtant si évidente. Maude est bouleversée, mais veut croire que tout va s’arranger. «L’amour est le moteur de ses actes, il légitime ses choix, il est la matière première de ses pensées. Elle aime fort, avec bonheur et sans répit. Elle aime sa vie, son boulot, ses enfants… »
Après Je sais pas, Barbara Abel poursuit son exploration des liens familiaux et de la psychologie des enfants. L’épilogue qu’elle va nous proposer va vous laisser pantois. En nous prouvant que «rien n’est plus proche de l’amour que la haine», elle réussit une nouvelle fois un roman fort et prenant que vous n’aurez pas envie de lâcher avant le dernier coup de théâtre!

Je t’aime
Barbara Abel
Éditions Belfond
Thriller
464 p., 19,50 €
EAN : 9782714476333
Paru en janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
Après un divorce difficile, Maude rencontre le grand amour en la personne de Simon. Un homme dont la fille, Alice, lui mène hélas une guerre au quotidien. Lorsque Maude découvre l’adolescente en train de fumer du cannabis dans sa chambre, celle-ci la supplie de ne rien dire à son père et jure de ne jamais recommencer. Maude hésite, mais voit là l’occasion de tisser un lien avec elle et d’apaiser les tensions au sein de sa famille recomposée.
Six mois plus tard, Alice fume toujours en cachette et son addiction provoque un accident mortel. Maude devient malgré elle sa complice et fait en sorte que Simon n’apprenne pas qu’elle était au courant. Mais toute à sa crainte de le décevoir, elle est loin d’imaginer les effets destructeurs de son petit mensonge par omission…
Ceci n’est pas exactement une histoire d’amour, même si l’influence qu’il va exercer sur les héros de ce roman est capitale. Autant d’hommes et de femmes dont les routes vont se croiser au gré de leur façon d’aimer parfois, de haïr souvent.
Parce que dans les livres de Barbara Abel, comme dans la vie, rien n’est plus proche de l’amour que la haine…

Les critiques
Babelio 
Le Carnet et les instants (Nausicaa Dewez)
Les lectures de l’oncle Paul 
Zonelivre.fr 
Blog Carobookine
Blog Collectif Polar 
Emotions – blog littéraire et musical
Rubrique Un livre en cinq questions 


Barbara Abel présente Je t’aime © Production Marie-Claire Belgique

Les premières pages du livre:
« La première fois que Maude a dit « Je t’aime » à quelqu’un, c’était par écrit. Elle avait dix-sept ans, l’été commençait à peine et, avec lui, les vacances scolaires s’étalaient à perte de vue jusqu’à une rentrée lointaine et négligeable. Septembre ressemblait à un concept. Elle venait de tomber amoureuse d’un garçon de trois ans son aîné, jeune étudiant en médecine, rencontré à l’anniversaire d’une amie commune.
Louis.
Ils ont roucoulé une semaine durant, avant de partir chacun de leur côté pour des vacances prévues de longue date.
En 1998, si les téléphones mobiles se banalisaient, les communications coûtaient un bras. Les mails nécessitaient la possession d’un ordinateur, les portables et autres laptops étaient encore rares, raison pour laquelle la lettre restait le moyen de communication le plus répandu.
Perdue au fin fond de l’Espagne en compagnie de ses parents, Maude a attendu un mot doux de Louis pendant deux interminables semaines, guettant chaque jour l’arrivée du facteur. Elle avait envoyé une missive au début de son séjour, révélant entre les lignes la force de son amour et la folie de ses attentes. La distance idéalisait la romance, l’absence de l’aimé en aiguisait le désir. Sans nouvelles de Louis, son cœur jouait aux montagnes russes, passant en un éclair des sommets exaltés de l’espoir aux creux dépressifs du doute. Le dix-septième jour, enfin, au retour d’une balade, une lettre est apparue parmi le courrier, le miracle qu’elle n’attendait plus. Fébrilc, elle a décacheté l’enveloppe et découvert un court feuillet gribouillé d’une écriture à peine lisible : le jeune homme, dont la graphie ressemblait déjà à celle du médecin qu’il était appelé à devenir, avait couché sur le papier ses émois, qu’elle a eu un mal de chien à décrypter. Les quelques phrases manuscrites semblaient receler tout le mystère de ses sentiments. Au bas de la page, pourtant, quelques mots effaçaient tout doute quant à l’adoration du jeune homme: « À vite, mon amour. »
Transportée par cette déclaration qu’elle n’espérait plus, Maude s’est empressée de lui répondre. Tremblante, elle a achevé son billet par ces mots d’une folle audace, concédant à leur relation une intimité qui lui faisait tourner la tête: « Je t’aime. »
Au moment d’écrire ces sept lettres, son cœur s’est répandu dans sa poitrine. Il l’a inondée d’une chaleur épicée, une flamme à la fois distincte et diffuse, un truc bizarre qui encombrait son corps et son esprit tout ensemble. Elle y a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle était. Sa chair et son âme.
Les vacances se sont achevées sans autre nouvelle de Louis. À son retour, Maude s’est empressée de lui donner rendez-vous, consumée par un feu que le fantasme avait nourri sans relâche. Arrivée un quart d’heure à l’avance, elle a utilisé ce temps pour magnifier un lien qu’elle avait déjà largement célébré dans ses rêves les plus fous.

Soyons clairs, les retrouvailles ont été un échec cuisant, un naufrage qui a englouti jusqu’aux tisons oubliés. »

Extrait
« Dans la rue, cinq silhouettes accompagnées d’un chien s’approchent de la maison alors que l’aube n’est encore qu’un vague projet. L’obscurité s’attarde au-dehors comme à l’intérieur, elle manipule les ombres à sa guise et se gausse du faisceau lumineux que l’éclairage public étire jusque dans le salon.
Dans la cuisine, l’horloge indique cinq heures cinquante-huit. À l’extérieur, quatre des hommes, ainsi que le chien, rejoignent la porte d’entrée tandis que le cinquième fait le tour par l’arrière et se poste devant la porte du jardin. Ils se déplacent sans bruit, avec une économie de moyens dont la synchronie n’a d’égale que l’efficacité. »

À propos de l’auteur
Barbara Abel vit à Bruxelles où elle se consacre à l’écriture. Prix Cognac avec L’Instinct maternel (Éditions du Masque, 2002), puis sélectionnée par le prix du Roman d’Aventures pour Un bel âge pour mourir (Éditions du Masque, 2003), elle voit aujourd’hui son œuvre adaptée à la télévision et traduite en plusieurs langues. Marquant son grand retour au roman noir, Derrière la haine (Fleuve Éditions, 2012) – Prix des lycéens de littérature belge 2015 –, sort sur les grands écrans en 2018. Après la fin (2013) est son dernier roman publié chez Fleuve Éditions. Après L’Innocence des bourreaux (Belfond, 2015) et Je sais pas (Belfond, 2016), Je t’aime (Belfond, 2018) est son douzième roman. Tous ces titres sont repris chez Pocket. (Source : Éditions Belfond)

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La chimiste

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La chimiste
Stephenie Meyer
Éditions JC Lattès
Thriller
traduit de l’anglais par Dominique Defert
600 p., 22,00 €
EAN : 9782709659307
Paru en novembre 2016

Où?
Le roman se déroule du Nord au Sud et d’Est en Ouest des États-Unis. On y voyage de Tallahassee en Floride jusqu’au fin fond du Texas, passant par Dallas, Shreveport et la Kisatchie National Forest, Washington, Oklahoma City, Tacoma, Chicago, Little Rock, Baltimore, York en Pennsylvanie, Philadelphie, Alexandria, Denver, Lakewood, et Boulder. Deux missions à l’étranger sont évoquées, à Uludere en Turquie et à Hérat en Afghanistan

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle était l’un des secrets les mieux gardés — et des plus obscurs — d’une agence américaine qui ne portait même pas de nom. Son expertise était exceptionnelle et unique. Et puis, du jour au lendemain, il faut l’éliminer au plus vite…
Après quelques années de clandestinité, son ancien responsable lui propose d’effacer la cible dessinée sur son dos. Dernière mission… ou dernière trahison ?
Alors que sa vie ne tient plus qu’à un fil, un homme que tout devrait éloigner d’elle va bouleverser ses certitudes. Comment survivre à une traque impitoyable quand on n’est plus seule ?
Dans ce roman palpitant et original, Stephenie Meyer a imaginé une nouvelle héroïne aussi émouvante que fascinante. Avec La Chimiste, elle révèle encore une fois tout son talent qui la place parmi les auteurs les plus reconnus au monde.

Ce que j’en pense
***
Autant l’avouer, j’avais besoin d’une récréation et j’étais curieux de découvrir à quoi pouvait bien ressembler le style d’un auteur adulé des adolescents pour Twilight, sa série de romans fantastiques et leur adaptation au cinéma. Car le choix de passer au thriller, après un premier roman pour adultes n’était pas sans risque. Mais le pari est gagné, car le suspense est bien mené, l’intrigue joliment construite.
Dès les premières lignes, on entre dans le vif du sujet : celle qui se fait appeler Chris Taylor est en fuite. Elle sillonne les Etats-Unis pour échapper à ceux qui veulent sa mort. Même si elle ne sait pas encore avec certitude la raison de ce contrat, elle a vite compris que le décès de son collègue Barnaby, qui travaillait avec elle dans un laboratoire secret, n’était pas un accident. Aussi, en attendant de comprendre, la chimiste fuit, empruntant les identités les plus diverses et en essayant de ne laisser aucune trace susceptible de remonter jusqu’à elle
« Consulter ses e-mails lui prenait d’ordinaire trois minutes. Après cela, elle aurait quatre heures de route – si elle ne faisait pas de détour – pour rentrer à son camp de base du moment. Il lui faudrait alors rétablir tout son système de sécurité avant de pouvoir dormir. Les jours de relève du courrier étaient toujours de petits marathons.
Même s’il n’existait aucun lien entre sa vie actuelle et cette boîte e-mail – pas d’adresse IP récurrente, ni de références à des lieux ou à des noms –, dès qu’elle avait fini de lire son courrier, et d’y répondre au besoin, elle pliait bagage, quittait la ville, pour mettre le plus de distance possible entre l’ordinateur d’envoi et elle. Au cas où. « Au cas où » était devenu son mantra. Malgré elle. Sa vie était réglée comme du papier à musique, tout était organisé, planifié, mais, comme elle se le répétait souvent, sans préparation, il n’y aurait pas de vie tout court. »
Ce sont notamment des missions en Turquie et en Afghanistan ainsi que de très nombreux interrogatoires – sa spécialité consiste à tirer les vers du nez des plus récalcitrants – qui l’ont aguerrie, l’obligeant à «infliger de la souffrance pour sauver des vies. Comme on coupe un membre gangrené pour sauver le reste du corps.»
C’est du reste pour une mission semblable qu’elle accepte de rempiler. Car les services de renseignements ont appris qu’un terroriste s’apprêtait à lancer une attaque chimique de grande ampleur et qu’il fallait le neutraliser avant que des milliers de personnes ne meurent.
Grâce à ses talents, elle parvient assez rapidement à neutraliser sa cible : Daniel Nebecker Beach, un professeur de lycée. Mais durant l’interrogatoire, elle est mal à l’aise, car elle à l’intuition que sa victime est innocente. Elle n’aura toutefois pas le temps de le vérifier car, malgré toutes précautions prises, elle est attaquée et doit d’abord sauver sa peau.
En découvrant que Kevin, le frère de Daniel, est venu à la rescousse et que ce dernier est aussi un agent secret, elle comprend qu’elle a été manipulée. Après avoir voulu réciproquement se tuer, les deux agents peuvent s’expliquer. « Tu es un problème pour la CIA. Et je suis un problème pour mon service. Ils ont monté un dossier et inventé de toutes pièces un scénario qui pourrait me convaincre de rempiler. »
Du coup, la notice nécrologique de Juliana Fortis – son vrai nom – n’est pas une couverture censée la protéger mais bien un permis de tuer. Voilà Kevin, Daniel et Alex (son nouveau nom) confrontés à une question autrement plus épineuse : pourront-ils échapper à l’un des services de sécurité les plus puissants au monde ? Peut-on se cacher et échapper à tous les contrôles ? Et, au-delà, y-t-il un moyen de faire cesser la menace ?
La cavale qui suit ne sera pas de tout repos, on s’en doute bien. Les rebondissements et l’idylle naissant entre Daniel et Alex («C’était la plus grande surprise de son existence. Ce mélange de contradictions, cette attirance irrépressible qui la rendaient incapable de la moindre analyse.») vont pimenter le récit jusqu’à l’épilogue très inattendu.
Un roman qui vous fera passer un agréable moment, mais que l’on pourra également lire comme une réflexion sur l’état d’urgence, sur les armes qu’un État peut utiliser pour combatte le terrorisme, sur les failles de nos systèmes de sécurité. Bref, un thriller bien dans l’air du temps.

Autres critiques
Babelio 
Le Figaro (Thierry Clermont)
L’indépendant (Michel Litout)
Blog The lovely teacher addictions 
Blog Le chat du Cheshire 
Blog Un polar-collectif 

Les vingt premières pages

Extrait
« Elle l’observa un moment, classant toutes les données dans deux colonnes. Colonne un : Carston était un menteur talentueux, et lui racontait une histoire à dormir debout, une façon de l’attirer dans un piège où ils pourraient en finir pour de bon avec Juliana Fortis. Et il inventait à fur et à mesure, pour jouer sur toutes ses cordes sensibles.
Colonne deux : quelqu’un avait réellement une arme biologique de destruction massive et les moyens de la déployer. Le service ne savait ni où ni quand elle serait utilisée, mais ils avaient repéré quelqu’un qui savait.
La vanité vint peser dans la balance ; elle n’ignorait pas qu’elle était douée. Ils n’avaient sans doute trouvé personne pour la remplacer. »

A propos de l’auteur
Stephenie Meyer a obtenu son diplôme de littérature anglaise à l’Université de Brigham Young dans l’Utah. Twilight, sa saga au succès international, s’est vendu à 155 millions d’exemplaires. En 2008, elle a publié Les Âmes vagabondes, son premier roman pour adultes. Il s’est vendu à plus de 5,3 millions d’exemplaires aux États-Unis et 300 000 exemplaires en France. Il a été porté à l’écran en 2013 par Andrew Niccol. Elle publie en 2016 son deuxième roman pour adultes, le thriller La Chimiste. Elle vit aujourd’hui dans l’Arizona avec son mari et ses trois fils. (Source : Éditions JC Lattès)

Site internet de l’auteur (en anglais)

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La mésange et l’ogresse

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La mésange et l’ogresse
Harold Cobert
Plon
Roman
425 p., 20 €
EAN: 9782259230421
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule en Belgique, à Charleroi, Dinant, Ciney, Sart-Custinne, Han-sur-Lesse, Beauraing, Neufchâteau, Saint-Hubert, Gedinne, Bruxelles ainsi que dans les Ardennes françaises à Givet, Charleville-Mézières, Sedan, Floing, Ville-sur-Lumes, Verdun, Bar-le-Duc, Fleury-Mérogis.

Quand?
L’action se situe des années 1980 au début des années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce que je vais vous raconter ne s’invente pas. »
22 juin 2004. Après un an d’interrogatoires, Monique Fourniret révèle une partie du parcours criminel de son mari, « l’Ogre des Ardennes ». Il sera condamné à la perpétuité. Celle que Michel Fourniret surnomme sa « mésange » reste un mystère : victime ou complice ? Instrument ou inspiratrice ? Mésange ou ogresse ?
Quoi de plus incompréhensible que le Mal quand il revêt des apparences humaines ?
En sondant les abysses psychiques de Monique Fourniret, en faisant résonner sa voix, jusqu’au tréfonds de la folie, dans un face à face tendu avec les enquêteurs qui la traquent, ce roman plonge au cœur du mal pour arriver, par la fiction et la littérature, au plus près de la glaçante vérité.

Ce que j’en pense
****
Sous le titre «roman du réel», Harold Cobert explique en avant-propos, comment il a imaginé son nouveau roman : « Si ce livre est basé sur « l’affaire Fourniret », s’il suit au plus près les faits tels qu’ils ont été révélés lors du procès, cet ouvrage est avant tout une œuvre de fiction. […] Hormis certaines phrases, les pensées et les propos prêtés à Monique Olivier et à Michel Fourniret ainsi qu’aux différents personnages de cette histoire relèvent de la pure invention et de la seule création littéraire. À part ceux de Monique Olivier et Michel Fourniret, tous les noms des protagonistes ont été changés, et en premier lieu ceux des victimes. »
En se replongeant dans cette célèbre affaire, on se rend très vite compte du matériau mis ici à disposition du romancier, car tout est ici extraordinaire au sens premier du terme. Comme beaucoup de ses contemporains, Harold Cobert s’appuie sur le faits divers pour nous délivrer un suspense étonnant. Car même si l’on connaît l’épilogue de l’histoire, on ne se rend pas compte de la partie d’échecs qui s’est jouée là, de la stratégie mise en place par les enquêteurs et par les coupables.
L’auteur
Le roman s’ouvre à Ciney, en Belgique le 26 juin 2003. On y voit Louise Lemaire être abordée par un homme en camionnette blanche demander à l’écolière si elle peut l’aider à retrouver sa route vers le Mont de la Salle et finira par la convaincre de monter dans le véhicule. Mais cette fois les choses ne se passent pas comme prévu, la fille réussit à s’enfuir et à prévenir la police. Un échec qui va entraîner l’arrestation de ce dangereux récidiviste, condamné à sept ans de prison en France pour treize enlèvements de jeunes filles dont il a tenté d’abuser, suivi d’une autre peine de six mois pour avoir agressé des automobilistes dans la région de Verdun.
Commence alors une enquête très difficile, en Belgique et en France, car il apparaît très vite qu’il va falloir ouvrir tous les dossiers similaires de disparitions de jeunes filles.
Grâce à la construction du roman, on ne s’ennuie jamais tout au long de la lecture. Si Michel Fourniret en est le sujet central, Harold Cobert a choisi de ne pas lui donner la parole. Il se place d’une part du côté factuel en retraçant dans de courts chapitres les circonstances qui ont fait tomber Elodie Defaux, Lian Shiro, Caroline Moens et toutes les autres dans le piège tendu par l’homme aux lunettes cerclées. En second lieu, ce sont les enquêteurs de la police belge qui prennent la parole. On les voit tâtonner, puis avancer doucement, élaborer des scénarios susceptibles de prouver leurs hypothèses, mais aussi tenter de convaincre leur hiérarchie – le budget nécessaire à des tests ADN finira-t-il par être débloqué ? – ou collaborer du bout des doigts avec les collègues français. Sans oublier leurs états d’âme, leurs problèmes familiaux ou de santé, qui viennent interférer et replacer ce drame hors du commun dans le quotidien le plus banal. Enfin et surtout, comme le proclame le bandeau en couverture du livre, la parole est aussi donnée à la compagne du tueur, dont l’attitude étonne: «Elle n’a montré aucune émotion quand je lui ai appris l’arrestation de son mari ni lorsque je l’ai informée des faits qui lui sont reprochés. Quelque chose cloche dans cette affaire, à commencer par elle.»
Monique Olivier, devenue Madame Fourniret, va passer – au fil de dizaines d’heures d’interrogatoire – du rang de témoin, à celui de complice, voire d’instigatrice. L’inimaginable devient petit à petit imaginable et les frontières de l’horreur sont à chaque fois repoussées un peu plus loin.
Un roman aussi glaçant que passionnant.

Autres critiques
Babelio
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Tête de Lecture 
Blog Du calme Lucette 
Blog Sans connivence 

Les 40 premières pages

Extrait
«Ce que je ne comprends pas, c’est où il a bien pu rater son coup parce que, une fois qu’elles sont montées, il va au bout, généralement, et même s’il n’arrive pas à avoir ce qu’il veut, elles ne peuvent pas s’en tirer, celles qui sont montées, aucune n’est rentrée chez elle, en tout cas pas depuis qu’il est avec moi, c’est ça que je n’arrive pas à comprendre, vraiment pas. À moins que ça ait dégénéré. sur le trottoir, qu’il soit descendu pour la faire monter de force, qu’elle ait crié, qu’elle se soit débattue, qu’il ait pris peur d’être repéré, que quelqu’un soit venu à la rescousse de la petite, qu’il se soit enfui et qu’on ait relevé sa plaque, une plainte chez les flics et les voilà qui l’embarquent, un truc comme ça, oui, c’est un truc comme ça qui a dû se passer, tout ça parce que je n’étais pas là, parce que sans moi il n’y arrive pas, ou pas bien, pas complètement,
à part deux trois fois ces derniers temps où il a réussi seul et ça lui a fait croire qu’il pouvait se passer de moi, mais il ne peut pas en réalité, non, il ne peut pas. Ils ne peuvent rien trouver, les bleus, ça non, en tout cas je ne pense pas, ou si peu qu’il fera un peu de prison, un peu, oui, peut-être, quelques mois, trois fois rien, ça ne le tuera pas, ça lui rappellera des souvenirs, il a déjà fait pire. Si je l’ouvrais, moi, ce serait différent, très différent, et encore, il est tellement habile, c’est un malin, mon fauve, oui, il sait parler, lui, il peut embrouiller n’importe qui, c’est son truc, les mots, il a de la culture, il a beaucoup lu, pas comme moi, je suis une idiote et une dinde, il me le répête, même si je balançais, il réussirait à noyer le poisson, il la jouerait anguille, et moi je passerais pour une menteuse, oui, une menteuse et une folle. Et puis, de toute façon, personne ne me croirait, on ne peut pas croire ces choses-là, on ne peut pas les croire parce que, justement,
ça ne s’invente pas. » (p. 22-23)

A propos de l’auteur
Harold Cobert est l’auteur de plusieurs romans, dont Un hiver avec Baudelaire, L’Entrevue de Saint-Cloud et, en 2014, Jim paru chez Plon. (Source : Éditions Plon)

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