La prise du diable

WOLFF_la_prise_du_diable

  RL_2024

En deux mots
Florence respire l’amour. La jeune scandinave qui s’installe en Toscane avec son amant ne s’imagine pas que son idylle va tourner au cauchemar, à la relation toxique. Alors Minnie essaie de fuir Mickey.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’amour, ce pauvre mot, si galvaudé, si maltraité»

Lina Wolff, en retraçant l’histoire d’une relation toxique entre une Suédoise et son amant florentin, réussit un roman puissant sur l’emprise. Construit comme une mécanique implacable, il est aussi troublant que révoltant, fascinant que dérangeant.

Lorsqu’elle arrive à Florence, la jeune femme scandinave voit partout des amants. La grande ville toscane respire l’amour. Aussi n’a-t-elle pris qu’un billet aller pour rejoindre l’homme qu’elle aime. Il a beau être laid, au point où les gens qui les croisent se demandent ce qu’ils font ensemble, leur relation s’installe dans la durée. Elle change sa garde-robe, le rase, l’entraîne au club de sport. Désormais, il a dû sex-appeal et commence à attirer les femmes. Et à mentir. La vidéo qu’il lui présente en train de soulever de la fonte ne peut qu’avoir été tournés par une femme. Son intuition le la trompe pas, il n’y a qu’à regarder la façon dont il jette son regard sur la personne qui le filme.
«Tout s’accélère maintenant. Ça commence par des inflexions ou des insinuations qui dégénèrent en disputes, qui dégénèrent à leur tour en querelles spectaculaires. À quelques reprises, les voisins cognent au mur en criant Ho, vous allez vous calmer, oui?, Ce n’est pas possible, pense-t-elle. Ceci n’est pas la réalité. Je ne suis pas quelqu’un dont le comportement pousse les voisins à cogner aux murs. Je suis une personne réfléchie, calme, qui se maîtrise. Mais quand elle s’entend hurler, elle comprend qu’elle se trompe. Son image d’elle-même est déformée, pas besoin d’être anorexique pour se voir autrement qu’on n’est.»
Alors la jalousie s’installe. Et va tourner à la paranoïa. Minnie, comme la surnomme cet homme qui la veut aussi silencieuse et discrète que la souris, va bien tenter d’oublier son Mickey, d’abord en se jetant dans d’autres bras puis en prenant la fuite jusqu’à la Nouvelle-Orléans, mais là-bas aussi les choses ne se passent pas comme prévu et la Louisiane d’après Katrina devient un enfer.
Ce qu’il y a de fascinant dans ce roman, c’est sa mécanique. Comme une montre mécanique de haute précision, Lina Wolff insère un rouage après l’autre. Entraîné par le précédent, il forme un ensemble inextricable dont il impossible de sortir. La chronologie des faits semble inéluctable, l’issue programmée. Jamais peut-être n’a-t-on mieux décrit l’emprise, cette dépendance dans laquelle on s’enfonce comme dans un marais puant.
La prise du diable est tellement forte qu’il est impossible de fuir. À moins d’entrer à son tour dans la danse, de se rapprocher du démon et de son manège plutôt que fuir. C’est à la fois palpitant et révoltant, comme si la domination masculine était inscrite dans la relation. L’ironie, voire la poésie, venant en contrepoint de la violence, de l’horreur des situations.
Comme dans ses précédents romans parus chez Gallimard – Les Amants polyglottes (2018) et Bret Easton Ellis et les autres chiens (2019) – Lina Wolff explore la force magnétique du désir face à la rationalité des faits. Quand on voit le piège se refermer, mais qu’on se laisse quand même prendre.
Décidément, il n’y a vraiment pas d’amour heureux.

La prise du diable
Lina Wolff
Éditions Les Argonautes
Roman
Traduit du suédois par Anna Gibson
272 p., 22,90 €
EAN 9782494289307
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Italie, à Florence. On y voyage aussi jusqu’en Louisiane, à la Nouvelle-Orléans.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme scandinave s’installe à Florence où tout lui semble étranger et écrasant: les toits de tuiles, les tours des églises, l’homme qu’elle a rencontré. Elle se dit qu’elle vient d’une région trop froide, et qu’il pourrait être celui qui réchauffera la terre gelée en elle. La Prise du diable est l’histoire de cette femme, de son corps et de son esprit. Du pouvoir qu’elle a sur l’homme qu’elle tente de changer, et du pouvoir de plus en plus fort qu’il exerce sur elle.
Dans un récit haletant et dérangeant, Lina Wolff nous entraîne au cœur des mécanismes de l’emprise, et sonde la folie misogyne déguisée en normalité de notre société contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’élégance des livres

Les premières pages du livre
« En arrivant à Florence, la première chose qu’elle remarque et qui la stupéfie, ce sont les couples. Ils sont partout, sous les arcades voûtées du centre-ville, et un entrelacs de solives noires court au-dessus de leur tête. Tout est brûlant et grandiose, aux antipodes de ce qu’elle avait imaginé autrefois, quand son train avait marqué un long arrêt en gare de Florence. De larges flocons de neige tombaient doucement sur ce qui lui était apparu alors comme une ville frêle, froide, endormie. Or à présent, donc : des amants partout dans la chaleur. On les entend par les fenêtres ouvertes et même à travers les murs de l’appartement. Des cris de femmes suivis un peu plus tard de murmures et de rires.
– Est-ce que tout le monde baise comme ça tout le temps ?
– Oui. Tu trouves ça bizarre ?
– Non, dit-elle. Pas du tout.

Elle pense qu’elle est pour sa part issue d’un coin particulièrement aride, qu’elle a beaucoup à apprendre, et que cet homme est peut-être celui qui l’aidera à pénétrer cette réalité nouvelle. Les tuiles couleur ocre se déploient devant eux depuis le toit-terrasse de l’appartement. Vue d’en haut, Florence est la ville du deuxième chakra, celui du bas-ventre, dont la couleur est l’orange. L’ocre orangé est l’une des couleurs dominantes de cette ville. Tout coïncide, se dit-elle. Ça y est, tout coïncide, enfin.
La sueur se dépose sur leur peau telle une pellicule permanente. Elle aime l’odeur de sa sueur. Elle aime tout chez cet homme, bien qu’il soit si terriblement laid. Ses cheveux sont longs, noirs, mal peignés, et il les ramène sans cesse vers ses tempes et ses joues comme s’il voulait se cacher. Mais un tel visage n’est pas dissimulable et elle approche ses mains pour repousser la tignasse de l’homme jusque derrière ses oreilles. Il dit qu’il a honte. Elle dit qu’il a tort : son visage donne une dimension supplémentaire à sa virilité. De plus, il contraste délicieusement avec la grâce féminine de la ville. Il esquisse un sourire incrédule, presque timide. Les gens qu’ils croisent dans la rue le dévisagent, avant de tourner leur regard vers elle, puis de nouveau vers lui. Il dit que c’est la première fois que ça lui arrive.
– Ils nous regardent ainsi parce qu’ils ne comprennent pas comment quelqu’un comme toi peut être avec quelqu’un comme moi, dit-il.

Mais certaines femmes le comprennent. Elles le comprennent même très bien. Et manifestent leur intérêt de la manière propre à certaines femmes latines. Un jour au parc, alors qu’ils sont assis sur un banc, une femme s’approche pour boire à la fontaine voisine. Se plaçant juste à côté de lui, elle se penche de telle façon que son cul se retrouve à moins de cinquante centimètres de son visage. Il sourit avec satisfaction.
– C’est parce que je suis avec toi, chuchote-t-il. D’habitude, elles ne me voient même pas.
Naturellement, elle envisage la possibilité qu’il soit déjà en train de lui mentir. Mais elle ne s’y attarde pas. Il est là, après tout, à côté d’elle, détendu, les bras écartés et posés sur le dossier du banc, avec l’odeur de sa sueur qui monte de ses aisselles. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Il est inoffensif ; il rebute toutes les femmes sauf elle. Il n’est rien de plus qu’un petit gros inoffensif. Plus tard, elle songera (amèrement) que les petits gros inoffensifs, ça n’existe pas.

Rapidement, les femmes se prennent à le remarquer de plus en plus. Cela le ravit, elle le voit bien, et au début elle ne peut s’empêcher d’en sourire. Cette transformation, après tout, c’est à elle qu’il la doit. C’est elle qui est aux manettes. Elle qui ramasse tous ses t-shirts gris délavés et les jette. Elle qui fait en sorte qu’il s’achète des chemises en lin de couleur claire, un déodorant, un nouveau jean.
– Un jean, explique-t-elle, peut créer un corps ou le ravager, au choix.
Par exemple, on ne peut pas porter un jean délavé avec des chaussures noires, étroites et brillantes, dont le talon claque contre les pavés à chaque pas.
– À moins de vouloir passer pour un vendeur de guidages pour poids lourds, ajoute-t-elle.
– Mais c’est à peu près ce que je suis, non ?
Elle rit, gênée.
– Oui, c’est vrai. Mais ça ne devrait pas t’empêcher de garder tes belles chaussures noires pour les enterrements et porter plutôt des baskets au quotidien.
Il absorbe et apprend. Il la suit dans le centre commercial et achète docilement tout ce qui, d’après elle, pourra lui aller. Lorsqu’elle lui suggère de se raser entièrement la tête, ou de ne laisser qu’un millimètre de tapis noir, comme Shane dans la série The Walking Dead, il va voir sur Internet et acquiesce.
– Mais mon visage alors ? s’inquiète-t-il l’instant d’après. Les gens vont avoir peur !
– Je crois que tu auras l’air différent. Comme si tu ne cherchais pas à dissimuler quelque chose. Comme si tu étais fier de ton côté effrayant.
Il obéit. Tôt le matin, avant que la chaleur ne dépose une membrane poisseuse sur la ville, elle court avec lui dans les parcs. Peu à peu, le gras du bide s’estompe. Elle l’emmène à la salle de sport ; pendant qu’elle fait des abdos sur le tapis, il exerce ses biceps devant le miroir.
– J’ai l’air d’un cazzone, constate-t-il. Une bite géante occupée à faire des tractions. C’est parce que je n’ai plus de cheveux.
Elle rit. Elle adore l’entendre parler ainsi, prononcer des gros mots en transpirant, elle l’écoute telle une affamée. Là d’où elle vient, il y a si peu de place pour l’auto-ironie.
La transformation continue. Salade tous les soirs, fruits au petit déjeuner et, en guise de garniture, des tonnes de sexe pour que la virilité s’exhale par chacun de ses pores lorsqu’il quitte l’appartement. Elle se tient à la fenêtre. Satisfaite (mais naïve), elle contemple son œuvre, son miracle, faire sa sortie dans le monde.

Les aspects pratiques doivent être définis et réglés le plus tôt possible, pour qu’ils sachent tous deux à quoi s’en tenir.
– Bien sûr, dit-il. Vas-y.
Tout d’abord : quand elle a acheté son billet de train, elle a pris un aller simple, oui, il a bien entendu. Pas de billet de retour. Après tout, elle n’avait aucune idée de ce qui allait se passer une fois sur place. Mais son boulot alors ? Elle doit bien avoir un boulot, là-bas, chez elle ? Non, elle a donné sa démission. Elle n’avait plus la force de continuer. Elle haïssait cet emploi, il la dévorait, une petite bouchée d’elle était engloutie chaque jour, et à la fin elle en a eu marre.
– Tu as démissionné ?
– C’est ça.
Un matin elle s’est décidée. Elle est allée voir le chef, lui a expliqué qu’elle en avait assez de la vie de bureau, de la moquette couleur chair et des encadrements de fenêtres marron, et qu’elle avait en conséquence décidé de quitter son travail.
Il s’inquiète.
– Mais de quoi vas-tu vivre ?
– De toi, dit-elle.
L’espace d’un instant il a l’air exactement aussi effaré qu’elle l’espérait.
– Quoi ?
– Pourquoi, tu n’as pas assez d’argent ? Moi qui te prenais pour le genre d’homme sur lequel on pouvait compter.
La terreur semble s’être agrippée à ses traits.
– Oui, bien sûr, mais…
Elle rit et ajoute qu’il n’a pas de raison de flipper. Elle a de quoi vivre.
– Combien ?
– Assez pour ne pas devoir te faire payer pour le sexe.
Il toussote nerveusement. Elle dit que c’était une blague. Que c’est plutôt lui qui pourra se reposer sur elle le cas échéant. Il dit qu’il n’a jamais fait cela. Jamais profité d’une femme, jamais abandonné un poste, jamais eu de l’argent « comme ça » sur son compte en banque. Elle hausse les épaules. On est tous différents. Il dit qu’il vient d’une famille d’agriculteurs. Chez lui, dès lors qu’on choisissait de quitter la terre, il n’était pas question de démissionner d’un boulot sans en avoir auparavant décroché un autre. Elle hausse à nouveau les épaules. Comme je le disais, on est tous différents. Si elle reste longtemps à Florence, il faudra qu’elle s’active à un moment donné, qu’elle suive une formation et prenne un job, peut-être dans l’industrie, peut-être traduire des modes d’emploi. De plus, elle a toujours voulu apprendre l’interprétation simultanée et, à Florence, il existe deux écoles. OK, dit-il. C’est possible. Elle peut habiter chez lui quelque temps, comme ça elle n’aura pas à payer de loyer. Si elle a envie de rester un moment en Italie, chez lui, c’est OK. Elle pourra faire à dîner le soir. Comme ça ils seront quittes.
Elle fait le tour de l’appartement sous les toits, qui lui apparaît comme un royaume céleste. Deux salles de bains avec une douche dans chacune d’elles. Les toits de tuile, la coupole de Santa Maria del Fiore dominant tout le reste. Quelqu’un fredonne en bas dans la cour. Les jardinières du voisin débordent de fleurs. Le frigo contient du vin blanc bien froid. Les couronnes des pins se détachent sur le fond du ciel et, au crépuscule, une odeur acidulée de sève brûlée entre par la fenêtre de la chambre à coucher.

Les premiers temps, elle éprouve un contentement intense qui ne la quitte pratiquement pas. Dieu a créé la femme, et elle est pour sa part en train de créer l’homme. Peut-être est-ce pour cette raison que ça va déraper dans les grandes largeurs. Car le récit où elle croit vivre n’a au fond jamais existé. La femme ne crée pas l’homme. Aucune légende ou représentation historique n’en témoigne. Cependant, il apparaît bien vite que cette transformation qu’il lui doit lui ouvre sans cesse de nouvelles portes. Au dîner, il parle joyeusement des femmes qui lui ont signifié leur approbation pendant la journée. L’une est venue chercher son café à la machine qui se trouve pile devant son bureau, et pendant tout le temps que le café coulait, elle a gardé son fantastique cul tourné vers lui, comment donc est-il censé travailler dans ces conditions ? Il rit, non sans timidité, car il est encore suffisamment rondouillard pour ça. Elle sent qu’il veut qu’elle rie avec lui. Elle ne le fait pas. Il poursuit son histoire. Il aimerait tellement qu’elle puisse se réjouir, elle aussi, de la tournure favorable inespérée qu’est en train de prendre son existence. Il lui montre une vidéo de lui en train de faire des pompes sur les poings, beaucoup de pompes d’affilée, avec un grand sourire.
– Qui a pris cette vidéo ? demande-t-elle.
– Giorgio.
– Je ne te crois pas.
– Mais si, c’est Giorgio.
– C’est une femme qui te filme.
– Comment le sais-tu ?
– Ça se voit à ton expression, tu essaies de l’impressionner, tu ne sourirais pas ainsi à un homme.
Il la dévisage un instant. Puis :
– Tu es paranoïaque. Moi qui te croyais au-dessus des autres, comme une rose au bout d’une tige de chardon. Mais tu piques, en fait.
– Pourquoi ne pas te contenter d’avouer ? D’ailleurs, les roses aussi ont des épines. Dis-moi qui a tourné cette vidéo.
La vérité finit par sortir. Un nom de femme. Elle se met à crier.
– Comment veux-tu que je me sente en sécurité quand tu pars au travail ?
Elle lit dans son regard de la surprise, mais aussi la réponse à sa question. Cette réponse est très simple. Il ne s’agit pas d’elle et de sa sécurité. Il s’agit de son plaisir à lui et des hauteurs qu’il va pouvoir atteindre désormais.

Au quotidien, malgré la peine qu’il commence déjà à lui causer, il est d’un commerce agréable. Il se douche deux fois par jour et dépose ses chemises neuves chez le teinturier, si bien qu’elles sont toujours impeccablement repassées. Il porte un parfum de qualité ainsi qu’une lotion unisexe de marque espagnole dont il s’enduit le crâne. Intérieurement, elle le surnomme « Le Propre-sur-Lui ». Elle l’examine et découvre avec étonnement qu’il ne lui inspire presque aucune irritation. Elle l’observe, et il l’observe en retour. Il lui fait remarquer qu’elle est incroyablement silencieuse. Comme une petite souris, dit-il, ajoutant qu’il a toujours souhaité avoir une femme discrète comme une petite souris. Une Minnie Mouse qui ne fait pas d’histoires.
– Une Minnie Mouse ?
– Oui. Tiens, cela te va bien. Ça te dérange si je t’appelle Minnie ?
Elle hausse les épaules.
– Si je suis Minnie, alors il va de soi que tu es Mickey.
Il se regarde dans le miroir.
– Peut-être pourrais-tu me trouver un autre nom ?
– Par exemple ?
– Il toro ? Il toro divino ?
Ils rient. Elle enchaîne.
– Mickey c’est très bien. Qu’est-ce que tu veux dire quand tu dis que je ne « fais pas d’histoires » ?
Ah oui, réplique-t-il. C’est ça qui est formidable chez elle : elle parle toujours à voix basse et, quand elle s’active dans l’appartement, on ne l’entend pas. Même quand elle ouvre et referme les portes, les armoires, les placards, etc., elle le fait en silence.
C’est parce qu’elle a horreur du bruit, dit-elle. Et que les gens bruyants l’effraient.
– Tu es une princesse fragile.
– Pas du tout. Je sais me servir d’une perceuse et faire marche arrière avec une remorque, alors ne dis pas ça. Pour moi c’est une insulte.
– Mais, Minnie, ça ne me dérange pas si tu veux être un peu fragile avec moi. Les femmes fortes nous rendent faibles, nous les hommes. Si nous n’avons pas la possibilité d’être forts, que veux-tu que nous fassions de toute cette virilité qui nous encombre ?
Elle réfléchit.
– D’accord. Je veux bien être un peu faible. Maintenant que tu le dis, je sens que ça fait longtemps que j’en ai envie.
– Tu es parfaite, dit-il. Parfaite pour moi.

Elle est contente. Elle perçoit dans ses paroles un compliment de bon augure. Ce qu’elle ne saisit pas sur le moment, c’est que le compliment contient aussi une mise en garde. Elle doit continuer à être parfaite pour lui. Ne pas profiter de la première occasion venue pour saboter cette perfection qu’il croit percevoir chez elle. Sur le moment, elle se demande plutôt comment elle va réussir à masquer ses innombrables défauts afin de continuer à être parfaite à ses yeux. En réalité bien sûr, elle sait comme lui que sa perfection est une chimère. Ses défauts sont si nombreux que, si elle voulait en dresser la liste, elle ne saurait pas par où commencer. L’aspect physique, à vrai dire, elle n’a même pas la force d’y songer. Dès qu’elle prend du poids, par exemple, son apparence devient molle et blanchâtre, le gras se dépose autour de sa taille, elle devient grassouillette de partout, comme un cylindre, ou un genre de chamallow. Si elle reste trop longtemps au soleil, ses traits se dissolvent, des taches de couperose se répandent sur son nez et sur ses joues. Et ses cheveux ont toujours été raides et épais, plus proches du crin de cheval que du cheveu humain. Pour ne mentionner que quelques détails. Un autre défaut est la phobie sociale qui la submerge parfois. Cette peur des autres est mal vue dans son pays natal, mais bien plus encore dans un pays latin tel que celui-ci, où la vie sociale constitue l’arène même de l’existence. Où l’on doit oser faire sa place, parler d’une voix forte, occuper la scène, laisser la pièce de théâtre se déployer autour de soi sans lâcher son propre rôle, qui est un rôle central par définition. Le Propre-sur-Lui ne serait pas content s’il découvrait toute l’ampleur de la faculté qu’elle a de se dérober au monde et de se réfugier au fond d’elle-même. Dans son pays, il lui arrive de ne pas quitter son appartement pendant des jours parce qu’elle n’en a tout simplement pas le courage, et si elle le fait quand même, elle choisit les horaires où personne ne sera dehors. Pourquoi ? Elle n’en sait rien. Une autre de ses petites particularités, c’est que depuis ses études de traductrice et ses jobs occasionnels d’interprète, il lui arrive dans les situations de stress de ressasser son ressenti de façon compulsive, dans toutes les langues qu’elle connaît. Si elle n’y arrive pas, si un mot lui fait défaut, alors elle reste bloquée, incapable de passer à autre chose. Dans ce cas, elle se fige littéralement, car si elle continue ce qu’elle faisait, alors qu’elle n’a pas trouvé le mot qu’elle cherchait dans telle ou telle langue, une malédiction risque de se déclencher. Qui en a décidé ? Elle l’ignore, mais sait qu’il en est ainsi, et, parfois, il lui suffit de penser à quelque chose d’une certaine manière pour donner naissance à une sorte de réalité miniature, qui menace aussitôt d’enfler, de se répandre partout et de prendre possession de l’autre réalité, celle, à l’extérieur, qu’elle est en train de vivre. Voilà encore un défaut qu’il n’apprécierait pas : le fait qu’elle croie à certaines choses qui ne s’expliquent pas rationnellement. Ce n’est pas qu’elle y pense en permanence. »

Extrait
« Tout s’accélère maintenant. Ça commence par des inflexions ou des insinuations qui dégénèrent en disputes, qui dégénèrent à leur tour en querelles spectaculaires. À quelques reprises, les voisins cognent au mur en criant Ho, vous allez vous calmer, oui?, Ce n’est pas possible, pense-t-elle. Ceci n’est pas la réalité. Je ne suis pas quelqu’un dont le comportement pousse les voisins à cogner aux murs. Je suis une personne réfléchie, calme, qui se maîtrise. Mais quand elle s’entend hurler, elle comprend qu’elle se trompe. Son image d’elle-même est déformée, pas besoin d’être anorexique pour se voir autrement qu’on n’est. » p. 45

À propos de l’autrice
WOLFF_lina_©Gustav-BergmannLina Wolff © Photo Gustav Bergmann

Née à Lund en 1973, Lina Wolff est considérée comme l’une des voix les plus fascinantes de la littérature scandinave d’aujourd’hui. Son premier roman, Bret Easton Ellis et les autres chiens (Gallimard, 2019), rencontre instantanément le succès. Avec son deuxième ouvrage, Les Amants polyglottes (Gallimard, 2018), elle remporte en 2016 le prix August, le plus prestigieux des prix littéraires suédois. Elle est également la traductrice suédoise de Gabriel García Márquez, Roberto Bolaño et Karina Sainz Borgo. (Source: Éditions Les Argonautes)

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Nani

RICHOZ_nani RL_automne_2023

En deux mots
Albina vit en Suisse avec son mari, ses cinq enfants et ses beaux-parents. Vendue et mariée à quatorze ans en Albanie, elle est régulièrement insultée, battue et violée. Mais lorsqu’elle trouve à la laverie une offre d’emploi de femme de ménage, elle va par la même occasion gagner le droit de refuser l’inacceptable.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment résister aux coups assénés par son mari?

C’est à partir d’un témoignage que Mélanie Richoz a construit ce roman sur les violences conjugales. L’histoire d’Albina, vendue à 14 ans à un mari qui la considère comme sa chose émeut autant qu’elle révolte.

En Albanie, au tournant de ce siècle, la société est restée très archaïque, les traditions solidement ancrées. À quatorze ans, Albina est vendue par son frère à Burim, un homme qui ne va pas tarder à en faire sa chose, à l’abreuver d’insultes, de coups de plus en plus violents. Et à la violer régulièrement. «A la place du mariage, la jeune femme aurait préféré la prison. Pour s’instruire. Pour apprendre. Pour se préparer à un demain libre.»
À 16 ans, elle met au monde son premier enfant, un garçon prénommé Leotrim. Quatre autres suivront à un rythme soutenu, Vlorie, Lirie, Siara et Arben.
Accompagnée des beaux-parents, la famille s’installe en Suisse où la situation ne s’arrange pas, bien au contraire. Burim, qui ne travaille pas et cherche son salut dans la petite délinquance, rentre souvent ivre et lâche toute sa frustration sur Albina. Qui encaisse et ne dit rien car elle sait que se plaindre pourrait avoir de funestes conséquences.
Le hasard va cependant lui venir en aide. Comme le lave-linge est en panne, elle doit se rendre à la laverie. Là, elle va trouver une petite annonce pour quelques heures de ménage. La vieille dame qui l’embauche est une ancienne juriste. Elle va très vite se douter des mauvais traitements infligés à son employée et l’inciter à se défendre. Mais la peur et le manque de connaissances continue à la paralyser. D’autant que son aîné prend le parti de son père. «Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir.»
Elle va pourtant trouver le moyen de réagir. Essayer de s’émanciper.
Mélanie Richoz, qui souligne en postface qu’elle s’est appuyée sur un témoignage pour écrire ce roman, a choisi d’être très factuelle. Elle nous livre ce drame en chapitres courts. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter pour dire la souffrance endurée par cette esclave des temps modernes. La romancière réussit aussi fort bien à cerner les enjeux du combat qui s’engage. Il n’est pas seulement question ici de violences conjugales, mais du poids de toute une société patriarcale. Burim peut compter sur le soutien de ses beaux-parents, de ses compatriotes albanais. Il s’estime dans son bon droit et n’entend pas céder un pouce de ses prérogatives. Les questions d’intégration et de différences culturelles sont parfaitement mises en lumière dans ce roman bouleversant.

Nani
Mélanie Richoz
Éditions Slatkine
Roman
184 p., 24 €
EAN 9782832112410
Paru le 1/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme si chaque détail exige d’être évoqué, revécu, pour se désagréger dans la vase avec les cellules meurtries de ce corps. Son corps. Épuisé, souillé, appartenant plus à sa progéniture et à son mari qu’à elle-même, ce corps nourricier. Objet. Torture. Étranger. Ce corps déjà mort. Nani, c’est l’histoire d’une jeune femme vendue par ses frères à l’âge de quatorze ans à un mari violent. Une fiction désarmante et nécessaire sur la domination masculine et les violences conjugales.
Postface de Martine Lachat Clerc, Directrice de Solidarité femmes fribourg – centre LAVI

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Coralie Claude)
RTS (Drôle d’époque)
Blog Cathjack
Blog Daily passions

Les premières pages du livre
« Albina emmène Siara et Arben à l’école. Sur le trottoir, devant le grillage, elle s’agenouille et les enlace. Très fort. Elle resserre les bretelles de leur sac à dos et arrange le col de leur veste, un peu légère pour la saison. Au loin, les Vanils ont déjà enfilé leur capuchon blanc. Sur les joues rondes et rouges de ses enfants, Albina dépose un baiser sonore, puis plonge son nez à la racine de leurs cheveux. Elle ne sent rien. Depuis plusieurs années, la seule odeur perçue est celle, putride et âcre, de la peur. Elle inspire néanmoins encore une fois leur nuque blonde et savoure la moiteur de leur peau si douce, effleurée à bout de lèvres. Elle les relâche, les laisse se détacher, les regarde courir vers le porche, là où les autres mamans se séparent de leur enfant, là où les autres mamans ont le droit de se rendre. Il lui semble que c’était hier qu’elle accompagnait à cette même école, derrière ce même grillage, Leotrim, Vlora et Lirie, ses trois aînés qui, à présent, fréquentent le collège. Qu’hier encore elle changeait leurs couches et les nourrissait au sein.
Le temps file si vite.
Fuit, comme elle aurait voulu s’enfuir.

L’odeur avinée de Burim embaume la cage d’escalier et donne la nausée à Albina qui pâlit dans le miroir attenant à la porte de l’ascenseur. Son mari a sans doute quitté l’appartement il y a quelques minutes. Pour aller où, elle l’ignore ; mais pas au travail. Ses employeurs l’ont viré les uns après les autres pour escroquerie. Sa réputation s’est répandue en ville comme une traînée de poudre ; depuis, plus aucun n’accepte ses services.
Albina gravit les cinq étages et réintègre la prison familiale – 5, rue de la Passerelle. Sans bruit, elle ôte son manteau, le suspend à un long clou coudé planté dans la paroi, attache ses cheveux et se met à l’ouvrage. Elle dessert les couverts du petit déjeuner, passe un chiffon sur la table constellée de miettes de pain et de confiture d’orange, lave la vaisselle, l’essuie, la range, nettoie la salle de bains, ouvre toutes les fenêtres, secoue et aère couettes, oreillers et doudous, plie avec amour les pyjamas des enfants, ramasse et range Playmobil, Lego, petites voitures, tapis de route, poupées et crayons de couleur, fredonne des mélodies désormais permises, car avalées par le ronflement de l’aspirateur puis, en silence, récure.
Pendant que le carrelage sèche, Albina se retire dans la chambre à coucher et procède aux ablutions d’avant la prière afin de se présenter à Dieu dans un état de pureté : avec de l’eau, elle se lave les mains jusqu’aux poignets, se rince la bouche, le nez, se nettoie le visage, les avant-bras, passe ses mains mouillées dans ses cheveux du front à la nuque puis de la nuque au front, se lave l’intérieur et l’extérieur des oreilles et enfin les pieds en longeant chaque orteil de son auriculaire. Puis elle se voile, déroule et étend un tapis sur le parquet. Debout, avec les deux mains sur le cœur, elle récite l’invocation du commencement et quelques versets du Coran. S’agenouille, se penche vers le sol, front et paumes contre la terre pour glorifier Dieu et lui livrer sa propre prière plus intime, plus secrète et plus libre qu’aucune prière d’aucune religion, s’assoit ensuite sur ses talons pour lui demander pardon, se redresse et, les mains à nouveau sur le cœur, achève sa première prière de la journée en remerciant Dieu.
Elle enroule son tapis, le pousse sous le lit ; ôte son foulard, le plie avec minutie et le range dans le tiroir de sa table de nuit, au-dessus d’une grande enveloppe blanc crème contenant ses papiers d’identité.
De retour à la cuisine, Albina prépare le repas de midi tandis que sa belle-mère, Veprime, enfoncée dans le canapé du salon, regarde la télévision à plein régime. Krenar, son beau-père, lui, fume des Marlboro sur le balcon.

Après leur matinée d’école, petits et grands débarquent à la maison, sautent au cou de leur nani1 et filent se laver les mains à la salle de bains. Les grands aident les petits, sauf Siara qui veut se débrouiller seule : elle grimpe sur l’escabeau, allonge ses bras potelés, ferme et ouvre le robinet, toute seule ! Puis se savonne, se rince, s’essuie à la serviette humide avant de rejoindre ses frères et sœurs qui, entre rires et querelles, s’installent à table avec leurs grands-parents. Exaspéré par le bruit, Krenar ordonne aux filles de se taire.
Burim est en retard. Peut-être ne viendra-t-il pas ?
Albina fatigue la salade, adresse un Ju bëftë mirë ! à tout le monde et retourne aux fourneaux. Lorsqu’elle transvase les pâtes dans la passoire, un claquement de porte l’a fait sursauter, une poignée s’échoue dans l’évier. « E ngathët!, dit la belle-mère, do t’i hash ato që t’u derdhën në lavaman! » Albina acquiesce d’un signe de tête et lance un regard perdu à son mari qui apparaît dans le contre-jour. Décidée à ne pas ingurgiter les pâtes qui se sont mélangées aux détritus alimentaires imbibés de produit vaisselle dans la grille de l’évier, Albina en jette le contenu à la poubelle. Veprime élève la voix et somme sa belle-fille de les récupérer et de les manger. Une à une. Devant elle. Albina fait la sourde oreille et poursuit la préparation du dîner. Elle dresse et sert le plat, apporte la sauce bolognaise, les boissons, ramène le bol de salade vide à la cuisine et entame la vaisselle. L’eau brûlante qui jaillit contre les parois en inox recouvre les bruits alentours, les propos envenimés, …

Extraits
« L’affection de Mme Dey pour Albina, éprouvée dès le premier instant, se confirme aujourd’hui et se renforcera de semaine en semaine. Avant d’échanger des mots, des rires et des confidences, elles partageront beaucoup de silences où Albina épongera la solitude de Louisa; et Louisa, la souffrance d’Albina. » p. 50

« Persuadée que les histoires de Burim finiront par tuer Leotrim, Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir. Elle attire contre son corps en sueur ses deux cadets qui dorment à poings fermés; entre ses bras, les serre en étau. Les serre fort, très fort, puis, les os glacés, s’endort à peine une demi-heure avant que le réveil ne sonne. » p. 64

À propos de l’autrice
RICHOZ_melanie_DRMélanie Richoz © Photo DR

Mélanie Richoz, autrice suisse, a publié jusqu’ici une quinzaine de livres: romans, nouvelles, biographie et livres illustrés (BD, poésie). Elle a notamment publié aux Éditions Slatkine le roman Mouches (2022) et Contre-la-Montre, une biographie de Jean-Marc Berset (2021). Son dernier roman, Nani, raconte l’histoire d’une jeune femme vendue par son frère à l’âge de quatorze ans à un mari violent. (Source: Éditions Slatkine)

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Le tiers pays

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En deux mots
Angustias Romero a choisi de quitter son pays avec son mari et leurs deux enfants qui vont mourir durant cet exil. Pour leur offrir une sépulture décente, elle va demander l’aide de Visitación Salazar, qui a créé «Le tiers pays», un cimetière illégal. Et pour rester auprès des défunts, elle lui propose de l’assister. Sauf que leur initiative gêne la mafia locale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce pays d’où on ne sort jamais

Après son superbe premier roman, La fille de l’Espagnole, la vénézuélienne Karina Sainz Borgo confirme tout son talent avec cette histoire d’exil, de violence et de pitié. Le tiers pays suit le parcours de deux femmes fortes qui ont choisi de vivre en compagnie des morts.

Quand l’épidémie a commencé à frapper les habitants du village, Angustias Romero a persuadé son mari Salveiro de quitter la Sierra orientale pour suivre la route des migrants vers l’occident. Pour ses enfants, il est déjà trop tard. À peine la frontière franchie, ils meurent et viennent remplir une morgue déjà surchargée. C’est alors qu’Angustias entend parler de Visitación Salazar, une femme qui s’est donné pour mission d’offrir une sépulture décente à tous ces cadavres qui s’entassent. Elle va trouver cette femme énergique et lui proposer de la seconder.
Derrière un panneau de bois avec cette inscription, Le tiers pays, elle a investi l’espace pour créer un cimetière illégal où elle enterre les cadavres sans sépulture, notant simplement dans le ciment frais leurs dates de naissance – quand elle est connue – et de décès. C’est là qu’Angustias va enterrer ses deux enfants et c’est là qu’elle entend rester, dans l’ombre de cette femme forte, sans doute l’une des seules à ne pas craindre Abundio, le Parrain local. Car elle est désormais seule, Salveiro lui ayant fait faux bond. «Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.» Angustias devient alors Antigone.
Avec le minimum vital, Angustias va finir par imposer sa présence. Il faut dire que la tâche de Visitaciôn est immense. Dans cette région reculée, en proie à tous les trafics et où la corruption s’est imposée comme système politique, les cadavres s’accumulent. Et son initiative commence à déranger Abundio et ses sbires ainsi que ceux qu’on appelle les «irréguliers», des troupes armées qui séquestrent et tuent selon leur bon plaisir.
On sait depuis La fille de l’Espagnole combien Karina Sainz Borgo sait mettre en scène la violence et la douleur de l’exil, quand on se voit contraint de quitter un pays à la recherche d’un avenir meilleur. Mais aussi combien les femmes jouent le premier rôle. Angustias Romero et Visitación Salazar font mieux que résister. Elles prouvent aux forts en gueule combien ils sont faibles et lâches, comme le maire de Mezquite, Aurelio Ortiz, ou l’accordéoniste Jairo Domínguez, tous deux inféodés à Abundio.
On sait aussi combien l’écriture de la Vénézuélienne vivant aujourd’hui en Espagne est chatoyante, émotionnelle et poétique, faisant la part belle aux allégories et se rapprochant ainsi de glorieux prédécesseurs comme Borges et Cortázar.
Ce qui rend sa dénonciation sociale d’autant plus forte, elle qui aime à rappeler que l’Europe, où elle a trouvé refuge, a aussi connu des vagues d’émigration, pour fuir les famines ou le nazisme. Qu’on ne quitte pas son pays avec deux enfants sur le dos par plaisir et que face à une question aussi sensible, c’est la froideur et l’indifférence qui dominent, là où un peu de pitié et de compassion seraient un minimum.

Le tiers pays
Karina Sainz Borgo
Éditions Gallimard
Roman
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
300 p., 23 €
EAN 9782072958632
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé en Amérique latine dans un lieu imaginaire. Mais il pourrait s’agir d’une ville près de Cúcuta en Colombie ou, peut-être, du kilomètre 88 dans l’État de Bolívar au Venezuela.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Visitación Salazar est l’extravagante, gigantesque et mythique fondatrice d’un cimetière illégal aux confins de la sierra orientale et de la sierra occidentale, quelque part en Amérique latine. Il est appelé le Tiers Pays et c’est là que veut absolument se rendre une jeune migrante, Angustias Romero. Après avoir traversé clandestinement le désert et la frontière avec sa famille, cette ancienne coiffeuse, qui a tout laissé derrière elle, se retrouve seule, épuisée, complètement perdue. Elle n’a plus qu’un but : donner une digne sépulture aux siens. Or, le cacique local, les passeurs, les guérilleros, les narcotrafiquants et les militaires voudraient faire disparaître le Tiers Pays et récupérer le contrôle d’une région où tous les trafics sont possibles. Mais c’est compter sans le courage de Visitación et d’Angustias — nos deux Antigone modernes —, qui vont s’allier pour affronter, par tous les moyens, cet univers masculin de domination, de violence et de corruption.
Après le succès de La fille de l’Espagnole, Karina Sainz Borgo signe ici un deuxième roman remarquable. Inspiré de faits réels, Le Tiers Pays offre une narration qui évolue au fur et à mesure que l’intrigue se développe et mélange brillamment les genres du témoignage, du thriller, du western et de la tragédie antique, avec un hommage à peine voilé à Faulkner et à Rulfo.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Karina Sainz Borgo présente son roman «Le tiers pays» © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvée un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterri dans une décharge.
Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrées. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendaient des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.
À l’entrée de Las Tolvaneras pendait une pancarte peinte à la brosse: LE TIERS PAYS, un cimetière de non-droit où se retrouvaient les morts que Visitación Salazar enterrait en échange d’une aumône, et parfois même pas. Presque tous ceux qui gisaient là étaient nés et morts à la même date. Sur leurs tombes misérables, des gribouillis étaient gravés dans le ciment frais : l’écriture accidentée de ceux qui ne reposeront jamais en paix.
Visitación ne s’est même pas retournée pour nous regarder. Elle était au téléphone. De la main gauche elle tenait l’appareil ; de l’autre, des fleurs en plastique qu’elle a enfoncées dans le mortier fraîchement mélangé.
— Oui, ma belle, je t’écoute.
— Angustias, tu es sûre que cette femme va nous recevoir ? a demandé Salveiro.
J’ai hoché la tête.
— Je t’écoute, ma petite mère ! a-t-elle continué, débonnaire. Mais puisque je te dis qu’on n’en trouve plus, des cercueils ! Ooooh ! Il n’y a plus de réseauuuuu ! a-t-elle poursuivi, tragi-comique.
— Cette bonne femme est un moulin à paroles…, a ronchonné Salveiro.
— Mais tais-toi, Salveiro !
— Dis à ce type qu’il attende un peu ! a crié la femme en s’adressant enfin à nous. Les morts savent être patients ! Ils ne sont pas pressés, eux !
Une nouvelle rafale de vent nous a brûlé la peau. La terre de Mezquite ressemblait à une plaque en fonte jonchée de chardons et de larmes, un endroit où nul n’avait besoin de se mettre à genoux pour faire pénitence. Celle qui nous avait conduits jusque-là était largement suffisante.
Le Tiers Pays ressemblait à cela: une frontière à l’intérieur d’une autre où se rejoignaient la sierra orientale et la sierra occidentale, le bien et le mal, la légende et la réalité, les vivants et les morts.

L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps, comme les mauvais présages. Les criquets ont arrêté de chanter et une tumeur de poussière s’est formée dans le ciel, avant de se décharger en gouttes d’eau marron. À la différence des maux que nous avions déjà subis, celui-ci a pulvérisé nos souvenirs et nos désirs.
Le virus attaquait la mémoire, semait en elle la confusion, avant de la grignoter. Il se propageait à toute vitesse et plus le malade était âgé, pire c’était. Les vieillards tombaient comme des mouches. Leurs corps ne résistaient pas à l’assaut des premières fièvres. Au début, on a dit qu’il était transmis par l’eau, puis par les oiseaux, mais personne n’était capable d’expliquer cette épidémie d’amnésie qui nous a tous transformés en fantômes et a rempli le ciel de vautours. Le virus nous a abrutis avant de nous couvrir de peur et d’oubli. Nous marchions sans but, perdus dans un monde de fièvre et de glace.
Les hommes sortaient dans la rue et attendaient. Quoi? Je n’ai jamais pu le savoir.
Nous les femmes, nous nous activions pour tromper le désespoir : ramassant de quoi manger, ouvrant et fermant les fenêtres, grimpant sur les toits et balayant les cours. Nous accouchions en poussant et en criant, telles des folles à qui personne ne donnait rien, pas même un peu d’eau. La vie s’est concentrée en nous, dans ce que jusqu’alors nous avions été capables de retenir ou d’expulser. Mon mari aussi a attrapé le virus, mais j’ai mis du temps à m’en rendre compte. J’ai confondu les premiers symptômes avec son caractère. Salveiro parlait peu, il était réservé et n’avait aucune curiosité pour rien, au-delà de son petit monde. Lorsque je l’ai connu, il travaillait dans le garage familial et passait son temps à desserrer des boulons avec une clef en croix ou, couché à côté d’un cric hydraulique, à réparer une panne sous les tripes d’un camion détraqué. Je passais tous les jours devant le local noirci sans y prêter attention. Si je suis entrée un jour, c’est parce que j’avais besoin de graisse à moteur pour dégripper les serrures de la maison : un bidon de Trois en Un, quelque chose qui permette de lubrifier les ferrures, mais Salveiro m’a proposé de venir y jeter un œil.
— Ce ne sont pas les serrures. C’est le bois. Il est rongé par les termites, c’est pour ça que les portes ne ferment pas ; tu vois ça ? – Il m’a montré une fine poussière de sciure et de copeaux.
Il est revenu la même semaine pour examiner le toit et le reste de la maison. Il l’a inspectée de fond en comble : la poutre pleine de moucherons, les pieds de la table mal coupés ou la chaise mal sciée. Il allait et venait, une lime à la main. Il ponçait ici et donnait des coups de marteau là. Tout ce qu’il touchait cessait de grincer ou de crisser, comme s’il réparait les choses d’un simple regard.
— Angustias, qui c’est celui-là ?
— Le fils du garagiste, papa. Il est venu réparer les traverses et les cadres des fenêtres.
Après chaque visite, nous lui offrions une bière pour le remercier. Il s’asseyait sous le tamarin et se laissait interroger.
— Pourquoi vous ne laissez pas tomber la mécanique pour vous consacrer à ça ? Vous êtes doué, insistait mon père, mais Salveiro buvait sans répondre. Angustias a fait des études de coiffure. Lancez-vous : avec un diplôme de menuisier en main, vous pourriez monter votre propre atelier d’ébénisterie.
— Je viens d’ouvrir un salon de coiffure, l’ai-je interrompu pour me faire remarquer. Il est à deux rues d’ici. Tu veux passer te faire couper les cheveux ? Comme ça, je t’expliquerai les démarches pour s’inscrire aux cours.
Il s’est présenté le lendemain. Il portait un pantalon propre et une chemise bien repassée. Sa peau satinée et parfumée n’avait rien à voir avec ces bras toujours crasseux d’huile et de graisse. Après lui avoir frotté les cheveux avec du shampooing et de la crème, je l’ai conduit vers le fauteuil, j’ai couvert ses épaules d’une cape et je lui ai coupé les cheveux avec mes meilleurs ciseaux. Les mèches tombaient, encore humides.
Salveiro n’a pas suivi de formation de menuisier, mais il a continué à venir à la maison trois fois par semaine pour apporter une bricole ou arranger un détail.
— Angustias, ma fille, cet homme est un lourdaud, mais bon, s’il est à ton goût…, m’avait dit mon père à l’oreille avant de faire un sourire pour la seule photo que nous avions prise, devant les portes de la mairie où nous nous sommes mariés.
Mon mari était un homme honnête. Il était doué pour la bagatelle. Il savait me caresser avec la même patience que quand il sciait du bois. Il ne parlait pas, mais ça m’était égal. Et c’était bien là le problème : je n’ai même pas imaginé que ses silences avaient un rapport avec l’indolence qui envahissait les rues ; une nuée d’ennui qui a fini par ensevelir la ville.

Le jour de mon baptême, ma mère a choisi Angustias. Plus qu’un prénom, c’était un coup de griffe. Pour elle, le monde avait toujours existé dans le silence. C’est pour ça que quand quelqu’un m’appelle : « Angustias ! »…, je ne peux m’empêcher de penser à son destin de femme sans voix. Je suis à l’image de sa surdité et de son naufrage. Je suis endurante. Je suis faite pour supporter le malheur. Je parle sa langue.
Jusqu’à ce que naissent Higinio et Salustio je n’avais jamais songé à quitter la ville, mais les choses ont mal tourné. Les enfants étaient venus au monde prématurés et fragiles du cœur. À eux deux, ils ne pesaient pas deux kilos sur la balance de l’hôpital. Leurs petites mains ridées remuaient à peine. Leurs ongles étaient violacés et leurs yeux plissés. La vie n’allait interrompre qu’un instant leur chemin vers la mort.
Trois mois durant, j’ai attendu devant une couveuse, redoutant le pire. Bien que personne n’ait pu garantir que leur cœur allait résister, les médecins ont décidé de les opérer. Ils ont survécu, tandis que la ville continuait de s’effondrer sous la pluie terreuse qui tapissait les trottoirs. Je ne voulais pas que mes enfants grandissent dans cette vallée fantôme que tout le monde fuyait.
— On s’en va !
Salveiro m’a regardée, piqué par la vipère de l’aboulie, et il a continué de trifouiller les pièces d’un mixeur cassé.
— Je veux m’en aller, ai-je insisté.
— Tu crois que c’est si facile ? – Il a posé le tournevis –. Préparer un voyage, ça prend du temps…
— Tu peux rester si tu veux. Moi, je pars.
On a vendu nos meubles, nos draps, nos outils, ainsi que les miroirs, les fauteuils et les sèche-cheveux du salon de coiffure. Je n’ai gardé qu’une paire de petits ciseaux, que j’ai glissée dans ma poche et que je conserve encore aujourd’hui. Avec l’argent, nous avons pu payer une partie du billet de bus.

Nous avons quitté la capitale avec les enfants sur le dos et nous avons entrepris un voyage de plus de huit cents kilomètres ; la moitié en bus et l’autre à pied. Nous sommes arrivés à destination après avoir traversé huit départements de la sierra orientale, en plus des trois qui nous séparaient de Mezquite, un village de la frontière qui porte le nom d’un arbuste utilisé pour faire du charbon de bois.
Nous n’avions que quelques pièces, trois mandarines et un sac à dos avec une tenue de rechange, deux biberons et des sachets de lait en poudre que nous préparions dans les ruisseaux. Sur la départementale, une route qui traverse la cordillère centrale, avançait la colonne de migrants que nous formions. C’était comme ça qu’on nous appelait, nous qui fuyions l’épidémie.
Nous nous installions comme nous pouvions pour nous reposer et nous profitions du moindre ravin pour nous laver et cuisiner. Avant de reprendre la marche, je relevais mes cheveux pour ne pas gêner les enfants avec le frottement de mes mèches. J’avais fait le serment de ne pas les couper avant d’atteindre notre destination, quelle qu’elle soit. Salveiro marchait derrière moi, chassant les moustiques de ses mains et ramassant des bouts de bois qu’il mettait dans ses poches. Jour après jour, je sentais que je le laissais un peu plus loin derrière moi. J’étais persuadée que si je me retournais, j’allais le trouver écroulé sur le bord de la route, tel un arbre rongé par les termites. La nuit, je me suis souvent imaginée, me réveillant au milieu de nulle part, toute seule avec mes deux enfants. Je rêvais que je marchais à quatre pattes, transformée en lionne capable de humer dans le vent l’endroit où fuient les gazelles.
Les tentes dressées par les militaires à la frontière se distinguaient de très loin. La cohue de migrants qui affluaient en quête de nourriture et de médicaments pouvait se voir à des kilomètres. Ceux qui avaient encore de l’argent pouvaient partir en bus, les autres faisaient le chemin à pied, portant sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient transporter. Des réfrigérateurs, des lampes et des casseroles gisaient, abandonnés sur le bord de la route, jusqu’à ce que quelqu’un les récupère pour les échanger contre de la nourriture.
Lorsque nous sommes arrivés au premier poste de contrôle avant le pont, un soldat nous a arrêtés pour inspecter nos papiers. Il était jeune et mince, et sa tête mal rasée était couverte par ces plaques que laissent ceux qui ne savent pas se servir d’un sabot.
— Où allez-vous ? – Il s’est d’abord adressé à Salveiro.
— À la sierra orientale… – Mon mari semblait encore plus absent que d’habitude.
— Nous sommes en pleine sierra orientale, citoyen.
— Il a voulu dire occidentale, l’ai-je interrompu. Nous avons de la famille là-bas. Nous voulons leur présenter nos enfants.
Le sergent m’a regardée, sceptique. Je lui ai donné ma carte d’identité et Salveiro la sienne. J’ai aussi montré les actes de naissance, mais il les a à peine lus. Toute son attention était concentrée sur les jumeaux. Il les observait avec curiosité. Tout d’abord Salustio, qui était dans les bras de mon mari, et ensuite Higinio, qui dormait, la tête posée sur mon épaule.
Il m’a demandé leur âge. Je lui ai expliqué qu’ils étaient nés avant terme et que c’était pour ça qu’ils avaient l’air plus petits. Il a hoché la tête et a regardé les papiers une dernière fois. Sa femme venait d’accoucher d’une petite fille, également prématurée, a-t-il expliqué tandis qu’il consignait nos noms dans un carnet.
— Comment s’appelle-t-elle ? ai-je demandé.
— Qui ?
— Votre fille…
— Elle n’a pas encore de prénom.
Il est entré dans la cahute et en est ressorti avec un sauf-conduit pour traverser la frontière.
— Que Dieu soit avec vous. – Et il nous a tendu le papier.
C’est ainsi que nous sommes repartis, Salveiro, les enfants et moi. Et Dieu n’a jamais daigné nous tenir compagnie.

Mes enfants sont morts à Sangre de Cristo, le premier hameau que l’on rencontre après avoir traversé la sierra orientale. Ils ont quitté ce monde dans le même ordre que celui dans lequel ils étaient arrivés. Higinio, d’abord, et Salustio, ensuite. Je les ai emmenés dans trois hôpitaux différents, espérant un miracle, mais personne n’a rien pu faire pour eux.
Nous les avons enveloppés dans des linges et nous les avons transportés comme ça avant de trouver des boîtes. Ils étaient si petits qu’ils auraient pu tenir tous les deux dans une seule, mais nous ne pouvions tout de même pas les tasser comme des chaussures. Salveiro a voulu les laisser à la morgue en attendant que nous puissions trouver un peu d’argent pour les enterrer, mais je m’y suis opposée. Ils étaient morts, mais c’étaient mes enfants, et je n’allais pas les laisser entassés dans un réfrigérateur rempli de cadavres anonymes. À la morgue, je suis tombée sur une note scotchée sur la porte rouillée d’une chambre froide : « Vingt-cinq fœtus, à inhumer par sacs de sept. » Elle était écrite au marqueur noir.
J’ai emmené mes enfants jusqu’ici pour la même raison que celle pour laquelle je suis partie en les portant sur mon dos. J’ai cru que je pouvais les sauver de la maladie et de l’oubli, même si, au lieu de les éloigner de la mort, je n’ai fait que les escorter jusqu’à elle. La nuit, quand les chemins se peuplaient de voleurs et de crapules, nous cherchions une place dans un de ces foyers qui avaient commencé à fleurir de toutes parts. On n’y était pas toujours en sécurité, mais au moins on pouvait y reprendre des forces.
Dans ces baraquements faits de piles de briques d’aération couvertes de tôle ondulée, les femmes et les enfants s’entassaient, rendus fébriles par la faim. Il y avait aussi des vieillards hébétés, abandonnés par leur famille juste avant la frontière, et des enfants dont les parents avaient disparu en route. Les orphelins qui ne mouraient pas devenaient des délinquants à la petite semaine ou rendaient des services aux familles en échange d’un pourboire. C’étaient des âmes incomplètes, des passagers entre un monde et l’autre.
Une infime partie de ceux qui entreprenaient la traversée savaient à quoi ils s’exposaient. Ils marchaient pendant des heures, n’ayant que de pauvres couvertures pour se protéger du froid. Quand la nuit tombait, et s’ils avaient la chance de trouver une place dans un foyer, ils s’effondraient sur des paillasses et de maigres matelas, affamés et transis par le froid du désert, qui à cette époque de l’année rudoyait la frontière, sans pitié.
Dans une rue de la dernière ville de la sierra orientale, une femme de mon âge chantait, une petite fille de huit ou neuf mois dans les bras. Parfois quelqu’un passait et jetait quelques pièces dans le panier en osier posé à ses pieds. Le bébé s’agitait, sur le point de pleurer. Alors la mère cessait de chanter, lui mordillait les doigts et sifflotait pour qu’il se rendorme. Je n’avais pas de pièces à lui donner, ni d’enfants à protéger. Les miens dormaient d’un sommeil profond et irrévocable dans des boîtes à chaussures.
Au refuge, je les ai cachés sous la couverture, et une méchante femme a essayé de me les voler. Je me suis jetée sur elle et je l’ai prise par les cheveux : c’était tout ce que j’avais réussi à attraper dans la pénombre. Elle s’est débattue, avant de s’enfuir avec une des deux boîtes. Lorsque le couvercle en carton est tombé par terre, elle a sursauté, épouvantée. Ses yeux, enfoncés dans des orbites violacées, luisaient de désespoir : elle cherchait quelque chose à revendre, une paire de chaussures peut-être, mais elle n’a trouvé qu’un enfant mort.
Quand j’ai récupéré la boîte, j’ai constaté qu’elle avait volé l’argent qui nous restait et le sauf-conduit pour traverser le pont. Debout, face à la porte ouverte, je l’ai vue s’éloigner dans la rue. J’avais encore une de ses mèches dans la main.

À trente kilomètres de Sangre de Cristo se trouvait le plus grand marché noir de la frontière : Cucaña, un piteux pays de cocagne où les mères, grands-mères et filles venaient vendre leurs cheveux. Elles arrivaient, leur chevelure ramassée en un chignon, et repartaient tondues, serrant quelques billets : à peine de quoi acheter trois paquets de riz.
Le salon de coiffure le plus fréquenté s’appelait Los Guerreros, un endroit miteux où travaillaient des dizaines d’employées préposées à la tonte. Dehors, une cinquantaine ou soixantaine de personnes attendaient leur tour comme on va à l’abattoir. Los Guerreros n’était en fait qu’une baraque qui n’avait même pas de bacs à shampooing et se réduisait à une rangée de chaises en plastique.
— Pour les tiens on te donne soixante, mais pour ceux de ta mère, beaucoup moins.
— Combien ?
— Vingt. Ce sont des cheveux de vieille, ils sont ternes, on dirait de la bourre, ça ne vaut rien.
— Soixante, c’est tout ? Mais mes cheveux sont très longs, a-t-elle protesté.
— C’est le prix du jour. Si ça ne te plaît pas, va voir en face, a tranché l’employée. Personne suivante !
Je me suis approchée pour mieux écouter, et toutes les femmes qui faisaient la queue se sont retournées pour regarder ma tresse, qui à l’époque m’arrivait jusqu’à la taille.
— Une tignasse comme la sienne, a-t-elle dit en pointant ses ciseaux vers moi, ça vaut un peu plus.
— Combien ? ai-je demandé.
— Quatre-vingts.
J’ai rejoint la file d’attente au milieu des marmonnements. Les femmes m’observaient comme si je portais un diadème en or. J’ai craint qu’elles ne m’arrachent les cheveux pour récupérer l’argent qu’on m’en donnerait. Mais je suis restée, parce que cette somme, nous en avions bien besoin. Après l’épisode du vol nous n’avions plus rien, pas même de quoi acheter des biscuits ou de l’eau. Deux heures plus tard, je suis entrée dans la boutique.
Les coiffeuses coupaient les cheveux comme si c’était du crin de cheval. Elles tiraient sur les mèches avec un peigne et plongeaient les ciseaux au plus près du crâne, pour ne pas en perdre un millimètre.
— Pas comme ça, ai-je corrigé, il faut commencer par l’arrière et continuer sur les côtés.
— Tu vas m’apprendre mon métier ? On n’est pas dans un salon de coiffure, ici !
— Fais-moi confiance. Je sais m’y prendre.
J’ai sorti les ciseaux de ma poche. J’ai enfoncé mes doigts dans les anneaux et j’ai coupé. Les mèches se sont détachées comme des morceaux de corde cassée sur le papier journal qui couvrait mes genoux. Ma besogne terminée, je me suis levée sans même me regarder dans la glace et je me suis dirigée vers le comptoir où une femme sortait des billets de la caisse.
On m’en a donné soixante-dix, dix de moins que ce qu’on m’avait promis. J’ai pris l’argent et je suis partie.

À Cucaña, toutes les femmes arboraient la même coupe. Elles formaient un peloton de créatures tondues. Moi au moins, j’avais encore deux doigts de cheveux. Elles, même pas.
Quand elles n’avaient plus rien à couper ni à vendre, elles offraient leur corps aux camionneurs. Elles les attendaient au petit matin, à l’endroit où voyageurs et routiers prenaient leur petit déjeuner, des hommes qui négociaient les tarifs à l’arrière des trucks. Toutes ne trouvaient pas des clients. Celles qui y parvenaient faisaient leurs affaires en vitesse. Puis elles allaient se laver et boire l’eau terreuse des robinets des WC publics, où elles se retrouvaient pour se partager l’argent. Elles regardaient à droite et à gauche et parlaient à voix basse, de crainte qu’on ne leur vole aussi leurs paroles.
Dans la rue, des fillettes et des adolescentes attendaient ; à leur âge, elles ne pouvaient pas encore faire la même chose que les adultes et elles restaient à garder les plus petits. Il était difficile de savoir si elles faisaient partie de la même famille, mais la pauvreté me semblait être un lien de parenté bien suffisant. Elles demandaient de l’argent en échange de fruits pourris qu’elles trouvaient dans les ordures pendant la nuit.
Ces gamines passaient leurs journées à vendre des produits qu’elles ne pouvaient même pas se payer. Elles vivaient au milieu des bagarres entre les vendeurs du marché, des vols et des délits. Elles avaient tout juste de quoi se nourrir, mais elles devaient gagner leur pain à coups d’arnaques et d’embrouilles. Avec le temps, elles avaient appris à prospérer elles aussi. Elles ne savaient pas lire couramment et elles écrivaient à grand-peine, mais de la vie elles savaient déjà tout.
Cucaña grouillait de gens disposés à tout acheter et à tout vendre. La moindre vétille avait un prix : les médicaments, les casseroles, les vêtements, les cigarettes de contrebande, les cheveux, les dents sur pivot, les molaires en or, les meubles, l’électroménager… La biographie de presque tout le monde pouvait être reconstituée à partir des ventes aux enchères et des rebuts du marché.
J’ai demandé à Salveiro qu’il tienne pour moi les boîtes à chaussures et je suis entrée dans les WC publics pour me changer et me laver. Il n’y avait même pas de cabines, à peine trois cuvettes sales, séparées des lavabos par des rideaux en plastique. Il n’y avait pas non plus de papier toilette ni de poubelles. Je me suis cachée derrière le rideau et j’ai mis une serviette hygiénique ; c’était l’avant-dernière.
En sortant j’ai trouvé deux femmes qui parlaient devant un miroir fendu tout en se frottant les aisselles avec des chiffons humides. Elles sentaient la sueur et le vinaigre. Je les ai tout de suite reconnues. Nous qui venions de la sierra orientale, nous n’avions pas besoin de parler pour savoir d’où nous étions. Pour qu’elles ne me remarquent pas, je me suis lavé la figure avec le filet d’eau brune qui sortait d’un robinet rouillé.
Elles étaient encore jeunes, mais leur peau était tannée, froissée par la faim et la fatigue. Elles parlaient à voix basse d’une cousine qui était morte. C’est la première fois que j’ai entendu le nom de Visitación Salazar. Elles l’appelaient « la femme de Las Tolvaneras ».
— Elle a dégotté une niche pour ma mère. Elle nous a même aidés à la transporter.
— Elle est très loin du cimetière ?
— À une soixantaine de kilomètres, à côté de la décharge de Mezquite.
— Combien elle t’a pris ?
— Cette femme, l’argent, elle s’en fiche. Elle dit qu’elle est une soldate de Dieu. Elle se déplace toujours dans un pick-up gris. Va la trouver et dis-lui que tu viens de ma part.
— Et qui va me remplacer pour mon tour de garde ?
— On verra ça plus tard. Dépêche-toi ! Tu ne peux pas laisser Herminia à la morgue ; les cadavres, ils s’en débarrassent vite.
Elles m’ont regardée en silence, méfiantes, alors je suis sortie à toute vitesse. Au beau milieu d’un fossé plein de flaques et de boue j’ai changé d’avis. Je voulais avoir plus d’informations sur cette Visitación : son numéro de téléphone ou au moins une adresse où la trouver. Je suis retournée aux WC publics, mais elles n’étaient plus là.
Au niveau des cantines du marché, je suis tombée sur une fillette qui ne devait pas encore avoir treize ans. Elle s’est avancée d’un pas décidé. Sa taille de petite fille maigrichonne cachait un corps sur le point de devenir adulte. Ses bras étaient décharnés et ses seins, minuscules, semblaient figés par le jeûne et la vie précaire.
— Tu m’achètes mes tomates ?
D’une main elle tenait un bâton ; de l’autre, un sac de fruits et légumes gâtés.
— Elles sont pourries.
— Ben…, a-t-elle lâché. Je te fais un prix. Tu n’auras qu’à les laver.
— Je n’en veux pas, et je n’ai pas d’argent. – Elle s’est gratté la tête –. Tu connais la femme de Las Tolvaneras ?
— Celle qui enterre les morts ? – Les cheveux de cette petite étaient tellement sales qu’on aurait dit de la paille –. Elle s’appelle Visitación Salazar. Tout le monde la connaît.
— Où je peux la trouver ?
— Ici ! Elle vient tous les jours, tôt le matin.
Elle m’a regardée, suspicieuse.
— Et pourquoi tu veux lui parler ?
— J’ai besoin d’un coup de main.
Elle a planté le bout de bois dans la terre et a mis les mains sur ses hanches.
— Ici on a tous besoin d’un coup de main. Alors, tu me les achètes, ces tomates ?
— Une autre fois.
J’ai tourné les talons et je suis partie en direction des étals du marché. J’ai trouvé Salveiro là où je l’avais laissé. Avachi, il regardait dans le vide.
— On part à Mezquite. – Je lui ai arraché les boîtes des mains.
— Pour quoi faire ?
— Chercher quelqu’un qui va nous donner un coup de main pour enterrer nos enfants.

Il n’était pas encore huit heures du matin quand le téléphone a sonné. Le maire de Mezquite se regardait dans la glace, une lame de rasoir à la main. Une moustache de mousse encore fraîche sur les lèvres, il a répondu à l’appel d’Alcides Abundio, le propriétaire de Las Tolvaneras, l’homme le plus riche et le plus puissant de la frontière.
— Allô, Abundio !
— Vous êtes un sacré crétin.
Aurelio Ortiz s’est essuyé le visage et a noué la serviette autour de sa taille.
— Les gens défilent à la mairie pour faire l’aumône. Ils vont sûrement aussi demander où se trouve la folle.
— Laquelle ?
— Eh bien, Visitación Salazar ! Qui d’autre ? Celle qui vous a ridiculisé avec un fusil de chasse. Ou vous ne vous en souvenez déjà plus ?
En effet, ça méritait d’être oublié.
— Les aumônes, c’est fini ! a hurlé Abundio, hystérique.
— Avant le virus c’était différent, mais maintenant… rendez-vous compte. La sierra grouille de migrants.
— Il a bon dos le virus ! Qu’ils crèvent tous, mais loin de mes terres !
— Gardez votre calme… – Aurelio Ortiz a posé la lame à côté du robinet et a changé le téléphone de main –. Vous êtes passé au bureau ?
— Bien sûr que non ! C’est Gladys qui me l’a dit.
Le maire a essuyé le miroir embué. Il était persuadé que quelqu’un le regardait dans la pénombre.
— Je vous ai dit que je ne voulais plus d’embrouilles avec Las Tolvaneras, mais comme vous êtes en campagne vous n’en avez rien à cirer.
Ortiz s’est retourné pour voir qui ou quoi était en train de l’épier.
— Aurelio, répondez ! Je vous parle ! Parce que gouverner avec mon soutien, c’est pas bien compliqué, mais même ça, vous en êtes incapable !
— Ne le prenez pas comme ça…
— Je le prends comme je veux ! Visitación est en train de jouer les provocatrices. Sale négresse insolente, avec ses morts du matin au soir. Je vais l’envoyer les rejoindre si elle ne dégage pas de ces terrains !
— Attendez les avocats.
— Mais je m’en contrefiche des avocats ! Je vous ai fait nommer maire de Mezquite pour que vous vous chargiez de mes affaires !
— Abundio…
— Taisez-vous, Aurelio ! Et écoutez-moi bien : j’ai promis une parcelle au curé. Et il y en a d’autres qui veulent leur part du gâteau, vous savez de qui je parle. Tant que ces tombes seront là, je ne pourrai pas tenir parole.
— Écoutez-moi.
— Chargez-vous de Visitación Salazar ou je vous fais écorcher vif ! – Et il a raccroché.
Le maire a passé la main sur son front. Il était nerveux. Il ne voulait pas avoir plus de problèmes avec Visitación Salazar, mais depuis que la bataille pour Las Tolvaneras avait commencé, elle avait empiété un hectare de plus sur ce qu’elle avait déjà usurpé. Elle les avait tous bien eus : le vieil Abundio, le commando armé des irréguliers et les passeurs qui vivaient du trafic de drogues, de personnes et de marchandises. Elle les avait tous bernés et, évidemment, ça ne faisait plaisir à personne.
Chacun d’entre eux, pour une raison différente, avait Visitación Salazar en travers de la gorge. Le plus amer, c’était le curé. Du jour au lendemain, le terrain que lui avait promis Abundio pour construire la maison paroissiale lui était passé sous le nez. Dépité et furieux, il a d’abord appelé la police, puis il a écrit à l’évêque. Il a même obtenu son excommunication. Il l’a accusée de profanation et d’usurpation de sacrement des saintes huiles, puis de vol, et enfin de sorcellerie. « Cette vermine est en train de dévaliser les biens de la Sainte Église et des pauvres de la sierra occidentale ! » répétait-il en levant les bras, les paumes tournées vers le ciel.
Mais c’était autre chose qui tracassait le curé. Le projet de maison paroissiale cachait un autre plan : monter un tripot pour les ivrognes du village, les ruiner à coups de crack, de gnôle et de bachata, pour qu’ils finissent par s’entretuer à la machette. S’il les conduisait vers le péché, son œuvre serait éternelle.
Aurelio était très inquiet.
— Mais tais-toi ! Ou tu vas te réveiller avec la bouche pleine de terre ! a grondé sa femme la nuit où il lui avait raconté l’affaire.
— Salvación, ne te mets pas dans cet état, moi je veux seulement…
— Tu travailles pour le vieux. Et tu dépends d’Abundio, toi et tes enfants. »

Extrait
« Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.
Visitaciôn m’ignorait. Parfois elle me chargeait de menues tâches, mais rien de trop compliqué, et rien qui puisse gêner son travail. «Prépare du café, apporte-moi la pelle, coupe ces branches, va chercher ces pierres.» Elle sifflait les s en les aspirant et en accentuant la dernière voyelle des mots d’un coup de fouet autoritaire. » p. 80

À propos de l’auteur
SAINZ_BORGO_Karina_©Francesca-MantovaniKarina Sainz Borgo © Photo DR

Karina Sainz Borgo, née en 1982 à Caracas, est journaliste, blogueuse et romancière. Elle a quitté le Venezuela il y a une douzaine d’années et vit désormais en Madrid où elle collabore à différents médias espagnols et d’Amérique latine. La fille de l’Espagnole (La hija de la española, 2019) dont l’action se déroule à Caracas, est son premier roman. Il a fait sensation lors de la Foire du livre de Francfort en octobre 2018, les éditeurs d’une vingtaine de pays en ayant acquis les droits.  est son second ouvrage traduit en français. (Source: Livres Hebdo / Babelio)

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Tribu

YOT_tribu RL_Hiver_2022  Logo_second_roman

En deux mots
Elvire et Yann vont devoir se séparer pour quelques temps. Elle doit se rendre à Rouen pour une série de concerts, lui surveiller une propriété à Saint-Aubin-de-Médoc. Elvire propose alors à Mina, Croisée dans un café, d’accompagner Yann. Le piège se referme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tous des sauvages

Pour son second roman, Nathalie Yot a décidé de réunir un improbable trio, Elvire et Yann, un couple très amoureux et Mina, agente d’entretien. Un roman qui mêle avec délectation instinct animal, fantasmes et comédie noire.

C’est un de ces instants de plénitude comme il y en a peu. Elvire laisse ses pensées vagabonder jusqu’à imaginer qu’elle pourrait croquer davantage que la vie à pleines dents. Elle pourrait manger Yann, son amour.
Bien entendu, il rit quand elle lui raconte ce fantasme. Rit avant de l’embrasser, rit avant qu’elle ne quitte Bordeaux pour aller jusqu’à Rouen où elle a été engagée pour une série de concerts. Car Elvire est une violoncelliste talentueuse aux mains magiques.
Pendant ce temps, Yann ira à Saint-Aubin-de-Médoc où de riches propriétaires lui ont confié les clefs de leur domaine. Il est chargé de menus travaux d’entretien et d’assurer la sécurité de la propriété.
Avant le départ, ils se retrouvent au café où ils croisent le regard de Mina. D’origine marocaine, elle a fui son pays pour échapper à un mariage forcé et travaille comme agent d’entretien. La conversation s’engage alors jusqu’à ce qu’Elvire propose à Mina un autre emploi, surveiller Yann durant son absence. Car elle pense qu’il ne supportera pas cet éloignement forcé.
C’est alors que les choses vont prendre une tournure dramatique. À Rouen Elvire fait l’admiration du chef d’orchestre, mais se met aussi à dos la quasi-totalité des musiciens. La tension monte sur les bords de la Seine, mais aussi dans le bordelais. Yann n’a pas seulement fait visiter la propriété qu’il est censé surveiller à Mina, il l’a séquestrée. Son idée est alors d’offrir un joli cadeau à Elvire à son retour, lui permettre d’assouvir son fantasme et de manger la prisonnière!
Mina parviendra-t-elle à ce sortir de ce piège mortel? C’est tout l’enjeu de la dernière partie de ce roman qui flirte avec le fantastique, pour ne pas dire la folie.
Nathalie Yot ménage le suspense tout en explorant la psyché de chacun des membres de cet improbable trio. En creusant dans leur passé, en explorant leur milieu culturel et social, en cherchant ce qui les motive, on va finalement se rendre compte qu’ils ont bien davantage à partager que ce qu’à priori ils imaginent.
Comme dans Le Nord du monde, son précédent roman, la romancière construit son roman autour de scènes fortes et réserve à ses lecteurs un épilogue des plus surprenants. Et en refermant le livre, vous pourrez vous interroger sur la part animale qui est en vous et que vous cachez peut-être derrière le vernis des conventions.

Tribu
Nathalie Yot
Éditions La Contre Allée
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782376650263
Paru le 18/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, à Bordeaux, Rouen et Saint-Aubin-de-Médoc.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elvire et Yann d’un côté, Mina de l’autre. Trois personnages que tout oppose, qui n’auraient sans doute jamais dû se rencontrer. Elvire, violoncelliste de renom ; Yann, prêt à tout pour conserver l’amour d’Elvire ; et Mina, femme de ménage qui n’aurait rien contre le fait de bouleverser sa vie. Des parcours différents, des milieux sociaux et culturels éloignés, trois personnalités, trois corps, qui vivent l’expérience de l’autre, avec attirance et répulsion en ritournelle.
Mina, Elvire et Yann, trois personnages en quête d’une vie plus grande, aux frontières des tabous et des interdits. Vivre plus fort, vivre vraiment. Mais les relations établies peuvent-elles réellement évoluer? Domination et dépendance ne modèlent-elles pas les liens entre les êtres? Jusqu’où Mina, Elvire et Yann seront-ils prêts à aller pour souder leur relation? L’ un ou l’ autre ne se fera-t-il pas manger par les autres ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté (Barbara Fasseur)
Blog shangols


Nathalie Yot présente son roman Tribu © Production La Contre Allée

Les premières pages du livre
« PREMIER MOUVEMENT
Elvire se sent bien. Bien comme tranquille. Comme après un bain de mer. La peau détendue, lâchée. Elle ne veut rien. Elle n’a pas d’avis. Ça la repose de ne pas avoir d’avis, d’être neutre. Et la neutralité fait son effet habituel. Celui de laisser les gens en paix cinq minutes. Elle se frotte les yeux exagérément et ça aussi ça la détend. Les mains dans les yeux, on ne le fait jamais assez. On oublie.
Dans cet état, il n’y a plus rien de chamaillé en elle, le tracas s’est effondré, à même le sol. Elle pense à Yann.
Elle se dit que l’autre compte. Tous les autres. Et elle se frotte à nouveau les yeux. Ce soir, j’ai un concert. Faut que je me concentre un peu.
Elle est dans sa douche. Celle d’avant l’entrée en scène. Depuis cet après-midi, elle expulse. Ses pensées vont faire un tour dehors. Dedans, c’est blanc maintenant. L’eau glisse sur son corps et finit le travail d’épuration. Puis elle se sèche lentement, se prépare lentement et s’étend jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Ça toque à la porte. Il est temps d’y aller.
Elle marche au ralenti. On marche toujours au ralenti quand on va monter sur scène. Elle traverse le rideau, comme si elle traversait un mur de beurre et avance sans hésiter, toujours au ralenti, jusqu’à son instrument installé au milieu de la scène face au public. Elle salue, s’assoit et attaque le prélude de la Suite n° 1 en sol majeur de Bach.
Les yeux du public sont rivés sur elle, sur ses doigts qui dévoilent toute la blancheur du dedans. Un homme crie dans la salle. Immédiatement les « chut » fusent et les regards se tournent vers celui qui perturbe. La musicienne n’entend rien, elle joue, mais elle sait. Elle sait à qui appartiennent ces cris d’orage. C’est Yann.
Il ne s’est rien passé. Rien de catastrophique. Yann s’est tu et elle a continué de jouer sa suite en sol majeur. Jusqu’à la fin. Jusqu’aux applaudissements. De longs applaudissements. C’est après qu’elle est devenue étrange. La transformation, c’est après qu’elle a eu lieu, quand le théâtre s’est vidé. Presque une bête. Avec des mouvements incertains, vifs et maladroits. À se cogner aux murs, aux chaises, aux coins de tout. Je vais manger quelqu’un, a-t-elle pensé. C’est sûr, il faut que je dévore. Je veux ce gout dans ma bouche. Un gout de chair. Il me faut ça.
Elle a un peu bavé seule dans sa loge. Elle a grogné aussi. Puis le calme est revenu. Quelques tics cependant.
Manger quelqu’un, ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Ce n’est pas la première fois que cette envie surgit. Elle sait que c’est impossible. On ne mange pas les gens. Les faits divers, elle les connait. C’est un écœurement pour tout le monde. On est complè¬tement fou si on mange de la chair humaine. Elle en a bien conscience. Mais elle aimerait qu’il existe la possibilité de le faire. Alors elle le ferait. Elle sourit en y pensant. Elle sourit d’être différente. Ça lui va de l’être. Elle fait déjà le boulot de la musique qui n’est pas si courant, qui étonne quand elle le dit. Je suis violoncelliste. Oui, c’est mon métier. Ça épate et ça fait froncer les sourcils. La singularité fait froncer les sourcils. On ne sait pas si c’est bien ou si c’est mal. On se dit juste que ce ne doit pas être facile.
Quand le régisseur du théâtre vient lui dire qu’il va fermer, elle le regarde avec appétit puis elle détourne les yeux en rangeant ses affaires et le suit vers la sortie. Il n’y a plus de spectateurs sur le parvis, elle en est soulagée, ce soir elle n’avait pas envie de parler, d’écouter les compliments, de sourire pour faire plaisir. Son état ne lui aurait pas permis de se plier aux convenances d’usage. Parfois, elle y va. Elle va recevoir quelques flatteries. Mais très souvent, elle reste terrée dans sa loge. Ses proches le savent et l’acceptent. Elvire est un peu sauvage, disent-ils entre eux.
Dehors, l’air vivant circule. Elle avance dans cette circulation. Elle voudrait remuer l’espace. Elle fait des détours pour rentrer chez elle, traverse quelques terrasses en essayant de renverser une table ou au moins un verre sur une table. Un verre qui tombe ce n’est rien. C’est un accident. On peut s’excuser. On peut toujours s’excuser.
La nuit piétine. Il n’y a pas de cadre bousculé.
Elle prend son téléphone et appelle Yann. Pourquoi a-t-il hurlé dans la salle ? Ça ne lui a pas plu. Ça complique. Pour créer un évènement, dit-il. Tu sais bien que cette ambiance est étouffante. Tous ces regards sur toi. Ce besoin qu’ont les gens d’être en osmose avec ta musique. On ne le supporte pas tous les deux. Il faut que quelque chose d’autre se passe. Et mes cris sont sortis tout seuls. Pour toi. J’ai cherché un endroit opportun dans ta parti¬tion. Tu n’as pas trouvé qu’on était ensemble à ce moment-là ? Tu n’as pas trouvé ? Hein ? Tu n’as pas trouvé ?
Elle laisse courir le discours de Yann sans y prêter attention. Elle admet tout de lui. C’est une histoire réglée. Il peut tout faire, même n’importe quoi.
Elvire est seule dans son appartement maintenant. Elle jette ses habits par terre, comme ça d’un seul coup, comme elle en a l’habitude. Ses habits épar¬pillés. Taches de tissu sur le carrelage. Elle n’allume aucune lampe. Les lumières extérieures, celles de la rue, suffisent. Cette pénombre lui permet d’être elle-même. Plus précisément. La femme qu’elle sait qu’elle est. Dans la pénombre, elle sait.
Elle attendra Yann toute la nuit, ce qu’il reste de toute la nuit. Elle est persuadée qu’il finira par venir. Même à l’aube, elle sera là à l’attendre. Cela existe, les nuits de certitude.
Elle regarde le dessus de ses mains. Elle lit sa vie sur le dessus de ses mains. Pas à l’intérieur comme les gitanes. Non, dessus. La vie c’est dessus. Et elle répète deux mots en boucle, comme un mantra.
Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains. Mes mains.
À chaque syllabe, elle enfonce un clou. Cette litanie la berce, la console, de quoi elle l’ignore, on a toujours besoin d’être consolé. Un réconfort se fait sentir, elle embrasse chacune de ses mains, les lèche un peu aussi, puis elle se tait.
Ma peau est un couloir qui résonne à mort, pense-t-elle encore. Ensuite elle ne pense plus rien. Elle reste une heure ou deux à savoir qui elle est, puis elle entend des clefs tourner dans la serrure. Yann.
Il entre. N’allume pas la lumière. Ce serait enfreindre leur consentement à l’obscurité. Il se tient aux murs pour avancer. Elle l’observe tâtonner, hésiter, trébucher. Elle rit de notre inaptitude à nous diriger sans y voir.
Yann slalome entre la table basse et le fauteuil, puis contourne un pupitre, marche sur les taches de tissu. Elle le suit des yeux avec la nuque qui craque. C’est un bruit discret la nuque qui craque. C’est surtout à l’intérieur. La nuque qui craque ne dérange personne.
— Qu’est-ce que tu proposes, Yann ? dit-elle. J’ai attendu ton retour pour que les murs vibrent.
— Rien. Ce soir les murs resteront immobiles. »

À propos de l’auteur
YOT_Nathalie_©marc_ginotNathalie Yot © Photo Marc Ginot

Nathalie Yot est née à Strasbourg et vit à Montpellier. Artiste pluridisciplinaire, passionnée des mots, de musique et d’art, architecte et chanteuse, performeuse et auteure, elle a un parcours hétéroclite à l’image de son écriture. Elle est diplômée de l’école d’architecture mais préfère se consacrer à la musique (auteure, compositeur, interprète signée chez Barclay) puis à l’écriture poétique.
D’abord dans le domaine de l’érotisme, elle publie deux nouvelles Au Diable Vauvert (Prix Hemingway 2009 et 2010) sous le pseudonyme de NATYOT ainsi qu’un premier recueil chez l’Harmattan (Erotik Mental Food). Elle explore ensuite d’autres thèmes, ne laissant de côté ni l’intime, ni la chair car elle dit beaucoup d’elle, fait le tour de son isolement, toujours avec la même intensité. Elle obtient une bourse de la Région Languedoc Roussillon pour D.I.R.E (Gros Textes mai 2011). Elle est alors invitée à dire ses textes en France comme à l’étranger (Voix de La Méditerranée, BIPVAL, Expoésie, Déklamons, Voix Vives, Poésie Marseille, Parole Spalancate, Maelstrom Festival…) et représentera la langue française en Chine (Festival villes jumelées / Chengdu) en 2013.
Ces lectures sont des performances, accompagnées de musiciens, danseurs ou encore plasticiens. Elle inclut parfois des vidéos ou dessine en live. Natyot crée Ma Poétic Party, laboratoire d’expérimentation poétique où se mêlent diverses disciplines artistiques, et dont le but est d’explorer le processus de création, ce qui l’amènera à se tourner vers le théâtre. Un de ses textes (Hotdog, Éditions Le Pédalo Ivre) est monté au Théâtre du Périscope à Nîmes en 2015. Elle anime des ateliers d’écriture dans les écoles et les lycées ainsi que pour les publics empêchés et continue de publier des textes courts qu’elle performe sur diverses scènes. Elle obtient une nouvelle bourse de la Région Languedoc Roussillon pour l’écriture de son premier roman, Le Nord du Monde. Avec un dj et aménageur sonore, elle crée un duo d’électro-poésie, NATYOTCASSAN. Un album est en préparation. Pendant quatre ans, elle fut chargée de mission par la Mairie de Montpellier pour le Printemps des poètes (Festival « Les Anormales » de la poésie). (Source: Éditions La Contre Allée)

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La fille qu’on appelle

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Ouvrage retenu dans la première sélection du Prix Goncourt et du Prix Goncourt des Lycéens

En deux mots
Laura revient vivre auprès de son père, dans un port breton. Ce dernier, chauffeur du maire, propose à sa fille de rencontrer l’édile pour qu’il lui donne un coup de main pour trouver un logement. Quentin Le Bars va accepter de l’aider en échange de faveurs sexuelles. Parviendra-t-elle à mettre le prédateur au pas ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le maire, son chauffeur et sa fille

Dans son nouveau roman construit comme une mécanique implacable Tanguy Viel raconte l’histoire d’une jeune fille abusée par un homme de pouvoir. Un drame d’une brûlante actualité.

C’est un roman malheureusement très actuel. C’est un roman sur le pouvoir, la domination, l’emprise, la manipulation. C’est un roman d’hommes forts. À moins que ce ne soit l’inverse, au bout du compte. Car Tanguy Viel a compris que si le cœur des hommes dans ce coin de Bretagne est en granit, alors il peut se fissurer jusqu’à exploser.
Partie à Rennes, Laura revient auprès de son père dans la petite ville côtière où elle a grandi. Maxime Le Corre, dit Max, est une gloire locale, champion de France de boxe, il a eu une carrière exceptionnellement longue, puisqu’à quarante ans, il continue à enfiler les gants. Quentin Le Bars, le maire de la commune en a fait son chauffeur, lui permettant ainsi de s’afficher avec «son» champion.
Le troisième homme de ce roman est Franck Bellec, le gérant du casino. Un endroit que l’on peut considérer comme «une succursale de la mairie, là où se prenaient des décisions plus importantes qu’au conseil municipal, au point que certains avaient surnommé l’endroit le ministère des finances, et Bellec le grand argentier de la ville.»
Mais rembobinons le film. Car le roman commence au commissariat, au moment où la police prend la déposition de Laura. C’est au fil de son interrogatoire que le lecteur va faire la connaissance de ces trois hommes et de la victime dont la beauté n’a cessé d’attirer les convoitises. Repérée a seize ans par un photographe, elle a été engagée comme mannequin pour des campagnes de publicité, mais aussi pour des photos destinées à des revues de charme.
Aux policiers, Laura confie que c’est sur les conseils de son père Max qu’elle est allé voir son patron pour lui demander de lui trouver un logement, que ce dernier lui a promis de faire son possible avant de solliciter Bellec pour qu’il la loge dans son casino et lui trouve un emploi de serveuse.
En fait, le plan du maire est bien rôdé et les rôles parfaitement répartis. Le Bars a ses habitudes ici. Il vient au casino pour abuser de sa nouvelle protégée, pour assouvir ses besoins sexuels. Et accessoirement pour se prouver que son emprise reste puissante. Ne voit-on pas en lui un futur ministre?
La seule qui ne ferme pas les yeux face à ce manège est la compagne de Bellec qui tente d’avertir Max que la personne que son patron vient régulièrement voir n’est autre que sa propre fille. Mais l’engrenage tourne à pleine vitesse et ce n’est pas ce petit grain de sable qui viendra l’enrayer.
Grâce à une construction tout de virtuosité, le lecteur comprend dès les premières pages que Laura a porté plainte, mais le suspense n’en reste pas moins entier quant à l’issue d’une affaire encore trop banale. Jouant sur les codes du polar, sur une atmosphère à la Simenon, Tanguy Viel parvient à donner à ses personnages une très forte densité, si bien que le lecteur comprend parfaitement leur psychologie, leur fonctionnement. Ajoutons que dans ce jeu de pouvoir la dimension politique sourd de toutes les pages. Le pot de terre peut-il avoir sa chance face au pot de fer ? Le combat mené ici n’est-il pas le combat de trop?

La fille qu’on appelle
Tanguy Viel
Éditions de Minuit
Roman
186 p., 16 €
EAN 9782707347329
Paru le 2/09/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Bretagne, dans une ville côtière qui n’est pas nommée. On y évoque aussi Rennes et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand il n’est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour le maire de la ville. Il est surtout le père de Laura qui, du haut de ses vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui. Alors Max se dit que ce serait une bonne idée si le maire pouvait l’aider à trouver un logement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Pages des libraires (Entretien mené par Emmanuelle George, Librairie Gwalarn à Lannion)
Diacritik (Johan Faerber)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
RTS (entretien mené par Sylvie Tanette)
Bulles de culture
Blog shangols


Entretien avec Tanguy Viel à propos de La fille qu’on appelle © Production Librest

Les premières pages du livre
« Personne ne lui a demandé comment elle était habillée ce matin-là mais elle a tenu à le préciser, qu’elle n’avait pas autre chose à se mettre que des baskets blanches mais savoir quelle robe ou jean siérait à l’occasion, idem du rouge brillant qui couvrirait ses lèvres, elle y pensait depuis l’aube. Elle, assise à la terrasse de l’Univers, sur la grande place piétonne au cœur de la vieille ville, derrière elle on pouvait lire en très grosses lettres sur le haut mur de pierres les mots HÔTEL DE VILLE, plus haut encore le drapeau tricolore comme un garde endormi reposant dans l’air tiède. Bientôt elle franchirait le grand porche et traverserait la cour pavée qui mène au château, anciennement le château donc, puisque depuis longtemps transformé en mairie, et quoique pour elle, dirait-elle, c’était la même chose : qu’elle ait rendez-vous avec le maire de la ville ou le seigneur du village, dans sa tête ça ne faisait pas de différence – même fébrilité, même cœur un peu tendu d’entrer là, dans le grand hall où elle pénétrerait pour la première fois, presque surprise d’en voir s’ouvrir les portes électriques à son approche, comme si elle s’était attendue à voir un pont-levis s’abaisser au-dessus des douves, et qu’à la place d’un vigile en vêtements noirs, elle avait eu affaire à un soldat en cotte de mailles. Dans cette ville, c’est comme ça, on dirait que les siècles d’histoire ont glissé sur les pierres sans jamais les changer, pas même la mer qui deux fois par jour les attaque et puis deux fois par jour aussi renonce et se retire, battue, comme un chien la queue basse.
Elle, assise toujours à la terrasse de l’Univers, bien sûr elle était en avance, le temps d’un café et puis de lire Ouest-France, ou non pas lire vraiment mais parcourir les titres et les photos couleur, et puis quand même s’attarder sur la page des sports, parce que cherchant s’il n’y avait pas un article sur son boxeur de père – lui qui du haut de ses quarante ans venait de remporter son trente-cinquième combat et dont la presse locale ne cessait de célébrer la longévité pour ne pas dire, plus encore, la renaissance – renaissance, oui, c’est le mot qu’ils employaient à loisir depuis que Max Le Corre était revenu en haut de l’affiche, tandis qu’un temps il en avait disparu –, alors elle aura souri sans doute en regardant l’énième photo de lui les bras levés sur un ring, le gros titre au-dessus qui se projetait vers l’avenir, disant « Marchera-t-il encore sur l’eau ? ». Puis, regardant l’heure sur son téléphone, elle a refermé le journal, posé deux euros dans la coupelle devant elle et s’est levée. Dans la grande vitre du café elle s’est estimée une dernière fois, certaine, dira-t-elle plus tard, qu’elle avait fait le bon choix, cette veste en cuir noir qui laissait voir ses hanches, dessous la robe en laine un peu ajustée, le vent à peine qui en effleurait la maille quand elle tirait dessus.
Oui, a-t-elle dit aux policiers, ça peut vous surprendre mais je me suis dit que j’avais fait le bon choix, ça et les baskets blanches qu’on a toutes à vingt ans, de sorte qu’on n’aurait pas pu deviner si j’étais étudiante ou infirmière ou je ne sais pas, la fille qu’on appelle.
La fille qu’on appelle ? a demandé l’un d’eux.
Oui, ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Call-girl ? Et elle a ri nerveusement d’avoir dit ça, call-girl, sans que ça fasse sourire ni l’un ni l’autre des deux flics, les bras croisés pour l’un, l’autre plus avancé vers elle, mais l’un comme l’autre à l’affût de chaque mot qu’elle employait et qu’ils semblaient peser comme des fruits exotiques sur une balance alimentaire.
Et puis donc elle a repris son récit, qu’au vigile à l’entrée de la mairie elle avait demandé où se trouvait le cabinet du maire sans savoir que lui, le vigile, en resterait de marbre, indiquant d’un simple mouvement de tête le grand comptoir au fond du hall, laissant traîner presque machinalement ses yeux de haut en bas sur sa silhouette à elle. À cela elle était habituée : que le regard des hommes vînt s’effranger sur elle, elle n’y faisait plus attention depuis longtemps, pour cette bonne raison que par mille occurrences déjà, elle avait fait l’expérience de son attrait, à cause de sa grande taille peut-être ou bien de sa peau métisse, en tout cas depuis longtemps elle le savait, indifférente au charme qu’elle exerçait – ce jour-là ni plus ni moins qu’un autre, sa robe ajustée donc qui ne couvrait pas ses genoux, aux pieds ses baskets blanches qui ne l’étaient plus vraiment, à cause du cuir usé qui en couvrait la surface.
À l’accueil aussi elle a répété qu’elle avait rendez-vous avec le maire, regrettant que personne ne lui demande le motif de sa visite, à quoi elle aurait répondu que c’était personnel – c’est vrai, dit-elle, j’aurais bien aimé qu’on me le demande, juste pour répondre : C’est personnel. Mais pas même en haut du grand escalier de pierre qu’on lui a indiqué, pas même la chétive secrétaire postée à l’entrée du bureau comme un vieux garde-barrière, personne ne lui demanderait la raison de sa visite – accusant quant à elle, la secrétaire, ce qu’il fallait de réprobation ou de jalousie en la dévisageant, si on peut dire ce mot-là, dévisager, quand le regard cette fois tombe comme une guillotine de la tête jusqu’aux pieds.
Elle a soupiré un peu, ladite secrétaire, comme une gouvernante dans une grande maison qui se serait réservé le droit de juger qui ses maîtres recevaient, et puis elle a daigné se lever, a entrouvert la lourde porte de bois dont elle semblait garder l’entrée et, passant la tête dans l’ouverture, elle a dit : Votre rendez-vous est arrivé. Laura aussi l’a entendue, la voix masculine qui répondait : Ah oui merci, en même temps que la vieille secrétaire invitait la jeune fille à se faufiler à son tour dans l’ouverture, c’est-à-dire dans le passage volontairement étroit qu’elle avait laissé entre la porte et le mur, comme si elle, la plus jeune des deux, avait dû forcer le passage pour entrer, en tout cas c’est cette impression qui devait rester gravée en elle pour longtemps, oui, quelque chose comme ça, elle a dit, que c’est moi qui suis entrée et non pas elle qui m’a ouvert. Mais je vous jure que s’il avait fallu la pousser, a-t-elle ajouté, je l’aurais fait.
Et peut-être à cause du regard soudain sourcilleux des policiers qui lui faisaient face, elle a cru bon d’ajouter : Je vous rappelle que j’ai grandi près des rings.
Et sûrement ils eurent le sentiment que dans cette phrase se logeait une partie de son histoire, avec elle toute la rugosité de l’enfance, en même temps qu’elle laissait déjà entendre quel fossé la séparait de l’autre, le type à l’immense bureau, que rien, ni l’accueil froid de la secrétaire ni la taille démesurée de la pièce, ne venait rapprocher de son monde à elle.
Non, rien du tout, a-t-elle dit encore aux policiers, dans un monde normal on n’aurait jamais dû se rencontrer.
Un monde normal… mais qu’est-ce que vous appelez un monde normal ? ils ont demandé.
Je ne sais pas… Un monde où chacun reste à sa place.
Et comme elle essayait de se représenter ce monde-là, normal et fixe, où chacun comme une figurine mécanique aurait eu son aire maximale de mouvement, ses yeux étaient venus se perdre dans le tissu bleu de la veste en face d’elle, et laissant s’échapper par-devers elle cette pensée surgie des profondeurs, elle a dit :
Mon père avait l’air d’y tenir tellement.

Peut-être il aurait fallu commencer par lui, le boxeur, quand je ne saurais pas dire lequel des deux, de Max ou de Laura, justifie plus que l’autre ce récit, mais je sais que sans lui, c’est sûr, elle n’aurait jamais franchi le seuil de l’hôtel de ville, encore moins serait entrée comme une fleur à peine ouverte dans le bureau du maire, pour la bonne raison que c’est lui, son père, qui avait sollicité ce rendez-vous, insisté d’abord auprès d’elle, insisté ensuite auprès du maire lui-même, puisqu’il en était le chauffeur. Depuis trois ans maintenant qu’il le conduisait à travers la ville, ils commençaient à se connaître – lui, le maire, de dix ans peut-être l’aîné de son chauffeur, celui-là dont le sourire quotidien lui parvenait à travers le rétroviseur, ou pas vraiment le sourire mais le plissement toujours inquiet de ses yeux qui cherchaient son attention à lui, l’homme à l’arrière toujours, qui si souvent n’y prêtait pas attention, regardant seulement dehors le lent défilement des façades ou bien des vitrines lumineuses, comme si parce qu’il était maire de la ville, il se devait d’effleurer du regard tous les immeubles, toutes les silhouettes sur les trottoirs, comme si elles lui appartenaient. Et d’avoir été réélu quelques mois plus tôt, d’avoir pour ainsi dire écrasé ses adversaires à l’entame de son second mandat, sûrement ça n’avait pas contribué au développement d’une humilité qu’il n’avait jamais eue à l’excès – à tout le moins n’en avait jamais fait une valeur cardinale, plus propre à voir dans sa réussite l’incarnation même de sa ténacité, celle-là sous laquelle sourdaient des mots comme « courage » ou « mérite » ou « travail » qu’il introduisait à l’envi dans mille discours prononcés partout ces six dernières années, sur les chantiers inaugurés ou les plateaux de télévision, sans qu’on puisse mesurer ce qui dedans relevait de la foi militante ou bien de l’autoportrait, mais à travers lesquels, en revanche, on le sentait lorgner depuis longtemps bien plus loin que ses seuls auditeurs, espérant que l’écho s’en fasse entendre jusqu’à Paris, où déjà les rumeurs bruissaient qu’il pourrait être ministre. Et pour qui en avait le visage chaque jour dans son rétroviseur, il n’était pas besoin d’un traité de physiognomonie pour que cette même ardeur ou détermination apparaisse là, sous les sourcils noirs, épais et pourtant presque doux, contrastant plus encore alors avec ce regard froid et ferme de tous les gens de pouvoir. En trois ans Max avait appris à en traquer les nuances et les failles, ou plutôt non, pas les failles, mais les ouvertures sciemment laissées, s’il est vrai que le pouvoir, ce n’est pas dans la raideur qu’il se fonde, mais à l’endroit calculé de ses inflexions, comme un syndrome de Stockholm appliqué heure par heure, quand chaque entorse faite à l’austérité fait naître dans l’œil soumis de l’interlocuteur la brèche de fausse tendresse où s’engouffrer. Et de ce que je crois savoir, Maxime Le Corre à cette aune était un bon client, du genre de cheval reconnaissant dès qu’on relâche le mors, à quoi s’ajoutait la dette qu’il se sentait avoir, puisque c’était lui, le même maire, qui l’avait recruté, en ce temps où Max était, comme on dit, dans le creux de la vague. Puisque donc il y eut cela dans la vie de Max : une vague d’abord qui l’avait porté sur sa crête comme un surfeur gracieux avant de l’en faire redescendre dans l’ombre cylindrique et de plus en plus noire, de sorte que des années plus tard remontaient encore à la surface de sa mémoire, comme en ombres chinoises sur le pare-brise taché d’embruns, aussi bien les lumineuses années où il avait vécu de ses talents de boxeur que celles plus sombres qui étaient venues comme un ciel d’orage les recouvrir. Et sur elles, les sombres années, il espérait avoir posé pour longtemps un drap de laine épaisse qu’il éviterait de soulever, à cause de toute cette nuit sans boxe qu’il avait traversée, de quand la lumière des rings s’était éteinte, intermittente comme elle sait être, pire qu’un phare sur une côte. Cela, tous les boxeurs le savent, que le ring fait comme un phare dont sur le pont du bateau on compte les éclats pour estimer le danger, 18et qu’alors il arriva qu’il ne le vît pas, le danger, et se laissât drosser sur les rochers, ainsi qu’il advient en boxe plus qu’en tout autre sport : que les clairs- obscurs d’une carrière y sont plus saisissants qu’une peinture du Caravage. Alors qu’il soit seulement remonté sur un ring et qu’il y boxe à nouveau comme à ses plus beaux jours, il n’en revenait encore pas quand il croisait sa propre silhouette sur les panneaux de la ville, grandes affiches qui poussaient comme des arbres le long des quatre-voies et annonçaient le gala du 5 avril prochain, où sur fond de lumières étoilées se détachaient les corps photographiés des deux boxeurs, les poings dressés à hauteur du visage et tous muscles bandés – lui, le crâne rasé et les sourcils tendus déjà vers la victoire, semblant défier la ville entière de sa colère ou de sa force contenue, écrit dessous en lettres de feu « Le Corre vs Costa : le grand défi ». Et qui aurait regardé alternativement l’affiche puis cet homme au volant de la berline municipale se serait dit que oui, c’était bien lui, Max Le Corre, le même nez dévié, les mêmes paupières écrasées par les coups, la même peau luisante sur le crâne, le même qui d’ici quelques semaines s’en irait défier l’autre figure locale qui lui avait depuis longtemps volé la vedette. Ça se rapproche, a dit le maire. Dans deux mois à cette heure-ci, a dit Max, je serai sur la balance. Ce n’est pas le moment de prendre du poids, a fait remarquer le maire. »

Extrait
« Alors Franck silencieux avait déjà compris, déjà interprété le «par ailleurs», non comme une carte maîtresse que l’autre s’apprêtait à abattre sur la table, mais le simple rappel que leurs deux destins étaient assez liés pour qu’il ne puisse se désolidariser comme ça, à savoir: ce que tout le monde savait, que le bureau de Bellec n’était rien d’autre qu’une succursale de la mairie, là où se prenaient des décisions plus importantes qu’au conseil municipal, au point que certains avaient surnommé l’endroit le «ministère des finances», et Bellec le grand argentier de la ville. En un sens, il était cela, Franck Bellec, un trésorier de premier ordre, au point que pas un maire ni un banquier ni je ne sais quelle huile locale n’aurait fait l’économie de ses visites au prince – quelquefois, oui, on l’appelait le prince, et c’était une affaire entendue par tous que le pouvoir dans cette ville avait deux lieux et deux visages, celui du maire et celui de Bellec et qu’alors dans ce « par ailleurs » qui résonnait encore aux oreilles de Franck, Le Bars n’avait fait que rappeler ce qu’ils étaient l’un pour l’autre: deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps qu’elles ne pouvaient plus distinguer de quelle glande salivaire était tissé le fil qui les tenait ensemble, étant les obligés l’un de l’autre, comme s’ils s’étaient adoubés mutuellement, dans cette sorte de vassalité tordue et pour ainsi dire bijective que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vies entières, capables en souriant de qualifier cela du beau nom d’amitié. » p. 49-50

À propos de l’auteur
VIEL_Tanguy_©Nadine_MichauTanguy Viel © Photo Nadine Michau

Tanguy Viel est né en 1973 à Brest. Il publie son premier roman Le Black Note en 1998 aux Éditions de Minuit qui feront paraître Cinéma (1999), L’Absolue perfection du crime (2001), Insoupçonnable (2006), Paris-Brest (2009), La Disparition de Jim Sullivan (2013) et en janvier 2017 Article 353 du code pénal, Grand prix RTL Lire. (Source: Éditions de Minuit)

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Des humains sur fond blanc

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En deux mots:
Un trio improbable composé d’un pilote retraité de l’armée rouge, une fonctionnaire moscovite et une serveuse-traductrice d’une minorité ethnique va se retrouver, à la suite d’un accident, isolé au cœur de la Sibérie. Leur combat pour la survie commence…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Perdus au cœur de la Sibérie

Pour son second roman Jean-Baptiste Maudet passe du chaud au froid. Après les passes du Matador Yankee il nous entraîne en Sibérie, sur les traces d’un trio improbable «dont la vie ne tient plus qu’à la flamme d’une bougie».

Le jury du Prix Orange du livre 2019, dont j’ai eu l’honneur de faire partie, a couronné Matador Yankee, le premier roman de Jean-Baptiste Maudet. Durant la belle soirée qui suivi la remise du prix, l’auteur m’a révélé qu’il mettait déjà la dernière main à son second livre. Voici donc ce roman de la confirmation (que je trouve pour ma part encore meilleur que le premier). Des humains sur fond blanc nous permet de retrouver le goût de l’auteur pour les contrées exotiques, mais cette fois la Basse Californie et le Mexique sont remplacés par le froid sibérien.
Nous sommes dans la cité minière de Nerkhoïansk, où la «neige n’est jamais blanche» et où vit Neva. La jeune fille essaie de gagner son indépendance en remplissant les rayons du supermarché, même si en échange de ce boulot, elle doit accepter de «se laisser tripoter dans la remise par son employeur».
À l’image de la météo dans cette région, ses relations sont plutôt froides, y compris avec ses parents. Ils ne disent rien des ancêtres glorieux qui ont jadis peuplé la région, préférant murer leur rancœur dans le silence et s’abrutir dans un quotidien qui n’a rien d’exaltant.
À des milliers de kilomètres de là, dans un bureau moscovite, on s’interroge sur les rapports qui viennent d’arriver et semblent indiquer que des troupeaux de rennes errant dans le Grand Nord seraient porteurs de taux de radioactivité anormalement élevés. Et comme on ne semble pas à l’abri d’une nouvelle catastrophe, il vaut mieux vérifier. D’autant que ce rapport est l’occasion pour un fonctionnaire frustré de s’offrir une petite vengeance. Il va envoyer Tatiana, la rouquine qui se refuse à lui, en Sibérie. Pour ce voyage, elle va devoir se coltiner Hannibal, un retraité de l’armée à la carrure impressionnante, qui va lui servir de pilote.
Arrivés à Nerkhoïansk, on ne peut pas vraiment dire qu’ils aient réussis à briser la glace, pas plus que dans le local où ils font la connaissance de Neva autour d’une vodka. Et comme cette dernière parle la langue des tribus autochtones, Tatiana l’engage comme d’interprète. Le vol vers le Grand Nord de ce trio improbable va s’achever brutalement. Hannibal parvient tout juste à se poser dans la plaine sibérienne, mais occasionne de gros dégâts à l’appareil. Dès lors, c’est le combat pour la survie qui va s’engager, avec quelques épisodes croustillants que je vous laisse découvrir.
Jean-Baptiste Maudet réussit cette fois encore à dépeindre une atmosphère avec une économie de mots, mais avec une réelle force d’évocation. Comme avec Matador Yankee, on se croit dans un film et on vit les scènes avec intensité. Il ne m’étonnerait pas qu’à un moment de votre lecture, vous ayez froid! Vous avez dit blizzard?

Des humains sur fond blanc
Jean-Baptiste Maudet
Éditions Le Passage
Roman
000 p., 00,00 €
EAN 978xxx
Paru le 8/01/2020

Où?
Le roman se déroule principalement dans le Grand Nord, du côté de Nerkhoïansk et dans les plaines sibériennes ainsi qu’à Moscou.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On prétend que des rennes contaminés par la radioactivité se dispersent dans le Grand Nord. Tatiana, une scientifique moscovite, est envoyée sur place, en Sibérie. Un pilote fantasque, retraité de l’armée soviétique, l’accompagne ainsi qu’une interprète, la jeune Neva, qui parle la langue des éleveurs nomades présents dans la région. Ce trio incertain monte à bord d’un vieil Antonov en direction du Nord et de l’hiver qui vient.
En route, rien ne se passe comme prévu. Qu’est-il d’ailleurs possible de prévoir dans cette immense Russie où la neige recouvre les traces des humains ? Lorsque la vie ne tient plus qu’à la flamme d’une bougie, les ombres portées transforment le monde : l’allure des troupeaux, les mots de Pouchkine, les tigres des rêves et les trésors gelés des profondeurs. Et la meilleure façon, drôle ou tragique, de passer le temps est certainement de s’enivrer en racontant des histoires, celles que l’on invente, celles que l’on confond, celles que l’on emporte dans la nuit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mémo Émoi
Blog Domi C Lire (Dominique Sudre)
Blog Le domaine de Squirelito

INCIPIT (Les premières pages du livre)
1. Neva
Neva écoute toujours la musique très fort, le casque enfoui dans ses cheveux sombres. C’est le seul moyen pour elle de ne pas entendre les publicités qui passent en continu dans le supermarché. Au moment de la fermeture, quand le patron lui tend la liste du réassort, Neva se change dans la remise, enfile ses patins à roulettes, monte le son, et le ballet peut commencer. Elle sillonne les rangs par ordre alphabétique, entrechat, déboulé, demi-pointe exercée sur le frein du patin, éblouissante arabesque en bout de ligne et retour. Les harengs, les cornichons, les saucisses, en moins d’une heure, tout est en place. Si ça n’est pas du goût de tous, son patron tolère cette fantaisie parce que Neva, pour le même prix, travaille plus vite en musique.
Il s’approche d’elle et lui fait signe d’ôter ses écouteurs.
– Tu penseras aux concombres en tête de gondole ?
– C’est déjà fait.
– Ah.
Les kilomètres qu’elle parcourt entre les rayonnages l’aident à ne pas prendre davantage de poids. Il faut bien ça, car il n’est déjà pas commode de la croiser dans les allées. Elle n’est pas vraiment grosse, mais massive, avec des hanches larges, un fessier de jument et des seins considérables.
– Tu as terminé alors ?
– Il ne me reste plus qu’un rang.
– Termine et c’est bon.
Son gabarit a de quoi impressionner et les seules mains qui pourraient l’empoigner fermement sont celles d’un bûcheron de la taïga ou d’un éleveur de rennes. Si ses parents n’avaient pas été sédentarisés de force à Nerkhoïansk pour aller concasser le minerai de fer, ainsi en serait-il allé.
Il ne lui reste plus que les bocaux de chou à disposer en colonnes, emboîtés les uns dans les autres. Après quoi Neva pourra se laisser tripoter dans la remise par son employeur, rentrer chez elle et s’ennuyer. Elle garde souvent son casque sur les oreilles, ça lui permet d’enjoliver les choses. La musique couvre aussi le bruit des usines qui tournent jour et nuit dans la cité minière. Les berlines chargées de roches arrivent en surface sur le carreau de mine, le minerai brut circule dans les concasseurs à mâchoires, sous les percuteurs, dans les broyeurs à boulets, puis repart sur d’autres wagons, trié et calibré, pendant que les scories forment des monticules parfaitement coniques qui dépassent de la forêt. On les voit pointer avec arrogance au-dessus des flèches des sapins, et le vent en toutes saisons vient balayer les résidus. La neige à Nerkhoïansk n’est jamais blanche.
Le bref été sibérien touche à sa fin. Le soleil aura réchauffé la plaine. Il n’est pas encore besoin de s’envelopper dans d’épaisses couches de vêtements. Le sol est lacéré d’ornières, dégelé en surface et parsemé de flaques autour desquelles s’agitent des milliers d’insectes. Pour en disperser les nuées, les gens rentrent chez eux en agitant les mains le long des routes. Ils ont les semelles engluées de boue et vagabondent à la manière de cosmonautes.
Neva a écourté son passage dans la remise, certains jours le cœur n’y est pas. Le désir reste coincé dans son bocal. En arrivant chez elle, elle s’est déchaussée et dévêtue de la tête aux pieds. Elle enfourne du bois dans le poêle pour ne pas laisser l’humidité s’emparer de son corps. C’est elle qui est chargée de réchauffer la maison avant l’arrivée de ses parents et de maintenir tiède l’eau de la cuve dans laquelle ils ont l’habitude de se laver, une cuve d’eau vite noircie à partager entre époux. Neva, elle, prend des douches brûlantes et parfois l’été, derrière la maison, se lave en plein air au tuyau.
Plus que d’habitude, elle s’assure que personne ne la voit. Elle sent parfois qu’on l’observe. Les rais de lumière à travers les branches découpent sur elle des îles de couleur. Le soleil est précieux et plus précieux encore est d’avoir le corps au soleil. Elle aime ça. Ça lui rentre sous la peau. Neva reste un moment dans le jardin à démêler ses cheveux noirs, puis rentre à cause des moustiques. Les chiens n’arrêtent pas d’aboyer ces temps-ci, ils sont nerveux quand la nuit vient. À coup sûr, à cause des loups.
Les parents de Neva ne parlent pas beaucoup, ni des ancêtres glorieux ni du quotidien. Dans cette région, seules quelques familles de la minorité Younet sont restées à vivre de la transhumance des rennes. La plupart des fermes collectives de la période soviétique existent toujours, mais le changement de régime a précipité leur déclin et rien n’a pu freiner la diminution des troupeaux. On a prétendu que la viande de renne élevé dans l’air pur du socialisme et des vastes étendues sibériennes était un trésor pour la mère Russie. Il ne faut pas rêver mais regarder les choses en face, les troupeaux aujourd’hui n’intéressent plus grand monde.
Ce qu’a vu Neva ces dernières années s’aperçoit de loin quand on fait cramer des bêtes aux bois entremêlés dont la fumée noire monte sur des kilomètres. Le charnier, à gros bouillons, assombrit le ciel. Son oncle Vladimir, encore éleveur, ne supporte pas de voir cette montagne de corps calcinés et son panache de mort. Il n’accepte pas que les hommes creusent aussi profond dans la terre, ni qu’ils puissent brûler sans raison des êtres de la nature. La dernière fois que les autorités sanitaires sont intervenues, Vladimir a disparu plusieurs jours dans la forêt pour ne pas assister à ce spectacle. Même les pires des braconniers auraient pris le temps de dépouiller une bête : écarteler l’animal, enfoncer le couteau dans sa gorge, le vider de son sang, plonger des doigts glacés dans le corps chaud du renne et découper sa peau. Tous les éleveurs, nomades ou sédentaires, réagissent avec la même rage lorsqu’on saisit leur troupeau. Cette rage ne passe qu’en marchant dans les bois. Il faut errer longtemps, espérer s’émouvoir du chant d’un oiseau. Beaucoup souhaitent disparaître dans le langage des animaux et ne plus rien savoir des humains.
Dans sa fourrure pelée, Vladimir titube sous l’effet de l’alcool, lorsqu’il se rend en ville. Il n’y met les pieds que pour réparer sa motoneige ou soigner une mauvaise blessure – faut-il qu’elle soit de taille –, et parfois pour s’expliquer devant la police. Les conflits sont fréquents et les incidents prennent une tournure chaque fois plus violente à mesure que grandit sa désespérance. Il emploie ce mot pour parler de l’avenir. Il n’est pas rare qu’on appelle Neva au micro, dans le supermarché, afin qu’elle aille d’urgence au commissariat et qu’elle tente de faire comprendre aux autorités ce qui a pu se passer. Son patron lui enlève alors ses écouteurs.
– Neva, c’est encore pour ton oncle.
La plupart des populations de la Sibérie ont été mélangées depuis le XVIIIe siècle ou forcées à se fondre dans la masse durant la période soviétique. À la dislocation de l’URSS, après un demi-siècle d’intense russification, la reconnaissance des langues minoritaires a néanmoins été encouragée. Les « Petits Peuples du Nord », comme il est d’usage de les désigner avec condescendance, ont salué cette décision sans que rien ne change vraiment au quotidien. Les groupes linguistiques les plus réduits ont dû abandonner leur langue vernaculaire au profit du russe pour pouvoir communiquer avec leurs voisins ou avec les autorités qui ont consacré beaucoup d’énergie à quadriller le territoire. Étonnamment, les Younets ont toujours réussi à passer entre les mailles du filet, soit qu’ils aient déployé des stratégies propres à dérouter les meilleurs fonctionnaires, soit que leur existence même ait été mise en doute. Des familles Younets sont allées plus à l’ouest, d’autres ont rejoint en toute discrétion les confins de l’Extrême-Orient et celles qui sont restées dans la région de Nerkhoïansk ont trouvé le moyen de se changer en feuille, en plume ou en flocon de neige et d’être aussi légères que le vent. C’est en tout cas ce que raconte Vladimir qui certes maîtrise un russe rudimentaire mais refuse de le parler à l’instar d’autres éleveurs nomades de son ethnie éparpillés dans le Grand Nord. Il est vrai que malgré leur petit nombre, les Younets au cours de l’histoire ont fait preuve d’une belle résistance aux logiques d’assimilation. À cela, Vladimir ajoute ce qu’il faut d’entêtement et de provocation.

Extrait
« Il n’est pas question que des rennes radioactifs se dispersent dans la nature. Depuis ce matin, au sein du service, ça n’arrête pas. Les fax déroulent des instructions qui débordent des corbeilles, les portables vibrent dans les complets-¬veston, les tambours de la steppe résonnent, le carillon des bambous tinte, les harpes japonaises couvrent le hennissement des chevaux et quand une rivière se met à gronder, tel cri d’oiseau des lacs relance telle trompette, chant du cygne, bruissement d’ailes de l’Alkonost, grenouille, grillon, criquet, vif tempo de la mazurka, vrombissement d’insectes, aboiement de chiens, hourra du cosaque, et certains téléphones imitent le son du téléphone.
Malgré l’incapacité de ces sauvages, les derniers relevés qui viennent de Yakoutie indiquent bien une teneur en césium 137 très supérieure au seuil autorisé. Alors quoi ? Agir vite, confirmer les chiffres et abattre les troupeaux sans tergiverser. Après les diverses crises sanitaires qui ont sévi dans la région, on ne peut pas se permettre qu’une catastrophe de cet ordre fasse les gros titres : « Les mamans rennes au lait radioactif donnent la tétée à leurs faons. » On les voit d’ici, ces pauvres bêtes, en une des quotidiens et quelques heures plus tard en photo dans le monde entier avec des yeux phospho¬rescents qui se moquent de la Russie.
Oui, c’est loin la Sibérie, ça n’est pas une nouveauté. Les ordres ne sont pas faits pour être discutés. C’est même la qualité intrinsèque d’un ordre. Cette petite garce n’avait qu’à se montrer plus conciliante! »

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Maudet est géographe. Il enseigne à l’université de Pau. En 2019, il publie Matador Yankee, son premier roman couronné par le Prix Orange du livre. Des humains sur fond blanc est son second roman. (Source : Éditions Le Passage)

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Rose Royal

MATHIEU_rose_royal
  RL_automne-2019  coup_de_coeur

 

En deux mots:
Rose a la cinquantaine et n’a plus grand chose à attendre de la vie. Elle a été mariée puis divorcée, elle s’est trouvée une profession qui lui permet d’être indépendante. Elle s’offre quelques verres au Royal. Jusqu’à ce jour où elle rencontre Luc et se prend à rêver d’une nouvelle histoire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Avant que Rose ne s’étiole

Le Prix Goncourt 2018 nous offre un court roman noir qui prouve une fois encore son formidable talent. Le portrait de Rose, quinquagénaire qui rêve d’un nouveau printemps, est aussi lucide que cruel.

Il paraît que pour un Prix Goncourt, il est très difficile de reprendre la plume. Il est vrai qu’après le formidable succès de Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu était très attendu. Avec Rose Royal qui, rappelons-le, n’est que sa troisième œuvre publiée, il se remet doucement en selle, dans un format court, qui par parenthèse permet à IN8, un éditeur régional (basé à Serres-Morlaàs dans les Pyrénées-Atlantiques) de s’offrir une plus grande visibilité.
Rassurons d’emblée tous ceux qui ont aimé ses précédents livres, sa plume est toujours aussi aiguisée, son regard sur la société toujours aussi percutant.
Nous avons cette fois rendez-vous avec Rose dans un café de Nancy. Au Royal elle a pris ses habitudes, s’offrant quelques verres avant de rentrer chez elle, commentant l’actualité avec le patron, croisant la coiffeuse et sa meilleure copine. Bref, elle n’attendait plus grand chose de la vie, même si son physique conservait quelques atouts: «Rose aurait bientôt cinquante piges et elle ne s’en formalisait pas. Elle connaissait ses atouts, sa silhouette qui ne l’avait pas trahie, et puis ses jambes, vraiment belles. Son visage, par contre, ne tenait plus si bien la route.»
En attendant un très hypothétique miracle, elle avait réglé sa vie sur ce rituel qui la mettait à l’abri d’une relation décevante, comme celles que les réseaux sociaux offraient et à laquelle elle s’était quelquefois laisser aller quand la solitude devenait trop pesante. Car après tout, elle ne s’en était pas si mal sortie jusque-là. «Rose s’était mariée à vingt ans. Elle avait eu deux mômes dans la foulée, Bastien et Grégory, et un divorce sans complication majeure.»
L’événement qui va changer son quotidien survient au Royal un soir où le patron a joué les prolongations. En milieu de nuit un homme y trouve refuge avec dans les bras le chien qui vient d’être victime d’un accident. Rose ne le sait pas encore, mais cet homme meurtri est son nouveau compagnon. Ensemble, ils vont faire un bout de chemin, chacun voulant croire à une seconde chance «ne sachant que faire de ce nouvel âge de la maladresse». Après quelques mois, Rose va choisir de quitter son emploi pour seconder Luc et emménager chez lui. Un choix réfléchi? La suite va prouver que non.
Dans une ambiance proche de Aux animaux la guerre, Nicolas Mathieu sait parfaitement installer ces petits détails qui montrent que la mécanique s’enraye, que la belle histoire est un vœu pieux, que peu à peu Rose entre dans «cette escroquerie de la dépendance». Avec un épilogue glaçant que je me garde bien de de dévoiler. En revanche, ce bonbon acidulé est parfait pour nous mettre l’eau à la bouche et faire encore grandir notre impatience de nous plonger dans le prochain grand format de mon compatriote lorrain !

Rose Royal
Nicolas Mathieu
Éditions IN8
Roman
80 p., 8,90 €
EAN 9782362240980
Paru le 27/09/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Nancy. On y évoque aussi une escapade à Evian-les-Bains.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rose a la cinquantaine, une vie derrière elle, avec ses joies, ses déveines, des gosses, un divorce. Et des mecs qui presque tous lui ont fait mal. Chaque soir, en sortant du boulot, elle se rend au Royal, un bar où elle a ses habitudes. Là, elle boit. De temps en temps, elle y retrouve sa grande copine Marie-Jeanne. Puis, elle rentre chez elle et le lendemain tout recommence. Mais une nuit, Luc débarque au Royal et Rose se laisse prendre une dernière fois à cette farce du grand amour. Sauf qu’elle s’est juré que plus jamais un mec ne lui ferait du mal.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Grazia (Pascaline Potdevin)
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
Blog encore du Noir 
Blog Nyctalopes 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Rose sauta du bus et traversa la rue d’une traite, courant presque, sans se soucier de la circulation qui était pourtant dense, et à double sens. Ce jour-là, elle portait une jupe de coton clair et un joli petit haut qui laissait voir ses épaules. Une veste noire pendait en travers de son sac à main, ses talons étaient d’un beau rouge cerise qui piquait l’œil. À distance, il était difficile de lui donner un âge, mais elle conservait une silhouette évidente, une élasticité d’ensemble qui ressemblait encore à de la jeunesse. Ses jambes, surtout, restaient superbes. Sur son passage, le flux automobile fut pris d’une hésitation, une ride dans l’écoulement de 18 heures, et un barbu en Ford Escort klaxonna pour la forme. Mais Rose ne l’entendit pas. Elle poursuivit du même pas rapide, indifférente et vive, glissant ses lunettes de soleil dans son sac au moment où elle poussait la porte du Royal. Dans sa course, elle avait laissé derrière elle un ricochet de talons qui s’éteignit dans la pénombre familière du rade. Elle regarda sa montre. Il était encore tôt. Rose était contente, elle avait soif.
– Salut la compagnie.
– Salut, répondit Fred, le patron.
Tandis qu’il lui servait un demi, Rose déplia le journal du jour. Elle venait là chaque soir, en sortant du boulot, et s’asseyait toujours au bar, croisait haut ses jambes qui étaient sa fierté, et prenait un premier verre, une bière à coup sûr. Elle arrivait en général vers 19 heures. Souvent il faisait nuit, sauf l’été, et Rose éprouvait alors comme un remords.
Le Royal était un rade tout en longueur, aux murs sombres, avec un long comptoir, trois tireuses à bière et de grandes baies vitrées poussiéreuses qui donnaient sur un chinois, une cordonnerie, une supérette. Dans le fond, il y avait un baby et un billard. Le mobilier datait des seventies, du bois et du skaï bleu. Les chiottes étaient sur la droite, plutôt propres, avec des stickers collés dans tous les coins. Il régnait toujours là-dedans une impression de fin de journée. La clientèle pouvait varier, la musique restait du rock.
Dès la première gorgée, Rose sentit quelque chose se dénouer dans sa poitrine. La bière était fraiche, les pages du journal froissées et sous sa semelle gauche, elle pouvait sentir la solidité du métal du repose-pieds. Ces trois sensations lui faisaient déjà un monde, un chez-soi convenable. Elle humecta son doigt pour tourner les pages et Fred lui demanda ce qu’il y avait de neuf.
Bof. Pas grand-chose.
Rose aurait bientôt cinquante piges et elle ne s’en formalisait pas. Elle connaissait ses atouts, sa silhouette qui ne l’avait pas trahie, et puis ses jambes, vraiment belles. Son visage, par contre, ne tenait plus si bien la route. Il n’était ni gras, ni particulièrement creusé, mais le temps y avait laissé sa marque de larmes et de nuits blanches. Des rides compliquaient sa bouche. Et ses cheveux n’avaient plus leur densité d’autrefois, cette abondance sexuelle qui avait fait une partie de son succès. Au moins, sous sa couleur, personne ne pouvait deviner les cheveux blancs.
Elle était parvenue à cet âge difficile où ce qui vous reste de verdeur, d’électricité, semble devoir disparaitre dans le bouillon des jours. Parfois, dans une réunion, ou dans les transports en commun, elle se surprenait à cacher ses mains qu’elle ne reconnaissait pas. Certains soirs, se regardant dans le miroir, elle se disait à partir de demain, je vais faire gaffe. Au Monop, il lui arrivait de claquer des petites fortunes en crèmes et shampoings divers. Des mots comme «tenseurs», «fibres cellulaires», «hématite» ou «collagène» avaient fait leur apparition dans son vocabulaire. Elle s’était inscrite à l’aquagym et se promettait épisodiquement de ne plus boire que de l’eau minérale. Il lui arrivait aussi de suivre des régimes à base de légumineuses, de viandes blanches ou de fruits secs. Mais chaque fois, le sentiment d’à quoi bon l’emportait. Il était déjà tard dans sa vie et ces efforts ne rimaient sans doute pas à grand-chose. »

À propos de l’auteur
Né en 1978 dans un milieu populaire, Nicolas Mathieu grandit dans les Vosges. Son premier roman, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine, Aux animaux la guerre, sort en 2014 (Actes sud), et reçoit 4 prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar). Il reçoit le Prix Goncourt en 2018 pour son second livre Leurs enfants après eux. (Source: Éditions IN8)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Focus Littérature

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#coupdecoeur #thriller #polar #MardiConseil

Se taire

PINGEOT_se_taire
  RL_automne-2019

En deux mots:
Mathilde Léger, fille de bonne famille, est violée par un Prix Nobel de la paix. La jeune photographe ne veut toutefois pas faire de vagues et décide de se taire. Soutenue par sa sœur Clémentine, elle va essayer de se reconstruire et, lorsqu’elle rencontre Fouad, envisage de tirer un trait sur cette douloureuse épreuve.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

#Metoo, mission ou démission?

En imaginant une fille de bonne famille se faire violer par un Prix Nobel de la paix, Mazarine Pingeot entend montre dans un roman éclairant qu’il est difficile de lutter contre «des décennies de servitude féminine et d’acceptation du silence.»

Commençons par évacuer cette polémique que la presse people s’est empressée de relayer. Il faudrait voir dans ce roman l’histoire de Pascale Mitterrand, la petite fille de l’ancien président. Elle serait l’auteur de la plainte à l’encontre de Nicolas Hulot et les faits relatés par Mazarine Pingeot seraient inspirés par ce qu’elle a vécu. Outre le fait que la romancière et son éditrice rejettent ces allégations, il faut une fois encore dénoncer un faux procès et laisser aux romanciers leur liberté, le droit de s’inspirer de témoignages et de faits divers pour construire une œuvre de fiction plausible, réaliste.
Le personnage de Mathilde Léger, jeune fille de vingt ans, est au cœur du roman. Fille «du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la France» et d’une intellectuelle féministe, petite-fille d’un écrivain membre de l’Académie française et également conscience morale du pays, elle a choisi d’être photographe. Parmi ses premiers mandats, elle se voit confier la réalisation d’une série de portraits du Prince de T., Prix Nobel de la paix qui vient de perdre sa fille. Dès les premières minutes du rendez-vous, elle sent que le regard du «grand homme» est bizarre, mais reste fixée sur le travail qu’elle a à faire. C’est alors que les choses dérapent : «Il prend mon visage dans sa main, le serre, […] il pose ses lèvres violemment contre les miennes, et me mord, et cherche ma langue, quand la deuxième main s’enfonce dans mon jean, puis ma culotte et enfin mon sexe, qu’il tient fermement […] il me pousse sur le lit, me traite de petite salope, baisse violemment mon pantalon et s’enfonce en moi, il y reste peu de temps. […] il me dit que je suis belle, qu’il aime ma beauté, qu’il m’a déjà vue dans des magazines, quand j’étais plus petite, qu’il m’avait repérée, que ça faisait longtemps qu’il en avait envie, il est content, il me remercie, mais maintenant il a du travail à terminer, si je pouvais le laisser. »
Malgré le choc et la sidération, Mathilde fait les photos qu’elle était venue réaliser et qui bientôt paraîtront en une du magazine qui l’a engagée et qui lui vaudront de vivres félicitations. Mais pour la jeune fille, ces clichés seront d’abord une marque d’infamie et le douloureux rappel d’une scène qu’elle veut oublier. Parce qu’elle a «été programmée pour ne pas faire scandale. Le Prix Nobel l’a bien compris.»
Car ici, contrairement au roman de Karine Tuil qui aborde aussi la question du viol et de ses conséquences, il n’est pas question de porter plainte. Le premier réflexe de la jeune fille, c’est de nier la chose, de laisser le silence recouvrir la chose: «Cette scène n’a pas eu lieu, j’en suis le seul témoin, les photos n’en montreront rien.»
Mazarine Pingeot montre fort bien combien il est difficile de vivre avec une telle épreuve. Car on ne se sent pas seulement souillée, on se sent aussi responsable…
«Depuis le Nobel, tout chez moi est coupable, le corps, le manque d’appétit, la fatigue, encore elle, demeurer auprès des miens, les quitter, l’approche de la nuit, le réveil. Les mots comme le silence. Tout s’équivaut, la valeur a failli. Son idée même. C’est dire. Et moi qui préférais l’image, ça me semblait plus vrai, plus fort. Je me raccroche aux mots que je ne dis pas. Je n’ai plus aucune confiance ni dans les formes ni dans les couleurs. Je n’ai plus confiance en ce que je vois.»
Au poids pesant d’une famille qui refuse le scandale vient s’ajouter «des décennies de servitude féminine et d’acceptation du silence.»
Seule Clémentine, la sœur de Mathilde, lui prête une oreille attentive, compréhensive, essayant de la soutenir, de lui changer les idées, de faire que le mal passe.
Sa rencontre avec Fouad marquera-t-elle la fin du traumatisme? Maintenant qu’elle a trouvé un homme avec lequel elle n’éprouve pas de crainte, avec lequel elle a envie de se construire un avenir, avec lequel elle se confie. Et qui l’encourage, bien des mois plus tard, à porter plainte.
Le fera-t-elle? Sera-t-elle prête à accepter le procès? À reprendre cette histoire douloureuse? C’est tout l’enjeu de la fin de ce roman, aussi surprenante que réussie.

Se taire
Mazarine Pingeot
Éditions Julliard
Roman
288 p., 19 €
EAN 97822600p53255
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris et aux environs.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Avec pour seule expérience ses vingt ans et son talent de photographe, Mathilde est envoyée par un grand magazine chez une sommité du monde politique, récemment couronnée du prix Nobel de la paix. Quand l’homme, à la stature et à la personnalité imposantes, s’approche d’elle avec de tout autres intentions que celle de poser devant son appareil, Mathilde est tétanisée, incapable de réagir. Des années plus tard, une nouvelle épreuve la renvoie à cet épisode de son passé, exigeant d’elle qu’elle apprenne une fois pour toutes à dire non.
Dans ce roman sombre et puissant, tendu comme un thriller, Mazarine Pingeot continue d’explorer les thèmes qui lui sont chers : le poids du secret, le scandale, l’opposition entre les valeurs familiales et individuelles… En mettant en miroir deux instantanés de la vie d’une femme contrainte au silence par son éducation et son milieu, elle démonte les mécanismes psychologiques de répétition et de domination, en même temps qu’elle construit une intrigue passionnante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Élisabeth Philippe)
Paris Match (Valérie Trierweiler – entretien avec Karine Tuil et Mazarine Pingeot)
Madame Figaro (Marie Huret)
La libre Belgique (Geneviève Simon)
Europe 1 (Nicolas Poincaré reçoit Mazarine Pingeot – podcast)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Ici ou là, les femmes commencèrent à révéler les agressions dont elles avaient été les victimes. C’était au début un bruissement, amplifié par la Toile, puis devenu raz de marée. Les mentalités étaient emportées par la vague, elles donnaient l’impression de changer – comme si une mentalité pouvait changer en un clic, les temps s’affolaient et se court-circuitaient, on pouvait se poser des questions légitimes sur la notion de changement et sur la croyance collective qu’un cri de colère se transformerait en progrès social –, des hommes étaient accusés publiquement, on facilitait les dépôts de plainte, et même les délations. Les journalistes étaient à l’affût de scoops, de cette façon, deux d’entre eux allèrent fouiller dans les commissariats. Il ne leur fallut sans doute pas longtemps pour exhumer de vieilles mains courantes frappées par la prescription, mais qui contenaient des trésors…
Tout commença par un flash d’information: un personnage haut placé était accusé d’agression sexuelle. Il n’était ni le premier ni le dernier, ce type de nouvelle devenait monnaie courante. Il suffisait ensuite de jouer aux devinettes et d’accoler des noms. Ça allait du plus vraisemblable au plus farfelu, la vraisemblance tenant à la notoriété et à la respectabilité de l’homme en question. Les bons pères de famille pouvaient trembler, plus ils affichaient de vertu, plus dure serait la chute. On traquait indifféremment les cavaleurs et les curés défroqués, nul n’échapperait à la chasse à l’homme, puisque l’homme, potentiellement, était une bête de proie. Des affiches dans le métro montraient des femmes apeurées, s’accrochant à la barre métallique de la rame, tandis qu’un requin, un ours ou un loup rôdait, s’approchant dangereusement. Ces espèces en voie de disparition étaient censées représenter la plus mauvaise part de l’homme, voire son être profond. Au-delà de leur caractère illisible, ces affiches avaient suscité l’indignation des défenseurs des animaux. Comment pouvait-on comparer un être humain à un animal dont la nature était de chasser ? Certes l’homme s’était « humanisé » précisément en dépassant et en niant sa nature, mais ces pauvres bêtes, exterminées par la seule espèce qui conservait le monopole de la violence légitime, étaient innocentes. Les antispécistes furent à deux doigts de manifester, mêlant leurs voix à celles des féministes, plus promptes à s’insulter entre elles qu’à élaborer un plan de lutte commun. Les hommes se terraient, leur parole n’était plus audible, à moins qu’ils se fassent les porte-parole d’un féminisme militant, et se montrent prêts à offrir en expiation leurs testicules sur un plateau d’argent. La guerre des sexes battait son plein, dévoilant un marché au développement exponentiel, dont la presse écrite entendait bien profiter, elle qui vivait aussi ses derniers moments. Le journalisme avait abandonné sur le champ de bataille sa déontologie, l’heure était à l’hallali, on cherchait les coupables avec des piques, sur lesquelles, à l’instar des sans-culottes, on aurait volontiers planté des parties génitales sanguinolentes afin de les exposer à la vindicte populaire.
En réalité, le problème était d’ordre politique, il s’agissait ni plus ni moins d’une question de domination, mais le temps médiatique n’avait pas le loisir de creuser, il lui fallait des coupables et des victimes, ce qui signifiait alors : des noms. Non pas des catégories, des entités conceptuelles, des classes, des caractères, des appartenances, mais bien des noms : il fallait que la victime ait un visage et un corps, une histoire singulière, pour qu’on l’imagine au moment où sa vie avait basculé. On voulait des récits, on voulait des voix, on voulait des visages, de préférence attrayants. Raison pour laquelle les actrices firent sensation. Elles étaient belles, toujours parfaitement vêtues, elles avaient nécessairement souffert du regard des hommes puisque le système les contraignait à se faire objet du désir pour devenir sujet économique. Elles avaient dû plaire, et d’abord à leur producteur. Il avait l’argent, elles la chair. La transaction était facile à imaginer. Leur indignation et l’avalanche de dénonciations qui s’ensuivit permirent que s’ouvre le dossier du harcèlement sexuel. Ces femmes inventèrent de nouveaux modes de résistance : le choix de la couleur de leurs robes, le port de broches identiques. Elles parlèrent à des magazines, coiffées et maquillées par de grandes marques pour l’occasion. Puis, des victimes – on avait fait le tour des actrices, et les caissières intéressaient moins – on passa aux bourreaux: il fallait là encore des noms et des visages, non pas des types sociologiques, ni des représentants de la classe dominante, mais des gens qu’on connaissait. Si l’on pouvait éviter qu’ils soient par ailleurs stigmatisés par leur couleur de peau, histoire de conjurer tout amalgame raciste, c’était plus confortable : on choisissait l’option « Blanc à fort pouvoir d’achat », si possible en vue dans le milieu politique. Un sportif pouvait aussi faire l’affaire, mais ces pauvres gars qui n’avaient pas fait d’études et qui passaient du statut de prolétaire des cités à celui de milliardaire, avant d’avoir pu vivre une enfance, on le leur pardonnait. Ou on s’en fichait, ce n’étaient que des footballeurs, après tout, ils gagnaient trop d’argent, mais ils pensaient avec leurs pieds, pas étonnant qu’ils agressent des femmes tout en les payant. Si ces hommes étaient d’origine étrangère, les camps se divisaient : la droite soupirait, c’était dans l’ordre des choses, la violence était constitutive de l’éducation, le machisme inhérent à la culture, et la haine des femmes inscrite dans le code génétique ; pour la gauche, le bourreau pouvait éventuellement devenir victime, avoir subi la ségrégation donnant quelque raison de se venger, s’il ne gagnait pas sa vie, ce n’était pas un harceleur, mais un pauvre type auquel la chance n’avait pas souri, grandi dans un «quartier», maltraité par l’Éducation nationale, refoulé des entretiens d’embauche à cause de son patronyme… Celui-là ne faisait que suivre la pente du déterminisme social, le harcèlement devenait fait divers, soudain relégué à la rubrique « chiens écrasés », les pages « société » les acceptant de mauvaise grâce, ou à la condition qu’il s’agisse d’une tournante dont une victime plus à plaindre encore aurait fait les frais. Ces prises-là n’intéressaient pas.
On avait bien épinglé un célèbre prédicateur à tendance islamiste radicale qui avait « évangélisé » des âmes incertaines dans les caves des banlieues tout en tenant un discours policé sur les plateaux de télévision. Le cas était délicat, les journaux qui s’en emparèrent furent traités de «racistes», un comité de soutien de gens de gauche, mais pas antisémites précisèrent-ils aussitôt, se forma dans l’heure même, hurlant au complot. L’idéologue représentait la face lumineuse d’un islam qu’on se devait d’aimer, de chérir pour manifester l’ouverture des esprits à la différence, à toutes les différences, sachant mal évaluer les excès de différence quand celle-ci tuait, et si un excès participait de la différence, ou la discréditait. Les théories demeuraient floues sur la question, on tolérait le voile car rien n’était pire que la stigmatisation, quant aux femmes voilées elles-mêmes, cela ne relevait-il pas de leur choix, et du prérequis minimal de la démocratie que de les écouter? Si elles avaient envie de se couper les mains ou de s’auto-lapider, qui étions-nous pour le leur interdire? Le relativisme des valeurs, voilà les forces du progrès, qui pourtant heurtaient de plein fouet la revendication de ces autres femmes de ne plus être violées impunément. Au nom du relativisme, néanmoins, on pouvait accepter que le prédicateur, bel homme et beau parleur, en qui on avait mis toute sa confiance, eût quelque peu défloré des vierges mineures auxquelles on avait oublié de demander leur consentement. Consentir à porter le voile, oui, mais à se faire pénétrer par un ayatollah du puritanisme, cela n’était pas nécessaire. Au moins le relativisme était-il cohérent avec son principe même. »

Extraits
« Il prend mon visage dans sa main, le serre, je me dis que peut-être je ressemble à l’enfant pendue, avant la corde, peut-être est-il traversé par une douleur qui le laisse coi, et je pense à son pan de chemise, le pauvre, il ne sait pas, peut-être qu’il faudrait… Mais il pose ses lèvres violemment contre les miennes, et me mord, et cherche ma langue, quand la deuxième main s’enfonce dans mon jean, puis ma culotte et enfin mon sexe, qu’il tient fermement, je ne vois plus la fleur, j’essaie bien d’accrocher mon regard, mais je ne vois plus la fleur, il est trop près, ça bloque la vision, mais ça n’empêche pas d’imaginer, je vois la chambre d’amis dans la maison de la Drôme, et la fois où grand-mère m’a autorisée à y dormir, seulement pour voir, seulement pour jouer à « l’ami », seulement pour sentir la maison en étranger et la rencontrer d’une certaine manière, la rencontrer, ma maison de famille, observer les murs, les tapis, les papiers peints, comme s’ils étaient nouveaux, attachés à aucun souvenir, à aucune personne, complètement débarrassés de moi. Il me susurre des mots qui sont comme des pulsions, des mots sales, il veut que je le suce, tout de suite, il est impérieux, mais je suis en train de découvrir ma maison, j’arpente les pièces, et je sens leur odeur, je voudrais aller me coucher maintenant, alors il me pousse sur le lit, me traite de petite salope, baisse violemment mon pantalon et s’enfonce en moi, il y reste peu de temps. Je n’en sais rien, à peine le temps d’ouvrir la porte du couloir et de la refermer, car de nouveau je suis dans la chambre d’amis, la mienne et pas la mienne, le papier peint aux rayures vertes, que j’observe puisque ma vue s’est dégagée. Il s’est agenouillé devant le lit, et baise mes pieds, mes jambes, je le sais au bruit, je ne sens rien, il pleure maintenant, il me dit que je suis belle, qu’il aime ma beauté, qu’il m’a déjà vue dans des magazines, quand j’étais plus petite, qu’il m’avait repérée, que ça faisait longtemps qu’il en avait envie, il est content, il me remercie, mais maintenant il a du travail à terminer, si je pouvais le laisser. »

« Le silence ne viendra pas après, le silence appartient au bureau, à la maison, comme ses fenêtres et sa porte. Cette scène n’a pas eu lieu, j’en suis le seul témoin, les photos n’en montreront rien.
Moi, la fille du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la France, j’ai été programmée pour ne pas faire scandale. Le Prix Nobel l’a bien compris. »

« Alors je balance tout, le Nobel, la voix gonflée de désir, et moi qui ne sais pas quoi faire, s’il faut obéir parce que c’est le Nobel, «un homme bien», le premier sujet qu’on me donne, il ne faut pas gâcher la fête, et si je me trompais, si c’était moi qui me faisais des idées, si ma peur prenait le dessus, parce que la peur habite les filles depuis la nuit des temps, parce que la peur est parfois la seule grille de lecture des filles qui passent à côté de sacrées expériences, parce que la peur dicte aux filles que tout est sexuel, alors qu’en réalité…, mais non, la peur disait vrai; tout est sexuel ET tout est politique, n’est-ce pas, bien sûr il voulait me sauter, il voulait sauter la fille et la petite-fille de. La fille de l’image. »

À propos de l’auteur
Romancière et scénariste, Mazarine Pingeot est l’auteure d’une douzaine de romans dont Bouche cousue, Bon petit soldat, Les Invasions quotidiennes et Magda. (Source : Éditions Julliard)

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L’enlèvement des Sabines

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En deux mots:
Pour son départ, Sabine se voit offrir une autre Sabine, la poupée gonflable qui va dés lors l’accompagner et la transformer. Une fable sociale originale qui n’est pas faite pour les dégonflés.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La femme et la poupée

Émilie de Turckheim nous revient avec un roman aussi original que dérangeant, aussi gonflé que la poupée qui y joue un rôle prépondérant.

La vie de Sabine n’est pas des plus joyeuses. Entre un compagnon tyrannique, un travail décevant, une mère qui n’a que peu de considération pour elle, elle esaie de faire bonne figure. Avant de toucher le fond, elle décide de démissionner pour se donner un peu d’air. Pour son pot de départ une surprise l’attend. Ses collègues ont choisi de lui offrir une poupée qui porte le même prénom.
Cette seconde Sabine mesure 1,58 m pour 40 kg. Fabriquée par une entreprise familiale située au Mans, elle est faite en élastomère thermoplastique «avec toucher effet peau et finitions réalistes».
Son premier réflexe est de revendre cet encombrant cadeau: «Ayant passé l’âge de jouer à la poupée, je la revends sans y avoir touché. Prix proposé: 6 999 € ». Sauf que Sabine a quelques atouts. Elle est silencieuse, calme et toujours présente.
Elle ne téléphone pas de manière intempestive comme le fait la mère de Sabine en se plaignant que le répondeur n’accepte pas de messages plus longs que deux minutes. Des messages qui montrent tout à la fois que cette ancienne mannequin à une bien piètre image de sa fille et une préférence affirmée pour sa sœur Fanny, une avocate «responsable et bosseuse».
La poupée Sabine écoute avec un sourire gentil sa nouvelle «propriétaire», bien loin de ce que lui fait subir Hans, son mari metteur en scène prompt à la dévaloriser ou même à l’humilier.
Émilie de Turckheim a eu la bonne idée de proposer entre les chapitres quelques dialogues éclairants qui viennent alterner avec le long monologue de la narratrice. Des discussions qui illustrent la difficulté à dialoguer de manière apaisée, des débuts qui ne seraient sans doute pas importants, s’ils ne s’accompagnaient de préjugés blessants.
« L’époux. — L’humanité entière sait pourquoi tu ne conduis pas ! Tes grands-parents sont morts dans un abominable accident de voiture! Grillés dans les flammes! Pauvre petite fille ! Tout le monde perd ses grands-parents, Claire! Et c’était il y a vingt-cinq ans!
L’épouse. — Ils sont morts sous mes yeux! J’ai passé un mois en réanimation à l’hôpital! J’ai eu des greffes de peau! J’ai failli mourir!
L’époux. — Moi j’ai failli mourir d’une intoxication à la salmonellose en colonie de vacances. Tout le monde a failli mourir une fois dans sa vie. On n’a pas tous des chauffeurs pour autant.
L’épouse. — Inculte.
L’époux. — Qu’est-ce que tu racontes?
L’épouse. — Quinze jours de vacances et tu n’emportes pas un seul livre.
L’époux. — Tu vas encore me faire chier avec cette histoire de livres? En vacances, je me repose! Je ne fais rien! Je me vide la tête!
L’épouse. — Il n’y a rien à vider! Ta tête est déserte! Même Dieu n’est pas dans ta tête! Tu n’as pas de Dieu! Tu ne vois pas Dieu! »
Et tandis que la situation empire, un petit miracle se produit : Sabine aide Sabine à s’émanciper… allant même jusqu’à transformer les sarcasmes de son mari en jalousie. Dès lors le roman prend une toute autre dimension. La violence sourde et le machisme rampant viennent se fracasser sur la solidarité nouvelle entre la femme et la poupée. Le rôle de l’homme et de la femme au sein du couple sont remis en question et vont finir… mais vous le découvrirez par vous-mêmes !
Ce roman est sélectionné pour le Prix Anaïs Nin 2018 qui récompense «une œuvre qui se distingue par une voix et une sensibilité singulières, l’originalité de son imaginaire et une audace face à l’ordre moral». Inutile d’ajouter que L’Enlèvement des Sabines répond parfaitement à ces critères.

L’enlèvement des Sabines
Émilie de Turckheim
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
224 p., 17 €
EAN : 9782350874333
Paru le 11 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
Avec impertinence et humour, L’Enlèvement des Sabines démonte la mécanique des rapports de force et opère une libération, aux confins du meurtre et de la folie.
Pour son pot de départ, Sabine reçoit une sex doll. Stupéfaite, la jeune femme rentre chez elle accompagnée de sa poupée aux seins démesurés et au visage figé de manga. Un renversement s’opère face à cette étrange colocataire convoitée et confortablement installée.
D’un naturel effacé, Sabine se confie et pas à pas s’impose dans le jeu mortifère de son couple avec Hans – un metteur en scène mondialement connu pour ses spectacles ultra réalistes, encensé par toute la critique qui veut y lire une dénonciation de la violence.
Pourtant en coulisse sévit un monstre féroce protégé par son charme, son succès et son aura de créateur génial.

Les autres critiques
Babelio
Toutelaculture.com
Lecteurs.com (Alsk Leska)
Emission Dans quelle éta-gère (Monique Atlan)


Émilie de Turckheim présente L’enlèvement des Sabines © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre 
Noma Takeshi : journaliste au Nikkan Gendai.
Gidayū Takemoto : en couple avec Sayana depuis un an.

L’entretien a lieu à Hiroshima, chez M. Gidayū, dans un appartement
d’une seule pièce, au 9e étage d’une tour.

Noma Takeshi Est-ce qu’on doit chuchoter ? Je vois qu’elle se repose…
Gidayū Takemoto Non, non… on peut parler normalement. Sayana est une poupée, elle n’entend pas.
N. T. Pour vous, Sayana est bien plus qu’une poupée… Vous la considérez comme votre compagne, je crois…
G. T. Oui, Sayana est ma compagne. Je partage ma vie avec elle.
N. T. Et elle ? Est-ce que Sayana partage sa vie avec vous ?
G. T. Bien sûr. Nous partageons tout. Je vais fermer le store si ça ne vous dérange pas, avec ce soleil qui entre il fait très chaud.
N. T. Ils ont annoncéde grosses chaleurs pour aujourd’hui et apparemment, ce sera pire demain. Monsieur Gidayū, racontez-nous une journée typique avec Sayana.
G. T. Rien de spécial… On se réveille à 5 h 50, on se lave, après on mange en tête-à-tête à cette table. Sayana est toujours assise de votre côté, à votre place. Elle n’est jamais assise ailleurs. Tous les couples ont leurs habitudes… Je lui sers son tamago kake gohan et des tsukemono, même si elle ne les mange pas. Je lui parle de ce que j’ai dans la tête… les soucis… ma mère… Je vous ai dit au téléphone que ma mère était malade… Et aussi les problèmes à l’usine… Ou parfois on mange en silence. Et puis je l’embrasse avant de partir au travail. Je lui dis : «À ce soir, Sayana. Passe une bonne journée». Et le soir, je la retrouve exactement à la même place, assise là.

Extrait
« Sabine, c’est moi, c’est maman. Je n’ai pas dormi de la nuit… c’était couru d’avance… On ne peut pas dormir dans ces conditions… Je suis épuisée… J’ai fini par appeler ta sœur à 5 h 15 du matin… Je m’en voulais de la réveiller, mais je n’avais pas le choix… j’étais angoissée, j’avais le cœur qui battait à cent cinquante à l’heure… Tu ne vas pas en croire tes oreilles : ta sœur était déjà levée! À 5 heures du matin! Elle a une audience très importante à 11 heures… elle était plongée dans son dossier… Elle reprenait tous les points, un par un, pour son client… Si un jour tu commets un crime… si tu étrangles Hans… prends ta sœur pour te défendre… Tu sortiras du tribunal innocente comme un bébé au sortir du ventre sa mère… Bref je lui explique que tu es sur le point de laisser tomber ton travail sur un coup de tête et que ça serait bien qu’elle prenne un moment pour te parler… J’avais un peu honte de l’embêter avec cette histoire… elle qui est tellement responsable et bosseuse… elle a d’autres chats à fouetter… et là je réalise qu’elle est déjà au courant… Non seulement elle sait que tu démissionnes, mais elle le sait depuis des mois… Mets-toi à ma place, Sabine! Je passe pour quel genre de mère? C’est tout à l’honneur de ta sœur… Fanny est une tombe. Quel que soit le secret qu’on lui confie, elle gardera la bouche cousue »

À propos de l’auteur
Née en 1980 à Lyon, Émilie de Turckheim publie à vingt-quatre ans Les Amants terrestres. Son expérience de visiteuse de prison lui inspire Les Pendus (2008) et Une sainte (2013). Elle reçoit le prix de la Vocation pour Chute libre (2009). Elle est modèle vivant pour des peintres et des sculpteurs, une expérience qu’elle relate dans La Femme à modeler, paru en 2012. En 2013, elle publie également deux albums pour la jeunesse Jules et César et Mamie Antoinette aux éditions Naïve. Elle reçoit le prix Roger Nimier pour La Disparition du nombril (2014). Suivra Popcorn Melody en 2015. L’enlèvement des Sabines est son neuvième roman. (Source : Éditions Héloïse d’Ormesson / Wikipédia)

Site Wikipédia de l’auteur

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L’Éveil de l’Ange

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L’Éveil de l’Ange
Éva Delambre
Tabou Editions
Roman érotique (public averti)
368 p., 16 €
ISBN: 9782363260338
Paru en novembre 2015

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et dans une belle propriété située dans un petit village au cœur de la Drôme.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Solange aime écrire, mais elle doute de son talent. Beaucoup trop selon son amie Axelle qui lui déniche un travail un peu spécial : rédiger les mémoires d’un dénommé Tristan Bussy ; et pour ce faire, résider dans sa propriété. Solange finit par se laisser convaincre. Elle était justement à la recherche d’un emploi. Sauf que celui-ci va s’avérer particulier. En effet, Tristan Bussy n’est pas un vieux monsieur et ses récits de vie sont d’un érotisme torride. De plus, il attend d’elle une implication très personnelle dans l’exercice d’écriture qu’il lui confie : il faudra qu’elle aussi se dévoile!
Peu à peu, Solange succombe au charme du séduisant quadragénaire, au point de s’engager lentement dans une relation charnelle aux accents de domination et de soumission. Mais elle est traversée de doutes : Tristan la désire-t-il réellement ou n’est-elle que son jouet ? Qu’attend-il réellement d’elle ?

Ce que j’en pense
***
La littérature érotique est un vaste domaine qui permet toutes sortes de variantes et de fantaisies. En quelques semaines, il nous aura été permis de découvrir deux pratiques totalement opposées, celle d’une femme libre de ses choix et de ses fantasmes, qui n’hésite pas à jeter ses amants comme un mouchoir usagé, quitte à mener une vie Décousue et celle d’une femme soumise, objet consentant des fantasmes de son Maître.
Éva Delambre nous propose en effet une sorte d’initiation au BDSM (abréviation de « Bondage, Discipline, Sado-Masochisme ») à travers le récit de Solange. Cette dernière vient de perdre son emploi de libraire lorsque son amie Axelle lui propose de répondre à un concours de nouvelles qu’elle va finir par remporter. Axelle, en jouant les entremetteuses a toutefois omis de mentionner que le prix consistait en un contrat de rédaction de récits érotiques.
Aussi Solange n’imagine guère ce qui l’attend lorsqu’elle débarque dans la belle propriété drômoise de Tristan Bussy. Mais après tout, elle entend bien profiter de ce voyage pour faire le point : « Quoi de mieux que de retrouver complètement déracinée, loin de tout repère familier et dans un contexte quelque peu déstabilisant, pour savoir ce qui était le mieux pour soi et ses véritables aspirations. »
Sans oublier que Tristan est séduisant et que la rédaction de ces récits est bien payée… Le piège peut se refermer sur Solange.
Car comme le maître dominateur Hieros le rappelle dans un article de Philosophie Magazine : « Le dominateur est un narrateur qui prend le pouvoir avec les mots. »
Alors Tristan parle, raconte et se faisant envoûte Solange qu’il a pris soin de débaptiser pour l’appeler Ange.
Après le premier récit, celle d’une femme rencontrée sur internet et dont on ne saura rien de plus que sa soumission dans une chambre d’hôtel, viendront les histoires de Carène, Camille, Jade, Alice et les autres.
Seule, quasiment obligée de se mettre dans la peau de celles dont elle doit retranscrire les faits et gestes, Solange sent bien qu’elle perd le contrôle de ses actes.
« J’étais pitoyable et le pire était que j’en avais conscience. Je pensais à toutes ces femmes qu’il m’avait racontées, toutes ces soumises si belles et si parfaites qui assumaient avec délice leur condition, qui ressentaient leur appartenance comme un privilège, un honneur. Je les imaginais si fières et si promptes à effectuer n’importe quel geste humiliant et rabaissant avec une élégance et une classe déconcertantes, tant pour elles, cela avait un sens profond, tant c’était là un symbole puissant. »
Après ce que l’on pourrait assimiler à un nettoyage de cerveau, l’ange est prêt à succomber à son tour. Elle veut ressentir à son tour la douleur mêlée au plaisir. Mais le contrat qui la lie à son Maître tient ici davantage de la mise en scène que de la vraie soumission. Il est aussi question de plaisir réciproque durant leurs échanges.
Si l’Ange s’éveille, c’est aussi en prenant conscience que cet épisode ne peut s’inscrire dans la durée : « J’avais aussi envie de partager d’autres choses, d’autres moments. Envie de discuter tard dans la nuit d’un film que nous aurions vu ensemble, envie de lire après lui les mêmes livres pour échanger nos idées, envie de chiner aux puces, envie de soirées, d’expos, de restaurants, envie de voyages à deux, de projets pourquoi pas. »
Là où la soumission aurait pu déboucher sur une expérience sectaire, voire – pour oser une image plus violente – sur un engagement de type djihadiste, on se rapproche des 50 nuances de Grey. L’expérience BDSM devient alors plus un jeu qui utilise les codes du genre sans sombrer dans les extrêmes. L’Ange parviendra-t-il à prendre son envol ? C’est ce que nous découvrirons dans le second tome à paraître.

Autres critiques
Babelio
Blog Kamana Dream Traveler
Blog Plume bleue
Blog Mes impressions de lecture
Onirik
Blog Le Monde enchanté de mes lectures
Carla-blog (site d’une soumise)

Extrait
« Il pouvait tout sur elle, il avait tous les droits. Il était son Seigneur et Maître, et jamais elle ne devait l’oublier. Elle était haletante, à la fois honteuse et terriblement excitée par la façon dont il la traitait. Il lui rappela sa condition, ce qu’elle était. Elle ne pouvait rien faire qu’acquiescer, la joue collée au sol.
Il finit par venir derrière elle et après avoir joué un peu avec ses doigts, il se protégea et la pénétra brutalement en la prenant par les hanches. Elle était pleinement passive. Les poignets et les chevilles douloureux à cause des cordes, la joue et l’oreille irritées par le frottement contre la moquette, et pourtant, elle coulait d’un désir hors norme. Ce désir qui naît dans la contrainte, l’humiliation et la douleur, dans l’abnégation et l’abandon de soi. Un désir trouble, que peu peuvent comprendre et encore moins ressentir. Un désir au-delà des conventions et des normes, qui se niche au creux du ventre et qui se nourrit de cette sensation de soumission et d’appartenance. Un désir qui gronde tant et tant en son antre qu’elle gémit de plaisir sans retenue. » (p. 60-61)

À propos de l’auteur
Éva Delambre est une jeune femme bien dans sa tête et bien dans son corps. De nature passionnée et curieuse, elle assume ses envies et ses penchants. Elle a fait ses premiers pas dans le BDSM il y a quelques années. C’est sa découverte de ce monde et son imagination fertile, associées à sa passion pour l’écriture, qui ont donné naissance à l’auteure qu’elle est maintenant. (Source : Tabou Editions)
Page Twitter de l’auteur

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