Les fleurs sauvages

HOUDART_les_fleurs_sauvages  RL_2024

En deux mots
Mila à l’humeur vagabonde. Entre un père fondeur de cloches installé dans le Jura suisse et une mère taxi en Haute-Provence, elle voyage et trouve l’inspiration pour ses dessins. Des dessins qui réjouissent son demi-frère Théo qui se cache après un trafic d’armes qui a mal tourné.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Milva, ses parents et son frère

Le nouveau roman de Célia Houdart a tout de la chronique familiale et naturaliste. Milva, 16 ans, partage sa vie entre son père et sa mère, entre la Suisse et la France. Elle dessine la nature et veut se consacrer aux beaux-arts. Mais soudain, on bascule dans le thriller…

Milva aime la nature, Milva aime dessiner. Aussi le traumatisme de la séparation passé, elle s’accommode fort bien de ses deux points de chute. À Saignelégier dans le Jura suisse où son père a une fonderie qui réalise notamment des cloches pour les vaches qui partent en alpage. Entre l’école d’art de La Chaux-de-Fonds, Le Locle et le Noirmont, elle aime se promener avec son carnet à dessins et croquer les fleurs sauvages du titre.
La fille de 16 ans suit un scénario identique lorsqu’elle part rejoindre sa mère qui s’est installée à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence, non loin de Forcalquier. C’est là aussi que vivent son demi-frère Théo et son amie Kyoko. C’est cette dernière qui va découvrir le commerce peu recommandable du jeune homme. Lui qui prétend vendre du fromage suisse à Dubaï achète en fait des armes et les revend aux Lybiens. Une activité qui va le forcer à fuir et à se cacher après un passage à tabac. Il se réfugie dans une galerie souterraine avec trois caisses d’armes. Les dessins que sa sœur réussit à lui apporter venant le réconforter.
C’est en courts chapitres que Célia Houdart entremêle la chronique familiale, le roman initiatique, le thriller qui fait planer un réel danger sur la famille et les touches poétiques autour d’une nature que le lecteur est invité à arpenter et à aimer. Et c’est précisément ce qui fait le charme de ce roman, cette confrontation du beau et du sordide, de la poésie et de la géopolitique. Le rhododendron voisine avec le missile antichar et la bruyère avec le fusil d’assaut.
Deux mondes antagonistes qui vont pourtant se rejoindre dans ce récit initiatique ou le bien et le mal s’offrent une sarabande endiablée que la plume sensible de Célia Houdart rend avec toutes ses nuances.

Les fleurs sauvages
Célia Houdart
Éditions P.O.L
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782818057865
Paru le 4/01/2024

Où?
L’action se déroule d’une part en Suisse, à La Chaux-de-Fonds et au Noirmont ainsi qu’à Saignelégier, sans oublier La Sage en Valais et Montreux et d’autre part en France, à Forcalquier et à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence, ainsi qu’à Baulieu-sur-Mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout à la fois roman d’apprentissage, thriller, roman d’amour et poème en prose, Les Fleurs sauvages nous conduit sur le chemin dangereux de la tendresse entre une sœur artiste et un frère qui gagne sa vie par le commerce des armes. La jeune Milva âgée de 16 ans vit avec son père, ouvrier fondeur, à Saignelégier, dans le Jura suisse. Pour les vacances, elle rejoint sa mère, chauffeuse de taxi à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence. Milva dessine beaucoup et tout le temps. Théo, son demi-frère de 8 ans son aîné, est un petit délinquant tombé progressivement dans le grand banditisme. Kyoko la petite amie japonaise de Théo, en fouillant l’ordinateur de son compagnon, découvre que celui-ci se livre au commerce d’armes provenant des Balkans qu’il revend à des milices libyennes. À cause d’une livraison de marchandise en échange de laquelle il ne perçoit pas la somme qui lui a été promise, et après un passage à tabac à Beaulieu-sur-Mer, Théo décide de garder trois caisses d’armes et de se cacher avec elles à Mane, dans un ancien tunnel ferroviaire. Milva voudra se porter au secours de son frère et lui rend visite clandestinement dans sa cachette, pour lui offrir ce qu’elle a de plus précieux et intime : son carnet de dessins.
Tout au long du roman, on croise la présence des fleurs : une belladone tatouée sur un bras, un vallon tapissé de bruyères et de rhododendrons, des motifs Art nouveau. Et des armes : un canif, des missiles antichars, un fusil d’assaut A47 dont Célia Houdart s’attache à décrire, entre les mains d’un Touareg, en plein désert libyen, le montage et le démontage patients. Tout un réseau mystérieux de correspondances se tisse, presque magiquement, entre le pire du monde contemporain et la délicatesse d’un univers intime et familial. L’univers poétique, mystérieux et floral de la jeune adolescente se confronte aux plus violentes réalités géopolitiques. Sans manichéisme ni pathos, Célia Houdart décrit deux visions de notre monde aujourd’hui, sombre et solaire, au plus près des corps et des sensations.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Drôle d’époque)
En Attendant Nadeau (Valentin Hiégel)
Diacritik (Maryline Heck)
Actualitté (Valentine Costantini)


Célia Houdart présente «Les fleurs sauvages» © Production Jean-Paul Hirsch

Les premières pages du livre
« 1.
Milva marchait dans la forêt. Son attirail, moins lourd qu’encombrant, cliquetait au bout de ses bras. Elle sentait le relief du sol sous la semelle de ses bottes. Les épicéas absorbaient la lumière et les sons. Pour rejoindre l’étang, elle obliqua vers la droite. De jeunes ronces rendaient le passage moins praticable. Elle entendit un bruit suivi d’un frémissement d’herbes. Elle s’arrêta, aux aguets. Son sang battait dans ses oreilles. À quelques centimètres de ses pieds, elle vit trotter une musaraigne qui, aussitôt, disparut dans un trou. Les fougères étaient encore humides de rosée. Milva reprit sa progression. Elle calculait la longueur de ses enjambées pour éviter les orties et des branches cassées. Ses bottes brillaient. Mélange de fraîcheur et de moiteur. Plus exactement, une moiteur dans laquelle par instants, par bouffées, une fraîcheur montait. Le ciel gris-blanc intensifiait la lumière. Une percée soudain, c’était l’étang. Milva choisit un coin qu’elle aimait, un peu à l’écart, et se délesta de son barda. Des libellules posaient leur corps irisé et sans poids sur les cannes. L’herbe avait déjà été foulée, deux bouts de bois en forme de Y étaient fichés dans le sol. Un autre pêcheur avait précédé Milva. Elle contempla l’eau calme qui reflétait la forêt et la roselière. Dans une zone sans ajoncs s’élevait une sorte de brume, une fumerole, qui semblait relier le paysage à un autre monde.
Milva jeta des poignées d’amorce qu’elle avait préparée la veille, consistant en biscottes, biscuits, vieilles pommes de terre, parfumées d’une larme d’absinthe et malaxées en rêvant grosse capture. C’était comme un rituel, une offrande pour quelque divinité lacustre. Elle rinça soigneusement ses mains collantes en utilisant l’eau de sa gourde, se gardant bien de les tremper dans l’étang pour ne pas effrayer les poissons. Ensuite elle tendit ses lignes.
Plus un souffle de vent. De grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Odeur de roseaux et d’iris fanés. L’étang pouvait dégager certains jours quelque chose de lourd et douloureux, presque malsain, qui contrastait avec la légèreté et la fraîcheur de l’air. Milva guettait le moindre frémissement des bouchons fluorescents. Elle admira le vol lent d’un héron, le passage d’un ragondin serrant entre ses dents une branche de saule et qui, arrivé à sa hauteur, tourna la tête pour la regarder. Soudain, tictictictictic, son moulinet se dévidant à toute vitesse, Milva se précipita sur sa canne à lancer. Elle l’agrippa. Elle sentit tout de suite qu’une chose inhabituelle se passait. Elle dut laisser du mou. Il fallait à tout prix éviter que le fil ou l’extrémité incroyablement courbée de la canne ne se casse. Elle chercha un peu de souplesse dans son poignet pour accompagner la prise, tout en veillant à ne pas glisser elle-même dans l’eau, pour être ensuite entraînée au milieu des roseaux que lui désignait le fil de pêche – plus une direction à vrai dire qu’un point précis –, car, au soleil, le nylon devenait pratiquement invisible. Balader le poisson, le fatiguer, sans lui déchirer non plus la bouche avec l’hameçon, le sortir avec douceur de l’étang, c’était tout un art que Théo avait transmis à Milva.
Elle tenait à deux mains sa canne, biceps contractés. Des veines gonflaient sur le dessus de ses mains. Son front perlait de sueur qui, ensuite, coulait sur sa figure. Clicclicclicclic. Chaque centimètre de fil rembobiné était une petite victoire. Milva se voyait, après une longue lutte, prisonnière de la vase grise, un bras levé, s’enfonçant puis disparaissant complètement, des bulles s’échappant de ses narines, dans une atmosphère d’âcre vapeur. À mesure que le fil se dévidait, en elle s’élevait un tourbillon d’images plus inquiétantes les unes que les autres, comme un délire parallèle. Ce sont les sauts du poisson, ses enroulements d’anaconda constricteur, qui ramenèrent brusquement Milva à la réalité. Le poisson se débattait avec force sans vraiment sortir de l’eau. La surface de l’étang était comme une grande toile cirée brutalement tirée et froissée par une main invisible. Et puis plus rien. Toute la tension au bout du fil s’était relâchée.
Milva ramena très doucement le fil sans bouchon ni hameçon. Le poisson, sans doute un brochet, il ne pouvait guère s’agir d’autre chose, avait sectionné le fil au ras de l’émerillon et avalé la ligne.

2.
Vexée d’être rentrée bredouille, Milva jeta tout son matériel en vrac dans la remise à outils, sans nettoyer le manche des cannes ni rincer sa boîte à amorce dont le maigre résidu de pommes de terre allait suffire, en quelques jours, à empuantir l’air et à attirer les mouches. Dans un rond d’herbe au milieu des graviers de la cour, le vent faisait tourner les pales d’une girouette en bambou dont le mouvement animait deux personnages en métal qui dansaient sur trois notes en boucle. Dans la petite pièce qui servait d’entrée à la maison, Milva retira ses bottes de la pointe du gros orteil. Elle les abandonna au milieu du passage, chacune fourrée d’une chaussette en boule. Elle traversa le salon, laissant sur le carrelage des empreintes qui s’évaporèrent aussitôt, puis elle s’affala dans le canapé. Elle fixa le plafond. Au bout de quelques minutes, d’un bond, elle se releva, se précipita dans sa chambre, prit son ordinateur et, assise cette fois tout au bord du canapé, consulta des sites de pêche qu’elle avait déjà réunis en onglets dans sa barre d’outils. Elle se mit en quête de bons tuyaux pour éviter à l’avenir pareille déconvenue. De lien en lien, elle se retrouva sur un forum où des pêcheurs amateurs postaient des photos de mouches artificielles qu’ils avaient confectionnées eux-mêmes, dont certaines, ornées de plumes et de poils, imitaient parfaitement des insectes en pleine mue ou blessés. Milva observa un moment cette collection de bijoux inquiétants. Là, elle perçut un faible bruit, un tapotis cristallin, venant de la fenêtre. C’était Fantômas.
– Tiens, te revoilà. Où étais-tu allé te fourrer ?
Milva glissa les mains sous les pattes avant du chat, puis le cala sur son épaule. Elle pouvait sentir, à travers son tee-shirt, la pointe des griffes qui se déployaient et se rétractaient tour à tour, marquant sa peau de piqûres très légères et inoffensives, car la recherche de stabilité n’empêchait pas l’animal d’être précautionneux.
Devant la maison, une vaste dépression creusait le paysage qui, le matin et le soir, presque toute l’année, s’emplissait de brouillard, sauf les mois de juin et de juillet, où les prairies se tapissaient de plantains et de gentianes jaunes.
Milva devait retrouver Sam. Si elle ne voulait pas manquer le train, c’était l’heure de partir. Elle déposa délicatement Fantômas sur un fauteuil. Elle enfila son blouson, des baskets et fit claquer la porte.
Elle vit à travers la toile de son sac la lueur de son smartphone. Elle plongea la main. C’était un message de sa mère, celle-ci l’informait que Théo, son demi-frère, et Kyoko, son amie, viendraient déjeuner le lendemain chez elle. Elle lui demandait d’arriver plus tôt. Pour une fois qu’elle les avait tous les trois. Elle appelait de sa voiture avec un kit mains libres. Milva soupira. Elle réfléchit quelques secondes et décida de ne rien changer à ses plans, jusqu’à ce que Kyoko lui écrive un SMS : « Je suis heureuse de te voir demain en Haute-Provence. » Touchée, l’adolescente s’arrêta devant la gare, relut le SMS et changea son billet en pianotant très vite sur son téléphone.
Théo et Milva n’avaient pas passé leur enfance ensemble. Tout au plus des week-ends à La Chaux-de-Fonds où, à l’époque, habitaient Irène, leur mère, et Jacques, le père de Milva. Et quinze jours mémorables en Norvège où ils étaient partis tous les quatre dans une vieille Twingo. Milva et son demi-frère, âgés respectivement de huit et seize ans, s’étaient accordés pour trouver le chalet inconfortable et laid, détestables le salami et les œufs de saumon en tube. Affichant tout au long des vacances – à l’exception des jours où ils avaient eu la bonne idée d’aller à la pêche – une humeur massacrante, se liguant contre leur mère, l’accablant sans cesse de reproches. Au point qu’un matin, après des courses, poussée à bout et en larmes sur le parking du supermarché, Irène avait refusé de continuer comme cela, menaçant de rentrer, de prendre le premier avion, et de les laisser tous là, avec leur caddie, la vieille Twingo, de les quitter pour toujours. Ébranlés, Théo et Milva avaient demandé pardon à leur mère. Ces uniques vacances passées ensemble et cet épisode où ils avaient fait l’expérience d’une certaine cruauté les avaient étrangement liés. Mais ils ne le comprirent qu’après coup.
Le paysage défilait. À l’approche du Noirmont, il consistait en une alternance de pâturages et de petits bâtiments en béton et tôle d’acier pliée, ateliers de mécanique et d’usinage de pièces destinées à l’industrie horlogère. Au sud, des éoliennes couronnaient le front des collines.

3.
Sam attendait sous le nouvel auvent de la gare, un grand toit plat soutenu par de hauts piliers minces, qui faisait aussi office d’abribus. Quand il aperçut Milva, Sam marcha à sa rencontre. Il portait un sweat blanc avec un hippocampe imprimé en bleu turquoise. Milva se fit la réflexion que l’animal semblait inspirer à Sam sa manière de se tenir et de se déplacer. Un air digne et placide. Quelque chose de souple dans la colonne. Avec son nez fin en trompette, la similitude était troublante.
Les deux amis se saluèrent poing contre poing et se mirent en route. Milva resta d’abord silencieuse. Elle avait trop d’orgueil pour raconter à Sam son fiasco du matin à l’étang. Se taire était pour eux la meilleure façon de reprendre contact, un prélude complice, avant de se mettre à parler sans s’arrêter, ce qui arrivait toujours au bout d’un moment, comme une sorte de vague.
– Je dois partir plus tôt.
– Chez ta mère ?
– Théo et Kyoko débarquent.
– Tu vas pouvoir faire des balades à moto.
– Ce n’est même pas la peine d’y penser. On va déjeuner dans le jardin. Melon au beaumes-de-venise, rôti, haricots verts. Ma mère harcèlera de questions mon frère qui restera évasif ou inventera je ne sais quoi. Kyoko me demandera si je dessine toujours. Ou alors ce sera lui, l’air faussement attentif. Une tarte aux fraises et ciao.
– Tu es sûre ?
– On parie ? dit Milva en haussant les épaules. Puis elle s’arrêta pour refaire soigneusement les lacets de sa nouvelle paire de Vans, un modèle à damier que Sam, à qui rien n’échappait, avait tout de suite remarqué.
En ville, Sam et Milva avaient un itinéraire de prédilection. Ils se rendaient rituellement, rue du Progrès, à la hauteur du numéro 77, où, au sol, se trouvait une plaque d’égout ornée de deux inscriptions en arabe. Posée là on ne savait pourquoi, elle fut remarquée de manière tout aussi surprenante grâce à un médecin à la retraite, guide du patrimoine et flâneur invétéré, qui arpentait la ville en observant à peu près tout, y compris donc les plaques d’égout. Milva, informée de cette bizarrerie par l’émission « Calmos » sur Couleur 3, radio qu’elle écoutait pour l’originalité de sa programmation musicale et dont les brèves relayaient toutes sortes d’informations locales, s’était rendue dès le lendemain à l’adresse indiquée par l’animateur, pour voir de ses propres yeux le disque en fonte. Instantanément fascinée, Milva s’était mis en tête de déchiffrer elle-même les inscriptions à l’aide d’une application qu’elle s’était empressée d’installer sur son smartphone. Elle avait ainsi découvert que l’une des inscriptions, رطملا, signifiait « la pluie », et que l’autre, ةتاربص, désignait « Sabratha », une ville côtière de Libye à laquelle la plaque avait sans doute été primitivement destinée. Ancien poste de traite phénicien, annexé par les Romains qui y édifièrent tout un ensemble de bâtiments (un amphithéâtre, des thermes et des temples) dont Milva admira les ruines sur Internet, aujourd’hui encore carrefour du commerce transsaharien et, depuis une dizaine d’années, capitale des passeurs de migrants. D’un naturel curieux, et puisque l’application dont elle disposait lui permettait de connaître d’autres mots dans la langue choisie, Milva en avait profité pour apprendre comment s’écrivait en arabe son propre nom, celui de Sam et celui de son chat.
Milva et Sam redoutaient toujours que la régie municipale, pour réparer ce qu’il faut bien appeler une erreur, retire la plaque. Chaque fois, c’était pour eux un soulagement de constater que celle-ci était encore là. Des feuilles, de minuscules débris, des poussières s’y étaient incrustés, c’est tout.
Après, ils allaient rendre visite à un grand marronnier. Quelques années plus tôt, Sam avait retiré un clou fiché dans son écorce et s’était soudain trouvé enveloppé, c’est du moins ce qu’il avait affirmé, d’un nuage rose qu’il avait interprété comme un signe de gratitude émis par l’arbre à son endroit. Même si Milva n’avait jamais tout à fait cru Sam, dont l’imagination galopait encore plus vite que la sienne, elle l’avait secrètement envié d’avoir été témoin d’un tel phénomène sans avoir consommé la moindre substance psychédélique. Aussi allaient-ils l’un et l’autre régulièrement caresser l’arbre, avec le secret espoir qu’un nuage rose, ou d’une autre couleur, se forme pour eux. Mais à part le cycle saisonnier de la pousse et de la chute des feuilles, il ne se passait jamais rien. Ce n’était pas grave. Cette petite plate-forme en surplomb de la ville offrait, sur le plan géométrique des rues, la tour Espacité, les bois et les fermes au loin, les jours bien sûr où elle n’était bouchée ni par le brouillard, ni par une tempête de neige, une très belle vue.
Milva et Sam redescendirent rue Numa-Droz chez Doucette-Follette, un magasin de location de costumes tenu par Monique, dite Doucette-Follette, une couturière qui appelait toutes ses machines « ma chérie », et son canari « Georgy », en hommage à George Michael. Même fermée, la boutique, grâce à sa grande vitrine, proposait toujours un spectacle divertissant. En découvrant un mannequin vêtu d’une chemise à jabot, avec boutons de manchette, fuseau de ski glissé dans des Dr. Martens à paillettes, Milva s’exclama :
– Je sais quoi porter cet hiver au Bikini Test.
Non loin de la boutique se trouvait l’ABC, un centre culturel à la façade ocre rouge, qui accueillait des projections de films, des spectacles et des concerts. Au rez-de-chaussée, le café-restaurant était l’un des endroits les plus chaleureux de la ville. La cuisine y était bon marché, éclectique et savoureuse. À midi, les employés des services sociaux ou de la poste, Jacques et son apprenti, l’équipe de l’ABC, tout le monde s’y retrouvait. En été, des parasols et des tables étaient disposés sur la terrasse. L’hiver, un épais rideau protégeait du froid la porte d’entrée, et on pouvait se réchauffer à l’intérieur en buvant un vin chaud à la cannelle ou une absinthe. Au fond était aménagé un coin bibliothèque avec de grands fauteuils, des magazines et des journaux tenus entre deux tiges en bois.
Sam et Milva s’installèrent là plutôt que sur la terrasse qui, à cette heure de la journée, était bondée. Milva reconnut les premières mesures d’Is It Any Wonder ? de Durand Jones & The Indications, et la voix aérienne du chanteur. Elle demanda à Sam :
– Tu pars quand dans le Valais ?
– Après-demain.
– À Évolène ?
– Tout près, à La Sage. Avec ma mère et Jocelyne. Un berger nous sous-loue un petit appartement tout en bois. Il faut que tu viennes l’été prochain.
Le visage de Milva s’illumina.

La chanson continuait :
If you ever leave me alone
I’ll be cryin’ wishin’ you’d come home
Uh ooh, uh ooh, uh ooh…
Milva et Sam buvaient un thé glacé au citron en décortiquant des pistaches. Ils étaient heureux. Ils n’avaient pas du tout envie de prendre le train et encore moins de se quitter.

Extrait
« Les premiers jours, lorsque Milva était chez sa mère, il lui fallait toujours quelques secondes le matin pour se souvenir qu’elle était là. Elle s’apprêtait à aller prendre ses cannes à pêche dans la remise. Elle avait l’impression, qui n’était pas toujours désagréable, d’être ailleurs. Ni tout à fait en Suisse, ni tout à fait en France. Dans un royaume intermédiaire.
À la séparation de ses parents, Milva avait onze ans. Irène était partie du jour au lendemain à Aix-en-Provence pour commencer sa formation de taxi. Elle tirait le diable par la queue. En accord avec Jacques, elle avait choisi de partir seule. Milva en avait voulu à sa mère. Elle prétendait qu’elle aurait très bien pu la suivre. Aller à Mane où elle avait de bons souvenirs avec ses grands-parents. » p. 70

À propos de l’autrice

Celia HoudartTrouville Novembre 2014
Célia Houdart © Photo Hélène Bamberger

Après des études de lettres et de philosophie et dix années dédiées à la mise en scène de théâtre, Célia Houdart se consacre à l’écriture. Depuis 2008, elle compose en duo avec Sébastien Roux des pièces diffusées sous la forme d’installations ou de parcours sonores. Elle a été lauréate de la Villa Médicis hors-les-murs, du Prix Henri de Régnier de l’Académie Française (2008) pour son premier roman Les merveilles du monde, du Prix Françoise Sagan (2012) pour Carrare et du prix de la Ville de Deauville Livres et musiques (2015) pour Gil. (Source: Éditions P.O.L)

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Une ascension

DESNUELLES_une_ascension

  RL_automne_2023

En deux mots
Aurore vient de perdre son compagnon, porté disparu après une course en montagne. Avec sa fille Laure, elle va essayer de remonter la pente, chercher dans son travail de journaliste et ses recherches sur la première femme à avoir dévalé le Mont-Blanc une échappatoire. Eva, la bibliothécaire, va suivre son ascension.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Aurore, Laure, Marguette et Eva

Dans ce roman polyphonique, Pauline Desnuelles donne la parole à quatre femmes. Autour de leur attrait commun pour la montagne, elle raconte leur soif d’émancipation, génération après génération.

Dans les sorties en montagne, il y a toujours l’ascension, la montée vers les cimes et la descente qui, si elle se fait à ski, apporte aussi sa dose d’adrénaline. Aurore fait partie de ceux qui aiment les deux. Quand elle grimpe avec ses peaux de phoque, quand l’effort la transcende, elle se sent bien. On dira qu’elle se vide la tête et qu’elle en a bien besoin. Parce qu’elle est «hantée par des spectres. Théo, ma grand-mère, Marguette. Je deviens folle avec ces morts. Théo surtout.»
Théo était son compagnon. Il la délaissait un peu pour partir en expédition avant de se réconcilier sur l’oreiller. Sauf qu’un jour il n’est pas rentré. Porté disparu. Alors Aurore a cru qu’elle ne se relèverait pas. «Envie de hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Juste des pleurs sans fin à la tombée du jour, quand j’en avais fini avec les tâches professionnelles et domestiques. Lorsque j’étais venue à bout de la logistique quotidienne, je laissais toute l’eau de mon corps se déverser en petits sanglots sourds sur mon oreiller.»
Seulement voilà, elle n’est pas seule avec son chagrin. Il faut bien qu’elle s’occupe de sa fille Laure, qu’elle la console. À moins que ce ne soit l’inverse? Toujours est-il qu’il faut bien continuer à vivre. Alors elle retrouve son métier de journaliste et ses enquêtes. Et si elle n’a plus le cœur aux reportages d’investigation, elle va trouver dans le portrait qu’elle veut réaliser de la première femme qui a dévalé le Mont-Blanc à ski en 1929, un nouvel élan. Mieux même, Marguerite Bouvier, Marguette, va entrer dans sa tête et lui parler: «Aurore, j’ai l’impression de dicter mes Mémoires. Loin de moi l’idée de faire de vous une vulgaire dactylo, mais en m’ouvrant ainsi à vous, je me repasse le film de ma vie.»
Une vie qui mérite effectivement qu’on la raconte. Une vie d’aventurière, de sportive accomplie, d’amie de grands peintres, de guerrière aussi. Une vie qui va permettre à Aurore de combler sa solitude.
«Théo et Marguette m’accompagnent où que j’aille. J’ai parfois envie de leur emboîter le pas, de partir avec eux. Le monde terrestre me semble vide.
Je m’agrippe aux arbres de mon arrière-cour.»
Pauline Desnuelles a eu la bonne idée de donner tour à tour la parole à Aurore, à Marguette, à Laure ainsi qu’à Eva, une bibliothécaire qui est un témoin discret mais aussi une fine observatrice de l’humeur de ses congénères. Car vous n’imaginez pas tout ce que peuvent raconter les livres que vous empruntez sur votre vie et même votre santé mentale!
Dans cette histoire de résilience accrochée aux décors somptueux des Alpes, on peut aussi lire la volonté farouche, le caractère volontaire de femmes qui, à des générations différentes, se sont battues pour être libres. Une liberté qui a aussi son prix, mais dont on sent bien qu’elle n’est pas négociable.

Une ascension
Pauline Desnuelles
Éditions Slatkine
Roman
186 p., 00 €
EAN 9782832112465
Paru le 28/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans les Alpes, notamment en Valais et sur les pentes du Mont-Blanc.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais on y évoque aussi la vie de Marguette Bouvier (1908-2008)

Ce qu’en dit l’éditeur
Défier la montagne pour survivre au deuil
Encore quelques centaines de mètres et nous y voici, nous y sommes. Le sommet du Mont-Blanc. Tout en haut. On ne peut pas aller plus haut à moins de marcher dans l’ozone. » Après la disparition de Théo, emporté par une avalanche, sa femme Aurore erre entre tristesse et colère. Sur la voie de l’acceptation, elle se frotte à d’autres corps, ouvre peu à peu les yeux sur la réalité de son mariage et se confronte à la montagne. Une ascension intérieure. La voix de sa fille et celle, spectrale, de la première femme à avoir descendu le Mont-Blanc à ski dessinent, à travers ce roman polyphonique, une peinture délicate des étapes du deuil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Assumag (Entretien avec Stefanie Rossier)
Radio Chablais
RCF
L’1dex (Stéphane Riand)
Radio Cité
Blog T’as où les livres
Blog La nuit sera mots

Les premières pages du livre
« AURORE
Mes skis glissent vers le haut. Sur ma droite, une enfilade de sommets, leurs roches gris pâle, leur élan suspendu. Sous les parois verticales, je discerne des grottes, des anfractuosités, de minces replats. Si j’étais bouquetin, je me posterais sur l’un de ces promontoires et, le museau relevé, je humerais l’air vif.
La peau de phoque adhère sur la neige, me hisse gentiment. La pente douce s’est faite raidillon. Le ciel est grand et étiré, barre de pur cobalt. J’ai le museau tellement relevé que j’en oublie de regarder devant moi. Je trébuche sur une souche et chute. Mon sac à dos est lourd. Tortue pataude, je bataille pour me relever.
De retour à la verticale, je bois du thé brûlant à petites lampées. Un rapace plane au-dessus de moi. Il glisse sur la brise, lui, sans remuer les ailes. Je me demande s’il dirige sa trajectoire ou s’abandonne dans l’éclat de la lumière, emmené par les courants. Probablement les deux, il se laisse emporter puis ajuste, d’un infime coup d’aile, d’une inflexion de la tête, il bifurque. Composer avec les vents et les aléas du jour, une saine façon de conduire sa vie. J’ai encore du dénivelé. Je reprends mon ascension.
Nul mouvement, nul son alentour. Le monde s’est tu. Je suis venue ici pour ça. Pour le silence, pour mon souffle. Pour un paysage brut d’avant les hommes.
Chaque pas me rapproche de la masse bleutée du glacier. J’observe et le paysage m’observe. Mes skis suivent les traces de randonneurs plus matinaux. J’aime la solitude de ces pentes blanches, pourtant des signes d’humains me rassurent. J’atteins un col et soudain je suis face au vent qui ébouriffe mes cheveux retenus par mon bandeau. J’ai froid malgré la braise de mes joues échauffées par la montée.
Je suis maintenant une ligne de crête bordée de sapins qui me protègent des rafales, je me baisse parfois pour éviter leurs branches striées d’aiguilles, enfin j’attaque la côte la plus raide. La neige est dure. J’ahane. Je lève les yeux vers le dernier versant glacé à gravir. J’appuie plus fort sur mes skis, sans doute devrais-je mettre les couteaux. Un animal me coupe la route, dévale la pente devant moi. Est-ce un chamois ou un bouquetin ? Il a détalé trop vite.
Mais la bête revient sur ses pas, se poste au sommet d’un monticule neigeux à quelques mètres de moi et me dévisage. Poil brun et court, petites cornes crochues, tête blanche et masque de voleur. C’est un chamois. Ses yeux dorés brillent et peut-être les miens brillent-ils tout autant dans la lumière pailletée. Nos regards se croisent. Hé humaine, que fais-tu ici ? Pourquoi monter encore ? Hé humaine, tu es aussi seule que moi. Seule seule seule.
Je crois qu’il m’invite à descendre derrière lui. Car le ciel s’est enflé d’un voile sombre.
L’animal me lance un regard interrogateur mais calme, je crois voir un de ses sourcils se lever, puis il bondit dans la pente et se volatilise dans un nuage de poudre blanche. Sa disparition fait tanguer mon humeur.
Je jette un regard contrit vers l’amont, ouvre les épaules et me redresse. Je poursuis sur un sol glissant. Je dérape sans cesse, me rattrape sur mes bâtons. Pas le choix, une halte s’impose pour fixer les couteaux sur mes skis.
Ainsi équipée, je grimpe mieux, les crans du métal mordent sur la glace. Je ne regarde pas ma montre, je monte encore deux heures, peut-être trois. Enfin j’atteins une épaule arrondie sous une aiguille rocheuse. Le glacier est tout près maintenant, avec ses crevasses, gueules immobiles et voraces, prêtes à engloutir animaux, rochers, alpinistes égarés. Je frissonne et j’enfile ma veste de duvet synthétique. Je retire les couteaux et les peaux de phoque le plus vite possible, en gardant mes gants, dans le vent froid qui a forci. Je colle les peaux poisseuses sur le filet Colltex, les enroule sur elles-mêmes et les fourre dans mon sac.
Soudain, Marco est là. Marco Siffredi – au nom grotesquement connoté par les films pornos. Ce jeune snowboardeur de l’extrême disparu avant ses vingt-cinq ans.
Je ne sais pas si je rêve, tout a l’air si réel. Dans un prodigieux dérapage, il m’éclabousse de copeaux de neige et se campe à côté de moi. Comme moi, il se penche en avant dans la pente, la jauge. Il sourit, dévoile ses dents du bonheur écartées. Il me regarde, soulève un sourcil puis l’autre, interrogateur comme le chamois, sourit encore. – Dans la poudreuse, on est tous champions du monde. Mais dès que c’est gelé, y en a plus un pour faire le malin sur ses lattes. Je suis à plus de trois mille mètres et je respire mal. C’est de la folie, d’être montée seule ici. Il va falloir trouver le moyen de descendre. Regagner le monde d’en bas.
Côté matériel, je crois que je suis prête, mais mon esprit caracole, fait des figures compliquées. J’ai lâché la bride à l’angoisse et elle ne se gêne pas, elle prend toute la place. Je pourrais rester ici, le râle du vent dans les oreilles, devenir la démente, celle qui se tient sur les hauteurs et refuse de descendre. J’ai peur. En contrebas, plus aucune habitation. Plus de trace du monde humain. Comme s’il avait été effacé. Rayé de la surface de la Terre. Marco me tend la main, il me dit que c’est le moment d’y aller, maintenant. N’attends plus. Le ciel s’est bouffi, d’épais nuages noirs avancent derrière moi. Il me dit : Maintenant ! Tu dois y aller maintenant. Mets ton casque.
Ah oui, le casque. Lui n’en porte pas, sa chevelure peroxydée flotte à l’air libre, mais j’obéis. Je détache mon casque de mon sac à dos et le place sur ma tête, la boucle émet un petit son mat quand je la verrouille. Je vérifie mes fixations. Une dernière fois Marco plonge ses yeux dans les miens, il s’élance, disparaît de mon champ de vision, avalé par la pente la plus raide, celle que je ne comptais pas emprunter.
Encore un regard vers le ciel et une grande inspiration, un air glacé circule dans mes poumons. Ça y est, j’y vais.
Marco doit déjà être loin, à enchaîner les virages, à faire gicler en étincelles la neige sous son snow. Je dessine d’abord de petites courbes serrées dans un couloir étroit. Je reste proche d’une ligne de crête et remonte sur elle régulièrement. La neige est compacte, pas facile. Je sinue d’abord doucement, avec des pauses. Je prends enfin de la vitesse, je laisse aller. Mon sac me semble léger, je décolle parfois, les bosses me propulsent, je flotte, j’atterris, je glisse, je glisse, glisse encore, mon plaisir grandit. Je prends confiance. La douceur de cette neige me grise. L’œil en alerte, je cherche les passages moins pentus, mes cuisses brûlent dans l’effort. Je connais mes limites, je dois me ménager.
Alors que je reprends mon souffle sur une petite corniche plate, mon corps fourmille soudain, des picotements parcourent mes joues, le bout de mes doigts. Je perds l’équilibre. Mes pieds, mes jambes ne répondent plus. La montagne se dérobe sous mes skis. Mon cerveau fait une rapide analyse : je me trouve sur une plaque qui s’est détachée, mais déjà je suis projetée vers l’avant. Je chute, je roule, je dégringole, je cabriole cul par-dessus tête, des coups retentissent, ça résonne, je hurle et la montagne hurle, coups de tambour dans ma poitrine. Des décharges électriques traversent mes membres, je ne sais plus où est le ciel, où est la terre. Des cristaux froids se tassent dans ma bouche. Mes bâtons sont arrachés de mes mains par le magma qui me pétrit violemment. Autour, tout rugit et frappe. Je percute des rochers, ou alors sont-ce eux qui me percutent ? Mes yeux ne voient plus.
Les grondements s’espacent, peu à peu ils font place au silence. Je ne sais pas où est l’envers, où est l’endroit de ce monde. Je suis cosmonaute prise dans l’étau d’un air froid et solide. Mes jambes sont-elles au-dessus de ma tête ? Je ne flotte pas. Je suis enfouie. Mon corps est prisonnier. Ça pèse des tonnes, cette neige. Dans mon esprit, les recommandations données dans les cours de gestion des avalanches défilent à toute blinde. Creuser un espace devant son visage pour respirer, oui, moi, je le voudrais bien, je ne demande pas mieux ! Mais mes bras n’obéissent pas et de nouveau ma vision se brouille, je ne vois plus que du noir.
– Maman, tu as crié fort.
Je me réveille, haletante. Un torrent de sueur coule entre mes seins. Laure se tient à l’entrée de ma chambre dans son vieux tee-shirt Totoro. Elle s’avance vers mon lit, me tend ses bras longs et fins.
Elle se couche près de moi, m’enlace. Dans le lit parental, je serre ma fille contre moi. Elle pose sa tête sur mon épaule et se rendort. Mon esprit continue à s’agiter un moment, les avalanches, le barrage de Mattmark, notre week-end à Arolla. Puis le souffle de l’adolescente me berce. Avec elle, je m’enfouis dans la neige noire du sommeil.
* * *
Genève. J’ai fini mon petit-déjeuner. Je me refais du thé et mets un peu de musique. Ibrahim Maalouf donne de la trompette dans mon salon.
Depuis quelque temps, il y a cette présence, cet appel d’un autre monde. Je me suis toujours sentie escortée par l’invisible, mais ces manifestations sensorielles sont nouvelles. Un voile humide sur mes yeux et une caresse sur mon front, qui est-ce ? Ma grand-mère adorée ?
Ce n’est pas Théo, ni même Marco Siffredi qui m’apparaît en rêve. C’est une femme. Elle m’observe dans ma nudité la plus crue. Avec mes failles, mes ratés. Mes pattes d’oie au coin des yeux et le fin bourrelet de peau autour de ma cicatrice de césarienne. Ma blessure plus profonde, celle du rejet, de l’indifférence, de l’abandon.
Une douche chaude achevée par un jet d’eau froide réveille enfin mon corps. J’enfile un jean et un chemisier. Je me mets au travail. J’étale sur la table de la cuisine mes coupures de presse sur l’accident de Mattmark.

Valais, août 1965
La situation est très confuse à la suite de l’écroulement du glacier de l’Allalin, dont 200 000 mètres cubes de glace ont recouvert une partie du chantier, ensevelissant une cinquantaine d’ouvriers, peut-être plus. L’ingénieur en chef Ducommun est parmi les disparus.
Le glacier de l’Allalin, dont la rupture a provoqué la catastrophe de lundi après-midi, figure parmi les dix glaciers en crue. Son avancée a été de 7,3 mètres, après un recul de 10,5 mètres en 1961-1962. Cependant, entre l’automne 1960 et l’automne 1963, la poussée a été de près de 38 mètres. Le fond du glacier se trouvait alors à 2328 mètres sur une pente rocheuse assez lisse dominant la vallée.
Il y a un peu plus de quarante ans, ce glacier était sujet à une avancée spectaculaire. Son extrémité traversait la vallée de la Viège, au-dessous de Mattmark, à 2210 mètres d’altitude, recouvrant le chemin muletier du Monte-Moro qu’il a fallu en conséquence déplacer à une ou deux reprises. Nos reporters sur les lieux de la catastrophe. Voir pages 7, 8 et 12. Nombreuses photos prises cette nuit.

Je saisis une pomme dans le compotier, la lisse entre mes doigts avant de la croquer. »

Extraits
« Je suis hantée par des spectres. Théo, ma grand-mère, Marguette. Je deviens folle avec ces morts.
Théo surtout.
J’ai cru que je ne me relèverais pas.
Envie de hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Juste des pleurs sans fin à la tombée du jour, quand j’en avais fini avec les tâches professionnelles et domestiques. Lorsque j’étais venue à bout de la logistique quotidienne, je laissais toute l’eau de mon corps se déverser en petits sanglots sourds sur mon oreiller.
Je repensais alors aux Fées, ce conte de Perrault que j’avais souvent raconté à Laure, les cervicales tordues, allongée dans son lit étroit de petite fille. Quand Théo était là.
Je me demandais à quoi ressemblerait notre appartement si, comme dans le conte, mes larmes étaient des diamants, ou au contraire si, en glissant de mes yeux, elles se muaient en de coassants crapauds qui s’empileraient en pyramide dans un coin de la chambre. » p. 49

« En me racontant, Aurore, j’ai l’impression de dicter mes Mémoires. Loin de moi l’idée de faire de vous une vulgaire dactylo, mais en m’ouvrant ainsi à vous, je me repasse le film de ma vie. » p. 119

« Je vis avec des spectres. Des gentils, des doux, des égoïstes. Théo et Marguette m’accompagnent où que j’aille. J’ai parfois envie de leur emboîter le pas, de partir avec eux. Le monde terrestre me semble vide.
Je m’agrippe aux arbres de mon arrière-cour.
J’ai passé une nuit avec un homme. Sa peau était sombre, ses bras noueux. Il m’a serrée fort. » p. 132

À propos de l’autrice
DESNUELLES_Pauline_DRPauline Desnuelles © Photo DR

Pauline Desnuelles est une autrice franco-suisse. Originaire de Perpignan, elle a étudié la littérature entre Lille, Paris et Berlin avant de s’établir à Genève. Parallèlement à son travail de traductrice dans une organisation internationale, elle a publié des romans et un recueil de portraits de migrants. Elle a également mené des projets destinés aux enfants (album jeunesse Comment j’ai rencontré le Minotaure, ateliers en bibliothèque). Passionnée de montagne, elle partage son temps entre Genève et le Valais. (Source: Éditions Slatkine)

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Le vieil incendie

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Finaliste du Prix Medicis 2023
En lice pour le prix Wepler-Fondation La Poste 2023

En deux mots
En un peu plus d’une semaine, du 6 au 14 novembre, Agathe va aider sa sœur Véra à vider la maison familiale après le décès de leur père. Partie aux États-Unis, elle n’est plus revenue depuis des années et appréhende ce séjour qui va lui rappeler des souvenirs pas forcément heureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, ma sœur et mon malaise

Dans son nouveau roman, Elisa Shua Dusapin raconte les retrouvailles de deux sœurs après la mort de leur père. En vidant la maison familiale, elles vident aussi tout ce qu’elles ont sur le cœur. Leurs ressentiments, leurs incompréhensions, leur… amour.

Agathe a passé son enfance dans le Périgord avant de partir dans une famille d’accueil aux États-Unis. Ce séjour, qui devait durer le temps du lycée, s’est prolongé. Désormais, elle vit et travaille outre-Atlantique. Quand s’ouvre ce court roman, elle revient après des années d’absence pour aider sa sœur à vider la maison familiale qui a été vendue.
Leurs retrouvailles se font dans une ambiance lourde, car Véra, de trois ans sa cadette, a ressenti le départ d’Agathe comme une trahison. Car sa sœur a choisi l’exil après l’aphasie dont elle a été victime. Sans doute n’a-t-elle pas supporté la charge mentale de son quotidien auprès de sa cadette qui ne parlait plus. Elle l’a certes aidée à surmonter son handicap, constaté sa volonté d’apprendre à lire et à écrire, mais elle a aussi dû faire face à l’incompréhension et aux quolibets des collégiennes, volontiers cruelles.
Très vite, elle va pourtant se rendre compte que Véra a changé, que les années de séparation lui ont plutôt été bénéfiques, même si elle a sans doute aussi été contrainte de s’adapter. Car il a bien fallu qu’elle s’occupe de son père durant ses dernières années d’existence, remplir les tâches ménagères et gérer les questions administratives, cuisiner et trouver le moyen de communiquer sans pouvoir parler. Elle va aussi constater l’efficacité de son organisation pour vider la maison, au point d’avoir soudain peur de finir trop vite et d’avoir du temps disponible qu’il lui faudrait bien partager avec sa sœur.
Alors, elle souligne qu’elle n’est pas en vacances et qu’elle doit travailler à l’adaptation en série de « W ou le souvenir d’enfance », le roman de Georges Perec. La production l’a choisie comme dialoguiste et vu la renommée des acteurs pressentis, elle n’a pas droit à l’erreur.
Alors que les souvenirs ressurgissent, qu’elle croise une ancienne connaissance, leur relation va prendre une autre tournure.
Depuis Hiver à Sokcho, on sait combien Elisa Shua Dusapin aime les ellipses et la suggestion. Ici, son style tout en retenue fait merveille. On ressent plus qu’on exprime des émotions à fleur de peau. Cette économie de moyens nous offre ainsi quelques jolies formules, comme lorsqu’Agathe relate sa rencontre avec Irvin, qui partage désormais sa vie à New York: «tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.» En une phrase tout est dit. Et fort joliment.

Le vieil incendie
Elisa Shua Dusapin
Éditions Zoé
Roman
144 p., 16,50 €
EAN 9782889072460
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé dans le Périgord, entre Limoges et Périgueux. On y évoque aussi Sarlat et New York.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après quinze ans d’éloignement, Agathe, scénariste à New York chargée d’adapter un roman de Perec, retrouve Véra, sa cadette aphasique, dans la bâtisse du Périgord où elles ont grandi. Elles ont neuf jours pour la vider. Véra a changé, Agathe découvre une femme qui cuisine avec agilité, a pris soin de leur père décédé, et rétorque à sa sœur « Humour SVP » grâce à son smartphone dont elle lui tend l’écran. Les pierres des murs anciens serviront à restaurer le pigeonnier voisin, ravagé par un incendie vieux d’un siècle. C’est dans la campagne minérale de Dordogne qu’Elisa Shua Dusapin installe son quatrième roman, peut-être le plus personnel à ce jour. À travers un regard précis, empreint de douceur, elle confronte la violence des sentiments entre deux sœurs que le silence a séparées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTS (Quartier livre)
RTS (Sarah Clément)
Slate (Thomas Messias)
RJB
Blog de Francis Richard
Blog Mémo Émoi


Elisa Shua Dusapin présente «Le vieil incendie » © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
6 NOVEMBRE
À cause de la pluie, j’ai manqué le panneau du village. Elle a brouillé les vallons, effacé les ornières, j’ai fini par progresser à l’aveugle et m’arrêter sur le bas-côté. Toute cette eau qui s’abat sur le capot. La tempête a commencé hier. Je n’ai croisé personne depuis la sortie de l’autoroute. Même si la radio recommandait de ne pas prendre la route, je n’avais pas le choix. Il est dix-sept heures, le ciel anthracite. Je n’ai pas réussi à régler l’inclinaison du siège. J’attends, très droite, abrutie par le fracas. Au moins, la camionnette a l’air solide. On dirait un véhicule de voirie, couleur plasma. J’ai insisté sur l’aspect pratique au service de location. Une heure passe. Enfin les trombes s’atténuent. Je redémarre. Le GPS m’enfonce dans la forêt. Bientôt, ni pluie ni lumière ne transpercent le toit végétal. J’allume les grands phares. Le volant colle. Je roule sur des kilomètres au ralenti, devinant le chemin entre les pistes sous les ronces, jusqu’à déboucher au pied d’une pente raide. Un peu plus haut, le portail est ouvert. Pour la première fois, je refais les gestes de mon père. Je passe en première, accélère, les roues patinent dans la rocaille mais elles tiennent bon, je coupe le moteur devant la maison. L’ampoule automatique s’allume. Un lapin fuit. La bâtisse a l’air fatiguée, le toit affaissé sur les briques comme un géant asphyxié par le lierre. Une voiture est garée sous le noisetier. La fougère écartèle les marches du perron. Par la fenêtre, je devine de la lumière. Je me plaque contre l’œillet de sécurité, recule aussitôt. Je ne m’attendais pas au visage de ma sœur, front énorme, sourcils écartés, yeux de poisson, ma sœur enflée par cette loupe que mon père prétendait avoir délibérément installée à l’envers. D’après lui, nous n’avions rien à craindre ni à cacher, nos richesses étaient intérieures et le monde entier devait savoir que les plus belles personnes vivaient ici.
—Salut. Ma voix a sonné plus fort que prévu. Véra répond par un sourire trop grand pour sa bouche. Elle me prend la valise des mains, la pose en bas des escaliers dans la cuisine. Je retrouve le sol de pierre, les meubles en bois, la porte de la salle de bains dans l’ombre de la cheminée. Je ne l’avais pas connue ainsi, l’âtre bouché par des livres. Au-dessus de la table, une cage à oiseaux remplace le luminaire. Des fromages s’entassent derrière les barreaux.
Véra me montre les escaliers puis se désigne au plan de travail, je dois m’installer pendant qu’elle termine la préparation du repas. Je l’ai connue bordélique. Je la complimente. Elle écrit sur son téléphone, me montre l’écran: «C’est pour bien t’accueillir.» Je réponds un peu sèchement que nous sommes sœurs et c’est aussi chez moi, passons-nous de ce genre de politesse. Elle allume le gaz d’un geste précipité. Je ne peux m’empêcher d’ajouter:
—Surtout qu’on ne va rien garder.
L’escalier chuinte sous mes chaussettes. Je dois prendre garde à ne pas glisser. La chambre de nos parents est entrouverte. Je reste sur le seuil, dans le courant d’air de la porte-fenêtre mal isolée. Parquet noir. Au cœur de la pièce, le grand lit, la nudité du matelas, pas de draps ni de couverture. Je me demande encore comment mes parents pouvaient dormir sans paroi derrière la tête. Je referme la porte, vaguement soulagée. Je ne sais pas ce que j’appréhendais le plus, dormir dans ce lit, ou partager notre chambre avec ma sœur maintenant que nous sommes adultes. Son parfum sucré me prend la gorge. Elle a conservé nos lits superposés. Ce soir, leur vision me chagrine. Le fer forgé paraît trop fin pour nous supporter. La commode et le bureau sont à leur place, aussi joufflus qu’avant, peinture saumon. Je m’assure de capter internet. Je vais passer neuf jours ici, dois pouvoir communiquer avec mes collègues. Le réseau n’affiche qu’une seule barre. Parfois elle disparaît. En me penchant à la fenêtre, j’aperçois la camionnette. Sa couleur orange me fait rire. On dirait un gros bourdon. Elle détonne autant que ma sœur et moi réunies pour la première fois depuis le décès de mon père, il y a cinq ans. Véra a servi du vin dans les verres en cristal. Tendue par ce cérémonial, je dis que je ne bois pas.
Elle hausse les sourcils, reverse le vin dans la bouteille, ça coule, j’essuie avec mon pull puis le retire, j’ai chaud. La vaisselle en bambou m’est étrangère. Avec fierté, Véra me montre l’emballage du fromage orné de châtaignes, puis la cheminée: c’est un fromage fumé. Je chasse la pensée qu’il est au lait cru. Elle a préparé une salade d’endives avec figues et noix. Je lui demande si elle a réfléchi à notre façon de procéder ces prochains jours, moi pas, j’ai été très occupée. Elle pianote: «Bravo pour ton prix.»
Je murmure que c’est gentil. Je ne sais pas ce qu’elle sait des films que j’ai écrits. Le dernier vient d’être récompensé dans un festival italien, je n’ai pas pu m’y rendre et de toute façon, je ne l’avais pas invitée.
—Tu as des nouvelles d’Octave? je demande d’une voix que j’aimerais neutre.

Elle hoche la tête, bien sûr, elle montre les figues, les noix, ça vient de lui… Je la coupe. Je dis qu’en ce qui me concerne, il n’y a rien que je veuille garder. Qu’elle fasse son tri, nous déposerons le reste à la décharge. Ses doigts se crispent sur son téléphone. Du menton, elle désigne l’armoire, la cuisine, la salle de bains. Je lève les yeux, nous n’allons tout de même pas fouiller là-dedans? Son visage s’illumine dans le rétroéclairage de son écran:
«Comme tu veux.»
Je me radoucis. C’est que j’ai du travail. J’ai pris du retard. Il va falloir que je m’isole pour écrire. Avec une simplicité qui me décontenance, elle me remontre l’écran: «Comme tu veux.» Puis m’interroge sur mon actualité. J’évoque le dernier mandat, l’adaptation du roman de Georges Perec, W ou Le souvenir d’enfance. Véra ponctue mes phrases par des sourires. Je feins la nonchalance en évoquant le prestige de la production, la renommée des acteurs pressentis, celle de mes coscénaristes. Nous devons créer six épisodes. Le tournage est prévu dans deux ans. Véra applaudit. Je nuance. Adapter ce texte n’est pas simple. Et je ne suis que dialoguiste. Je commence à présenter Perec, elle hoche vivement la tête, elle sait, elle a lu La Disparition.
—Tu lis?
Elle fait signe que c’est évident.
—Je ne sais pas, mon père…
Silence.
—Je veux dire papa. Il ne m’avait pas dit. Sans se départir de son sourire, Véra me sert les dernières figues. J’avais quinze ans, Véra douze, quand je suis partie aux États-Unis. Le séjour devait durer le temps du lycée, dans une famille d’accueil. Véra ne parlait plus depuis longtemps. Elle apprenait à lire et à écrire, mais je ne la pensais pas à ce point capable.
—Et toi, ça va? je demande, réalisant que je ne lui ai posé aucune question depuis mon arrivée.
Nos derniers échanges remontent à l’an passé, pour son déménagement à Périgueux. Jusqu’alors, elle avait vécu ici avec mon père, même après sa mort. Je l’ai aidée à distance. Le studio était déjà meublé, elle ne voulait rien emporter de notre maison d’enfance sans mon accord. Maintenant que sa vente est signée, Véra comptait sur ma venue pour la vider. Je lis par-dessus son épaule. Elle a un geste agacé, je dois lui laisser le temps. Je lui demande pardon, me ressers de salade. À la suite d’un remaniement parcellaire, notre maison n’est plus considérée comme une métairie du château voisin, le Pigeon Froid, de la famille d’Octave. Les normes de sécurité ont changé. Pour leur obéir, nous devrions revoir le toit, le chauffage, le système électrique, nous n’avons pas les moyens, avons accepté l’offre d’un camping qui va raser. Octave souhaite récupérer nos pierres pour la réfection du pigeonnier.

Véra me montre l’écran. Le travail en boutique l’ennuyait. Elle se forme en stabilisation florale.
—En stabilisation?
«Je fais des fleurs qui ne fanent pas grâce à la chimie.»
Je prends l’air inspiré.
—Et ça marche?
«Ça dépend des fleurs.» Je précise, je parlais du commerce. Elle hausse les épaules: «Les gens ne veulent plus s’embêter.» Nous débarrassons la table.
—C’est vrai que les fleurs ne poussent pas en novembre, finis-je par dire platement.
Véra ne tarde pas à se coucher. Je reste au salon, pénétré par la nuit. Les lampes à pied font des demi-pénombres chaleureuses mais je ne suis pas à l’aise. Les fenêtres n’ont pas de rideaux. Je vois mon reflet sur le canapé cerclé de noir, dans le ronron du réfrigérateur, l’odeur du fromage que Véra a remis dans la cage. Je me sens oppressée par la cheminée bouchée, les tournesols de Van Gogh punaisés par dizaines. Mon père collectionnait les affiches de théâtre et d’expositions d’art. Il n’allait pas les voir et n’accordait pas d’importance au nom des artistes, mais choisissait les images les plus colorées pour en barder la maison. Je me sens lasse face au grand débarras. Si nous mettions le feu aux livres, il ne resterait que les pierres, ce serait le plus simple, étant donné qu’elles sont tout ce qu’il nous est demandé de préserver. Je remets le tri des e-mails au lendemain et passe la soirée à traîner sur mes messageries instantanées, inquiète du silence d’Irvin. C’est bientôt le soir à New York. Il aurait eu le temps de m’écrire. Je suis tentée d’attendre qu’il se manifeste en premier, me trouve puérile, lui souhaite une bonne nuit, je suis bien arrivée. J’hésite. Ajoute qu’il me manque. La salle de bains est fidèle à mon souvenir. On dirait une caverne, sol et murs de pierre brute. Véra m’a préparé une serviette, bien pliée sur le buffet. Il m’a toujours dégoûtée avec ses trous de vers, même s’ils sont traités. Elle a retiré ses bijoux. Style ethnique, plumes, coquillages. J’ouvre un tiroir. Il est plein d’ambre, colliers, broches. Je repousse du pied le tapis mouillé, entre dans la cabine de douche et fais disparaître des cheveux de Véra dans le siphon. J’espère ne pas le boucher. Je reste longtemps sous l’eau brûlante. Mes cheveux gardent la trace de l’élastique, ils ont séché avec la chute des hormones. Je ne sais pas quand reviendront mes règles. Je me tourne vers la pierre. J’ai encore le réflexe de chercher un appui quand je suis nue, de ne pas baisser les yeux sur ce bas-ventre qu’Irvin prétend ne jamais voir gonflé. D’après lui, c’est dans ma tête. Il veut me rassurer. Ce n’est pas sa faute. Il ne l’a pas vu se vider le long des jambes, rougir l’eau puis disparaître dans le tuyau. Il ne sait rien de mon corps. Moins j’essaie de faire de bruit, plus les marches craquent. La chambre baigne dans la lumière verdâtre de nos téléphones en train de se recharger. Seule la tête de Véra dépasse de la couverture, les mains en dôme sur la poitrine. Ses habits en boule sur la commode. L’échelle couine, les draps crissent. Bercée par l’odeur de lessive, je m’endors dans l’instant. »

Extrait
« J’ai rencontré Irvin un 14 novembre, le jour du Pickle Day, la fête juive du concombre en saumure. Son cabinet de conseil se trouvait quelques rues plus loin. Il profitait d’une pause. Ambiance foraine. Quand il m’a aperçue, il a acheté un deuxième cornichon, est venu me l’offrir en disant qu’il était sûrement trop salé. Irvin ne connaissait rien au monde du cinéma. Et tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.
Je lui ai parlé dès que j’ai su. J’avais mis le retard du cycle sur le compte du stress. Il a arrêté le feu sous l’eau des pâtes avant de s’approcher pour poser sa main sur mon ventre avec une délicatesse agaçante. Il a dit que je serais magnifique avec un gros ventre. J’ai rétorqué qu’il l’était tous les mois, gros, enflé, insupportable, avant mes règles. Irvin a retiré sa main, cherché mon regard. Il m’a enlacée. J’ai enfoui ma tête dans son cou pour faire semblant d’être joyeuse. Cacher ma peur. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Il m’était arrivé, dans le désir, de lui demander de jouir en moi. Une part de moi voulait être enceinte, je crois, pour l’expérience. Mais on ne tombe pas enceinte pour voir ce que ça fait, ma grande, ironise encore ma petite voix. » p. 64-65

À propos de l’autrice
DUSAPIN_Elisa_Shua_BNJElisa Shua Dusapin © Photo DR – BNJ

Issue d’une union entre un père français et une mère originaire de Corée du Sud, Elisa Shua Dusapin a passé son enfance entre Paris, Séoul et Porrentruy. Elle a fait ses débuts littéraires en 2016 avec Hiver à Sokcho, publié chez Zoé, qui a remporté plusieurs prix dont le Robert-Walser, l’Alpha, le Régine-Deforges, et le Prix Révélation SGDL. Elle a ensuite écrit Les Billes du Pachinko en 2018, couronné par le Prix suisse de littérature et le Prix Alpes-Jura, suivi de Vladivostok Circus en 2020, qui a été en lice pour le Prix Femina. Ses œuvres connaissent une renommée internationale avec des traductions à travers le globe. En 2021, la version anglaise de Hiver à Sokcho a été honorée par le National Book Award for Translated Literature. Elisa Shua Dusapin est devenue la première écrivaine francophone contemporaine à décrocher cette distinction, l’un des plus prestigieux prix littéraires aux États-Unis.

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Nani

RICHOZ_nani RL_automne_2023

En deux mots
Albina vit en Suisse avec son mari, ses cinq enfants et ses beaux-parents. Vendue et mariée à quatorze ans en Albanie, elle est régulièrement insultée, battue et violée. Mais lorsqu’elle trouve à la laverie une offre d’emploi de femme de ménage, elle va par la même occasion gagner le droit de refuser l’inacceptable.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment résister aux coups assénés par son mari?

C’est à partir d’un témoignage que Mélanie Richoz a construit ce roman sur les violences conjugales. L’histoire d’Albina, vendue à 14 ans à un mari qui la considère comme sa chose émeut autant qu’elle révolte.

En Albanie, au tournant de ce siècle, la société est restée très archaïque, les traditions solidement ancrées. À quatorze ans, Albina est vendue par son frère à Burim, un homme qui ne va pas tarder à en faire sa chose, à l’abreuver d’insultes, de coups de plus en plus violents. Et à la violer régulièrement. «A la place du mariage, la jeune femme aurait préféré la prison. Pour s’instruire. Pour apprendre. Pour se préparer à un demain libre.»
À 16 ans, elle met au monde son premier enfant, un garçon prénommé Leotrim. Quatre autres suivront à un rythme soutenu, Vlorie, Lirie, Siara et Arben.
Accompagnée des beaux-parents, la famille s’installe en Suisse où la situation ne s’arrange pas, bien au contraire. Burim, qui ne travaille pas et cherche son salut dans la petite délinquance, rentre souvent ivre et lâche toute sa frustration sur Albina. Qui encaisse et ne dit rien car elle sait que se plaindre pourrait avoir de funestes conséquences.
Le hasard va cependant lui venir en aide. Comme le lave-linge est en panne, elle doit se rendre à la laverie. Là, elle va trouver une petite annonce pour quelques heures de ménage. La vieille dame qui l’embauche est une ancienne juriste. Elle va très vite se douter des mauvais traitements infligés à son employée et l’inciter à se défendre. Mais la peur et le manque de connaissances continue à la paralyser. D’autant que son aîné prend le parti de son père. «Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir.»
Elle va pourtant trouver le moyen de réagir. Essayer de s’émanciper.
Mélanie Richoz, qui souligne en postface qu’elle s’est appuyée sur un témoignage pour écrire ce roman, a choisi d’être très factuelle. Elle nous livre ce drame en chapitres courts. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter pour dire la souffrance endurée par cette esclave des temps modernes. La romancière réussit aussi fort bien à cerner les enjeux du combat qui s’engage. Il n’est pas seulement question ici de violences conjugales, mais du poids de toute une société patriarcale. Burim peut compter sur le soutien de ses beaux-parents, de ses compatriotes albanais. Il s’estime dans son bon droit et n’entend pas céder un pouce de ses prérogatives. Les questions d’intégration et de différences culturelles sont parfaitement mises en lumière dans ce roman bouleversant.

Nani
Mélanie Richoz
Éditions Slatkine
Roman
184 p., 24 €
EAN 9782832112410
Paru le 1/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme si chaque détail exige d’être évoqué, revécu, pour se désagréger dans la vase avec les cellules meurtries de ce corps. Son corps. Épuisé, souillé, appartenant plus à sa progéniture et à son mari qu’à elle-même, ce corps nourricier. Objet. Torture. Étranger. Ce corps déjà mort. Nani, c’est l’histoire d’une jeune femme vendue par ses frères à l’âge de quatorze ans à un mari violent. Une fiction désarmante et nécessaire sur la domination masculine et les violences conjugales.
Postface de Martine Lachat Clerc, Directrice de Solidarité femmes fribourg – centre LAVI

Les critiques
Babelio
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RTS (Drôle d’époque)
Blog Cathjack
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Les premières pages du livre
« Albina emmène Siara et Arben à l’école. Sur le trottoir, devant le grillage, elle s’agenouille et les enlace. Très fort. Elle resserre les bretelles de leur sac à dos et arrange le col de leur veste, un peu légère pour la saison. Au loin, les Vanils ont déjà enfilé leur capuchon blanc. Sur les joues rondes et rouges de ses enfants, Albina dépose un baiser sonore, puis plonge son nez à la racine de leurs cheveux. Elle ne sent rien. Depuis plusieurs années, la seule odeur perçue est celle, putride et âcre, de la peur. Elle inspire néanmoins encore une fois leur nuque blonde et savoure la moiteur de leur peau si douce, effleurée à bout de lèvres. Elle les relâche, les laisse se détacher, les regarde courir vers le porche, là où les autres mamans se séparent de leur enfant, là où les autres mamans ont le droit de se rendre. Il lui semble que c’était hier qu’elle accompagnait à cette même école, derrière ce même grillage, Leotrim, Vlora et Lirie, ses trois aînés qui, à présent, fréquentent le collège. Qu’hier encore elle changeait leurs couches et les nourrissait au sein.
Le temps file si vite.
Fuit, comme elle aurait voulu s’enfuir.

L’odeur avinée de Burim embaume la cage d’escalier et donne la nausée à Albina qui pâlit dans le miroir attenant à la porte de l’ascenseur. Son mari a sans doute quitté l’appartement il y a quelques minutes. Pour aller où, elle l’ignore ; mais pas au travail. Ses employeurs l’ont viré les uns après les autres pour escroquerie. Sa réputation s’est répandue en ville comme une traînée de poudre ; depuis, plus aucun n’accepte ses services.
Albina gravit les cinq étages et réintègre la prison familiale – 5, rue de la Passerelle. Sans bruit, elle ôte son manteau, le suspend à un long clou coudé planté dans la paroi, attache ses cheveux et se met à l’ouvrage. Elle dessert les couverts du petit déjeuner, passe un chiffon sur la table constellée de miettes de pain et de confiture d’orange, lave la vaisselle, l’essuie, la range, nettoie la salle de bains, ouvre toutes les fenêtres, secoue et aère couettes, oreillers et doudous, plie avec amour les pyjamas des enfants, ramasse et range Playmobil, Lego, petites voitures, tapis de route, poupées et crayons de couleur, fredonne des mélodies désormais permises, car avalées par le ronflement de l’aspirateur puis, en silence, récure.
Pendant que le carrelage sèche, Albina se retire dans la chambre à coucher et procède aux ablutions d’avant la prière afin de se présenter à Dieu dans un état de pureté : avec de l’eau, elle se lave les mains jusqu’aux poignets, se rince la bouche, le nez, se nettoie le visage, les avant-bras, passe ses mains mouillées dans ses cheveux du front à la nuque puis de la nuque au front, se lave l’intérieur et l’extérieur des oreilles et enfin les pieds en longeant chaque orteil de son auriculaire. Puis elle se voile, déroule et étend un tapis sur le parquet. Debout, avec les deux mains sur le cœur, elle récite l’invocation du commencement et quelques versets du Coran. S’agenouille, se penche vers le sol, front et paumes contre la terre pour glorifier Dieu et lui livrer sa propre prière plus intime, plus secrète et plus libre qu’aucune prière d’aucune religion, s’assoit ensuite sur ses talons pour lui demander pardon, se redresse et, les mains à nouveau sur le cœur, achève sa première prière de la journée en remerciant Dieu.
Elle enroule son tapis, le pousse sous le lit ; ôte son foulard, le plie avec minutie et le range dans le tiroir de sa table de nuit, au-dessus d’une grande enveloppe blanc crème contenant ses papiers d’identité.
De retour à la cuisine, Albina prépare le repas de midi tandis que sa belle-mère, Veprime, enfoncée dans le canapé du salon, regarde la télévision à plein régime. Krenar, son beau-père, lui, fume des Marlboro sur le balcon.

Après leur matinée d’école, petits et grands débarquent à la maison, sautent au cou de leur nani1 et filent se laver les mains à la salle de bains. Les grands aident les petits, sauf Siara qui veut se débrouiller seule : elle grimpe sur l’escabeau, allonge ses bras potelés, ferme et ouvre le robinet, toute seule ! Puis se savonne, se rince, s’essuie à la serviette humide avant de rejoindre ses frères et sœurs qui, entre rires et querelles, s’installent à table avec leurs grands-parents. Exaspéré par le bruit, Krenar ordonne aux filles de se taire.
Burim est en retard. Peut-être ne viendra-t-il pas ?
Albina fatigue la salade, adresse un Ju bëftë mirë ! à tout le monde et retourne aux fourneaux. Lorsqu’elle transvase les pâtes dans la passoire, un claquement de porte l’a fait sursauter, une poignée s’échoue dans l’évier. « E ngathët!, dit la belle-mère, do t’i hash ato që t’u derdhën në lavaman! » Albina acquiesce d’un signe de tête et lance un regard perdu à son mari qui apparaît dans le contre-jour. Décidée à ne pas ingurgiter les pâtes qui se sont mélangées aux détritus alimentaires imbibés de produit vaisselle dans la grille de l’évier, Albina en jette le contenu à la poubelle. Veprime élève la voix et somme sa belle-fille de les récupérer et de les manger. Une à une. Devant elle. Albina fait la sourde oreille et poursuit la préparation du dîner. Elle dresse et sert le plat, apporte la sauce bolognaise, les boissons, ramène le bol de salade vide à la cuisine et entame la vaisselle. L’eau brûlante qui jaillit contre les parois en inox recouvre les bruits alentours, les propos envenimés, …

Extraits
« L’affection de Mme Dey pour Albina, éprouvée dès le premier instant, se confirme aujourd’hui et se renforcera de semaine en semaine. Avant d’échanger des mots, des rires et des confidences, elles partageront beaucoup de silences où Albina épongera la solitude de Louisa; et Louisa, la souffrance d’Albina. » p. 50

« Persuadée que les histoires de Burim finiront par tuer Leotrim, Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir. Elle attire contre son corps en sueur ses deux cadets qui dorment à poings fermés; entre ses bras, les serre en étau. Les serre fort, très fort, puis, les os glacés, s’endort à peine une demi-heure avant que le réveil ne sonne. » p. 64

À propos de l’autrice
RICHOZ_melanie_DRMélanie Richoz © Photo DR

Mélanie Richoz, autrice suisse, a publié jusqu’ici une quinzaine de livres: romans, nouvelles, biographie et livres illustrés (BD, poésie). Elle a notamment publié aux Éditions Slatkine le roman Mouches (2022) et Contre-la-Montre, une biographie de Jean-Marc Berset (2021). Son dernier roman, Nani, raconte l’histoire d’une jeune femme vendue par son frère à l’âge de quatorze ans à un mari violent. (Source: Éditions Slatkine)

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La nuit au pas

CORNAZ_la-nuit-au-pas  RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En lice pour le prix Jacques-Allano 2023

En deux mots
Choses vues à Moscou au fil des ans par une journaliste qui y a longuement vécu avant de rentrer en Suisse après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. Notes, impressions, souvenirs donnent à ce court récit une image intime de la capitale et des moscovites.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«J’ai aimé profondément une ville – Moscou»

Isabelle Cornaz, journaliste suisse, a longuement vécu à Moscou. Son premier livre fait de choses vues, d’impressions de notes, de souvenirs, de fragments nous offre un portrait intimiste d’une ville et de ses habitants aujourd’hui frappés de cécité.

Comme elle l’a confié au quotidien suisse «Le temps», c’est après un reportage à Kiev, au début de la guerre en Ukraine qu’Isabelle Cornaz, de retour en Suisse, s’est mise à la rédaction de livre: «j’ai repris mes notes, ces fragments écrits de façon brouillonne sur des bouts de papier ou sur mon téléphone, pendant chacun de mes séjours en Russie, qui ont commencé en 2001. A mon tout petit niveau, c’était une façon de tenir au milieu d’un événement qui fait tout exploser.»
Alors, loin du conflit, elle s’est souvenue qu’elle a beaucoup aimé Moscou, une ville où la journaliste a longuement vécu et où elle a pu constater combien cette mégapole s’est transformée.
Pour avoir effectué plusieurs voyages dans la capitale russe, j’ai moi-même pu constater certaines transformations qu’elle décrit, sans toutefois avoir pu cerner cette «âme russe» comme elle le fait. Imaginez à votre tour débarquer à l’aéroport international de Domodedovo et prendre la direction du centre-ville. La première chose qui vous impressionnera, c’est la dimension gigantesque de la ville qui compte plus de 13 millions d’habitants intra-muros. «La structure de la ville est faite de cercles concentriques, comme un orgasme. Les fortifications successives qui sont tombées au fil des siècles ont creusé des artères, des boulevards, des voies trois fois plus larges que les autoroutes de mon enfance. Ces anneaux sont des sillons entre des trous noirs. Ils rythment les rues obscurcies par les arbres en été, les cours endormies où l’asphalte est gris-noir, où le sol est immense et luit comme un caillou.» C’est dans cette ville étonnante à bien des égards que l’on se promène dans les pas de l’autrice, que l’on entend les bruits qui rythment le quotidien, que l’on hume des odeurs contrastées, que l’on ressent les mouvements d’une foule qui va. Mais qui semble tourner en rond. «La ville perd la mémoire et sature. Elle est devenue regardable, consommable, mais aussi écœurante», écrit Isabelle Cornaz qui va tenter de comprendre les bouleversements engendrés par la guerre. Ce sont alors des détails, des notes prises au fil des jours, des choses vues qui donnent à ce livre sa grâce. Cette fleur pour le soldat inconnu portant l’inscription «Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça», suivie d’une liste d’objets ramenés d’Ukraine par les militaires. Combien «des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés» cachent-ils d’histoires sordides, de violence et de peur, de crimes et d’horreurs?
Alors les habitants font le dos rond, se réfugient dans un déni qui pourrait leur permettre d’oublier la mort qui les entoure, qui se fait de plus en plus présente. «Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s’y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie (…) des pans entiers de la vie – noirs, sombres – peuvent disparaître si on cesse d’y penser. »
Ce court livre nous en dit bien davantage sur les effets de la guerre sur une population que bien des études. Il va chercher dans l’intime les signes du changement, du choc entre le récit officiel et le vécu des moscovites. Quand, avec l’arrivée des beaux jours, ils partent vers leur datcha, ils espèrent retrouver un peu de fraîcheur, mais aussi d’innocence. Mais très vite, et même si l’horreur de la guerre n’est pas perceptible, ils sont rattrapés par la violence, par les va-t-en-guerre. Ceux capables «d’entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n’est pas mort pour rien. »

La nuit au pas
Isabelle Cornaz
Éditions La Baconnière
Premier roman
88 p., 16 €
EAN 9782889601202
Paru le 31/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Moscou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai aimé profondément une ville – Moscou – qui a changé avec le temps, une partie de ce que j’aimais a disparu. J’ai commencé un récit dans lequel elle serait
l’héroïne, un essai sur ses motifs réels ou fantasmés, ses trous et l’immensité du pays tout autour. Ce territoire est devenu un corps de rumeurs et de fossiles marins, un corps d’amours et de souvenirs, un corps d’une insoutenable violence. »
Isabelle Cornaz a vécu longuement à Moscou où elle a travaillé en qualité de journaliste. Se remémorant les détails de sa vie moscovite, elle dresse, dans La nuit au pas, un portrait ambivalent de la ville. S’y dévoile le corps de Moscou, ses cours intérieures, ses lieux invisibles et les marques de sa gentrification. Le récit s’éloigne ponctuellement de la capitale, de la proche banlieue jusqu’au cercle polaire, en survolant les villes secrètes de Russie. Entre le songe des souvenirs et la réalité de la guerre qui traverse le récit comme des déflagrations, on avance au pas dans ce paysage désormais inaccessible à l’auteure. La nuit au pas est un récit sur notre rapport à l’espace, à la mémoire et à la disparition.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Femina.ch (Géraldine Savary)
Blog La Viduité
Blog L’élégance des livres

Les premières pages du livre
« J’ai aimé profondément une ville – Moscou – qui a changé avec le temps, une partie de ce que j’aimais a disparu. J’ai commencé un récit dans lequel elle serait l’héroïne, un essai sur ses motifs réels ou fantasmés, ses trous et l’immensité du pays tout autour. Ce territoire est devenu un corps de rumeurs et de fossiles marins, un corps d’amours et de souvenirs, un corps d’une insoutenable violence.

Si ce n’était pour la peinture de pluie
Les recettes à la fraise
Le soleil transparent
Si ce n’était
Les caresses égrenées
Ces métros de chaleur
Ces nuits emplies de plomb

Si ce n’était pour l’air chaud la poussière
La vie des chats qui lèchent la lumière
Les autoroutes assombries de sommeil
Cette richesse clinquante

Si ce n’était
Ces feuilles vertes mordorées
J’aurais repeint la rue
Tout serait argenté
Un Moscou froid et tendre
Comme un petit glaçon.

1.
Je me souviens d’un jour, enfant, où nous avions pêché tant de poissons qu’il avait fallu en remettre quelques-uns à l’eau. Il y avait un quota à ne pas dépasser, pour les pêcheurs amateurs.
Mon père avait un petit bateau. Nous coupions le moteur au milieu du lac et tout s’arrêtait : le vent, les nausées, le froid.
Nous plongions. Une journée de serviettes, de roseaux, de cailloux.
Les moucherons se cognaient contre nos yeux, nos lèvres, quand nous remontions le soir, à vélo, à travers la forêt noire et humide.
La forêt, au mois de mai, était remplie d’ail des ours.
Nous voulions toujours plus de poissons.
*
La légende court que les enfants conçus sous une aurore boréale seraient plus heureux. Ou qu’il y aurait plus de chance que ce soient des garçons. Dans la région de Mourmansk, dans le Grand Nord russe, au-delà du cercle polaire, les touristes chinois chassent les aurores boréales. Parfois, ils doivent patienter plusieurs jours pour en voir une. À cause du réchauffement climatique, le ciel est moins souvent dégagé, les aurores boréales se font rares. Les touristes deviennent nerveux.
Les guides leur proposent de chanter, de s’embrasser, pour provoquer l’arrivée des rayonnements lumineux dans le ciel noir.
*
J’ai pensé à Moscou comme à un détail, une fleur.
Celles, en plastique, des tables des cantines. Les violettes sauvages des trains de banlieue, de retour des datchas. Un bouquet disproportionné dans une rame de métro, éclipsant le visage des autres passagers. L’amoncellement de fleurs à la mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, plaie à vif au-dessus de la rivière, mémorial citoyen inlassablement arraché par les autorités, inlassablement reconstruit.
Les œillets des parades. Des enterrements. Les roses du 8 mars qu’on vous offre dans les magasins parce que vous êtes une femme. Les bouquets achetés dans la nuit, dans une boutique en sous-sol, dans une chambre froide. Ces petits kiosques à fleurs, luisant dans un carrefour englouti par la nuit, désormais supprimés. Le maire de la ville ne les aimait pas. Les roses fraîches sur les plaques commémoratives des poètes.
Peu après le début de l’invasion russe en Ukraine, ce ruban, autour d’une fleur pour le soldat inconnu, où il est écrit : « Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça ».
*
Les soldats russes ont volé et ramené d’Ukraine des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés.
*
Des platebandes de pissenlits chauffent au soleil de la fin de l’été. Les cours cachées de Moscou s’emboîtent les unes dans les autres, comme une ville infinie.
C’est ici que se trouve le cœur de la ville. À bien y regarder, des artères apparaissent, la ville se révèle et la carte s’enfonce. Des capillaires d’été gonflés de sang.
C’est là que la ville devient lisible. Il faut zoomer le plus possible sur les cartes digitales pour voir cette partie de la ville qui sinon nous échappe, n’apparaît tout simplement pas.
*
L’été aura disparu d’un seul coup. L’automne et le printemps sont des saisons friables. Trop rapidement, elles tombent du côté des soirées glacées ou de journées de canicule. Ces arbres transparents d’avril chargés de lumière, leurs branches nues qui ont séché, qui n’ont plus de neige mais pas encore de feuilles, on les range encore, dans l’empressement, du côté de l’hiver. Au mois de septembre aussi, le jour peut déjà basculer. La vue se brouille, il fait gris-blanc, la teneur de la ville s’échappe.
*
De rares fois, la justice russe a condamné des militaires pour avoir dépouillé des morts.
Sur le site de l’accident de l’avion qui transportait le président polonais au-dessus de Smolensk, il y a quelques années, un soldat russe a volé les cartes bancaires d’un des passagers, décédé.
Sur une petite feuille de carton, le soldat a trouvé les mots de passe des cartes de crédit du défunt, dans son portefeuille. Avec trois complices, ils ont dépensé l’argent volé dans un café.
*
La première fois que j’ai découvert Moscou, c’était à travers le double vitrage bruni d’une tour d’hôtel vétuste, au mois de février. Je ne voyais rien. Sur la place en contrebas, au pied du ministère des Affaires étrangères, à la sortie d’un passage souterrain, un petit groupe de communistes manifestait. Leur drapeau rouge tranchait avec la ville avalée par le blanc.
En russe, il y a ce mot : nepogoda, l’intempérie. Littéralement, cela signifie le non-temps, ne-pogoda. Le temps est si mauvais, qu’il n’est pas. Gardons le mot temps pour quand il fera beau.
Le soleil sera doux, pas brûlant.

2.
Pour aller à la datcha, me dit Tania, nous avons traversé à pied la rivière gelée. Notre chat marchait devant nous, et nous, instinctivement, nous le suivions. Nous étions en file indienne. La couche de glace était très fine. Ma mère croit, encore aujourd’hui, que le chat nous a sauvés.
*
Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, à cause d’un dégel précoce, les tanks russes ont dû rouler sur des routes asphaltées, en longs convois, ce qui les a rendus plus vulnérables.
*
Dans la baie de l’Amour, à Vladivostok, sur le gel immaculé, il y a tant de personnes qui viennent en voiture pour pêcher que des embouteillages se forment. Elles arrivent dès l’aube, dans l’obscurité.
En janvier 2020, trente voitures ont coulé, la glace a cédé.
Lorsque le gel commence à fondre, au printemps, le pêcheur, qui a fait un trou dans la glace et s’est assis sur une petite chaise pendant toute la journée, ne veut pas s’en aller, car c’est quand la glace commence à s’effriter que les poissons sont les plus accessibles, réellement à portée de main. »

Extraits
« La structure de la ville de Moscou est faite de cercles concentriques, comme un orgasme. Les fortifications successives qui sont tombées au fil des siècles ont creusé des artères, des boulevards, des voies trois fois plus larges que les autoroutes de mon enfance. Ces anneaux sont des sillons entre des trous noirs. Ils rythment les rues obscurcies par Les arbres en été, les cours endormies où l’asphalte est gris-noir, où le sol est immense et luit comme un caillou. » p. 28

« Comme mes souvenirs ne sont pas précis, Moscou disparaît, petit à petit. Les détails s’effacent alors que la ville n’est faite que de ça. » p. 41

« Avec les ans, Moscou est devenue sucrée. »

« Au parc Gorki, la transformation a commencé il y a une dizaine d’années avec la rénovation des toilettes historiques, l’aménagement d’une berge pour les danses de salon au bord de la rivière, un premier distributeur automatique de graines pour Oiseaux.
Puis la machine s’est emballée. L’ombre des arbres a été grignotée par la musique incessante des terrasses, les pédalos et le ping-pong, la pétanque, la patinoire, le cinéma en plein air, la semaine créative. Les festivals de sculptures de glace en hiver et gonflables en été, les carrousels, les sessions de yoga, l’observatoire des astres, les fontaines en musique. Le musée sur l’histoire du parc. L’audioguide sur l’histoire du parc. Le kiosque à souvenirs. La Nike Box, le volley-ball de plage, les duels littéraires, les conférences de nuit, le flower tour en bus électrique, le centre d’art contemporain, sis au milieu du parc, connu à la ronde pour ses gâteaux. Le sapin de Noël digital, qui s’illumine d’un fond au choix, après avoir scanné un petit QR code. »

« La ville perd la mémoire et sature. Elle est devenue regardable, consommable, mais aussi écœurante. » p. 54

« Pendant des années, il était interdit de prendre des photos à l’intérieur des stations de métro, d’immortaliser les mosaïques, les dorures, les entrailles des escaliers roulants. Aujourd’hui, c’est le métro qui vous regarde. Des petites caméras de reconnaissance faciale ont été installées sur les tourniquets, les traits de nos visages sont gravés dans l’œil de Moscou. » p. 59

« Moscou est une somme de fantasmes, de muscles et de murmures. Les parcs ont été revêtus de caoutchoucs de couleur, leurs allées envahies de lampadaires LED en forme de clochettes, la mise en plis des espaces verts a asséché les racines des arbres. Des buissons où nichaient les rossignols dans le parc Berezovaya Roshcha ont été sacrifiés. Réaménager ainsi les lieux boisés de la capitale, c’est comme désinfecter la mer avec du chlore. » p. 62

« Une partie des habitants a décidé de ne plus s’informer, ne pas savoir ce qu’il se passe de l’autre côté de la frontière, où des gens tuent et se font tuer. Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s’y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie, ils tentent de se convaincre que des pans entiers de la vie — noirs, sombres — peuvent disparaître si on cesse d’y penser. »

« Certains n’osent plus vraiment parler, on passe de l’effroi à l’inexistence. Parler de la guerre à table, Le soir, en famille, c’est prendre le risque que les enfants en parlent ensuite devant leurs camarades, qu’ils digèrent ces mots à voix haute. Des professeurs dénoncent des parents. Parfois ce sont les élèves qui versent dans la délation, filment leurs enseignants insoumis au régime, les livrent au Comité d’enquête. »

« L’horreur de la guerre n’est pas perceptible, mais des êtres humains sont capables de la mettre en œuvre. De la promouvoir, de la désirer. De renoncer, sciemment, à tous les garde-fous. D’entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n’est pas mort pour rien. » p. 72

À propos de l’autrice
CORNAZ_isabelle_DR_RTSIsabelle Cornaz © Photo DR – RTS

Isabelle Cornaz est née en 1982 dans une famille suisse et espagnole. Cette double origine, qui a beaucoup compté, a orienté ses études et l’a amenée à vivre une dizaine d’années à l’étranger, principalement à Moscou.
Après des études de langues russe et espagnole à l’Université de Genève puis un master à Londres en politique russe et études des nationalismes, elle travaille en qualité de journaliste pour différents médias francophones. Elle est aujourd’hui à la rubrique internationale de la Radio Télévision Suisse. (Source: Éditions La Baconnière)

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Vie de l’auteur, idiot

LAPLACE_vie_de_lauteur_idiot RL_automne_2023

En deux mots
Une vie d’auteur peut se raconter comme un roman. Ici, elle est également offerte à travers les écrits publiés dans différents médias sur une cinquantaine d’auteurs. De Angot à Zucco, voici une invitation à la lecture qui ne se refuse pas.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un auteur, des textes, une vie

Une vie de scribouillard rassemblée dans un livre. Sauf que ce fort volume est bien davantage qu’une compilation d’écrits. Yves Laplace nous offre ici une plongée dans le monde littéraire et médiatique helvétique, mais aussi français, le roman d’un écrivain engagé -forcément- et un panorama non exhaustif mais bougrement intéressant des auteurs qui l’ont accompagné.

Commençons par un aveu. J’ai longtemps négligé l’œuvre d’Yves Laplace pour une raison futile, mais qui me semblait alors relever de l’éthique professionnelle. J’étais chargé de la chronique littéraire de l’hebdomadaire Coopération, appartenant au groupe de distribution Coop tandis qu’Yves émargeait pour le groupe Migros, principal concurrent avec son hebdomadaire baptisé Construire. Il n’y avait donc pas besoin de se pencher sur l’œuvre de ce confrère. Fort heureusement pour moi, les choses ont changé dans les années 1980, lorsque j’ai conçu le projet d’un guide littéraire de la Suisse. Cet ouvrage présentant 700 œuvres de la littérature suisse paraîtra en 1991 à l’occasion des 700 ans de la Confédération helvétique. Son objectif était double, montrer la diversité culturelle d’un pays où les auteurs publiaient des ouvrages écrits dans quatre langues différentes et offrir une place aux auteurs actuels.
À la fin des années 1980, Yves Laplace avait la trentaine et déjà publié cinq romans: Le Garrot (1977), Lahore (1978), Un Homme exemplaire (1984) Nationalité française (1986) et Fils de perdition (1989), l’ouvrage qui m’a permis de le découvrir. Patrick Grainville le présentait ainsi dans le Figaro: «Voilà un roman terrible, incantatoire, halluciné. C’est le long cri de révolte d’un enfant écrasé, sorte de Job sacrifié par un monde totalitaire. Or son pays c’est la Suisse, transformée soudain en terrain vague apocalyptique, en bunker où la Genèse est mise à mort. Toutes nos angoisses sont concentrées dans ces pages, portées par un chant magnifique et noir.»
À compter de ce moment et de ce roman, je n’ai plus perdu Yves Laplace de vue ou plus exactement, je n’ai cessé de le lire et – même si nous n’avons qu’un an d’écart – d’en faire une sorte de grand-frère spirituel. Aussi n’est-ce pas sans une certaine émotion que je relis dans cette Vie de l’auteur, idiot des textes consacrés à Borges, Duras, Le Clézio, Modiano et bien sûr Voltaire sur lequel il a beaucoup écrit et qu’il a mis en scène à Ferney et en tournée.
Ce formidable choix de ses chroniques littéraires, proposée ici par ordre alphabétique, de Christine Angot à Zucco, s’accompagne d’un chapitre qui dévoile les débuts de l’auteur et son affection particulière pour Moravagine de Blaise Cendrars. L’esprit de l’époque lève aussi le voile sur les mœurs littéraires de la fin des années 1970. Répondant à cette ouverture une troisième partie, Pro Domo, vient conclure ce roman critique qui rassemble les textes autour de ses œuvres et de ses combats. Ils n’ont pas pris une ride. J’y vois la confirmation d’un talent d’écriture, mais aussi la rectitude d’une pensée. Merci Yves. C’est toujours un plaisir de te lire !

Vie de l’auteur, idiot
Yves Laplace
Éditions d’en bas
Autoportrait critique
464 p., 25 €
EAN 978282900672
Paru le 1/09/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Yves Laplace rassemble une vie d’écriture en un million de signes. Voici donc une suite d’essais, d’entretiens et d’articles formant une manière d’autoportrait critique. Suite doublée de nota bene actuels qui constituent, dans leur défilé, un récit plus ou moins troué, en temps de pandémie et de guerre européenne.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)

Préface du livre
« Je rassemble ici mes inouïs. Je les recueille. Je leur donne l’asile qui depuis l’enfance m’est promis. Asile social. Asile littéraire. Asile politique. Asile psychiatrique.
Qui sont mes inouïs? Les écrivains en premier lieu. Tous? Non. Ceux qui ne sont pas entendus. Mais aussi bien ceux que je me suis efforcé malgré tout de saisir, à travers quarante-cinq ans de lecture, d’écriture, d’activité critique, d’interventions, de polémiques ou d’entrevues. Poètes, écrivains, artistes. Comédiens, metteurs en scène. Parfois célèbres, souvent méconnus, toujours inconnus au vrai sens du terme: invisibles, inaudibles. Mal vus mal dits, d’après le titre de Beckett.
Je tiens pour acquis que tout écrivain, tout artiste est par définition inouï. Y compris dans l’autre sens du mot: insensé, extravagant, délirant, fou à lier. C’est une conviction très ancienne, une superstition de lecteur, peut-être, une absolue certitude, pourtant, comme chevillée au corps et à l’esprit, qui me vient du premier livre qui m’ait transformé : Moravagine, de Blaise Cendrars.
Jamais ou presque je n’avais parlé de ce roman, l’un des plus improbables du XXe siècle, l’un des plus irréguliers, l’un des plus gênants. Jamais je n’avais parlé des conditions pour moi également inouïes de sa lecture. Parviendrai-je à faire entendre pourquoi ce livre m’aura sourdement et contre toute raison (fort loin, parfois, de mes choix affirmés) tenu lieu de modèle simultané d’art romanesque, d’art poétique, d’art théorique et même d’art politique? À mes risques et périls.
Du moins est-ce sous son signe, ou plutôt sous la lumière blafarde qui m’en parvient, comme on pourrait se tenir sous une constellation, metton, celle d’Orion, que j’organiserai à l’identique les cinq sections de ce recueil qui sera structuré comme un roman, reprenant à mon compte les titres mêmes « l’économie générale de la Préface et des trois parties de Moravagine. Quant à la cinquième section décalquée, l’ultérieur Pro domo, elle pourrait constituer une petite poétique privative, diffusant, par intermittence, à la manière d’une étoile filante, sa poudre d’artifice dans le cosmos inorganisé du texte.
On lira une suite d’essais, d’entretiens, d’articles, pour la plupart initialement publiés, depuis 1975, dans quelques revues et surtout dans la presse, en Suisse francophone et en France. Suite que je m’efforcerai de traiter alphabétiquement et non chronologiquement (selon la principale leçon structurelle de Moravagine et de ses vingt-six chapitres, de a) Internat à z) Épitaphe), comme si elle était encore manuscrite, comme si je l’avais plus ou moins retrouvée, en « Isle de France», dans « une petite maison », dans le « grenier fermé à clé > de cette maison, dans «une malle à double fond » contenant dans « le compartiment secret (…) une seringue Pravaz» et « dans le coffre même» ladite suite manuscrite, formant une manière d’autoportrait en lequel j’hésite aujourd’hui à me reconnaître.
Mais n’est-ce pas l’expérience à laquelle est confronté chaque sujet se mêlant d’écrire ou de s’écrire (cela revient au même, et cela revient toujours à la même adresse)? N’est-ce pas l’expérience que j’aurai tenté d’interroger, de retracer, de traquer, de répéter dans les mille et une, ou mille e tre pages – dans de nombreuses pièces de théâtre et leurs mises en scène, aussi — qu’en collectionneur précoce voire égaré, mais endurant, j’aurai lues ou écrites ? Frayées ou fréquentées, comme…
Ce que je tente de cerner ne prétend pas à une quelconque vérité scientifique, à une quelconque expertise. Pas davantage, en tout cas, et toutes proportions gardées, que les nombreux chapitres ou éléments théoriques et philosophiques de Moravagine. Ce qui se lira ici d’apparemment sérieux ou d’effectivement informé pourrait être considéré comme une vaste fiction critique, comme dit par un personnage de roman. Et je crois bien l’avoir pressenti, je crois bien avoir voulu, toujours, laisser parler en moi ce personnage de roman, fût-il présenté comme journaliste débutant, reporter autoproclamé, jeune auteur engagé, critique littéraire, théâtral, cinématographique… pigiste à la petite semaine… poète (ainsi que le surnomme avec dédain le tout-venant), partisan de l’Art nouveau, dans le sillage de son maître — mais lequel ?
Avec le recul, je vois bien que j’essayais alors mes théories, mes voix, mes convictions, mes engagements, comme Raymond la Science les essaie tout au long de son récit, puisque c’est lui qui parle, ou à travers lui que parle Moravagine, Raymond la Science ? Je vois bien que les figures, les sujets, les motifs, les œuvres qui m’attiraient et qui m’attirent encore, m’attiraient pour leur part de soufre ou ce que je prenais pour telle.
En somme, je tenais à m’approcher des livres, des spectacles, des auteurs évoqués à la façon de l’aliéniste, anarchiste et terroriste Raymond la Science, ainsi nommé par l’auteur-personnage Blaise Cendrars («qui» apparaît en jeune inventeur penché sur la maquette en bois d’une hélice de l’avion aux commandes duquel Moravagine allait rejoindre Moscou et Tokyo, traverser le Pacifique et l’Atlantique, épater le monde, le détruire, sans doute, mettre le cap sur la planète Mars) – Raymond la Science, donc, s’approchant du dévastateur idiot qu’il prétend étudier: « Enfin j’allais vivre dans l’intimité d’un grand fauve humain, surveiller, partager, accompagner sa vie. Y tremper. Y prendre part. Dévoyé, déséquilibré, certes, mais dans quel sens? » (chapitre e) Son évasion).
En 1926, quand paraît le roman, tout lecteur sait que Raymond la Science était le surnom de Raymond Callemin, membre de la bande à Bonnot, condamné à mort et guillotiné en 1913. Aujourd’hui, tout lecteur de Moravagine sait qu’il ne peut traverser ce livre sans reprendre à son compte le flaubertien «Moravagine, c’est moi» de Cendrars. Tout lecteur contemporain de Moravagine est un lecteur-caméléon, un ectoplasme de cet Ectoplasme majeur, tour à tour enfant martyrisé, prince déchu, nobliau sans royaume, Jack l’éventreur ou Fantômas, révolutionnaire russe, bombiste, explorateur, Indien bleu, démiurge et dieu vivant, gentleman anglais, cowboy, aviateur, morphinomane et graphomane, « martien », pensionnaire de fort, de prison ou d’asile successifs.
Je ne le savais qu’obscurément lorsque, sous son influence, je réglais ou plutôt ne réglais pas ma distance avec mes maîtres et mes modèles, critique en herbe (et longtemps, je le suis resté, j’ai même jauni en l’état) construisant son ABC de la Critique dont je reprends l’idée à L’ABC du Cinéma, autre titre du même auteur.

À propos de l’auteur
LAPLACE_yves_©Magali_DougadosYves Laplace © Photo Magali Dougados – Le Temps

Né le 23 mai 1958 à Genève, Yves Laplace a une vie bien remplie puisqu’après des études de lettres, il est à la fois critique littéraire, enseignant, écrivain et dramaturge, photographe et arbitre de football. Son premier roman, Le Garrot, date de 1977. Il sera suivi par Lahore (1978), Un Homme exemplaire (1984), Mes Chers Enfants (1986), Fils de Perdition (1989), Prix Schiller, On (1992), Prix Dentan, L’inséminateur (2001), Prix Pittard de l’Andelyn, Plaine des héros (2015), roman-enquête consacré à Georges Oltramare (1896-1960) et L’exécrable (2020). Il a publié Reprise – De Sarajevo à Srebrenica vingt ans plus tard (éditions d’en bas), refonte intégrale de ses réponses littéraires à Peter Handke, et à d’autres, sur la guerre de Bosnie.
Il poursuit également avec Valérie Frey un travail de littérature et photographie mêlées, d’où est issu l’ouvrage Archipel des passants (Infolio)
On lui doit également de nombreuses pièces de théâtre. Il a codirigé la saison du Théâtre de l’Orangerie en 2006. Depuis 1984 (Sarcasme au Petit-Odéon), ses pièces ont été mises en scène par Hervé Loichemol, à Paris, Genève, Ferney et ailleurs. Avec Hervé Loichemol, il explore la vie et l’œuvre de Voltaire: ensemble, ils ont présenté une adaptation de Micromégas, un diptyque sur la vie de Voltaire (Feu Voltaire) et une pièce sur L’affaire Mahomet. Candide, théâtre (qui paraîtra aux Éditions Théâtrales, Paris) connaîtra un joli succès. Il est aussi chroniqueur littéraire. Ses textes donnent la parole à des irréguliers: enfants perdus, fous, visionnaires, persécuteurs ou martyrs, dont les divagations traduisent le fracas et la beauté du monde. (Source: Éditions d’En Bas / Wikipédia)

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Le bonnet rouge

ROULET_le_bonnet_rouge  RL_automne_2023  coup_de_coeur

En deux mots
De Genève où il participe aux prémices d’une révolution à Paris où il se retrouve en 1789, du côté des mercenaires suisses, Samuel va échapper à la mort et connaître le bagne. C’est alors que son destin va basculer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le fabuleux destin du bonnet de bagnard

Daniel de Roulet a voulu savoir qui était l’homme représenté sur la gravure héritée de son père. Ce qu’il a découvert fait l’objet de ce livre qui, au-delà d’une enquête d’historien, retrace l’épopée d’hommes du peuple épris de liberté à l’époque de la Révolution et à qui il redonne leur vraie place. Brillant!

Antoine et Samuel sont aux premières loges lorsqu’éclate un mouvement populaire au cœur de la vieille ville de Genève. Nous sommes le 7 avril 1782 et durant les jours qui suivent une première république démocratique voit le jour. Mais cette tentative affole les cours européennes et pas moins de trois armées vont faire le siège de la ville pour faire avorter ce gouvernement de la population par la population. Piémontais, Français et Bernois réussiront à faire capituler les compatriotes de Rousseau. Mais la graine a germé.
Après une étape à Rolle où il a trouvé refuge, Samuel trouve un emploi aux carrières de Meillerie. C’est aussi là qu’il découvrira l’amour et la jalousie. À nouveau, il va devoir fuir après une violente altercation avec son rival, le fils de l’exploitant. Laissant sa Virginie enceinte, il s’enrôle dans une troupe de mercenaires, les Châteauvieux, et part pour Paris défendre le Roi de France.
Nous sommes alors en 1789 et voilà Samuel au cœur d’un dilemme dont l’histoire fait l’ironie. Payé pour tirer sur ceux qui, comme lui, défendent la démocratie contre l’absolutisme royal, il va choisir avec son régiment de ne pas combattre les révolutionnaires et part en province vers Meaux puis Reims avant de regagner son cantonnement à Nancy. Et c’est en Lorraine qu’avec ses collègues il se rebelle.
Arrêté, il échappe de peu à la peine capitale, mais pas au bagne. Avec sur la tête le bonnet rouge distinctif de ceux qui ne sont pas condamnés à perpétuité, il parvient à chasser sa mélancolie des premiers jours grâce à la lecture de La Nouvelle Héloïse – Étonnant à quel point une feuille de papier écrite remonte le moral d’un bagnard – et aux nouvelles de l’Assemblée nationale où on prend leur défense. Bientôt leur destin va basculer…
Daniel de Roulet a choisi la prose coupée, un peu comme des vers libres, pour raconter cette épopée. Un choix qui donne à ce texte une belle rythmique, un peu comme un chant à la gloire de ces hommes épris de liberté. Ce faisant, il vient aussi illustrer sa jolie formule «la Révolution met tout sens dessus dessous, y compris les mots.»
Des mots choisis pour dire une histoire oubliée ou pour la réécrire à hauteur d’homme. Car, comme il le rappelle dans son précédent livre, Portraits clandestins, dans lequel il rend hommage aux auteurs qui l’ont accompagné dans sa vie d’écrivain, son œuvre est née «en Suisse, d’un gosse privilégié par rapport à d’autres auteurs qui naissent sur un autre continent avec une guerre aux frontières. On est déterminé, et les sujets qu’on aborde sont marqués par le contexte dans lequel on écrit.» À près de 80 ans, on imagine que le sang du Genevois n’a fait qu’un tour quand il a découvert combien l’histoire était manipulée, combien la version des puissants était privilégiée. Alors, il a voyagé, fouillé les archives et redonné à cette poignée d’hommes leur vraie place.
Un petit livre, mais ô combien nécessaire en ces temps troublés où la vérité est plus que jamais remise en question et où il est si facile de créer des fake news.

Le bonnet rouge
Daniel de Roulet
Éditions Héros Limite
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782889550807
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé en Suisse, à Genève, Rolle et Meillerie ainsi qu’en France, à Paris, Meaux, Reims, Nancy et Brest.

Quand?
L’action se déroule de 1782 à 1793, si l’on excepte le chapitre final de 2014.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis 1792, le bonnet rouge est le symbole de la République française. Il rappelle celui, phrygien, des esclaves romains affranchis. Les sans-culottes ont forcé Louis XVI à le porter, Napoléon l’a interdit, la Troisième République en a coiffé Marianne, la Poste l’a collé sur un timbre. Mais en 1792, que se passe-t-il pour rendre si populaire ce symbole de liberté ?
L’histoire du bonnet rouge est liée aux mercenaires suisses chargés, dès le début de la Révolution, de défendre la royauté et les lieux de pouvoir comme la Bastille et les Tuileries. Mais parmi ces soldats, certains se révoltent, alors qu’ils sont casernés à Nancy, et prennent en otage leurs officiers. Pour cela ils seront massacrés, condamnés au gibet, à la roue ou aux galères. Quand les Suisses rebelles, enfermés au bagne de Brest, sont par la suite graciés par l’Assemblée nationale, ils deviendront des héros populaires, porteurs du message révolutionnaire et du fameux bonnet rouge.
Deux millions de mercenaires suisses ont été au service des rois et princes de l’Europe. Daniel de Roulet nous raconte la souffrance, les amours et l’héroïsme de huit d’entre eux, pris dans la tourmente révolutionnaire et qui donnent à ce texte sa matière romanesque.
Écrit en prose coupée, Le bonnet rouge s’appuie sur des sources historiques ainsi que sur une documentation familiale de l’auteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Ellen Ichters)
RFI (Isabelle Le Gonidec)
Blog La Viduité
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
(1782)
LA RÉVOLUTION CENEVOISE

Depuis quatre printemps,
le citoyen genevois Jean-Jacques Rousseau est mort
et La nouvelle constitution de sa ville
tarde à être approuvée.
Les gens des bas quartiers,
natifs et bourgeois,
n’entendent plus être soumis
Le roi Louis XVI, inquiet d’une démocratie
aux portes de son royaume, appelle
les Genevois «les Enragés».
Plus d’une fois, ils se sont fait voler leur révolution
par l’intervention de la France.
«Mais ce coup-ci, répète Antoine Bouchaye à son fils,
ils ne nous auront pas si facilement.»

Dans la soirée du 7 avril 1782,
Antoine et son fils Samuel
se trouvent en ville quand un mouvement
populaire et violent
s’en prend à la garnison.
Les soldats n’hésitent pas
à décharger leurs mousquets sur La foule,
laissant dans la rue des morts et des blessés,
Une vieille en train de fermer ses volets
est atteinte par un mauvais tir.
C’en est trop, chassons-les!

Le père et son fils de onze ans,
tout excités,
vont voir les patriciens pris en otage
hôtel des Balances, place Bel-Air.
Ils entendent dire que d’autres privilégiés
sont allés se réfugier dans leurs maisons de campagne.
Le Résident de France aurait fait ses bagages
sans demander son reste.

Le lendemain, une assemblée populaire vote
la nouvelle constitution.
Samuel n’a jamais vu son père si heureux.
Il faut dire que leur vie n’a pas été gaie.

Né à Genève au printemps 1771,
Samuel survit tout juste à sa mère.
Pendant ses trois premières années,
une nourrice lui apprend
à marcher, à manger sans baver,
à dire merci et sourire au monde,

Quand son père vient le reprendre,
il lui montre, dans le jardin d’une église,
la pierre sous laquelle repose sa mère.
«Maintenant tu es assez grand pour comprendre,
elle est morte en te mettant au monde.»
Le père emmène son fils
dans le quartier populaire de la rive droite du Rhône
où il a trouvé du travail.

Samuel grandit entre un établi d’horloger sous les toits
et des enfants de son âge qui apprennent
à compter, à écrire, grâce à un vieil homme
dont les yeux sont trop mauvais
pour manier les brucelles.

À haute voix pour tout l’atelier, Samuel lit
un livre mille fois écorné,
qui provoque chez son père
de temps en temps une larme.

Avec la révolution et le printemps,
la mélancolie du père s’en va.
Chaque soir il participe aux assemblées du quartier,
explique à son fils les principes qui permettent
aux hommes de vivre égaux dans la cité.

Pendant quatre-vingt-quatre jours,
les citoyens organisent une nouvelle république
démocratique et libre
sans la moindre violence.
L’Europe entière en parle.
C’est le début d’une formidable espérance.
La révolution est donc possible.
Les aristocrates de France, d’Autriche et de Sardaigne
se sentent menacés.
Qu’adviendra-t-il de leur particule?

Les patriciens qui ont fui Genève
vont se plaindre à Versailles, à Berne
et même aux pires ennemis de la République,
les Savoyards.
Aux puissants de tout le continent
ils expliquent que la fermentation
des idées de ce Rousseau
va finir par emporter
toute la belle hiérarchie
voulue par les rois et par Dieu.
«La contamination révolutionnaire, voilà le danger.»
À ces mots, Versailles Berne et Turin
dépêchent plusieurs milliers de soldats
chargés de rétablir l’ordre des banques et des affaires.
«Mais ce coup-ci, répète Antoine Bouchaye à son fils,
ils ne nous auront pas si facilement.»

Autour de la ville rebelle,
les troupes de la contre-révolution s’amassent.
Français, Suisses et Sardes
vont donner l’assaut au bastion de la liberté.
Trois armées contre Genève,
douze mille hommes contre
quelques centaines de Genevois mal équipés.
Dans les troupes françaises
se trouve le bataillon du marquis de La Fayette.
Il a soutenu la liberté
des colonies anglaises d’Amérique,
mais veut anéantir celle des Genevois.
Dans les régiments suisses,
quelques dizaines de déserteurs
se portent au secours des assiégés.

Le temple de Genève est aménagé en hôpital,
l’Académie, en corps de garde,
la cathédrale, en dépôt de poudre.
Le blé est distribué de manière équitable.
La ville entière se prépare à repousser l’envahisseur.
Réfugiés à l’extérieur des murs, les patriciens
indiquent aux assiégeants le chemin à emprunter
pour ne pas endommager leurs domaines.

Chaque soir, Samuel et son père vont sur les remparts
voir les soldats du roi de France creuser des tranchées
pour s’approcher de leur ville et l’encercler.
Samuel s’étonne qu’on les laisse faire
quand ils se trouvent à portée de canon.
«Parce que, le père dit, ils finiront
par se ranger à nos idées de liberté.»

Les jours passent,
le dispositif militaire ennemi étrangle Genève.
Quelques bourgeois trouvent que
le bon peuple va trop loin.
De nuit, par le lac, ils s’enfuient.
Ceux qui restent se préparent
à mourir pour leurs idées.
La première révolution démocratique d’Europe
va être écrasée dans le sang.

Dans son atelier transformé en dépôt de munitions,
Antoine Bouchaye lit à ses camarades une lettre
que leur compatriote Rousseau
écrivait quatorze ans plus tôt à un ami:

«Vous êtes prêts à vous ensevelir sous les ruines
de la patrie […] il vous reste un dernier parti à prendre
[…] c’est d’en sortir tous ensemble en plein jour, vos
femmes et vos enfants au milieu de vous.»

Extraits
« Depuis son arrivée au bagne,
Samuel
qui se laissait volontiers aller à la mélancolie,
change beaucoup:
souvent plein d’entrain, apprécié de tous.
Il dit que c’est depuis qu’il a reçu
l’exemplaire de La Nouvelle Héloïse
que lui avait confié André.
Puisqu’il ne peut l’emporter à l’arsenal,
il en apprend par cœur chaque jour une page, et la récite aux autres
avec des éclairs dans les yeux.
Étonnant à quel point
une feuille de papier écrite remonte
le moral d’un bagnard. » p. 96

« Jacques, Samuel et Gédéon
se retrouvent souvent.
Les gens du quartier où ils habitent
près de la barrière du Trône les appellent
les trois Vieux Châteaux,
parce que la Révolution met tout sens dessus dessous,
y compris les mots. » p. 120

À propos de l’auteur
ROULET_Daniel_de_DR_RTSDaniel de Roulet © Photo DR

Né en 1944 à Genève, Daniel de Roulet a grandi à Saint-Imier, commune du Jura bernois, en Suisse. A partir de 1997, après des études en architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et des années à travailler en temps qu’informaticien, il se consacre entièrement à l’écriture. Il a écrit plus de trente livres, des romans autant que des essais critiques ou des récits de voyage. Il a composé un cycle de dix romans ayant pour toile de fond la question du nucléaire, d’Hiroshima à Fukushima. Plusieurs de ses ouvrages sont par ailleurs consacrés à ses expériences de marche ou de course à pied, celles-ci étant à la fois les pendants de l’écriture («courir, écrire, c’est les même élan», dit-il), des façons de s’introspecter, et des occasions d’observer le monde d’un point de vue singulier. Daniel de Roulet a, d’après Élisée Reclus, forgé le concept de «mondialité», contrepoint positif de la «mondialisation», auquel il a notamment consacré un ouvrage: Écrire la mondialité (2013). Il s’est également intéressé, dans Dix petites anarchistes (2018), à la tentative de dix femmes qui, à la fin du 19e siècle, quittèrent leur Saint-Imier natal pour fonder une communauté anarchiste en Patagonie. (Source: Éditions Héros-Limite)

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L’école de la forêt

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Arole et Bleuet viennent d’arriver dans une cabane délabrée qui leur servira de refuge. Elles fuient une secte où des « gourous » entendaient endoctriner les « idiotes » dont elles faisaient partie. Désormais, elles vont tenter de comprendre cet engrenage en explorant leurs archives et leurs souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les «idiotes» lâchent leurs «gourous»

Dans un roman à la langue très travaillée, Carla Demierre suit deux sœurs échappées d’une secte et qui vont tenter de se construire un avenir. Mais le chemin, entre emprise et émancipation, n’est pas aisé à trouver.

Arole et Bleuet sont sœurs. Elles se retrouvent en forêt, dans une cabane délabrée, pour tenter de reconstruire leur histoire. Elles ne savent plus précisément si elles ont été les membres d’une secte à laquelle aurait appartenu leur mère Violette, ni ce que disent leurs enregistrements sur smartphone et qu’elles tentent de trier et de classer. Il y a bien quelques indices, comme cette classification entre «gourous» et «idiotes», semblant instaurer une hiérarchie machiste et les leçons de développement personnel qui semblent n’avoir pour but que de leur prouver combien elles sont inférieures, inaptes, incapables de s’élever. Alors, elles convoquent leurs propres souvenirs, échangent leur vécu et leur ressenti, cherchent à comprendre et à structurer leurs pensées. Et à séparer le bon grain de l’ivraie et la vérité des rumeurs incertaines qui « alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. »
Comment percer ces secrets? Peut-être en affichant au mur les photographies emportées dans leur fuite? En cherchant derrière ces instantanés ce qui constitue la personnalité de ces gens qui ont partagé leur existence. Marco, Daniel, Cosme, Mariana, Bruce, Violette, Granit, Jade, Ambre, les gourous, les idiotes et les membres de la famille sont passés au crible de leur analyse, sans oublier la chatte Dourga. Mais quand on sort d’une longue période durant laquelle le langage même a fait l’objet d’une manipulation constante, la tâche n’est pas aisée. Arole et Bleuet, au milieu d’une nature qui leur est tout à la fois refuge et danger, dans un climat peu serein, vont chercher la voie de l’émancipation. Mais parviendront-elles à se laver de leurs longues séances d’endoctrinement?
Des fiches, des citations, des enregistrements, des notes de lecture forment aussi un matériau au service de leur décryptage qui est aussi l’occasion pour Carla Demierre de démultiplier son registre narratif. Entre poésie et pensées, fiches techniques et retranscriptions de conversations, on sent la romancière – qui a longtemps enseigné l’écriture créative à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève – jouer avec bonheur sur ces multiples registres. Un chemin qu’emprunte le lecteur avec la même curiosité, la même excitation.
Maintenant qu’elle a mis un terme à sa carrière d’enseignante pour se son consacrer à ses propres textes, elle vit pour écrire, écrit pour vivre, selon la belle formule qu’elle a trouvée. On se réjouit d’ores et déjà de son prochain opus.

L’école de la forêt
Carla Demierre
Éditions Corti
Roman
150 p., 18 €
EAN 9782714312884
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé dans une forêt que l’on pourrait localiser en Suisse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux sœurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d’hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la «meilleure version de soi-même» en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les sœurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d’être stupides. Au lieu d’écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d’écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Lenaïg Cariou)
Blog Lune Depassage

Les premières pages du livre
« Arole écrabouille entre ses mains une grande feuille de papier journal. Elle jette la balle qu’elle vient de former au centre du cercle de pierre. Par-dessus, elle dispose des branches sèches, des brindilles, quelques pommes de pin puis craque une allumette. Le papier prend feu en quelques secondes. Trois flammes entrelacées font miroiter le pelage fauve de la chatte endormie
sur ses genoux. Le bois d’allumage s’illumine de l’intérieur, les brindilles se tortillent comme des vers et dans les pommes de pin se produisent de petites explosions.
Arole attrape une autre feuille sur la pile de journaux à côté d’elle mais au lieu de la jeter dans le feu, elle commence à lire un article tout en résumant à sa sœur les passages intéressants.
— Savais-tu que dans notre corps il y a assez de carbone pour fabriquer neuf cents crayons et assez de phosphore pour produire deux-cent-vingt-mille allumettes ?
Arole aimerait pouvoir communiquer un peu d’enthousiasme à Bleuet qui se plaint depuis leur arrivée de l’état de délabrement de la cabane. Tout en prêtant attention aux prédictions du journal, celle-ci lève son sac de couchage en l’air comme un bâton de sourcier à la recherche d’un lit perdu.
En admettant qu’elles meurent dans la moyenne à l’âge de quatre-vingt-quatre ans et demi, elles auront passé sept ans sans trouver le sommeil et vingt-six ans à dormir.
Elles auront passé trente ans debout, dix-neuf ans assises, seize ans à marcher, trois ans dans une voiture et six mois dans les embouteillages.
Elles auront mangé pendant deux ans, passé cent-vingt jours à uriner, cinq ans à faire des recherches sur internet.
Elles auront pris un bain de soleil de deux-mille- cent-soixante-dix heures et attendu le train pendant six-cent-cinquante-trois heures.
Elles auront consacré seize minutes par an à se tromper de sens pour brancher un câble usb et trois ans à faire la lessive.
Elles auront passé quatre ans au téléphone et cinq mois complets à se plaindre.
Au cours de leur vie, elles auront dû froncer deux-
cent-mille fois les sourcils pour faire apparaître une première ride.
Elles auront saigné pendant six ans. Elles auront produit quarante-mille litres de salive.
Elles auront fait pousser quatre mètres d’ongles et dix mètres de cheveux. Et elles auront perdu dix-huit kilos de peau morte, conclut Arole avant d’écraser la feuille entre ses mains, forçant les plis dans l’intention de les emboîter les uns
dans les autres. Une compression pas vraiment sphérique. Un origami brutal qu’elle jette dans les flammes avec une satisfaction visible.
— En ce qui me concerne tu peux remplacer tous les nombres par un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
Dans l’ordre que tu veux ! déclare Bleuet en installant son sac de couchage sur un panneau de bois qui était autrefois une porte.
Une casserole est posée sur une grille au-dessus du feu. Arole laisse tomber trois feuilles de sauge dans l’eau frémissante avant d’ouvrir un mince cahier de papier glacé, probable relique d’un livre de travaux manuels.
Pendant que la tisane infuse, elle guide sa sœur vers le sommeil en lui faisant la lecture comme à une enfant.
Et à cette heure avancée de la nuit, il est facile de prendre pour des oracles de simples conseils de bricolage.
Si votre lampe s’allume, c’est que le courant passe.
Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.
Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent.

Bleuet n’a pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par la présence de nombreuses échardes et agrafes sur l’ancienne porte. Arole a mal dormi, assise sur une souche rugueuse et constamment réveillée par des pensées alarmantes.
Quand elles ne luttent pas pour trouver le sommeil, les sœurs surveillent le feu et observent le ciel. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. Ces végétaux dont le tronc se garnit de branches à une certaine hauteur ont presque l’air de respirer. Les
sœurs ont la pénible impression que les arbres miment leur souffle. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. Même découpés en planches,
les arbres inspirent et expirent littéralement comme les sœurs inspirent et expirent. Cette nuit, tout ce qui se trouve dans la forêt respire par le même Grand Poumon. Prisonnières volontaires de ce battement cosmique, les
sœurs hésitent entre l’extase et la crise d’angoisse. Et le ciel, qui paraît aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs, n’aide pas à les rassurer. Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber. Pendant leur insomnie, Arole et Bleuet guettent les traces d’une présence humaine dans le paysage sonore. Le bois des murs travaille en faisant craquer la cabane comme le ferait un ostéopathe avec un squelette. Les sangliers frottent bruyamment leurs groins contre la terre avant de détaler vers une autre destination ou de dégringoler par jeu
dans un talus à proximité. Les pics donnent des coups de bec réguliers contre l’écorce des arbres, en quête des meilleures larves. Des rapaces nocturnes nichant dans un trou poussent des ululements sinistres. De grands
mammifères à la tête garnie de bois ramifié tordent leurs sabots sur des conglomérats de pierres et les cailloux se cognent les uns aux autres en se dispersant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la vision d’un
homme massif au visage tordu par la colère, zigzaguant entre les pins, marchant dans leur direction. Un être enragé et à bout de souffle, frappant les troncs qui se trouvent sur le chemin avec un bâton. Un père furax cognant les arbres pour faire savoir qu’il arrive ou pour s’échauffer avant la bagarre. Pourtant elles savent que
personne ne passe jamais par ici. »

Extrait
« Dans la maison d’autres récits de ce genre s’échangent sous forme de rumeurs incertaines. Elles alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. » p. 53

À propos de l’auteur
DEMIERRE_Carla_©Dorothee_Thebert_FilligerCarla Demierre © Photo Dorothée Thébert Filliger
Carla Demierre est née en 1980 et vit à Genève. Elle a publié des livres de poésie et un récit. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. L’école de la forêt est son premier roman. (Source: Éditions Corti)

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Le piège de papier

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  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Les archives des sentiments

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En deux mots
Licencié du journal pour lequel il travaillait comme archiviste, le narrateur obtient de pouvoir transférer ses fichiers dans sa cave et poursuit son œuvre de classement et de tri. En remettant la main sur le dossier consacré à Franziska, son premier amour devenue chanteuse, il se remémore leur passé commun et veut retrouver cette femme perdue de vue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie qui s’écrit au subjonctif

Dans son nouveau roman Peter Stamm met en scène un archiviste au chômage qui retrouve un fichier consacré à une chanteuse dont il était éperdument amoureux et avec laquelle il aimerait renouer des liens. Mélancolique et tendre, sur l’air de Dis, quand reviendras-tu de Barbara.

«Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Comme son épouse Anita a préféré le quitter, le narrateur – qui n’est jamais nommé – occupe désormais sa solitude à gérer les archives du journal qui l’employait et qu’il a réussi à faire rapatrier dans sa cave lorsque le service a été supprimé. Un peu maniaque, il cherche à mettre de l’ordre dans sa vie en triant et en créant de nouveaux dossiers. Il ne sort plus guère de son domicile, si ce n’est pour de longues marches durant lesquelles il peut ressasser son triste sort mais aussi convoquer des souvenirs et laisser son imaginaire vagabonder.
C’est ainsi qu’il se voit cheminer avec Franziska, son amour de jeunesse qu’il a perdu de vue lorsqu’elle a entamé une carrière de chanteuse sous le nom de Fabienne et aimait réinterpréter les airs de Barbara. En fait, il ne l’a jamais oublié, en témoigne un dossier de plusieurs kilos rassemblé au fil de la carrière de l’artiste. Une façon discrète de partager encore un bout de chemin avec elle, lui qui n’a jamais osé lui avouer son amour, y compris lorsque le hasard des rencontres les mettait en présence l’un de l’autre. Ils ont même partagé une fois une chambre d’hôtel, mais sans que ce rapprochement physique ne débouche sur autre chose qu’un sage baiser.
À quarante-cinq ans, il se dit qu’il ne risque rien à essayer de contacter Franziska, maintenant qu’un ancien collègue a réussi à la localiser.
Peter stamm raconte alors la douce métamorphose d’un homme qui se rapproche de l’être aimé et plus il avance dans sa quête, moins il se soucie de ses archives.
Peter Stamm le mélancolique a concentré dans ce roman ses thèmes de prédilection, la solitude, l’errance, le doute qui déjà habitaient le narrateur de L’un l’autre ou cette exploration du passé comme dans Tous les jours sont des nuits. Avec la même langue, limpide comme un ruisseau de montagne, il capte l’attention du lecteur qui ne peut s’empêcher – pour peu qu’il ait un certain âge – de repenser lui aussi à son premier amour, à ce qu’il aurait pu être, à ce qui pourrait advenir si le hasard le mettait à nouveau sur sa route…
Alors la vie s’écrit au subjonctif.

Les archives des sentiments
Peter Stamm
Christian Bourgois Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
200 p., 20 €
EAN 9782267051094
Paru le

Où?
Le roman est situé en Suisse, du côté de Zurich. On y évoque aussi l’Oberland bernois.

Quand?
L’action se déroule sur plus d’un quart de siècle jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse qu’il archive dans sa cave – tous soigneusement rangés dans des dossiers. L’un d’entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Il ne pèse pas moins de deux kilos, un poids à la mesure de l’amour que le narrateur lui porte depuis l’enfance. Ils se sont connus sur les bancs de l’école et ont même été de proches amis. Le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s’être procuré son adresse mail, lui envoie un message.
Avec humour et tendresse, la voix du narrateur se déploie ici pour déjouer les codes du roman sentimental, et nous conter une histoire d’amour singulière. Est-il possible de conserver intacts les sentiments pour l’être aimé, de les mettre à l’abri du temps comme on classe un dossier ? La réponse à ces questions ne manque ni de charme ni de poésie.

Les critiques
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Peter Stamm présente son roman Les archives des sentiments © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Plus tôt dans la journée, il y a eu un peu de pluie, maintenant le ciel n’est chargé que par endroits, avec d’épais petits nuages ourlés d’une blancheur incandescente dans la lumière. D’ici on ne peut déjà plus voir le soleil, il a disparu derrière les collines boisées et l’on sent qu’il fait plus frais. La rivière charrie beaucoup d’eau qui forme une écume blanche aux endroits où les pierres affleurent ; j’ai l’impression de sentir l’énergie roulée par toute cette eau en mouvement, comme si elle me traversait, courant puissant et vivifiant. À cent mètres en amont, là où l’eau franchit une retenue, le gargouillis se transforme en une rumeur ample et forte. Le mot rumeur ne convient pas, il est beaucoup trop inexact avec toutes ses significations et ses acceptions ; on parle de rumeur pour tout : une rivière, la pluie, le vent. L’éther aussi émet une rumeur. Il faut que je fasse un dossier sur les différents bruits de l’eau; je me demande dans quelle rubrique je vais l’intégrer : Nature, Physique, peut-être même
Musique ? Les bruits, les odeurs, les phénomènes lumineux, les couleurs, il y a encore tellement de lacunes dans mes archives, tant de choses qui n’ont pas été écrites, pas été saisies, tant de choses insaisissables.
J’ai remonté le sentier qui longe la rivière et mène vers le haut de la vallée. Franziska m’a rejoint, je ne sais pas d’où elle est venue, elle a peut-être été attirée par l’eau, elle nous a toujours attirés tous les deux. En tout cas, Franziska marche à côté de moi. Elle ne dit rien, elle me sourit simplement quand je la regarde, ce sourire malicieux dont je ne savais jamais vraiment ce qu’il signifiait, raison pour laquelle peut-être je l’aime tant. Elle m’adresse un petit signe de la tête, comme si elle voulait m’encourager à faire quelque chose, à dire quelque chose. Ses cheveux viennent se plaquer sur son visage, elle les écarte. Je voudrais poser ma main sur sa nuque, embrasser sa nuque. Je t’aime, dis-je. Je veux prendre sa main mais ne saisis que le vide.
Il arrive ainsi parfois qu’elle surgisse sans crier gare, sans que j’aie pensé à elle, elle me tient un peu compagnie et disparaît comme elle est venue et je me retrouve seul.
Ça fait combien de temps que je marche?
Une demi-heure, une heure? Un scarabée noir traverse le chemin juste devant moi, je m’arrête et l’observe. C’est quelle espèce de scarabée ? Il y a des centaines de milliers d’insectes et j’en connais à peine une douzaine : les coccinelles, les hannetons et les hannetons de la Saint-Jean, les punaises, les cancrelats, les mille-pattes, les sauterelles, les abeilles et les bourdons, les fourmis… que sais-je ! Il y a tant de choses que j’ignore encore.
Couleurs mates de ce début de printemps, qui annoncent déjà les couleurs plus saturées de l’été, brise légère qui n’est pas froide mais pas chaude non plus et qui me donne des frissons sans me faire véritablement grelotter, juste une sensation à fleur de peau. J’ai pris la passerelle et traversé la rivière. De ce côté, le chemin est un peu plus large mais moins fréquenté, à plusieurs endroits la terre est spongieuse, des flaques se sont formées, les fils à haute tension et les nuages viennent s’y refléter. À mesure que je me rapproche de la ville et de ses faubourgs, les bruits deviennent plus forts.
Chemin sans nom sur lequel j’avance ; jardins ouvriers dont certains sont déjà prêts à recevoir les plantations du printemps, alors que d’autres sont encore pris par le sommeil de l’hiver et d’autres encore complètement en jachère, sans doute à l’abandon depuis des années ; derrière : la ligne de chemin de fer et plus loin l’autoroute. Rumeur de la rivière, rumeur des autos, des camions, un sifflement aigu puis une autre rumeur à la sonorité métallique, comme une pulsation, un train qui passe. Comment décrire, fixer tout cela?
Marcher m’a fatigué, je n’ai plus l’habitude et je m’assieds sur un banc en bois peu après la retenue d’eau. Assis au bord de la rivière, je suis submergé par l’intensité des impressions qui m’assaillent. C’est ce même sentiment de limpidité et de porosité qui vous prend quand on sort pour la première fois de la maison après une longue maladie, encore un peu affaibli, dégrisé et avec tous les sens en éveil. Je ferme les yeux, la rumeur devient plus forte, la rivière charrie davantage d’eau, elle devient plus rapide et prend une couleur ocre. Il ne pleut presque plus, et bientôt la pluie s’arrête. Je frissonne, je n’ai qu’un maillot de bain sur moi et une serviette passée autour des épaules. Le froid me fait sentir plus nettement mon corps, tout est très clair et superficiel. Je ressens un bonheur qui ressemble à un malheur.
Je ne peux m’empêcher de penser à Franziska, qui est très certainement chez elle maintenant, en train de faire ses devoirs ou bien un gâteau ou autre chose, une occupation de fille. On fait un bout de chemin ensemble en rentrant du collège.
Au grand croisement, là où nos routes se séparent, on s’arrête souvent longtemps pour discuter. De quoi parlions-nous à l’époque ? J’ai l’impression qu’on ne manquait jamais de sujets de conversation. Puis l’un de nous regarde sa montre et voit qu’il est tard, nos mères nous attendent pour le déjeuner. Éclats de rire, bref au revoir.
Sur le chemin du retour, je continue de penser à Franziska, j’entends encore sa voix, son rire, les choses qu’elle dit et celles qu’elle ne dit pas.
Puis le portail du jardin qui grince, le gravier qui crisse dans la tranquillité de midi. Rumeur de la ventilation, odeurs qui viennent de la cuisine, par la fenêtre ouverte on entend le top horaire à la radio, les informations de midi, la voix de ma mère, le tintement d’une casserole dans l’évier.
Quand il n’y avait pas cours l’après-midi et que je traînais sans rien faire, je pensais souvent à Franziska. Je ne pensais pas à elle, elle était simplement là, elle marchait à côté de moi dans la forêt, m’observait dans tout ce que je faisais, s’asseyait à côté de moi au bord de la rivière et jetait comme moi des cailloux dans l’eau. Elle me chatouille la nuque avec un brin d’herbe, c’est comme une timide manifestation de tendresse. Tu sais qu’on ne peut pas se chatouiller soi-même, dit-elle en passant avec un sourire le brin d’herbe sur son visage.
Étais-je amoureux de Franziska ? En classe il y en avait toujours pour dire qu’un tel était amoureux d’une telle ou qu’une telle était amoureuse d’un tel, que les deux étaient toujours ensemble, mais ça rimait à quoi ? Mes sentiments étaient beaucoup plus grands, plus troublants que ces ridicules amourettes qui s’arrêtaient aussi vite qu’elles avaient commencé. Les sentiments que j’éprouvais pour Franziska me submergeaient ; quand j’étais avec elle, j’avais l’impression d’être au centre du monde, comme s’il n’y avait que nous deux à ce moment-là et rien d’autre, pas de collège, pas de parents, pas de camarades. Mais Franziska ne m’aimait pas.
Je n’ai presque pas quitté la maison de tout l’hiver, en fait je ne sors presque plus depuis des années, depuis que j’ai été licencié, depuis ma séparation d’avec Anita, qui n’était pas vraiment une séparation. J’ai laissé tomber Anita comme j’ai laissé tomber beaucoup de choses au cours de ces dernières années, en même temps peut-être que ma dernière chance de mener une vie normale, la vie qu’on attend de vous. Mais personne n’attend rien de moi, et moi encore moins, et c’est ainsi que j’ai fini par me replier de plus en plus sur moi-même. Certains jours, je ne sors que pour aller à la boîte aux lettres ou dans le jardin prendre un peu l’air. Une ou deux fois par semaine, je vais faire quelques courses dans la petite épicerie du quartier, juste avant l’heure de la fermeture, quand il n’y a plus beaucoup de clients. J’achète les rares choses dont j’ai besoin, et chaque fois ça me fait plaisir de voir que l’épicier me dit bonjour comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Ce que je ne trouve pas dans le magasin, je le commande sur catalogue ou sur Internet, j’aime ce monde bi-dimensionnel des achats en ligne, sans personne, les images stériles des différents produits sur fond blanc, face avant, côté, face arrière, accessoires, données techniques, votre panier. Je vais à la banque quand je n’ai plus de liquide, chez le coiffeur quand mes cheveux partent dans tous les sens. Je ne sais plus quand je suis allé chez le médecin pour la dernière fois, mais ça fait longtemps.
Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Même si tout le monde dit que les archives ça ne sert plus à rien, que c’est complètement anachronique à l’époque des banques de données et des recherches plein texte.
Pourquoi mes chefs avaient-ils alors du mal à me céder ces archives ? La décision de tout mettre à la benne avait été rapidement prise par un quelconque membre de la direction, un de ces types dynamiques qui ne voient les gens comme moi qu’une fois par an, de loin, au moment de la fête de Noël. Mais lorsque j’ai proposé de tout reprendre et de tout installer dans ma cave, y compris les rayonnages mobiles sur rails, la direction s’est montrée méfiante et a mis des semaines à prendre une décision. Mon supérieur hiérarchique direct avançait toutes sortes d’objections, disant que ce serait beaucoup trop cher, que ma maison ne supporterait peut-être pas le poids de tous ces dossiers, se demandant si les pompiers donneraient l’autorisation pour entreposer une telle masse de papier dans une maison individuelle. J’avais suffisamment d’argent et je promis de prendre à ma charge tous les frais du déménagement. Ma cave était grande, le sol était en ciment et pouvait supporter ce poids sans problème. Du côté des pompiers, on ne parut pas vraiment comprendre tous ces scrupules. Si vous saviez ce que les gens entreposent dans leurs caves et leurs greniers, me dit en riant l’homme au bout du fil. Son rire avait comme un sous-entendu désagréable, comme s’il partageait avec moi un secret inconvenant.
Même après avoir désamorcé toutes les objections présentées par mon chef, il fallut encore des semaines avant qu’on se décide à me laisser enfin toute cette masse d’archives. Un contrat compliqué fut établi où il était question de droits d’auteur et de protection des données personnelles et où il était stipulé que je n’avais pas le droit d’utiliser ces archives à des fins commerciales ni de les divulguer en les transmettant à des tiers. Je lus plusieurs fois le contrat, chaque mot, j’ai toujours aimé les contrats, l’écriture minuscule, le papier très fin, la structure des paragraphes et cette langue étrangement alambiquée destinée à prévenir toute éventualité. On dirait parfois que les choses ne commencent à exister que lorsqu’elles sont régies par un contrat, qu’il s’agisse de mariage, de convention de travail, d’achat de maison ou de succession.
La signature des papiers fut pour moi la seule occasion de rencontrer le responsable au sein de l’équipe de direction et je vis bien qu’il me prenait pour un hurluberlu, ce qui me conforta dans mon projet.
Ces gens n’ont jamais compris le véritable but des archives, ils n’ont vu que les coûts que cela entraînait et les ont divisés par le nombre de recherches effectuées pour en conclure que ça n’était pas rentable. Mais qu’est-ce qui est rentable ? Les archives ne renvoient pas au monde, elles sont une copie du monde, un monde en soi. Et à la différence du monde réel, elles ont un ordre, tout y a une place déterminée, et avec un peu d’entraînement on peut facilement tout retrouver très vite. Voilà la véritable finalité des archives. Être là et créer un ordre. L’installation des rayonnages mobiles fut faite par une entreprise spécialisée qui ouvrit des saignées dans le sol en béton pour y poser les rails. La maison était emplie du bruit assourdissant du marteau-piqueur, la poussière montait jusque dans les pièces du haut, fine brume que transperçaient les rayons du soleil, lumière blanche de la rénovation.
Vint enfin le grand jour où un camion s’arrêta devant ma maison, et des déménageurs transportèrent dans ma cave, avec force soupirs et jurons, les caisses remplies de dossiers. Je fus un peu effrayé de voir la masse de matériaux qui m’appartenaient maintenant et dont j’avais la responsabilité. L’excitation de la transformation et du déménagement était si grande que j’eus besoin de quelques jours pour réaliser ce qui s’était passé. Ranger les dossiers fut ensuite comme un lent processus de guérison où il fallut tout remettre en ordre pour que finalement tout fût à sa place.

C’est chaque fois une joie de trouver le bon endroit pour tel ou tel événement. Une catastrophe naturelle, le divorce d’une personnalité en vue, un projet de construction publique, un crash aérien, la situation du moment, il n’y a rien qui ne trouve sa place dans ce système, rien à quoi on ne puisse faire une place. Et une fois que quelque chose est intégré dans la hiérarchie des sujets, ça devient compréhensible et maîtrisable. Alors que quand tout est traité sur le même plan, comme sur Internet, ça n’a plus aucune valeur.
Les dossiers en rapport avec les événements du moment, qui sont complétés tous les jours et prennent du volume, sont posés sur mon bureau ou par terre, tandis que je range les autres dans les étagères de la cave jusqu’à ce qu’un sujet refasse surface et s’enrichisse de nouveaux éléments.
Actualiser les archives est un gros travail qui demande beaucoup de soin. Un article qui n’a pas été mis à sa place peut être considéré comme perdu. Et il y a certainement des centaines de ces textes qui se retrouvent orphelins, parce qu’ils ont été mis dans le mauvais classeur. Je me suis promis de reprendre un jour ou l’autre tous les dossiers afin de chercher ces papiers et les mettre au bon endroit, mais même en été, alors qu’il y a moins de pages dans les journaux et moins de sujets intéressants, le temps ne suffit pas.
La masse de travail est peut-être la raison pour laquelle je quittais de plus en plus rarement la maison au fil des années, et moins je sortais, plus cela me coûtait de l’énergie et des efforts. Après mon licenciement, c’était sans doute la honte qui me retenait de me mêler aux autres. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes perdus dont on voit de loin qu’ils ne sont plus bons à rien, je restais donc chez moi et faisais mon travail pour moi. Le temps passant, je m’habituai à cette vie solitaire, et maintenant c’est entre mes quatre murs que je me sens le mieux, dans la maison où j’ai grandi et que j’ai réintégrée après la mort de ma mère. Quand je suis dehors, je me sens mal à l’aise et emprunté ; chez moi, je suis à l’abri des vicissitudes du monde qui ne cesse de se transformer, qui me dérange dans mes pensées et mes souvenirs, dans ma routine quotidienne.
Je me lève tous les matins à six heures et demie, je prends une douche, je lis les indications enregistrées par ma petite station-météo et les reporte dans un cahier où mon père déjà inscrivait chaque jour la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité. Je me fais du café et travaille dans mon bureau jusqu’à midi. Là, je ne mange la plupart du temps qu’un sandwich en écoutant les nouvelles à la radio. Je m’allonge une demi-heure, retourne dans mon bureau au plus tard à une heure et demie et continue à travailler jusqu’à six heures. Le soir, je me fais des choses simples à manger, des choses que j’ai toujours faites et que ma mère faisait déjà. Après le dîner, j’ouvre une bouteille de vin rouge, je prends un livre sur les étagères et je lis jusqu’à ce que la bouteille soit vide et que je sois assez fatigué pour m’endormir.
Autrefois j’écoutais souvent de la musique, mais elle me rendait sentimental et je n’aimais pas ça. Même les chansons que chantait Fabienne me faisaient parfois monter les larmes aux yeux.
C’est vrai? Franziska éclate de rire. Tu peux rire. Je sais bien que c’est puéril, mais quand tu évoques un amant dans une chanson, j’imagine que c’est moi dont tu te languis. Tu n’es pas le seul, dit-elle en fronçant les sourcils. Mais je ne voulais plus de ça, dis-je, alors j’ai fini par arrêter d’écouter de la musique. Entre-temps j’aime le calme de la maison qui n’est troublé que par le ronronnement du réfrigérateur, un robinet qui goutte, quelques bruits provenant de la rue ou d’ailleurs. J’aime bien cette idée que ma voix traverse ta maison, dit Franziska, elle vient du dehors, c’est le printemps, quelqu’un laisse sa radio allumée, c’est peut-être un voisin, peut-être un ouvrier sur un échafaudage, et je chante une chanson d’amour et tes yeux se mouillent.
Elle rit. J’ai mis la radio. Le top horaire retentit. N’a-t-il pas été supprimé depuis longtemps? Il est douze heures, zéro minute. Viennent ensuite les informations.
Toutes mes journées se déroulent de la même façon, que ce soit en semaine, le week-end ou pendant les vacances. J’oublierais même mon anniversaire, si un tel ou un tel ne m’envoyait pas une petite carte en me disant de donner signe de vie. Mais je ne fais signe à personne, je ne sais pas ce que j’irais dire aux gens. Il ne se passe rien dans ma vie, et échanger des points de vue ne m’a jamais intéressé. Ça intéresse qui de savoir ce que je pense du président des États-Unis, quel est mon avis sur les relations entre la Suisse et l’UE, si je suis pour ou contre le Brexit ou l’arrêt des centrales nucléaires ? Les opinions n’ont rien à voir avec les faits, juste avec les sentiments, et mes sentiments ne regardent personne. Mon travail, c’est de rassembler et d’ordonner. Je laisse à d’autres le soin d’interpréter le monde.
Il est possible qu’à un moment donné je me sois imaginé une autre vie, qu’une autre vie ait été possible pour moi. Je n’ai pas toujours été un ermite, simplement mes tentatives pour mener une vie normale ont échoué, ça arrive, et ce n’est la faute de personne. Entre-temps je préfère vivre avec mes souvenirs plutôt que de faire de nouvelles expériences qui finalement ne conduisent à rien d’autre qu’à des souffrances. »

Extraits
« Mais qui fait encore attention aux textes des chansons ? Si l’on aimait et souffrait autant dans le monde que dans les chansons, il serait différent de ce qu’il est. Ce qui me préoccupe beaucoup plus, c’est une autre question. Toute ma vie, j’ai été convaincu que Franziska ne m’aimait pas, que je n’avais jamais été autre chose pour elle qu’un bon ami, peut-être même son meilleur ami pendant un certain temps et que c’était la raison pour laquelle je n’avais aucune chance de devenir son amant. Maintenant je vois tout d’un coup partout des signaux qu’elle me donnait, des possibilités qu’elle créait, des invitations à aller vers elle, à lui déclarer mon amour, à l’embrasser, à l’aimer. Avais-je été à ce point aveugle pour ne pas m’en être rendu compte à l’époque ou étais-je trop timide, ou bien ne voulais-je secrètement pas être avec elle? » p. 94-95

« J’habitais maintenant dans la maison depuis un moment. J’allais mieux mais je me repliais de plus en plus sur moi-même. Je ne me souciais plus guère de mes rares amis, sortais encore plus rarement que d’habitude, m’occupais, quand j’avais du temps libre, du jardin où j’avais toujours quelque chose à faire sans que pourtant rien ne change. J’avais quarante-cinq ans, mais je m’étais accommodé du fait que la vie n’allait plus rien me proposer de nouveau. Autour de moi je voyais des hommes de mon âge s’entraîner pour le marathon, s’acheter des voitures chics ou se montrer avec de jeunes femmes, et je les trouvais pitoyables pour ne pas dire méprisables. » p. 130

À propos de l’auteur
STAMM_Peter_©Gaby_GersterPeter Stamm © Photo Gaby Gerster

Peter Stamm est né en 1963 en Suisse. Après des études de commerce, il a étudié l’anglais, la psychologie, la psychopathologie et l’informatique comptable. Il a longuement séjourné à Paris, New York et en Scandinavie. Depuis 1990, il est journaliste et écrivain. Il a rédigé une pièce pour la radio, une pièce pour le théâtre et a collaboré à de nombreux ouvrages. Il est, depuis 1997, rédacteur en chef du magazine Entwürfe für Literatur. Il a obtenu en 1998 le Rauriser Literaturpreis pour son premier roman, Agnès. Il vit actuellement à Winterthur. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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