Brûlez tout!

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En deux mots
Le journaliste Rodolphe Darzens se voit confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud, un jeune poète qui a suscité l’attention avant de disparaître mystérieusement. Menant sa difficile mission avec abnégation, il va finir par retrouver l’homme et l’œuvre et contribuer à la gloire de ce prince des poètes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui a sauvé Rimbaud de l’oubli

Pour son premier roman, Henri Guyonnet a choisi de réhabiliter Rodolphe Darzens. C’est à ce journaliste, émigré russe, que l’on doit la (re)découverte d’Arthur Rimbaud et de son œuvre. Oubliant la biographie et l’hagiographie, son roman est une passionnant enquête, romanesque en diable.

C’est par le plus grand des hasards que Rodolphe Darzens va se voir confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud. Lui qui s’intéresse plutôt aux sports et aux courses va se battre en duel avec un collègue. Son patron, qui veut l’éloigner, lui demande de retrouver le poète.
Muni des seules informations à sa disposition, «Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?», le voilà lancé dans une enquête qui va s’avérer aussi difficile que passionnante.
Il commence par se rendre dans une librairie et y déniche un exemplaire des poètes maudits. Sous la plume de Verlaine, il apprend que «que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu. Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement…»
Il décide alors de rendre visite à Verlaine, mais leur entrevue ne l’avance guère. Peut-être que l’éditeur pourra davantage le renseigner, lui fournir une adresse?
Comme dans un polar, on va suivre ses pérégrinations à la fois sur les pas du poète et de son œuvre. Car fort heureusement ses ordres de tout brûler n’ont pas été suivis.
Henri Guyonnet a eu la bonne idée de faire alterner les chapitres consacrés à l’enquête avec ceux qui suivent Arthur Rimbaud au même moment. De retour d’Afrique, amputé et aigri, il a trouvé refuge chez sa mère et ses sœurs dans les Ardennes où il va essayer de se soigner pour repartir vers le continent noir. Des éléments biographiques qui donnent au récit toute sa vraisemblance et offrent au lecteur de (re)découvrir l’homme et son œuvre, de mieux comprendre certains de ses poèmes ici placés dans leur contexte.
Au plaisir de la lecture s’ajoute alors la furieuse envie de se plonger dans les recueils désormais passés à la postérité. Voilà encore une vertu de ce premier roman très réussi!
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Brûlez tout
Henri Guyonnet
Éditions Anne Carrière
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782380822489
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris, à Marseille, dans les Ardennes, du côté de Charleville-Mézières. On y évoque aussi la Russie et l’Abyssinie, Aden et Douai.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1938.

Ce qu’en dit l’éditeur
Fin du XIXe siècle. Depuis vingt ans, le silence d’Arthur Rimbaud interroge le Paris artistique. Rodolphe Darzens, jeune pigiste aventureux, se voit confier l’enquête sur sa disparition. Le journaliste infiltre le milieu littéraire d’avant-garde et part à vélo sur la route des Ardennes pour retrouver la trace du poète. Il découvre chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits, et décide de les publier dans un recueil intitulé Le Reliquaire. Darzens s’attire les foudres de Verlaine, seul protecteur des œuvres de Rimbaud.
Pendant ce temps, Arthur Rimbaud est rentré d’Abyssinie, malade et amputé. Il séjourne à Roche, dans la ferme familiale, et questionne sa vie, ses amours, sa quête spirituelle et poétique.
Dans un chassé-croisé haletant, Brûlez tout ! mêle la traque du journaliste à la poésie prophétique de «l’homme aux semelles de vent».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions mag.
Publik’Art

Blog Calliope Pétrichor


Valentin Roten, libraire, présente «Brûlez tout» de Henri Guyonnet lors d’un entretien avec Isabelle Bratschi © Production Librairie Payot

Les premières pages du livre
« Avant-propos
À la fin du XIXe siècle, Rodolphe Darzens, jeune immigré russe, est chroniqueur dans différents périodiques littéraires et revues. Grâce à Jean-Louis Forain, célèbre caricaturiste, il découvre la poésie d’Arthur Rimbaud et en tombe amoureux. À cette époque, le poète est pratiquement inconnu, et il a disparu depuis près de vingt ans. Darzens entreprend alors une enquête pour reconstituer la vie de Rimbaud et retrouve chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits. Ces poèmes auraient dû être brûlés, selon la volonté de leur auteur.
Darzens décide de publier ces textes originaux dans un recueil intitulé Reliquaire. Quelques jours avant le décès ¬d’Arthur Rimbaud, dans l’anonymat à Marseille, le livre paraît.
Le Reliquaire révèle le poète au grand public et lance le mythe du génie des Ardennes.
À partir de cette intrigue historique, l’auteur a laissé libre cours à son imagination pour proposer cette exofiction mêlant la poésie prophétique de « l’homme aux semelles de vent » à la traque du journaliste, tel un voyage initiatique en Rimbaldie.
Ce livre n’est ni un récit historique, ni une biographie sur Rimbaud, mais un hommage au poète, et à celui sans qui certains de ses poèmes célèbres comme « Le dormeur du val », « Ma bohème » ou « Sensation », n’auraient peut-être jamais été connus.
Pour les besoins de l’intrigue, l’auteur a pris des libertés avec certains éléments historiques et personnages, dont Verlaine, qui n’a jamais été impliqué dans l’affaire du Reliquaire.

Prologue
Cimetière de Neuilly-sur-Seine, 1938

Par cette belle matinée d’hiver, le cortège avançait lentement le long des allées du cimetière.
En accompagnant la veuve et sa famille, le froid piquant serrait les témoins dans une assemblée insolite. Journalistes, écrivains, sportifs, industriels, hommes de théâtre, poètes bohèmes, connus ou anonymes ; ils étaient venus nombreux rendre hommage à Rodolphe Darzens.
Un peu à l’écart, une délégation de gens du voyage suivait le convoi. Leurs tenues bigarrées égayaient un peu le tableau.

Dans son testament, le défunt avait souhaité être conduit à sa dernière demeure en corbillard hippomobile. Toquade d’un vieillard sénile ou souvenir de sa jeunesse, son vœu exaucé donnait à la cérémonie ce panache désuet réservé aux personnages célèbres.
Soudain, le cheval noir surmonté d’un toupet blanc, sans doute dérangé par les cris de corbeaux matinaux, claqua du sabot sur l’allée, secoua son licol, hennit et prit le petit trot. Le cocher, sidéré, tirait sur les rênes. On entendit quelqu’un prononcer : « Il a toujours été impatient », et la procession hâta le pas pour se réchauffer.
Arrivés au caveau, certains s’étonnèrent qu’il s’agisse d’une sépulture commune déjà peuplée de quatre journalistes. Ils apprirent que Darzens, chevalier de la Légion d’honneur, ancien directeur du Théâtre des Arts, membre de la Société des gens de lettres, avait fini sa vie dans la misère et que l’Association des journalistes sportifs, en témoignage de ses hauts faits rédactionnels, lui avait réservé une place dans cette sépulture à la gloire des chroniqueurs.

Après la bénédiction du prêtre orthodoxe, Julien Le Cardonnel, du Journal, s’approcha, une feuille à la main et prononça cet éloge : « Ce fut l’une des figures les plus intéressantes du journalisme, des lettres et du théâtre. Darzens fut l’un des créateurs du journalisme sportif et l’un des premiers apôtres du sport en France. Par-dessus tout cela, il fut un grand directeur de théâtre, que le théâtre n’enrichit pas. On emploie, souvent à la légère, l’expression de personnage balzacien, mais s’il est un homme auquel elle convient, c’est bien à l’homme extraordinaire que fut Rodolphe Darzens, dont la personnalité fut diverse, riche, variée comme un personnage de la Renaissance… »
À cet instant, le miaulement guttural d’un chat de gouttière planqué derrière une stèle interrompit le panégyrique. L’orateur fit une pause, eut un sourire discret et reprit : « Né à Moscou de commerçants d’origine basque, il vint à Paris avec une troupe de cirque et commença une carrière journalistique étonnante. Darzens, grand amoureux de la vie, a dirigé vers l’action une imagination qu’il eût pu utiliser pour une grande œuvre littéraire… »
Le public écoutait dans le recueillement l’allocution hagiographique. Certains pourtant se lançaient des œillades sarcastiques.
S’ensuivirent l’homélie du prêtre orthodoxe et le scellement du caveau, ensuite le cortège prit le chemin du retour. Par familles, les petits groupes se reformèrent naturellement. Un bel homme emmitouflé dans un manteau brun au col fourré s’approcha de l’un d’eux.
« C’est qui ? chuchota une femme.
— Marcel Pagnol », répondit son amie.
Pagnol salua le discours mais regretta que l’apologie n’ait pas évoqué l’enquête passionnante sur Rimbaud que Darzens avait initiée le premier.
Son interlocutrice, surprise, lui avoua qu’elle n’avait jamais eu connaissance de cette affaire. Pagnol prit un air entendu et, dans un sourire, de sa voix chaude teintée de l’accent du Midi : « C’est très mystérieux, en fait… mais il gèle ici, je vous raconterai tout cela dans la voiture, si vous voulez bien. » Ils pressèrent le pas.
Les derniers à quitter le cimetière furent les Gitans.

La Grande Russie
Moscou, 1885

Une nuit d’orage. Les éclairs qui déchirent la voûte obscure et profonde révèlent avec brutalité l’horreur sur terre. Des piles de livres que les militaires russes jettent dans un bûcher monstrueux. Les flammes affolées lancent aux fronts des lumières pourpres et fugaces, des cendres étincellent dans l’obscurité. Le fracas du tonnerre ajoute à la terreur, le ciel prend part aux événements. Les uniformes cuirassés tranchent sur les corps mous des pauvres gens, couverts de laines grises comme les cendres. C’est tout ce que voit Rodolphe Darzens du haut de son mètre quatre-vingts, l’autodafé, les livres gémissants, les uniformes et le peuple soumis. L’odeur de livres qui brûlent est particulière, l’encre des mots semble alourdir l’air et le charger d’une vérité à jamais perdue. Rodolphe s’agite derrière le cordon de sécurité des gardes.
Une rixe éclate devant le libraire. Darzens l’apprécie beaucoup, ce M. Bloomfield, l’homme le plus aimable de la rue Arbat. Quand Rodolphe était petit, il lui avait offert son premier abécédaire. Quinze ans qu’ils se connaissent et le voilà sous ses yeux molesté, battu par ces brutes, ces cosaques ! Darzens profite de la mêlée devant l’échoppe pour se frayer un passage dans la foule qui manifeste sa haine du Juif.
Au moment d’enjamber la corde des sentinelles, une main de fer se pose sur son épaule. Il arme déjà son poing, quand il reconnaît son camarade Igor.
« Ne fais pas le con, Rodolphe.
— Laisse-moi, Igor. Tu vois bien ce qu’ils font ! » Il se dégage de la poigne de son ami.
Igor le retient par le bras. « Tu crois que tu vas les arrêter en te battant avec tes poings ?
— Je fais ce que j’ai à faire, lâche-moi !
— Calme-toi, il y a d’autres moyens de lutter. Rentre chez toi et retrouve-moi demain chez Dimitri. On en parlera avec les autres. »
Un officier les observe dans la lumière des torches. Rodolphe, la rage au cœur, se retire.

Le lendemain, dans sa modeste datcha, la famille Darzens est réunie pour le dîner. Rodolphe fait allusion au libraire. Son père, un petit homme rond à moitié chauve, est désolé que ce soit arrivé mais il rapporte, à mi-voix, que Bloomfield vendait des livres interdits…
« Lesquels ? demande vivement le jeune Darzens.
— Je n’en sais rien, et cela ne nous regarde pas ! » réplique le père, qui en profite pour reprocher à Rodolphe ses fréquentations et ses idées révoltées. Il craint pour son commerce de vin. La mère essaie timidement de défendre son fils. Le père s’emporte : « Il n’y a jamais eu de hors-la-loi chez nous ! » appuie-t-il d’un poing sur la table.
Rodolphe jette sa serviette et monte dans sa chambre. La tête dans les mains, assis sur son lit, il se demande s’il est vraiment son fils…
Plus tard, après avoir enjambé le garde-corps de sa fenêtre, il s’accroche à la vigne sauvage et saute dans la rue.
Chez Dimitri est un lieu de rendez-vous clandestin dans le quartier des tanneurs. La maison délabrée ne présente aucune entrée accessible et semble abandonnée. On y pénètre en passant par le jardin derrière la bâtisse, ensuite il faut descendre à la cave.
Rodolphe, après s’être assuré qu’il n’est pas suivi, s’approche de la maison. Il ouvre la trappe, s’engouffre furtivement et retrouve son ami Igor au bas des marches. Celui-ci lui donne l’accolade et le félicite d’avoir su garder son calme. Il faut se faire respecter en restant unis. Plusieurs cerveaux valent mieux qu’un. Il le présente aux nouveaux membres du groupe La Phalange.
L’endroit humide sent le vert-de-gris et la vieille barrique. La seule lumière, blanche et oblique, provient d’un bec de gaz et aboutit sur la dalle poussiéreuse au centre de la pièce. Au fond de la salle voûtée, encombrée de chaises, un comptoir rassemble les invités à la fin des réunions.
L’assistance est composée de jeunes gens, d’intellectuels et d’ouvriers, mais elle reçoit aussi des artistes et des moines orthodoxes. Igor y prend ses missions. Il a introduit Rodolphe dans ce mouvement anarchiste, sentant chez lui la même flamme de révolte contre le pouvoir. Les deux amis se sont connus au collège de Saint-Pancrace au sud de Moscou. Rodolphe, plus jeune que lui de trois ans, le voit comme un modèle. Igor le Magnifique, son surnom au collège, impressionne par ses reparties, sa culture et son allure princière. Darzens rêve de devenir un jour aussi populaire que lui. Il répond toujours présent à ses appels et l’accompagne dans des campagnes clandestines d’affichage.
Le débat porte ce soir sur le pogrom des Juifs et des Gitans. À la suite des votes, l’option pour l’information directe a été préférée à l’affrontement. La non-violence, plutôt que l’imitation des brutes au pouvoir. Cette opération devra se réaliser pendant le discours du voïvode, le représentant du tzar, dimanche prochain sur la place Alexandre-II.
Rodolphe et Igor lèvent la main pour signifier qu’ils en seront. La réunion se termine au comptoir servant de buvette. Dans les échanges concernant l’organisation, ils apprennent que d’autres groupes d’opposants au gouvernement doivent les rejoindre au cours de la manifestation.

Quelques jours plus tard, un cortège officiel décoré de gerbes de fleurs blanches escorte le gouverneur militaire à travers les rues en liesse. Certains pourtant regardent passer le défilé la haine dans les yeux.
À deux pas de la place Alexandre-II, dans l’arrière-salle d’un bistrot discret, se tient une réunion de jeunes activistes russes. Igor et Rodolphe sont désignés pour tracter dans les rues qui mènent à la place. Ils récupèrent leurs paquets d’imprimés, ronéotypés la veille, et attendent les ordres. La consigne est claire : diffuser le maximum de pamphlets et éviter toute arrestation.
Ils sortent sur l’esplanade et se mêlent au flux qui converge vers la tribune, distribuant sous le manteau leurs tracts aux passants. Rodolphe va pour s’engager dans une rue mais Igor le retient : « On reste ensemble. »
Des policiers en civil, un peu à l’écart, surveillent la foule. Rodolphe et Igor ont été repérés. Ils se retrouvent pris à partie par des sbires du tzar, qui essaient de leur arracher les pamphlets. Ils résistent et s’enfuient. Soudain, des cris, des jurons, des bras se lèvent… Une bousculade renverse des femmes, qui hurlent… Un objet noir décrit une trajectoire au-dessus des têtes et atterrit sur la tribune. Panique générale. La bombe, dans un sifflement interminable, tourne sur elle-même, fait long feu mais n’explose pas. Le voïvode, livide, est évacué dans la confusion totale.
La police encercle les manifestants. Rodolphe et Igor se débattent dans la cohue, arrivent à s’échapper et s’enfuient dans les rues désertes. Mais des militaires les poursuivent. Au coin d’une artère, ils les mettent en joue. Des coups partent. Igor titube et s’effondre, touché dans le dos. Darzens essaie de le secourir, son ami le supplie de se sauver. Le regard d’Igor se fige dans ses yeux. Les gardes approchent.
Rodolphe, affolé, prend ses jambes à son cou et détale dans la première traverse. L’officier retient ses hommes : « Laissez-le, on sait où le trouver. »

Darzens déboule chez lui. Il se jette sans un mot dans les bras de sa mère, qui comprend que quelque chose de grave vient d’arriver. Elle lui saisit le visage et le regarde avec son cœur. Il tremble. « Igor est mort, maman. » Elle le serre dans ses bras.
Un moment plus tard, son père entre dans la pièce. « Que se passe-t-il dans cette maison ? » La mère de Rodolphe l’informe doucement que l’ami de son fils vient d’être abattu par la police. « C’est bien triste mais c’est le sort de ceux qui défient l’autorité. Désolé pour toi, mon fils, mais cela vaut mieux ainsi, peut-être. Quelle vie misérable aurait-il mené, ce garçon, toujours dans la lutte, le complot ?… »
Rodolphe se relève d’un bond et court à l’étage en dissimulant à grand-peine sa fureur et son dégoût. Dans sa chambre, il jette quelques affaires dans un sac, sa montre, un médaillon de saint Thomas et saute par la fenêtre pour ne pas affronter son père qui l’appelle : « Rodolphe ! »

Darzens erre pendant des jours et des nuits par les routes et les chemins déserts. Se nourrissant de cueillette ou mendiant sa pitance, il couche où il peut. Effrayé au moindre galop dans son dos, sur ses gardes constamment, il s’épuise sur la route de l’exil. Sa cavale dure sept jours. Il entre enfin dans une petite ville. Un cirque s’est installé sur la place avec un attroupement autour d’une belle Gitane montreuse d’ours…

Retour au Terrier des Loups
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre,
l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte.
J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent
ces féroces infirmes retour des pays chauds.

Sur le quai de la gare Saint-Charles à Marseille, en cette fin juillet 1891, l’horloge indique 12 h 30. Dans la chaleur du Midi, les monstres d’acier crachent leurs vapeurs blanches. Au milieu des voyageurs, masses sombres en mouvement ou immobiles, se détache un infirme. Grand, maigre, coiffé d’un casque colonial à large bord, vêtu de cotonnades blanches, le burnous sur les épaules, il est amputé de la jambe droite.
Deux employés de la Compagnie des chemins de fer l’aident maintenant à se hisser dans le train.
L’œil noir, encombré de ses cannes anglaises, il arpente le couloir exigu. Il trouve son compartiment, s’installe sur la banquette de velours mauve et dépose ses béquilles près de lui, afin de dissuader quiconque de s’asseoir à son côté.
Il ouvre le journal. Le Temps annonce la prochaine Exposition universelle. Je devrais me présenter, songe-t-il ironiquement, les yeux brillants de fièvre. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais vu une espèce comme la mienne.
Le train s’ébranle. Le regard d’acier du voyageur déchire la foule et le quai disparaît peu à peu. Bientôt, le roulis charitable de l’express apaise l’amputé, qui s’assoupit.

Le lendemain, sur le quai de la gare de Lyon à Paris, un individu vêtu d’une livrée rustique pousse un fauteuil à roues. Il cherche un unijambiste. Il le trouve assis sur ses malles, dissimulé sous un large chapeau colonial. « Vous êtes M. Rimbaud ? »
L’amputé au burnous relève la tête et dévisage le quidam. Il acquiesce après une seconde d’hésitation. Le gars l’aide avec ses bagages, Rimbaud lui recommande de manipuler avec précaution la boîte à chapeaux.
Le domestique le conduit à une calèche. Le voyageur étrange fait abaisser la capote. Il ne veut pas être importuné pendant la traversée de Paris.
Le fiacre se dirige vers l’est, vers la Marne. Par le carreau, Rimbaud observe la vie parisienne. Toutes ces transformations, tout ce changement depuis son départ, sa période, sa saison. Haussmann a fini son œuvre de démolisseur du passé, nous sommes dans une ère nouvelle, se dit-il, songeur. Tout en souplesse, la voiture glisse sur le nouveau ruban d’asphalte des boulevards. Des automobiles se croisent en klaxonnant gaiement. Le coche s’engage dans une rue pavée, Rimbaud retrouve ses sensations cahotantes. Il se penche au carreau, mais rien ne le surprend, le passé est loin derrière. Il esquisse un sourire pourtant quand un facteur de Paris sur un deux-roues dépasse son fiacre.

Oh ! la science ! On a tout repris. […] Et les divertissements
des princes et les jeux qu’ils interdisaient ! […] Géographie,
cosmographie, mécanique, chimie… !
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde
marche !
Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit.

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. Toujours pleins
du Nombre et de l’Harmonie, les poèmes seront faits pour rester.

Après un voyage pénible d’ennui, il est de retour dans ses Ardennes. L’envol de corbeaux criards sur un champ de labour détrempé accueille l’enfant du pays.

Seigneur, quand froide est la prairie
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus…
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.
[…]
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous!…

Les chemins qui sillonnent la campagne, les étangs, les sources claires et au loin les sombres forêts bleues ne recèlent aucun mystère pour lui.
La calèche couverte traverse la Meuse. L’averse mouille le carreau de la portière. Sur les chaussées cabossées, les secousses tourmentent un Rimbaud recroquevillé sur lui-même.
Le coche passe dans une petite ville de Champagne. Une enseigne attire l’attention du voyageur : Bonneterie de belle façon. Rimbaud songe à ce que pourrait rapporter un ballot de dentelles à Aden, transport compris. Les affaires reviennent vite à l’esprit du fils de famille.
Malgré lui, il scrute aux carrefours une trace de son passé. Au détour d’un chemin, un autre Arthur peut-être…

[…] assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!

La calèche arrive enfin, sous une pluie battante, à la ferme des Rimbaud, près de Roche, « Le Terrier des Loups ».
La grande maison de pierres corrodées avec le toit à pignons et son colombier attenant impose le respect dans la région. Gravé au-dessus de la porte cochère, « 1791 » rappelle glorieusement le centenaire de la grande Révolution.
Une solide paysanne de noir vêtue, raide comme un arbre calciné, attend, immobile sur le seuil de la porte. À son côté, Isabelle, la trentaine vieillissante, trépigne, impatiente de retrouver son frère.
Le fiacre entre dans la cour et achève son voyage. Rimbaud en descend avec peine, ses douleurs ont décuplé pendant le trajet. Il cherche ses appuis. Isabelle veut se précipiter à son aide, sa mère l’en dissuade : « Vous n’irez que s’il vous fait signe. »
Après une courte hésitation, Isabelle accourt néanmoins à la rencontre de son frère. Elle passe son cou sous l’aisselle d’Arthur, pour le soulager. Ils se regardent.
« Salut, sœurette.
— Mon Arthur. Enfin toi ! »
Elle lui sourit. Il répond à son enjouement dans une grimace d’épuisement. Puis s’approche de sa mère qui reste impassible, mais d’un regard bleu intense le dévisage.
Elle est consternée par son état : amputé, les traits tirés, des cheveux grisonnants, si mat de peau qu’il ressemble à un Arabe. Ses yeux fiévreux, d’un bleu métallique, sont d’autant plus pénétrants.
La mère l’accueille d’un fort accent ardennais : « Bonsoir, l’Arthur. T’as l’air bien darne, mon fils, alors, tu viens te requinquer au Terrier ? Je ne te demande pas si tu as fait bon voyage. Tu ne nous as pas ramené du soleil en tout cas. Entre. »
Rimbaud désigne une aile du bâtiment : « Tu as agrandi, on dirait ?
— On verra ça plus tard, tu grelottes. Viens te réchauffer à l’intérieur. »
Le vestibule donne sur le salon et plus loin la chambre de la mère. Un escalier de chêne part sur la gauche, à son pied un guéridon supportant un bassin d’argent. De la cuisine, à droite, Jeanne la bonne salue le fils de famille. Un grand crucifix trône au-dessus de la cheminée. Tout est à sa place. Ça sent bon le vieux chêne et l’encaustique mêlés aux relents de cuisine. Une atmosphère épaisse que Rimbaud reconnaît aussitôt.
« C’est Versailles ici ! » s’exclame-t-il en toussant.
La mère lui demande s’il veut boire quelque chose. Il la remercie : fatigué du voyage, il préfère aller se reposer.
Des images tremblantes de sa jeunesse glissent dans l’esprit embrumé du voyageur. Il revoit les sempiternelles séances de récitation en latin devant la table du repas, la lecture quotidienne des saints livres au salon, la destruction de sa Saison en enfer dans l’âtre… Le cratère d’argent.
« Vous avez vendu le piano ?
— Tu sais, Arthur, on n’a pas trop le temps de s’amuser, ici », dit la mère dans un rictus.
Rimbaud ouvre la malle à chapeaux : « Je vous ai apporté du moka et des fioles de parfum. On se verra tantôt. Tu m’as préparé la chambre du haut, mère ? »
Isabelle, qui le dévore des yeux : « Oui, tout est prêt. »
Il ajuste son moignon dans la jambe de bois, hésite devant l’escalier et enfin se décide. Il monte dans sa chambre comme un pirate, la canne cadence son ascension, l’horloge sonne six heures.
La mère le regarde gravir les marches une à une et songe à voix haute : « Le pauvre, c’est affreux ce qui lui arrive, mais il l’a bien cherché après tout. »
Isabelle fait mine de ne pas avoir entendu : « Comme il est impressionnant. Il a gardé sa fière allure et ses beaux yeux.
— Pour les yeux je veux bien, mais pour ce qui est de l’allure, il va en faire une belle dans les Allées… tiens !
— Vous êtes injuste, mère, le pauvre a tellement souffert, loin de tout… Et personne pour le soutenir.
— Personne ? Et moi ! Vous ne savez pas la moitié de ce que j’ai fait pour lui. Et voilà ma récompense : un infirme. Allez, Isabelle ! Ne restez pas là plantée comme une asperge, allez surveiller le déballage de ses malles. Je vais prier pour lui. »
La sœur cueille son cadeau, encore sous le charme et l’angoisse de retrouver son frère, dix ans après son départ en Afrique, une jambe en moins. Elle va rejoindre les domestiques.
La mère écoute le silence de la demeure un instant, se saisit de la fiole, la débouche et hausse les sourcils dans une stupéfaction chagrine. Si elle n’est pas certaine d’avoir rien senti d’aussi étrange, elle est bien sûre de ne jamais s’en servir. Un attire-poussière de plus…

La pièce est mansardée, une table-bureau devant la fenêtre ouverte, les volets tirés. Rimbaud allume le bec Auer et retrouve sa chambre, celle où il a composé sa Saison, où il a trouvé refuge après les coups de feu de Bruxelles, dans l’état où il l’avait quittée des années auparavant. Des livres partout, un globe, des cartes jaunies accrochées aux murs, un canapé défoncé, un buffet de chêne et le lit rustique en noyer.
Il repousse la porte. Une étrange sensation, pourtant prévisible, l’envahit. Il prend une grande inspiration et ferme les yeux. L’intensité du passé rejaillit, incontrôlable, et lui donne le vertige. Les meubles semblent s’adresser à lui et lui reprocher son absence. Les formes se mettent à danser dans une valse macabre. Le vieux buffet salue sa présence en ouvrant ses portes noires grinçantes.

C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries […]

Rimbaud, épuisé, s’allonge dans le lit et murmure :
Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.

Après une journée harassante, dans le demi-sommeil qui précède la perte de conscience volontaire du corps, l’esprit vaque librement. Celui de Rimbaud ne retient, parmi les ombres du passé, que cette vision du bassin d’argent aperçu au bas des marches et qui le ramène trente ans plus tôt…
*
Le tic-tac sonore de l’horloge emplit le silence de la demeure. Arthur enfant, allongé sur son lit, étudie son gros dictionnaire qui le recouvre presque entièrement.
Frédéric, son frère de deux ans son aîné, arpente le couloir sur la pointe des pieds. Tout à coup il se rue dans la chambre d’Arthur et se jette sur lui. Il lui écrase le livre sur le nez, Arthur se défend, envoie les genoux, les jambes. Frédéric crie : « Aïe ! » Il saigne du nez. L’encyclopédie chute dans un bruit sourd sur le sol.
La mère en prière sous le grand crucifix s’est redressée. Elle scrute l’étage, terrible, et se signe. Elle passe devant les deux jeunes sœurs de Rimbaud occupées à jouer à la poupée et prend l’escalier.
Au rez-de-chaussée, le père pousse du pied la porte de son bureau. La mère le voit et hausse les épaules. À l’étage, les deux frères épient, inquiets, la réaction maternelle.
Frédéric chuchote : « Abruti ! C’est malin. »
Arthur (sur le même ton) : « C’est toi qui l’as cherché. »
La mère pousse la porte de la chambre d’Arthur : « Qu’est-ce que c’est que tout ce raffut ! »
Les enfants essaient de justifier leur maladresse.
« Vous, Frédéric, vous êtes au pain sec. Vous, Arthur, vous me réciterez, avant de dîner, tous vos devoirs. » Elle redescend et frappe à la porte du père. Pas de réponse, elle entre dans le bureau et, tout en faisant mine de ranger : « Mon ami, vous pourriez un peu vous préoccuper de votre progéniture. Arthur et Frédéric n’en font qu’à leur tête. Je vous rappelle que c’est toujours moi qui vaque à l’ordre dans cette maison. Ce sont des garçons, bon sang. Pour un capitaine d’infan¬terie, avouez que vous n’en…
— Je travaille.
— Et moi, je me tourne les pouces ?
— Il ne semble pas que vous étiez si occupée tout à l’heure », réplique le militaire.
Elle arrête subitement son activité et le fixe : « De quoi, grand Dieu, parlez-vous ?
— Grand Dieu justement !
— Pardon ! La raison vous abandonne, mon ami. » Elle le querelle d’un ton menaçant : « Vous n’allez pas me reprocher, tout de même, d’être une bonne chrétienne ! Ah ça ! »
Le père reprend sa lecture : « Loin de moi cette pensée, je disais simplement que, tout à l’heure, pendant que j’écrivais mon traité sur les déplacements de troupes en Algérie… » Il se retourne et, dans un sourire carnassier : « Tu sais que c’est un peu mon métier, que de rédiger des rapports et des plans pour l’armée… Donc pendant que je travaillais et que les enfants chahutaient, toi, tu priais, de toute évidence. Et vu l’état dans lequel tu es rendue, je n’ai pas l’impression que tes vœux aient été exaucés. » Il se repenche sur ses copies et prend son air détaché : « Si vous voulez mon avis, priez moins et occupez-vous plus de votre progéniture. Tout le monde s’en portera mieux. Sur ce, laissez-moi, je vous prie. Et fermez la porte. »
La mère, dont le visage s’est empourpré d’indignation, vocifère : « Monstre, misérable, abominable athée, comment ai-je pu t’épouser ? Mais va, tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Elle claque la porte et se précipite vers la cuisine.
Dans sa chambre, Arthur repose son gros livre et se lève de son lit. Il s’accroupit en haut de l’escalier et attend à travers les barreaux la suite des événements.
Le père sort de sa chambre. Il porte une robe de chambre soyeuse, sa haute taille lui donne un air de grand seigneur. Il se saisit du cratère de métal étincelant installé sur le guéridon d’acajou et se place au centre de l’entrée sous le lustre. Là, il laisse tomber la coupe sur le carrelage de grès. Bing wong-wong-wong tac-ga-da-tac-tac-tac…, fait le bassin d’argent qui danse dans un bruit de spirale. Des éclairs de lumières vives flamboient en virevoltant sur les murs.
Arthur, les mains sur les oreilles, sourit, fasciné ; il attendait ce moment. Le père interrompt les circonvolutions du cratère et le dépose sur son socle, avant de retourner, satisfait, dans sa chambre.
La mère sort illico de la cuisine la tête haute et envoie le bassin répéter la même chorégraphie ! Elle repose ensuite la vasque à sa place, sans manquer de l’essuyer de son tablier, pour retourner dans sa cuisine engueuler la bonne.
*
Ce rituel de la discorde amusait beaucoup l’enfant, mais aujourd’hui l’homme blessé, blotti dans la tiédeur de son lit, songe à tout cela avec amertume. Il s’endort enfin.

Un pigiste russe à bicyclette
Sur la place des Abbesses à Paris, par cette chaude ¬journée d’été 1891, Rodolphe Darzens adossé à l’ombre d’un frêne parcourt le journal Le Gaulois à la rubrique des courses. Sa crinière noire laisse dépasser des mèches en bataille sous un feutre mou, gris sale. Un paletot d’un autre temps recouvre sa liquette au col droit et un foulard chamarré dissimule une croix byzantine en sautoir.
Il consulte sa montre sans arrêt et lève la tête dès qu’une demoiselle passe. Enfin, une élégante jeune femme se glisse dans son dos et lui pose ses doigts gantés sur les yeux. Ils s’embrassent et filent. Elle lui reproche sa tenue débraillée, et lui son allure de coquette.
Un peu plus tard, Rodolphe descend à grands pas le boulevard de Clichy. À son bras, sa petite amie trottine sur ses bottines à talons. Elle semble essoufflée, mais il l’entraîne, jovial, en la guidant par le coude.
« Pas si vite, Rodo, je n’en peux plus.
— On est presque arrivés, Sarah, le magasin va fermer. »
Ils débarquent dans une boutique de vente et de réparation de cycles. Rodolphe se présente au comptoir, un grand espoir dans les yeux.
« Oui, monsieur Darzens, elle est arrivée, elle est là, derrière. Bonjour, madame. »
Sarah remarque tout de suite la jolie caissière Angèle.
La boutique-atelier exhale le caoutchouc, le cuir et la graisse cuite. Ancien maréchal-ferrant, Albert, le patron, a senti le vent tourner et s’est mis à la vente de bicyclettes.
Une nausée monte à la gorge de Sarah. Elle se détourne pour crachouiller une toux sèche dans son mouchoir de batiste. Angèle a un sourire discret. Darzens soutient sa petite amie tandis que le patron les accompagne vers l’arrière-boutique.
Là, suspendu à des crochets, parade un magnifique deux-roues : la dernière création des Manufactures Mercier brille de mille feux. Darzens l’inspecte sous toutes ses brasures, admiratif et connaisseur. Albert ne tarit pas d’éloges sur sa conception moderne : le cadre « diamant » en acier galvanisé parfaitement géométrique, la courbe étudiée de la fourche pour plus de sûreté, le cintre rabaissé, aérodynamique. « C’est très ingénieux », précise le patron. Un braquet de neuf mètres ! Le système de freinage, lui aussi révolutionnaire grâce aux nouvelles chambres à air de Michelin, beaucoup plus confortables que les boyaux. Monsieur Albert lui vante pour finir une dernière innovation : un grand pignon pour les côtes et en retournant la roue, hop, un petit pour la course !
Darzens, courbé sur la machine, un large sourire aux lèvres, fait tourner la roue arrière. Sans quitter des yeux la perfection de la superbe bicyclette, il sort une liasse de billets de sa poche et la tend au patron.
Sarah ne peut réprimer une stupéfaction muette devant la somme incroyable que Rodolphe est prêt à dépenser pour une « machine à courir ».
Le couple quitte le magasin de cycles. Darzens, très fier, guide sa nouvelle conquête par la potence et sa petite amie par le bras. Puis soudain, n’y tenant plus, il embrasse Sarah sur la tempe et saute sur sa bécane rutilante avant de dévaler la rue, en zigzag, heureux… « Je te retrouve chez toi demain ! » lance-t-il à Sarah, et il est déjà loin.
Elle fronce les sourcils et lui envoie un : « Tu me le paieras, ça, mon coco ! », en se dirigeant vers un magasin de nouveautés.

Le soir même, dans une ruelle tortueuse du quartier des Halles encombrée de barriques, des becs de gaz éclairent l’enseigne Au Tord-Boyaux. Darzens débarque sur son vélo étincelant. Il l’attache d’une chaîne à la devanture de la salle, salue le portier et lui glisse une pièce pour surveiller sa machine. Il entre dans le caboulot.
Dès qu’on pénètre dans ce cloaque, l’odeur âcre de tabac et de bière vous saute à la gorge. La fumée empêche de voir à plus d’un mètre. Des numéros miteux de music-hall se succèdent sur la scène.
Darzens rejoint au fond du bouge un homme tatoué sur l’avant-bras d’une ancre prise dans une tête de mort. Il le congratule d’une grande bourrade dans le dos pour son tuyau aux courses. Le bookmaker lui en a pris cinquante, mais il a levé un joli magot sur « Rose des Sables » à 7 contre 1. Il en a profité pour se faire plaisir : la bécane dernier cri de chez Mercier qui l’attend dehors.
Le Tatoué, bougon, se moque de Darzens et le traite de « pédale ». Darzens tique à ce genre de sous-entendu et le fait savoir d’un geste vif et suspendu. Néanmoins, il se rapproche du Tatoué et essaie de le convaincre : c’est le nec plus ultra du progrès, l’alliance de la force, de l’élégance et de la technique, la liberté sur le cheval, l’homme-machine, le surhomme ! En plus, fini le crottin, l’avoine, tous les besoins de l’animal, bref, l’avenir !
Ils trinquent aux temps modernes. Le Tatoué lui demande pourquoi il n’invite pas sa régulière. Darzens montre le plafond enfumé, Sarah ne supporterait pas ce genre d’atmo¬sphère. Il en profite pour lui réclamer les cigarettes indiennes qu’il lui a commandées. Le Tatoué lui remet discrètement un paquet.
Sonneries : on installe une tombola géante avec sa roue chiffrée pour le clou du spectacle. Le premier numéro tombe. Un homme en goguette se lève devant Darzens en criant : « J’ai gagné ! » Son portefeuille dépasse de la poche, Rodolphe fait un signe à son comparse. Il bouscule le client tandis que le Tatoué en profite pour le délester. Tous deux sortent en plaisantant pendant que le badaud va chercher son lot. Ils se partagent la monnaie et jettent le larfeuille dans le caniveau avant de se séparer.
En récupérant son vélo, Darzens entend un miaulement famélique. Il se dirige vers une remise sombre encombrée de cageots et de barriques abandonnés. Alors qu’il essaie d’y voir quelque chose, il sent la pression d’un petit chat roux qui se frotte à ses jambes. L’animal se laisse prendre dans les bras du jeune homme qui l’observe. « Tu me sembles affamé, toi. Tu veux bien devenir mon ami ? Je vais t’appeler… Polo. Je te donnerai du lait et un peu de mou de temps en temps. D’ac ? » lui dit-il de sa voix roucoulante de Slave. Il le serre contre sa poitrine, referme son paletot et fait démarrer sa bécane. Polo ronronne d’aise…

Le lendemain, Darzens déboule à vélo dans la « République du Croissant », ce quartier de la rive droite, entre la butte Montmartre et les rues Réaumur et Richelieu, siège des grands titres parisiens. Là se trouvent les locaux du Gaulois.
Le Gaulois a alors la réputation d’un quotidien plutôt républicain, populaire et satirique. Sa ligne éditoriale phare couvre les affaires de cœur des célébrités. Il entretient avec son lectorat une relation particulière faite d’attraction et de répulsion. Un style quelque peu direct, mais toujours avec délicatesse pour ne pas heurter le public féminin.
Depuis dix ans que la liberté d’expression, et de fait celle de la presse, a été votée, la frénésie des chroniqueurs à débusquer les travers de l’élite n’a pas cessé. Le fameux « bon goût à la française » représente la seule censure au Gaulois. Le rédacteur en chef, le grand « Mondanitaire » comme on l’appelle, Arthur Meyer, y veille de près.
Les rubriques les plus appréciées sont assurément La chronique mondaine, L’écho de la vie des salons et Le carnet du jour, avec ses faits divers qui ravissent les curieux.
La vaste salle de la rédaction ressemble à un gymnase, l’effort cérébral remplaçant l’effort physique. Les bureaux des différentes rubriques s’étagent de chaque côté de l’allée centrale traversée par des journalistes et commis affairés. Sur son pupitre, chaque rédacteur a son organisation et ses manies. Certains, prolixes, remplissent des corbeilles de papier froissé et hèlent sans cesse le commis – « Va me chercher un tel », « Trouve-moi des feuillets »… Les uns travaillent sur un coin de table tandis que d’autres, rejetés en arrière sur leur siège, rêvassent de la tournure d’une expression. Ailleurs, des groupes se forment pour discuter avec volubilité un point capital. Une véritable ruche de messieurs en ébullition.
La banque des faits divers, sous le bureau de la direction, tout au fond, se distingue des autres desks. Une succession d’employés à visières de celluloïd, debout sous les becs de gaz, trie les billets bleus, les télégrammes des reporters de terrain, les comptes rendus d’audience, les petites annonces, et tamponne les reçus. Cela donne à l’ensemble l’aspect insolite d’un travail à la chaîne, rythmé par le tambourinement des cachets.
Juxtaposées au hangar de la livraison des journaux, la « presse » et la salle de rédaction du journal sont mitoyennes pour faciliter le circuit de l’information.

Rodolphe Darzens arrive en sifflotant sur sa bécane rutilante au journal. Il fonce sur un groupe de jeunes saute-ruisseau devant les entrepôts. D’un dérapage acrobatique, il les évite.
« Hourra, monsieur Darzens ! » s’exclament-ils en se précipitant. Ils veulent tous faire un tour. Le journaliste a bien du mal à attacher son engin futuriste au bec de gaz. Ils lui crient : « Le manège, monsieur Rodolphe ! »
Darzens, souriant, sélectionne trois jeunes qui n’ont pas encore eu ce plaisir. Il retire son galure, s’accroupit et les enfants se cramponnent aux longues mèches de sa tignasse. Il se relève et se met à pivoter sur lui-même en faisant tournoyer les gamins en l’air dans les éclats de rire. Il faisait ce numéro quand il bossait pour le cirque qui l’avait accueilli et fait sortir de Russie. Les gosses ovationnent une nouvelle fois leur grand frère Rodolphe.
Une casquette à visière bleue émerge de la porte du journal. On l’appelle. Au boulot ! Darzens donne des conseils aux crieurs sur les meilleurs endroits où vendre le papier et rejoint le Gaulois.
Il se met à trier le courrier avec Pierre Lefranc, le chef du service des faits divers. Le Mondanitaire descend de son bureau, Darzens se précipite vers lui et l’aborde de sa voix chaude à l’accent slave : « Monsieur Meyer, écoutez-moi, je sais, je vous en ai déjà parlé, mais je vous promets qu’une rubrique sportive…
— On en a déjà une, mon cher, occupez-vous plutôt de vos traductions, je n’ai pas vu beaucoup de papiers sur mon bureau, ces derniers temps…, réplique le patron, absorbé par son inspection des rédactions.
— Il n’y a pas d’infos intéressantes dans le Journal de Pétersbourg ces jours-ci, alors je donne un coup de main à M. Lefranc au classement des courriers, monsieur Meyer… », se justifie Darzens en le suivant.
Le patron hausse les épaules et continue son tour des services. Accroché aux basques du Mondanitaire, Rodolphe reprend : « Et puis, dans la rubrique sportive du Gaulois, si je peux me permettre, monsieur Meyer, on ne trouve que le turf !… Moi, je vous propose une vraie chronique d’aujourd’hui avec des articles sur les nouveaux sports à la mode : le cyclisme, l’aéronautique, l’automobile… »
Il poursuit son exposé avec exaltation, mais le patron s’en moque. « Ces fichus sports mécaniques finiront par tous nous tuer un de ces jours… » Seules les nouvelles des vedettes de l’art ou de la politique intéressent Meyer, qui laisse Darzens en plan.
Rodolphe s’en retourne, dépité, au bureau des chiens écrasés, ce qui ravit certains journalistes qui n’apprécient pas du tout l’ambitieux jeune journaliste à l’accent russe. Ce dernier reprend son tri sous le regard compatissant de Pierre Lefranc, quand Ferdinand fait une entrée fracassante.
La cinquantaine bedonnante, le célèbre grand reporter des arts harangue les employés de sa voix nasillarde en tendant au-dessus de sa tête Le Petit Parisien : « Un attentat de Juifs russes anarchistes déjoué à Montreuil ! Hourra pour les services du renseignement qui sauvent la République ! » Il se pavane dans l’allée et se lance dans la lecture de l’article comme s’il en était l’auteur. L’ensemble du journal salue le prêche de Ferdinand.
Devant l’attitude indifférente de Darzens, qui continue de tamponner ses billets bleus, le grand reporter le toise : « N’est-ce pas, Darzinnsky ? » lance-t-il perfidement.
Pierre surveille Rodolphe, qui ne bronche pas et se concentre sur son travail. Ferdinand monte dans le bureau de Meyer après avoir jeté un regard méprisant sur le pigiste immigré de Russie.

Le repas de famille

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel et la visite
des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure,
la tête et le monde de l’esprit1.

Rimbaud sort de sa chambre à midi. Il a passé la matinée à se reposer et à écrire à ses associés en Abyssinie. Il descend avec appréhension les marches jusqu’au vestibule. Sur son socle, le bassin de métal poli et cabossé le nargue de ses reflets. Il entre dans la salle à manger. La mère et Isabelle patientent chacune derrière leur chaise.
Rimbaud prend sa place en bout de table et déplie sa serviette : « Et Frédéric, toujours pas de nouvelles ? » La mère s’assoit et assène d’un air méprisant : « Il doit cuver son gueuleton avec ses amis de la Compagnie… »
Rimbaud reprend, comme pour l’excuser : « Il a toujours préféré la troupe. »
Un souvenir lui traverse l’esprit pendant que la mère touille la soupe.
*
Il va sur ses seize ans et bouquine comme à son habitude dans le silence de la demeure familiale. Soudain, des bruits suspects venant de la chambre de son frère le surprennent. Il s’y rend sans faire de bruit.
Frédéric est en train d’enjamber sa fenêtre. Arthur se précipite. « Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je me taille, frangin !
— Tu vas où ?
— À la guerre, mon ami, à la guerre, défendre la patrie et toucher la solde ! » Il passe la jambe dans le vide et se retourne vers Arthur, il a l’air plus vieux : « Prends soin de notre famille, Arthur, c’est toi l’aîné maintenant. Souhaite-moi bonne chance.
— Et maman ?
— Ne lui dis rien. J’ai laissé un mot… Tu corrigeras les fautes… »
Il s’accroche à la descente de pluie et saute dans la rue, des recrues le rejoignent ; ils s’enfoncent dans la nuit. »

Extraits
« Rodolphe a une semaine de mise à pied, s’il ne trouve rien d’intéressant avant la fin, il sera viré. Il le rappelle, il lui faut un pseudo: ce sera. Lardenay, et le congédie d’un geste en reprenant ses lectures.
Darzens, satisfait et un peu surpris, reste sur place et lui demande le sujet de l’enquête. Interloqué, le patron répond: «Rimbaud.
— Rambot? répète Rodolphe, dérouté.
— Rimbaud Arthur, le poète! articule Meyer, agacé. Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?» Ses yeux transpercent le journaliste à travers ses binocles.
Darzens acquiesce, comme absent. Il réalise dans quel traquenard il vient de se fourrer. Tout ce qu’il ne supporte pas: les poètes, homosexuels en plus! Disparus depuis vingt ans, tant qu’à faire.
Rodolphe sort du bureau accablé. En passant, il fait signe à son ami Pierre de ne pas s’inquiéter et quitte le journal sous les regards plissés des sympathisants de Ferdinand.
De retour chez lui, dans son petit garni sous les toits, le journaliste tourne en rond avec cette enquête improbable. «Un poète, en plus! Disparu depuis vingt ans! Que personne ne connaît, à part quelques intellectuels ou pseudo-artistes, pour sûr! À mettre tous dans le même panier, comme Moréas! J’aurais été verni que je serais tombé sur un sculpteur, au moins ceux-là ils transpirent. » p. 73

« Darzens, étourdi, a perdu ses repères, il se pose sur le lit pour reprendre sa lecture. Verlaine révèle que, incompris dès sa jeunesse, Rimbaud en vrai maudit a rejeté les valeurs de la société. Il s’est conduit de manière provocante, dangereuse, asociale ou autodestructrice. Le journaliste apprend aussi que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu.
Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement.., écrit Verlaine.
Poursuivant le recueil, les louanges dithyrambiques de Verlaine sur son amant n’étonnent plus le journaliste, mais la destinée troublante de ce poète inconnu commence à l’intriguer. » p. 88-89

À propos de l’auteur
GUYONNET_Henri_DRHenri Guyonnet © Photo DR

Enfant de Marseille, Henri Guyonnet fonde des groupes de rock avant de s’installer à Paris, où il écrit et met en scène pour le théâtre. Brûlez tout! est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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La Renommée

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En deux mots
Un père qui disparaît quelques années après sa naissance, ne lui laissant que son patronyme, Motard, comme souvenir douloureux. Il aura fallu attendre jusqu’en 2022 pour que Angie David puisse voir reconnu son nom. Dans ce récit très documenté, elle revient sur l’histoire, la législation, les traumatismes que peuvent causer les patronymes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ce maudit nom du père

Dès sa naissance, le père d’Angie s’est désintéressé d’elle avant de disparaître pour de bon de sa vie, ne lui laissant que son nom, Motard. Dans ce témoignage sensible et édifiant, elle retrace son long parcours pour pouvoir changer ce nom, synonyme de traumatisme.

Le hasard des lectures au fil de cette rentrée a fait succéder La Renommée à L’impossible retour. Or, dans le livre de Nathalie Hadj, un tailleur rencontré à Paris se présente ainsi au père de la narratrice arrivé d’Algérie et qui va décider de changer son prénom: «je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer.» Un épisode qui pourrait aussi figurer parmi les nombreux exemples que cite Angie David.
Pour elle, tout commence dans l’insouciance de la jeunesse et les années flower power. Les parents de la narratrice s’aiment et découvrent qu’ils vont bientôt être parents. Qu’à cela ne tienne, le bébé sera accueilli dans la communauté. Avec la même insouciance, à moins que ce ne soit de l’irresponsabilité. Toujours est-il que la jeune Angie Motard devient vite un boulet pour son père, adepte de l’amour libre. Il n’entend pas s’encombrer de cette fille qui restreint sa liberté et ne tarde pas de prendre ses jambes à son cou. «Cet abandon était la conséquence de son égoïsme et d’une forme d’immaturité, un refus d’assumer ses responsabilités les plus élémentaires, celles qui nous obligent à l’égard de nos parents et de nos enfants. Tout ce qui comptait, pour lui, c’était de profiter à fond de la liberté qu’offraient les îles au début des années 1980, d’expérimenter le trip hippie jusqu’au bout.»
Pour Angie, il reste cependant une trace marquante de cet oiseau des îles, son patronyme: Motard. Un patronyme dont elle a honte, qu’elle ne supporte pas, qu’elle veut effacer. Mais «en 1978, l’année où je suis née, l’enfant d’un couple marié était de facto l’enfant légitime du mari, et avait l’obligation de porter son nom. Cette règle datant de 1794 est restée inchangée jusqu’en 2005.»
Ce nom du père que Lacan érige en totem absolu peut aussi être une souffrance. «M’appeler comme lui alors qu’il ne s’est pas du tout occupé de moi, je l’ai vécu comme une double peine.» Alors tous les stratagèmes sont bons pour le cacher, faute de pouvoir l’effacer. Mais il lui faudra attendre jusqu’en 2022 avant de pouvoir enfin porter officiellement le nom de sa mère, David.
Derrière ce combat intime, l’autrice élargit son champ d’analyse et retrace la naissance des patronymes, leur symbolisme et ce qu’ils disent de l’identité d’une personne, les législations successives qui les régissent, mais aussi les rôles des prénoms, ou encore celui des pseudonymes.
Venant de Vanuatu, puis de la Nouvelle-Calédonie, c’est quand elle veut devenir éditrice et autrice que Léo Scheer, son pygmalion, lui suggère d’oublier son nom officiel pour prendre un nom de plume. Car un nom, c’est une marque.
Ce qui rapproche Angie David d’autres auteurs qui ont choisi de signer leurs œuvres de noms d’emprunt, de Claude Lévi-Strauss à Édouard Louis, exemples éclairants choisis pour montrer les différents aspects de cette dissimulation d’identité. On pourra y ajouter, pour d’autres raisons encore Romain Gary devenu durant quelques livres Émile Ajar tout comme Boris Vian devenu Vernon Sullivan. Et la liste est longue… La Renommée vient y ajouter une dimension féministe, comme Constance Debré avec son roman Nom.
Reste à souligner le style de la romancière qui offre au lecteur de s’immerger dans les souvenirs et les émotions, le pousse à s’interroger sur ce que représente son propre nom. Une introspection qui est aussi l’histoire d’une émancipation exaltante et inspirante.

La Renommée
Angie David
Éditions Léo Scheer
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782756123059
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris après des escales au Vanuatu et en Nouvelle-Calédonie. On y évoque aussi Fontaine-le-Comte dans la banlieue de Poitiers et Verrières dans la Vienne ainsi que Montpellier.

Quand?
L’action se déroule de 1978 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pourquoi révéler dans un livre ce nom que, toute ma vie, je me suis évertuée à cacher ? Parce que c’est la seule chose intéressante en littérature, la seule chose qui compte, parler de ce dont on a honte. Mais c’est aussi parce que ce nom, qui était celui de mon père, ce nom, aujourd’hui, n’est plus le mien.
Ce récit est là pour dire comment je me suis renommée, comment j’ai fait tomber le nom du père, ce bastion du patriarcat, en choisissant de porter celui de ma mère, jusqu’à ce que la loi m’autorise à devenir pleinement Angie David.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté
Antonym magazine

Les premières pages du livre
« Depuis plus de vingt ans, je me faisais appeler Angie David, mais c’était un mensonge, une usurpation. Puisque ce n’était pas mon nom, il n’avait que valeur de pseudonyme, c’est-à-dire aucune sur le plan juridique. Personne, en dehors de ma famille et de ceux qui me connaissent depuis l’enfance, n’était au courant, même des amis très proches, rencontrés à l’âge adulte, l’ignorent toujours, et le découvriront avec ce livre. Je me souviens du jour où ma fille, qui devait avoir 8 ans, l’a appris, elle était sous le choc : «Quoi, maman, tu ne t’appelles pas Angie David?» Découvrir que j’aurais été nonne dans une autre vie ne l’aurait pas plus surprise, il lui a semblé que je n’étais pas la femme qu’elle avait connue jusque-là.
C’est encore difficile de l’avouer, je n’ai jamais imaginé le faire un jour, et mon cœur se rétracte, comme lorsqu’on est pris la main dans le sac, si je mesure ce que je suis en train de faire. J’ai tout mis en œuvre pour que mon vrai nom n’apparaisse jamais, à tel point que je n’ai pas voulu me marier pour ne pas subir le moment où le maire déclinerait mon identité: «Angie Motard, consentez-vous à prendre pour époux…?» J’ai vécu pendant toutes ces années dans la peur de me trahir, de commettre une faute d’inattention, en donnant, par exemple, copie de mon passeport à Élise, la marraine de mon fils, si elle proposait de se charger d’une réservation commune pour un avion ou un hôtel avant un départ en vacances.
Aujourd’hui, je le révèle pourtant: mon seul patronyme était Motard, c’est celui que mon père m’a légué, mon nom de naissance, de «jeune fille», à distinguer du nom qu’une femme choisit de porter lorsqu’elle adopte celui de son conjoint. Dans chaque situation officielle, sur les papiers d’identité, la carte Vitale, la carte de crédit ou le chéquier, le livret de famille, la carte d’électeur, ce nom, Motard, revenait toujours. C’était une malédiction.
J’ai eu beau tout mettre en œuvre pour l’effacer, le réduire à néant, sa réalité brutale était là, incontournable. Quand je l’entendais, le prononçais ou même le lisais, c’était la même chose que de recevoir une gifle, j’ose le mot: une humiliation. Si une secrétaire m’annonçait à voix haute dans la salle d’attente du médecin ou du dentiste avec lequel j’avais rendez-vous : «Madame Motard?» je baissais la tête et m’empressais de la rejoindre, pour en faire cesser l’écho dans la pièce et échapper aux regards des autres patients, qui n’en pensaient sûrement pas grand-chose, mais j’avais l’impression qu’ils se disaient tous: «C’est pas terrible, de s’appeler comme ça, surtout pour une femme.» Et si je prétendais être Angie David, cela posait ensuite problème avec la Sécurité sociale, qui ne pouvait pas m’identifier. J’étais coincée.
Il y avait quelque chose de délirant dans cette représentation amplifiée de l’effet que pouvait produire ce nom dit publiquement. Un côté paranoïaque ou autocentré, puisque les inconnus que vous croisez ne vous analysent pas à la loupe, ils s’en fichent, on le sait en vieillissant, le monde entier n’a pas les yeux braqués sur vous en permanence, comme on a tendance à le croire quand on est jeune, et qu’il nous est impossible d’être naturels, décomplexés. Mme Frankenstein ou Mme Connard les auraient sûrement fait réagir, parce que cela évoque une figure monstrueuse ou ridicule. Motard, ce n’est juste pas très beau, pas seyant ; cela suffisait à me le rendre détestable.
Alors pourquoi écrire un livre à ce sujet? Maintenant que je peux, après toutes ces années, l’éradiquer enfin, faire en sorte que ce nom que j’ai, par tous les moyens, réussi à dissimuler ne surgisse pas, voilà que je vais le crier sur tous les toits, puisque c’est ça, écrire, rendre public. Est-ce parce que je m’appelle vraiment Angie David désormais, ou parce que c’est la seule chose intéressante en littérature, raconter ce qu’on ne peut pas dire, avouer ce qu’on cache, ce dont on a honte?

Le nom du père
La raison pour laquelle je rejette le nom du père, c’est qu’il s’agit du nom de mon père, justement, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’en a pas été un. Non seulement il ne m’a pas désirée à la naissance, mais il n’a pas réussi, même plus tard, à m’aimer. D’après les souvenirs de ma mère, et ce que l’on peut vaguement deviner sur quelques photos, jusqu’à mes 2 ans, Jean-Luc était plutôt gentil, et éprouvait de la tendresse pour la toute petite fille que j’étais; mais, à partir de notre départ pour le Vanuatu, cet archipel perdu au milieu du Pacifique sud, son attitude a changé, il s’est montré indifférent, voire agacé par ma présence, et il m’a laissée tomber, confiant à Sylvie le soin exclusif de m’élever.
Cet abandon était la conséquence de son égoïsme et d’une forme d’immaturité, un refus d’assumer ses responsabilités les plus élémentaires, celles qui nous obligent à l’égard de nos parents et de nos enfants. Tout ce qui comptait, pour lui, c’était de profiter à fond de la liberté qu’offraient les îles au début des années 1980, d’expérimenter le trip hippie jusqu’au bout. Un enfant est une entrave à l’exercice d’une telle liberté, surtout en ce qui concerne la sexualité – mes parents n’ayant cessé d’avoir des relations extraconjugales, plus ou moins officielles.
Tous deux savaient que je ne pouvais que juger et condamner leur tendance à aller voir ailleurs : l’enfant a l’intuition que si ses parents risquent de refaire leur vie avec quelqu’un d’autre, cela joue contre son intérêt. Il sera négligé au profit de demi-frères et demi-sœurs qui compteront plus que lui, sans parler des problèmes de succession à venir. Rien n’était plus déplacé que de m’emmener chez l’un ou l’une de leurs amis, avec qui l’un ou l’autre entretenait une liaison. Quoi de plus sordide que la façon dont l’amant ou la maîtresse du moment se montrait attentionné à mon égard, pour se faire bien voir de mes parents, ou les décharger d’une infime part de culpabilité. C’était non seulement déplacé, mais inutile : Sylvie ne se sentait pas fautive parce qu’elle s’occupait de moi, et Jean-Luc, lui, s’en fichait éperdument.
Bien que ce ne soit plus du tout la mode au milieu des années 1970, mes parents ont trouvé judicieux de se marier, pour ne pas faire comme tout le monde et organiser une grande fête. Ils avaient 20 ans, ne se connaissaient que depuis quatre mois, le coup de foudre, ce mariage était l’apogée de la passion qu’ils éprouvaient alors l’un pour l’autre. C’était aussi un moyen d’acter une situation au départ scabreuse, ma mère étant sortie pendant deux ans avec le meilleur ami de mon père, avant de tout quitter pour ce dernier. Ce mariage s’est avéré préjudiciable pour moi, aucun des deux n’a pensé une seule seconde aux conséquences que cela aurait sur l’enfant qu’ils ne tarderaient pas à avoir.
En 1978, l’année où je suis née, l’enfant d’un couple marié était de facto l’enfant légitime du mari, et avait l’obligation de porter son nom. Cette règle datant de 1794 est restée inchangée jusqu’en 2005. Après la Révolution française, où la plus grande liberté a été accordée aux individus qui pouvaient choisir le prénom et le nom qu’ils souhaitaient, selon leur fantaisie, la reprise en mains a été totale. Il s’agissait d’affirmer la puissance de l’État et de l’administration, et d’assurer la continuité patrimoniale au sein d’une même famille. Au début du XIXe siècle, pendant que naissait le monde moderne, on s’est débarrassé de la souveraineté de Dieu pour la remplacer par celle du pater familias, devenu la figure toute-puissante.
L’affirmation du patriarcat est allée de pair avec l’essor de la société bourgeoise et du capitalisme. Pour garantir la transmission des richesses et éviter leur dispersion, le mari détenait l’ensemble des prérogatives légales et financières, l’épouse restait à la maison pour s’occuper des enfants, lesquels héritaient ensuite de la fortune familiale, tout en s’engageant à la préserver et à la faire fructifier selon les mêmes modalités. Le patronyme traduisait ce passage de relais, nous étions les enfants de notre père, sa propriété. Lorsqu’on naissait garçon, et que, de fils, on devenait père à son tour, on avait pour mission de transmettre le nom à la génération suivante. Pour une femme, même si on décidait de ne pas utiliser le nom de son mari, usage qui n’a jamais été imposé, on ne pouvait cependant pas transmettre son propre nom, sauf à être célibataire et à avoir un enfant dit naturel.
Dieu était mort, restait à dégommer le père. Si l’on en croit le mythe du parricide originel élaboré par Freud dans Totem et tabou, qui serait le fondement de la civilisation, les fils ont tué le patriarche il y a longtemps, avant de le manger, pour obtenir l’accès à toutes les femmes du clan. Le remords qui s’est ensuivi a structuré l’organisation sociale des premiers hommes, qui ont érigé deux grands interdits : le meurtre et l’inceste. De là, l’idée que la fonction du père est essentiellement symbolique ; qu’il soit vivant ou mort, présent ou absent, aimant ou détaché, seul compte le fait qu’il existe : le nom du père en tenant lieu de preuve. Comment savoir si un père est bien le sien, si on ne porte pas son nom? Et d’ailleurs, peu importe qu’il le soit biologiquement tant que, justement, on s’appelle comme lui. Cette logique fonctionne aussi dans l’autre sens, puisque pour un enfant adultérin, la génétique ne résout rien, la souffrance vient du manque de reconnaissance et de l’impossibilité de porter le nom de son père.
Le patronyme est l’incarnation du tiers chargé de couper le cordon ombilical, c’est la lame qui sépare la mère de l’enfant, qui permet d’ouvrir celui-ci au monde extérieur et de prévenir l’inceste. En m’interdisant d’être une David, le nom de mon père a opéré tel un couperet entre ma mère et moi, même s’il n’a pas empêché la fusion résultant du fait que nous étions le plus souvent toutes les deux.
Le problème de ces théories psychanalytiques ou anthropologiques, c’est qu’elles étaient efficientes tant que nos sociétés fonctionnaient sur un mode archaïque. Le père qui personnifie l’autorité et assume la charge de famille, celui qu’on craint même si on ne fait que le croiser, contre lequel nous protègent la mère et la fratrie; mais les babas cool dont faisaient partie mes parents ont mis à mal les structures élémentaires de la parenté.
*
Jean-Luc n’a pas seulement échoué à être un chef de famille, il a refusé ce rôle, il s’y est opposé. Dans les années 1970, il fallait déconstruire les instances de pouvoir qui maintenaient la population, et en particulier les jeunes, sous une chappe de plomb. L’école, l’hôpital psychiatrique, la prison, l’armée… Éduquer un enfant, autrefois, revenait à le mater, à le réduire au silence, et c’est contre cette conception que ceux qui prolongeaient l’esprit de Mai 68 se sont insurgés. Ce renversement de l’autorité a été salutaire, même si la génération suivante, celle des enfants de hippies, s’est retrouvée dans un entre-deux inconfortable. Nos parents étaient laxistes, mais se montraient parfois sévères, parce qu’ils ne supportaient pas que les enfants débordent et ne restent pas à leur place, sans se soucier pour autant de nous offrir un cadre, des règles, peut-être injustes, mais qui auraient eu le mérite d’être claires. Personne n’a eu peur de nous laisser grandir sans ancrage, culturel ou religieux, et nous avons dû nous débrouiller pour nous forger une identité et nous intégrer dans le monde. Il est vrai que nous partions de rien, puisque tout avait valdingué, et que nous n’en étions encore qu’au stade expérimental.
Le gâchis de la relation avec mon père, j’en ai parlé dans quasiment chacun de mes livres, mais ce que j’ai tu jusqu’à aujourd’hui, c’est l’histoire de ce nom qu’il m’a transmis. M’appeler comme lui alors qu’il ne s’est pas du tout occupé de moi, je l’ai vécu comme une double peine. Ce n’était pourtant pas le résultat de sa propre volonté, Jean-Luc était lui aussi une victime du système. La loi faisait peser sur les épaules d’un jeune homme des prérogatives auxquelles il était pourtant prêt à renoncer, à commencer par le fait que je m’appelle Motard. Il n’aimait pas son nom et se fichait du fait que je le porte, n’ayant pas besoin de prouver sa paternité à mon endroit – peut-être même aurait-il préféré être délesté de ce poids. S’il avait de nombreux défauts, on ne peut lui reprocher d’avoir été macho, de s’être comporté avec sa progéniture comme s’il s’était agi de sa chose.

Extrait
« Je suis finalement née en 2002, à l’âge de 24 ans. Avant cela, j’ai toujours eu l’impression de marcher à côté de ma vie, j’étais en stand-by, dans l’attente que s’accomplisse un destin dont je ne me résignais pas à croire qu’il serait banal. Mon enfance et mon adolescence sous les tropiques, pour avoir été heureuses, paradisiaques même, n’ont pas suffi à mon épanouissement, puisque j’ai toujours eu envie de venir m’installer à Paris pour y exercer un métier dans l’art, y mener une existence à la fois chic et bohème, libre aussi du regard des autres, Nouméa s’apparentant à une sorte de Santa Barbara où tout le monde se connaît et s’épie. » p. 57

À propos de l’autrice

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Angie David © Photo Vincent Ferrane

Angie David est écrivaine et éditrice. On lui doit, notamment, Dominique Aury (Goncourt de la biographie, 2006) et Sylvia Bataille (2013. (Source: Éditions Léo Scheer)

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Vie et mort de Vernon Sullivan

Mise en page 1  RL_automne_2023

En deux mots
Quand Boris Vian relève le défi d’écrire en moins d’un mois un roman à scandale, il ne se rend pas compte combien sa vie va basculer. En inventant Vernon Sullivan, soi-disant auteur américain censuré, il se dote d’un double littéraire qui va secouer la France bienpensante avec J’irai cracher sur vos tombes et va faire de l’ombre à… Boris Vian.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Boris Vian et son double

Dimitri Kantcheloff retrace la vie d’un auteur américain qui n’a jamais existé. Vernon Sullivan est l’invention de Boris Vian, mais cette création va faire bien des ravages dans la France de l’après-guerre. Il secoue le milieu littéraire et les pères la vertu. Et mange la vie de son créateur.

C’est l’histoire d’un employé de l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton qui rêve de gloire. C’est l’histoire d’un écrivain sur lequel mise son éditeur, mais qui tarde à rencontrer le succès. C’est aussi le résultat d’un défi lancé un peu trop vite à Jean d’Halluin qui dirige les éditions du Scorpion, celui de lui écrire en dix jours le roman qui va s’arracher dans les librairies. Son idée? «Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. (…) Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, propose aussi d’endosser le rôle de traducteur.»
Voilà comment un jour de 1946 naît Vernon Sullivan. Et comment Boris Vian essaie de se relancer après les échecs commerciaux de se premiers livres parus chez Gallimard, Vercoquin et le Plancton et L’Écume des jours pour lequel il espérait la consécration d’un Prix littéraire qui ira finalement à un illustre inconnu.
Chose promise, chose due. En moins de deux semaines le manuscrit de J’irai cracher sur vos tombes est prêt.
Avec son éditeur, Jean d’Halluin, ils mettent tous les ingrédients nécessaires à faire le buzz, comme on ne disait pas encore à l’époque: «titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.»
Les ventes sont pourtant assez décevantes. Mais c’est sans compter sur Daniel Parker. Le secrétaire général du Cartel d’Action Sociale et Morale entend faire interdire le livre en dénonçant l’outrage, les excès et la pornographie. Dès lors la presse va s’emparer de l’affaire et faire ses choux gras de ce combat, se ralliant en grande majorité à la thèse de la liberté d’expression de l’auteur et à la liberté des lecteurs de juger sur pièces.
Ce qu’ils vont faire avec voracité. Il faudra réimprimer. Déjà Vernon Sullivan s’attelle à un second roman.
C’est la fête à Saint-Germain-des-Prés. Aux côtés de Sartre et Beauvoir, mais aussi des zazous et des jazzmen, Boris Vian fête son succès, même si ses médecins lui ont conseillé de réfréner ses ardeurs en lui annonçant que son cœur ne tiendrait plus très longtemps le rythme endiablé qu’il lui impose. Face à cette dramatique échéance Boris Vian – et son double – fourmillent de projets. Des romans à écrire, des paroles de chanson, une adaptation au théâtre de J’irai cracher sur vos tombes, peut-être même un film. Et au milieu de cette effervescence, n’oublions pas le tribunal. Car Daniel Parker n’a pas renoncé à faire condamner ce Vernon Sullivan dont de plus en plus de critiques commencent à douter de l’existence.
Bien documenté, Dimitri Kantcheloff réussit fort bien à rendre l’ambiance de l’époque, allant jusqu’à utiliser le vocabulaire en usage durant ces années d’après-guerre, et à montrer combien la société aspirait à davantage de liberté. C’est sur des airs de Duke Ellington que se joue le drame de Boris Vian.
Inspiré par la trilogie biographique de Jean Echenoz avec Courir, consacré à Emil Zátopek, Ravel et Des éclairs, qui retrace le parcours de Nikola Tesla ainsi que par Les trois jours dans la vie de Paul Cézanne de Mika Biermann et aussi par le Limonov d’Emmanuel Carrère, cette biographie romancée confirme le talent de l’auteur après Supernova qui était paru en 2021.

Vie et mort de Vernon Sullivan
Dimitri Kantcheloff
Éditions Finitude
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782363391940
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et Ville-d’Avray, mais aussi à Megève, Saint-Jean-de-Monts, Saint-Tropez.

Quand?
L’action se déroule de 1946 à 1959.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir d’été de 1946, Boris Vian parie avec son éditeur qu’il peut écrire un « best-seller américain » qui trompera les critiques. Ce sera J’irai cracher sur vos tombes, qui paraît sous le nom de Vernon Sullivan dans une «traduction» de Boris Vian. Le livre fait scandale. Dans les caves de St-Germain, on s’interroge et Vian jubile. Hélas, en parallèle, la carrière d’écrivain de Boris ne décolle pas. L’Écume des jours est un échec alors que le public redemande du sulfureux, du Sullivan. Vian ne cache ni son amertume, ni sa fatigue.
Sous la légèreté de façade du boute-en-train amateur de jazz auquel on réduit souvent Boris Vian, Dimitri Kantcheloff montre les blessures d’un écrivain qui a souffert de n’avoir jamais été pris au sérieux. On sent l’amertume et la désillusion grandir chez Vian alors que, malade du cœur, il se sait condamné. Sa frénésie créative, sa volonté de se défaire de ce Vernon Sullivan trop encombrant, prennent alors une tout autre résonance, bouleversante.
Dans un jeu de miroirs, entre fiction et réalité, Kantcheloff donne vie à un de ces discrets drames intimes de l’histoire littéraire. Il offre à Boris Vian, écrivain dévoré vivant par son double Vernon Sullivan, un hommage à sa mesure, élégant, virevoltant et poignant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Né en 1946, Vernon Sullivan vécut épisodiquement jusqu’en 1959 ; ce qui explique sans doute la brièveté de sa biographie. La vie, cependant, lui laissa le temps d’écrire quatre romans, dont certains furent adaptés au cinéma, au théâtre ou en bande dessinée.
Ne cherchez pas de tombe à son nom. Ni pour vous y recueillir, ni pour y cracher. Vous n’en trouverez pas.
D’aucuns, d’ailleurs, réfutent jusqu’à l’existence même de Sullivan.
Ce serait faire bien peu de cas de ce récit.

1
Reprenons depuis le début. 1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C’est un mardi et Boris Vian s’emploie à quelque activité à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton.
Sa longue silhouette roide est penchée sur la table de travail. Son air, qu’un teint have exagère, semble sérieux.
D’un index sûr, il gratte son menton, ce qui n’est pas sans ajouter à la gravité de la tâche.
Tout, autour de lui, s’agite : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, on va, on vient, comme les idées dans l’esprit de Boris, la poésie en moins.
Lui ne bouge pas, s’applique à rester concentré.
Nul ne sait à quoi il s’occupe – à vrai dire, ça n’a pas l’air passionnant – mais il tient manifestement à ce que ce soit bien fait.
Aussi le laisse-t-on triturer les instruments de mesure et les appareils de calcul qui occupent son bureau, raturer les documents administratifs et les brouillons au dos desquels il a pris l’habitude de griffonner, entre deux réunions, des poèmes et des nouvelles, des idées de romans et toute une
panoplie de personnages aux faux airs primitifs.
Mais cela ne dure pas ; le téléphone, déjà.
Oui, répond-il, bien sûr, ce sera fait… bien sûr, répète-t-il comme pour rassurer cet interlocuteur dont on ne sait rien, sinon, à la déférence de Boris, son importance
dans la hiérarchie de l’entreprise. C’est entendu, mes hommages à Madame.
La conversation expédiée, il retourne à ses calculs, a tout juste le temps de gribouiller un schéma ou deux.
Mais le téléphone, encore.
Cette fois, c’est Raymond.
Queneau.
Le mentor.
On ne présente pas le grand écrivain. D’ailleurs, lui-même n’en prend pas la peine. Je suis désolé, se contente-t-il d’annoncer en guise d’introduction.
Et puis, chose rare, Raymond cherche ses mots, bafouille, pas peu gêné par la situation, et c’est bien le moins quand on sait ce qui vient d’arriver.
Après avoir fait accepter chez Gallimard, en début d’année, les deux premiers romans de Boris – Vercoquin et le Plancton ainsi que L’Écume des jours –, il tenait pour acquise l’attribution à ce dernier du Prix de la Pléiade. Il avait assuré le jeune auteur du soutien de l’entièreté ou presque du jury : Malraux, Éluard, Arland, Camus, Sartre et Paulhan – le directeur de la NRF. Tous avaient promis
leur voix pour récompenser le meilleur manuscrit de l’année. On en était même venu à se demander s’il était nécessaire de réunir tout ce petit monde pour délibérer tant le résultat passait pour joué d’avance.
Mais voilà, si Queneau prend la peine d’appeler en pleine après-midi de cette voix un peu serrée, ce n’est pas pour annoncer de bonnes nouvelles.
Boris se tend, attrape un élastique dont il entend, par l’action de ses doigts étirant puis lâchant la chose, se servir pour calmer ses nerfs, écoute.
Vois-tu, annonce Raymond, il s’est produit lors des délibérations un événement, disons, inattendu.
Vian observant un silence, Queneau poursuit. L’abbé Grosjean, dit-il, qui comme tu le sais est un ami de Malraux, a passablement intrigué auprès de celui-ci et de Paulhan afin que les jurés attribuent le prix à son recueil
de poèmes.

Silence, toujours, face à quoi Queneau rappelle son indéfectible soutien, tout comme celui de Sartre, bégaie une excuse convenue, se maudit d’avoir pu se montrer aussi inconséquent, croit bien faire en déplorant les
arcanes du milieu littéraire, ses manigances, ses entourloupes, s’indigne du comportement de la bande à Paulhan, fulmine, enrage, pérore tant que Boris ne
prononce toujours pas le moindre mot.
Et s’il se tait, ce n’est pas qu’il n’ait rien à dire. Non.
C’est qu’il ne peut s’empêcher d’embrasser d’un regard morne ce bureau qu’il s’imagine tout à coup ne jamais pouvoir abandonner : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, on l’a déjà dit, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, donc, qui lui font tout à coup l’impression d’un écosystème carcéral à peine amélioré.
Il s’efforce de ne pas s’énerver, au moins de n’en rien laisser paraître – après tout, il sait ce qu’il doit à Raymond –, abrège la conversation – formules de politesse habituelles, sans aller, n’exagérons rien, jusqu’aux remerciements –, raccroche ; alors, un mélange de tristesse et de haine s’empare de lui.
On a beau être pacifiste, on ferait tout de même bien sauter, juge-t-il, tous ces gendelettres sur une belle petite bombe atomique.

2
Mais enfin, Boris n’est pas du genre à se lamenter sur son sort. Lui qu’on afflige d’une éternelle bonne humeur a trop d’autres choses à faire, à vivre, à penser.
Il quitte le bureau, rejoint l’appartement de la rue du Faubourg-Poissonnière, promet à Michelle de se préparer au plus vite pour ce soir, au lieu de quoi il s’installe à son secrétaire, tire un brouillon et couche les premières lignes d’un poème un rien vachard qu’il intitule « Je n’ai pas gagné le Prix de la Pléiade ». Il y moque la fourberie de Paulhan, les incommodantes flatulences de celui qu’il
renomme Marcel à relents, et son besoin de vengeance à peu près satisfait – tout du moins pour le moment –, attrape sa guitare-lyre sur laquelle il aurait volontiers composé une mélodie ou deux si Michelle ne l’en avait
empêché.
Mais on est déjà très en retard et il faut encore faire dîner le jeune Patrick – dit Pat, dit Petit Bison, dit Bisonneau – avant de le confier à sa grand-mère ; ce n’est pas le
moment de traînasser.
Boris se contente de passer un coup d’eau sur son visage, se presse, et tant pis pour son costume, il gardera celui du bureau – coton léger et anthracite aux fines rayures gris clair –, prend soin néanmoins de changer sa
cravate noire pour un motif plus gai.
Michelle, elle, a sorti la petite robe bleu ciel qui s’accorde si bien à ses cheveux blonds et sa joie de vivre.
Boris la contemple un instant, troublé par ce sentiment un peu niais de se trouver si heureux de partager sa vie, son mariage et son fils, avec une femme aussi merveilleuse.
Bientôt, ils descendent la rue du Faubourg-Poissonnière jusqu’aux Grands Boulevards, d’où un tramway-bus, en attendant de pouvoir enfin, un jour, se payer une bagnole, les emmène à Saint-Germain-des-Prés.
Sur la terrasse du Flore, les Vian commencent par saluer Sartre et Beauvoir, accaparés par leurs travaux respectifs.
Jean-Paul, à moins que ce ne soit son air habituel, semble d’humeur nauséeuse ; peut-être cette histoire de récompense qui lui reste, lui aussi, en travers de la gorge.

Il accueille Boris et Michelle d’un mouvement de tête, sans un mot, bourre sa pipe de tabac, puis, d’un geste de la main, les invite à s’assoir.
Simone tente un sourire, propose un drink ; ce n’est pas de refus, et l’occasion d’un premier Martini.
On évite, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, d’évoquer cette pénible histoire de Prix de la Pléiade et, l’alcool aidant, Sartre se détend un peu. D’autant que
d’autres amis rejoignent vite la tablée, des filles surtout, et des jolies, ce qui n’est pas pour déplaire au philosophe.
Sur ses lèvres pincées, on jurerait voir le début d’une moue amusée.
De quoi l’encourager – mais enfin, il en faut peu – à se lancer dans un exposé au sujet de ses théories existentialistes, prenant comme au débotté le premier garçon de café venu afin d’illustrer son propos ; idée qui n’est pas
sans captiver les jeunes femmes, à commencer par Michelle, ni exaspérer Boris. Il apprécie peu que le patron donne ainsi son intelligence en spectacle ; encore moins de ne pas être lui-même au centre de l’attention.
Il commande une nouvelle tournée de Martini et préfère se laisser distraire par l’agitation alentour.
Le soleil brille à donner des couleurs au gris de la ville.
Le quartier a tout de l’atmosphère provinciale. Les copains se répandent de terrasse en terrasse, rigolards, un verre ou deux à la main, arpentent d’un pas léger les rues pavées, ornées de platanes et de tilleuls.

Tous passent saluer le Bison, ainsi qu’on l’appelle ici, et trinquer à sa santé. Boris se mêle aux conversations les plus diverses, papote, plaisante, raisonne – ou inversement –, redit les blagues mille fois racontées, débat des heures durant au sujet des positions politiques de Camus ou de la composition du Show Burn – 2/3 de vodka, 1/6 de crème cacao, 1/6 de Cointreau, précise-t-il, soucieux, comme toujours, de la rigueur des choses lorsqu’il s’agit de se distraire.
Il en a assez bouffé, de la guerre, de l’occupation et du rationnement, de la peur et de la mort, des idées noires à plus savoir qu’en faire. Il ne demande qu’à pouvoir
s’amuser à nouveau, s’oublier, prendre sa revanche sur cette Histoire qu’il n’a pas choisie. Alors, il fait du bruit, beaucoup, et ne se tait jamais vraiment que devant la beauté spectaculaire de Juliette Greco ; la voilà justement qui arrive.
Les frères d’Halluin s’installent à la table voisine ; c’est l’occasion d’un nouvel apéritif.
Le Major – qui n’a que peu à voir, sinon le sobriquet, avec un militaire – vous fait l’honneur de son passage ; une tournée de plus.
D’aucuns se contenteraient de ça pour toute soirée.
Mais pas Boris et Michelle. Pas plus que leurs amis.
Ils quittent maintenant le Flore pour les Deux Magots, où ils prennent soin de continuer à s’employer au même genre d’activités.

Après quoi, traversant le boulevard pour se rendre Chez Lipp, la petite bande se régale d’un bon repas pour à peine plus de 20 francs – il faut en profiter, ça ne durera pas.
Un digestif ou deux, trois peut-être, et direction le Bar
Vert où le programme reste plus ou moins semblable : s’aimer, boire et danser, dans cet ordre si cher à Boris.
Dans ce maelström d’énergumènes en tous genres, il se plaît à naviguer de table en table, à faire se rencontrer jeunes zazous fauchés et vieux sages existentialistes, musiciens à succès et auteurs sans avenir. Pareil à son
pianocktail, il concocte d’audacieux mélanges, avec une aisance et une élégance presque agaçantes.
C’est qu’il est grand et beau et d’une pâleur de mort ; charmant fantôme aux yeux bleus faussement naïfs. Sous le front haut, comme pour ajouter au mystère, un rictus malin égaye sa mine grave. L’air de n’être pas là, on ne voit pourtant que lui.
Et cependant qu’il observe Michelle s’éterniser dans une conversation avec Sartre, il s’en va partager le comptoir avec les frères d’Halluin et Claude Léon.
Il y est question de be-bop et de littérature américaine, comme souvent, du déhanché des jeunes filles enivrées.
On commande à nouveau un cocktail ou deux; et dire que tout ceci, d’ordinaire, fait office d’échauffement avant de rejoindre les caves enfumées de jazz.
Mais il est presque minuit et Vian s’égare dans les vapeurs de l’ivresse.
Il a trop bu. Trop ri. Trop parlé. Trop enragé. Trop vécu pour aujourd’hui.
Les plissements gagnent son visage, disent la fatigue, et sa peau paraît plus pâle encore que d’habitude.
Les copains insistent, déçus de ne pouvoir compter sur lui pour animer ce qu’il reste de la nuit, mais il lui faudra remettre à plus tard la fête et le jazz, les grandes marrades et les solos de trompette enfiévrés.
Il doit se reposer.
Ménager son cœur.
Son médecin ne le lui a que trop rappelé.
Allez, on rentre. »

Extraits
« Son idée n’a rien d’un gag, jure-t-il. Il a même une vision assez précise de ce qu’il conviendrait de faire.
Et soudain, on ne rit plus; on écoute.
Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. Disons, par exemple, les Éditions du Scorpion — chez qui la publication de littérature inconvenante passe pour une occupation respectable. Eh bien nous aurions là tous les ingrédients pour fabriquer notre best-seller.
Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose d’endosser le rôle de traducteur.
Pas peu fière de l’esprit retors de son époux, Michelle jubile.
Quant à d’Halluin, le voilà excité comme un gosse s’apprêtant à craquer une allumette au milieu d’une forêt un jour de mistral. À la bonne heure! » p. 28

« À sa grande satisfaction, tous les ingrédients d’un succès annoncé sont réunis: titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.
Tout cela augure du coup le plus parfait. » p. 46

« Les voilà d’ailleurs, coupes à la main et fourberie plein la bouche, songeant à l’épatante mystification de Pierre Louÿs: Bilitis, jeune poétesse grecque de l’antiquité dont il prétendit avoir traduit les poèmes érotiques, écrits parfaitement fallacieux pour lesquels il produisit, afin de berner jusqu’aux plus grands spécialistes, des extraits non-traduits et des références bibliographiques imaginaires — stratagème dont il nous faudra reparler plus tard.
Puis, c’est au tour de Mérimée, que Georges, entre deux gorgées de pétillant, évoque avec amusement: celui-là, soucieux de se faire passer pour une autrice de théâtre espagnole, alla jusqu’à se grimer en femme sur quelque photographie afin d’assurer le subterfuge.
Mais nos amis savent aussi les erreurs à éviter.
Comme ces Lettres à sa fille de Calimity Jane, sorties cinq ans plus tôt; œuvre dont l’authenticité vint se fracasser contre l’analphabétisme vraisemblable de sa soi-disant autrice.
Le canular, en vérité, est un jeu sérieux.
Qu’il s’agisse de garder le secret, d’organiser la sortie du roman ou de préparer l’appétit de la presse pour le scandale à venir, Boris et Jean savent le travail immense qui les attend encore, Ils savent aussi les inévitables interrogations, les critiques et les suspicions que pourrait engendrer le succès. Le moment n’est ni à l’improvisation ni au dilettantisme.
Mais enfin, commençons tout de même par fêter ça; on aura bien le temps de se mettre au travail plus tard. » p. 47

« Ma main s’est refermée sur sa gorge sans que je puisse m’en empêcher», titre ainsi Libération, citant un extrait du livre. À quoi l’auteur de l’article ajoute: « Ayant lu ces mots Edmond a étranglé Marie Anne», laissant peu de doute quant aux torts du romancier et de la littérature dans l’affaire – avec un tel niveau d’investigation, nul besoin de procès. France Dimanche, adepte des attaques les plus violentes, qualifie carrément Vian « d’assassin (par procuration) », comme on s’en prendra plus tard à Salinger, à tous ces lâches criminels cachés derrière leur machine à écrire, puis à la musique rock, aux dessins animés japonais, aux jeux vidéo…
À cette ambiance délétère, ajoutons la médiocrité affligeante de la plupart des papiers, prêtant ici à Kafka la paternité de l’ouvrage incriminé, égratignant là les noms des protagonistes, affabulant un détail macabre afin de corser le récit, ou ne résistant pas, tandis que l’étrangleur est retrouvé pendu dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, à l’idée d’un bon mot: «Edmond Rougé n’ira pas cracher sur la tombe d’Anne-Marie Masson.» Autant d’idioties qui ne sont pas pour rassurer Boris.
Ne manque plus que le retour des attaques de Daniel Parker — ça ne devrait plus tarder —, dont on imagine sans peine La délectation devant pareil spectacle. » p. 93

« Il lui faut donc négliger l’acharnement de la presse, les attaques du Cartel d’Action Sociale et Morale, et les risques d’un procès à venir; faire fi de son éviction de chez Gallimard et de son incapacité à se faire accepter par le milieu littéraire de Saint-Germain; négliger son cœur malade et sa vie de condamné; oublier, enfin, les échecs pathétiques de Vercoquin et le Plancton puis de L’Écume des jours, inlassablement ignorés par la presse et les libraires. » p. 100

À propos de l’auteur
KANTCHELOFF_Dimtiri_©Guillaume_MarragonisDimitri Kantcheloff © Photo Guillaume Marragonis

Dimitri Kantcheloff est né en 1981. À vingt ans, il est guitariste dans des groupes de rock’n’roll, à trente il travaille dans la communication, à quarante il publie son premier roman, Supernova (Les Avrils, 2021). Eux ans plus tard, il récidive avec Vie et mort de Vernon Sullivan. Ensuite, on verra. (Source: Éditions Finitude)

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le livre de la rentrée

CHOMARAT_Le_livre_de_la_rentree  RL_automne_2023

En lice pour le Prix des Deux Magots 2023

En deux mots
Delafeuille est à la recherche d’un manuscrit qui lui assurerait la pérennité à son métier d’éditeur, quelque chose d’un peu sulfureux par exemple. Cependant, il va choisir de suivre Luc et son projet de dresser un portrait de sa femme Delphine. Car il se dit que ce livre sera un bon moyen d’approcher cette femme qui l’attire de plus en plus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le sujet, c’est la femme de mon auteur

Luc Chomarat met en scène un éditeur, un auteur et un libraire dans son Livre de la rentrée. Une façon subtile de nous plonger dans le milieu littéraire autour d’une quête amoureuse. Et de nous rappeler combien la littérature peut être envoûtante.

Et si je choisissais, pour l’une de mes premières chroniques de la rentrée littéraire, de vous présenter Le Livre de la rentrée? Rien de plus logique me direz-vous, soulignant par-là que Luc Chomarat avait déjà marqué un bon point avec son choix de titre. Imaginez en effet un lecteur un peu perdu face à la montagne d’ouvrages qui paraissent ces jours. Il se tourne alors vers son libraire et lui demander s’il peut lui conseiller LE livre de la rentrée. Ce dernier n’aura alors qu’à lui tendre ce nouveau roman avec l’assurance de répondre sans hésiter à la question. Ce faisant, il n’a du reste pas à avouer que sa capacité de lecture et d’analyse ne lui ont pas permis d’être exhaustif sur le sujet. Peut-être se souviendra-t-il que l’an passé Éric Neuhoff avait déjà tenté le coup avec Rentrée littéraire.
Et au-delà de l’anecdote, ce choix n’est pas aussi gratuit qu’il en a l’air. Car l’auteur est un habitué de ce jeu subtil avec le lecteur. Passé par le polar avec L’Espion qui venait du livre et Un trou dans la toile, il a aussi produit quelques essais improbables avec Le Zen de nos grands-mères ou encore Les 10 meilleurs films de tous les temps. Ayant ensuite fait le choix de passer à la littérature blanche, il était donc tout à fait logique de faire suivre Le Polar de l’été par Le Livre de la rentrée, subtil jeu de miroirs et de réflexions sur le milieu littéraire. Ses plus fidèles lecteurs y retrouveront aussi un personnage récurrent, l’éditeur Delafeuille, pris cette fois entre son métier et ses pulsions amoureuses.
Au centre de cette vraie-fausse intrigue, pleine de subtilité et de chausse-trapes, il y a donc ce métier d’éditeur et cette quête toujours renouvelée du manuscrit qui permettra de remporter un prix prestigieux, de renflouer les finances, voire d’assurer gloire et succès à l’auteur et à celui qui a cru en lui. Mais les manuscrits ont beau s’accumuler, la perle rare reste bien enfouie pour l’instant. Même si avec l’arrogance du débutant qui n’a peur de rien, un jeune plumitif se fait fort de lui offrir le roman qui rassemble tous les ingrédients marketing qui lui assureront des nuits paisibles. Un roman épistolaire qu’il présente ainsi: «Voilà, c’est quelqu’un qui est amoureux de quelqu’un d’autre et qui lui envoie des SMS. Et l’autre il répond par des SMS. En fait c’est que des SMS, tout le bouquin jusqu’à la fin. (…) c’est moderne. Y a zéro description et un vrai langage d’aujourd’hui. La forme, c’est vachement important. » Pas la peine non plus de mette un correcteur, car le texte «est plein de fautes comme les vrais SMS. Ça donne un côté vécu vrai.»
Pourtant Delafeuille mise plutôt sur un auteur déjà publié, sur un livre qui s’éloigne bien de ces fameux critères, celui de Luc. Il lui propose une autofiction mettant en scène son couple, mais centré sur son épouse Delphine.
Très vite, on se rend compte que le choix de Delafeuille n’est pas littéraire, car il a croisé le regard de Delphine et s’est senti attiré par cette femme désormais objet de tous ses fantasmes. Alors quand Luc lui propose de les accompagner dans le Sud-Ouest pour tenir compagnie à son épouse pendant qu’il travaille à son manuscrit, il accepte volontiers. Et profite de chaque opportunité pour parfaire le portrait qu’il se fait de cette femme. Par exemple, quand au petit matin, il l’accompagne dans sa promenade avec son chien. « Ils quittaient la maison silencieuse, au milieu des brumes matinales. On n’y voyait rien, ou presque rien. La forêt semblait se refermer derrière eux comme un piège. On était dans Le Seigneur des anneaux. Ou ce qu’il en imaginait, il n’avait pas lu Tolkien. Le brouillard, les arbres qui ressemblaient à des sorciers aux bras multiples. Delphine elle-même avait quelque chose de gothique, dans le long manteau noir qui lui prenait la taille et ses hautes bottes à lacets. »
Voilà la magie de la littérature. Et voilà comment Luc Chomarat est grand. Il nous fait «croire à l’existence d’un être sur la foi de simples signes typographiques, élaborer son physique, sa psychologie, sa présence et même son absence, et pose une question annexe et troublante. Est-ce aussi notre cas à nous?» Non, la littérature n’a pas fini de nous envoûter, Le livre de la rentrée nous le confirme une fois de plus.

Le livre de la rentrée
Luc Chomarat
Éditions La manufacture de livres
Roman
240 p., 19,90 €
EAN 9782385530044
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris ainsi que dans le Sud-Ouest, du côté du village imaginaire de Farsac ainsi qu’à Hossegor, Biarritz et au-delà vers l’Espagne, à San Sebastian.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait de femme moderne, active, rebelle, qui fait bouger les lignes, voilà ce que cherchent tous les éditeurs pour la prochaine rentrée littéraire. Et parmi eux, Delafeuille a intérêt, s’il veut garder son poste, à dénicher le livre qui sera au centre de l’attention en septembre. Mais contre toute logique commerciale, le roman qui l’attire vraiment est celui de Luc, auteur un rien misogyne auquel il est depuis longtemps lié. L’écrivain a décidé de consacrer son texte à Delphine, sa femme, et cette dernière que Delafeuille rencontre dans la vraie vie, devient son obsession. Pourtant, tous – directrice commerciale sans scrupule, libraire philosophe, étudiante inspirée – sont là pour lui rappeler les règles du jeu: aucune chance que cette histoire s’achève par une idylle entre l’éditeur et la femme de l’auteur.
Le Livre de la rentrée dresse un portrait drôle et acide de notre époque, de ses combats et de ses modes. Dans ce roman où le réel et la fiction s’entremêlent, Luc Chomarat se joue de la littérature et nous offre un hymne à la lecture et à l’imaginaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog ce que j’en dis

Les premières pages du livre
« Delafeuille tomba immédiatement sous le charme de Delphine. Sa haute silhouette, son élégance, la vivacité de sa démarche, une
certaine gaucherie préservée, ce sourire solaire et désarmant, elle était bien telle que Luc l’avait décrite: une femme unique, comme on n’en rencontre qu’une seule fois dans une vie, ou, ainsi qu’il l’avait précisé, comme il n’en existe qu’en littérature.
– Bonjour. Je suis Delphine.
– Oui, j’avais deviné.
Malgré lui il s’inclina légèrement. Depuis l’arrivée du Covid en Occident on n’avait plus à poser la question de rigueur: «On s’embrasse?» On ne s’embrassait plus. On ne se serrait plus la
main, et quant à singer ces gestes des jeunes générations, il n’en était pas question.
– Luc est en plein travail. Vous le connaissez, il est hors d’atteinte dans ces moments-là. J’ai proposé de venir vous chercher. Il ne l’aurait pas demandé, mais j’ai bien vu qu’il était soulagé.
Il rit avec elle. Il se sentit immédiatement à l’aise, et remercia le ciel de cette aubaine. Il n’était en général pas à l’aise avec les femmes, et moins encore avec les femmes des autres. Surtout, combien de fois avait-il perdu un ami, parce que celui-ci avait décidé de convoler avec une créature objectivement insupportable?
– Je suis garée là-bas. Voulez-vous que je vous aide?
– Non, ça va, dit Delafeuille en balançant son sac sur son épaule.
Je suis un vieux monsieur, mais pas encore tout à fait impotent.
– Je vous ai vexé.
– Pas du tout. Nous avons le même âge, Luc et moi, vous savez. Ou vous aurait-il menti sur ce point? À nouveau, il rit avec elle. Ils sortirent de la gare. Le soleil était encore haut, c’était presque l’été indien, ici dans le Sud-Ouest. La
petite valise à roulettes de Delafeuille faisait un bruit infernal sur le bitume, qui lui fit prendre conscience du silence qui régnait à Farsac. Que disait encore son guide? Mille cinq cents habitants, quelque chose comme ça. 1275 âmes. Elle tendit le bras et deux lumières brèves ponctuées d’un étrange bruit de baiser indiquèrent que c’était là sa voiture, une petite BMW électrique. Comme beaucoup de vrais Parisiens, Delafeuille n’y connaissait rien en automobiles, sujet qui ne l’intéressait absolument pas, mais il ne comprenait pas très bien l’utilité de ce genre de voiture, évidemment pensée pour la ville, dans un lieu aussi isolé. Il se garda bien d’en faire la remarque, ne sachant comment elle le prendrait.
Elle l’invita à poser ses bagages sur la banquette arrière, le coffre étant «encombré de tout un tas de choses pour les animaux».
La voiture démarra dans un silence total, qui le prit au dépourvu. Il n’était pas habitué aux voitures électriques.
– Ah, c’est étonnant. Alors, vous y croyez?
– Quoi donc?
– La transition écologique, tout ce dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années.
– Oh, Luc et mon fils ont eu cette discussion interminable sur l’impact réel de…
– Oui?
– Vous en parlerez avec eux, si vous voulez. (Elle rit à nouveau, un rire joyeux, clair, enfantin, si différent des ricanements mondains auxquels il était habitué.) Vous connaissez Luc, c’est une
encyclopédie vivante. Il paraît qu’un expert avait prévu la fin des énergies fossiles pour 2015. Et il n’y a jamais eu autant d’essence à disposition, semble-t-il. Mais je la trouve très mignonne, cette voiture. Et puis c’est tellement agréable à conduire.
Ils traversèrent le petit village de Farsac, que Delphine qualifia d’adorable, et qui l’était effectivement, avec ses maisons de pierre
ocre aux tuiles carmin. C’était peut-être un peu trop propre à son goût à lui, il trouva que ça avait un petit côté Disneyland. Elle lui montra au passage la cour de l’école, sur laquelle on avait une vue plongeante depuis la petite rue qu’elle emprunta, le village étant sur une butte.
– C’est Tommy, là-bas. L’anorak rouge. Vous le verrez ce soir.
Delafeuille hocha la tête. Il était difficile d’imaginer cette femme avec des enfants, il n’aurait su dire pourquoi. Peut-être parce qu’elle semblait si jeune. En contrebas coulait la Garonne, et au-delà s’étendaient les champs de vigne, à perte de vue dans la lumière dorée de cette matinée, et Delafeuille fut frappé de l’impression de plénitude qui émanait du décor. Décidément il avait eu raison d’accepter l’invitation de Luc. Il se demanda si lui aussi n’allait pas quitter Paris, un de ces jours.
– Là, c’est mon coiffeur, dit Delphine en montrant une petite boutique blanche et nette comme une clinique, encastrée entre deux maisons en pierre. Un homme très demandé. Il n’y en a pas d’autre dans un rayon de vingt kilomètres.
Delafeuille était fasciné par ses mains, ses gestes aristocratiques tandis qu’elle désignait tour à tour l’église, le restaurant gastronomique et le club du troisième âge.
– Nous irons bientôt, dit-elle en riant. Je veux dire, au restaurant.
Delafeuille rit aussi, cette fois par politesse. Il n’aimait pas trop penser à son âge.
Moins d’un kilomètre après la sortie du village, elle engagea la voiture dans une route étroite qui indiquait la direction d’un lieu-dit: les Trois Ormes. Quelques propriétés distantes et ombragées se succédèrent. La cinquième était celle de Luc. Delphine prit un bip sur la console centrale et le portail de fer forgé s’écarta à l’approche de la BMW.
– Nous y sommes, dit-elle.
Elle se gara à l’ombre d’un grand arbre qu’il renonça à identifier, à côté d’une autre voiture, un gros pick-up aux marche-pieds chromés comme on en voyait dans les films américains.
Devant eux des VTT étaient alignés sous un petit abri en bois.
Il mit pied à terre. Il ne découvrait pas vraiment la maison, dont Luc lui avait envoyé des photos par courriel. Mais elle était là dans son contexte, baignée de l’odeur des pins et du chant des oiseaux : une vieille maison de pierre avec un étage, flanquée d’un conduit de cheminée extérieur et d’une extension au design
moderniste, mélange savamment orchestré de grandes baies vitrées et de poutres de chêne. Une pelouse soigneusement entretenue, des massifs de fleurs, des cyprès. «Écoute, ce n’est pas la mafia russe, avait dit Luc au téléphone, mais c’est quand même une jolie petite maison avec piscine. Tu auras ta chambre, et même une entrée indépendante.»
Il chercha la piscine des yeux, ne la vit nulle part, en conclut qu’elle devait être derrière la maison et qu’il y avait donc encore du terrain. Luc faisait partie de ces rares privilégiés qui arrivent à vivre de leur plume, et semblait-il, à en vivre très bien. Rien d’étonnant. Par curiosité, Delafeuille avait regardé où en étaient ses ventes avant de venir. De ce côté-là, tout allait bien, les GfK étaient bons. Il se sentit flatté de faire partie de ses amis, et même d’être suffisamment intime pour qu’on l’invite à passer quelques jours avant l’arrivée de l’automne.
– Je vais vous montrer votre chambre. Luc s’est enfermé dans son cabanon. Il a dit qu’il nous rejoindrait pour l’apéritif. Donc, je ne sais pas, si vous voulez d’abord vous rafraîchir…
Il la suivit à l’intérieur de la maison. Comme il s’y attendait, c’était décoré avec goût. Le salon et la cuisine américaine, meublés avec précision, semblaient tout droit sortis d’un film des années
cinquante.
La chambre d’amis était à l’étage, au fond du couloir, à côté de la salle de bains.
– C’est le seul problème, il n’y a qu’une salle de bains. Elle est très grande, très agréable, mais voilà. Nous devons nous la partager. J’ai mis une serviette sur votre lit.
– C’est très aimable. Merci de m’accueillir chez vous.
– C’est un honneur. Donc, c’est bien vous. Il la regarda, un peu surpris.
– Delafeuille, dit-elle. L’éditeur de fiction. Il mit un moment à comprendre, puis se détendit soudain.
– Ah, oui. Oui, bien sûr, c’est moi. J’avais oublié cette histoire.
Elle lui sourit.
– Bon. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis sur la terrasse. Derrière la maison, précisa-t-elle.
Elle virevolta sur elle-même et descendit l’escalier en sautillant, à la manière d’une adolescente. Troublé, Delafeuille posa ses
bagages, s’assit sur le lit et, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, déplia la grande serviette éponge sur ses genoux. Il soupira. L’éditeur de fiction.
Il n’avait pas envie de vivre ça à nouveau.

Il regarda autour de lui. La chambre, comme le reste de la maison, était élégante et sobre, dans les tons pastel. On avait l’impression de se déplacer à l’intérieur d’une estampe japonaise.
Par la fenêtre entrouverte lui parvenaient le silencieux mouvement des arbres et, de loin en loin, le chant étrange et strident d’un oiseau isolé. L’Oiseau à ressort, pensa-t-il. Il haussa les épaules.
«Est-ce que tu peux arrêter cinq minutes de penser à des livres? Tu es en vacances… Ou presque.»
Oui, il avait eu raison d’accepter l’invitation. Les derniers mois à Paris avec le port du masque avaient été éprouvants, en tout cas pour lui, et il espérait trouver ici le calme et la verdure, et ma foi, c’est bien ainsi que les choses se présentaient. C’était calme et c’était vert. Et Delphine était charmante.
Pourtant, quelque chose le mettait mal à l’aise.
Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était absurde. À nouveau, il haussa les épaules. Tout va bien, se dit-il. Ce n’est que moi. Je n’ai pas l’habitude que les choses aillent bien. Cela
doit m’angoisser, d’une certaine façon.
La serviette toujours en main, il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit en grand. La chambre donnait sur l’arrière de la maison: un petit toit de tuiles qui devait surplomber la terrasse, au-delà la piscine, plus de dix mètres de long semblait-il, le tour en bois de teck brillant comme du métal, plus loin du vert et des arbres, et dans le fond de la propriété, un petit local en pierres apparentes,
au toit visiblement refait à neuf, qui ressemblait à un modèle réduit de l’habitation principale et qu’il devina être «le cabanon».
«Les auteurs à succès se ressemblent tous, pensa-t-il. Une jeune et jolie femme, de dix à quinze ans leur cadette, un petit coin solitaire pour créer pendant qu’elle prépare l’apéro.» Il soupira. «C’est parfois difficile de ne pas les détester.»
Il prit sa trousse de toilette dans le sac de voyage, ainsi que des sous-vêtements propres. Dans le couloir, il croisa un chat tigré, qui leva sur lui un regard inintéressé, en même temps réprobateur, comme font les chats quand ils constatent la présence inopinée d’un intrus dans leur maison. Delafeuille, qui aimait les chats, depuis toujours les compagnons des gens de lettres, ne s’en formalisa pas.
Il passa dans la salle de bains, émit un petit sifflement. À Paris, on appelait ça un appartement. Il se déshabilla, fut surpris de se voir en pied dans la glace murale, un spectacle auquel il avait fait en sorte d’échapper ces
dernières années. Delafeuille n’avait jamais eu une haute opinion de son enveloppe corporelle. Il s’était vu en entier et sous toutes les coutures, pour la première fois lors d’une visite médicale,
avant l’entrée au collège, et il en avait été terriblement déçu.
Les années avaient passé sans apporter de démenti spectaculaire à cette première prise de contact, et l’âge avec son cortège de petites détériorations progressives avait définitivement clos le dossier. Delafeuille évitait de penser à son physique. Non qu’il y ait matière à débattre. On n’était pas non plus dans Elephant Man. Il était tout simplement un homme ordinaire. Bon, de
petite taille. D’accord, qui perdait ses cheveux. Oui, du ventre. Un peu. Qui n’en avait pas, à son âge?
La réponse était évidente. Luc n’avait pas de ventre. Oui, bon.
Il passa dans la cabine de douche. L’eau chaude fut là immédiatement, avec la pression souhaitée, mettant fin à deux de ses craintes très précises concernant un éventuel séjour à la campagne. La vitre de la cabine s’embua.
Il n’arrivait pas à se détendre. Le malaise persistait. La glace murale, qu’il voyait toujours, devenait une surface opaque. Les miroirs et la copulation sont abominables… Voyons, qui est l’auteur de cet intéressant parallèle… Borges? C’est probablement Borges.
Est-ce que tu peux arrêter cinq minutes?
Il attrapa la serviette, se frictionna vigoureusement. Ce miroir, pensa-t-il avec une audace qui le stupéfia, ce miroir la connaît,
il sait exactement à quoi elle ressemble toute nue.
Il enfouit sa tête dans la serviette, y demeura presque une minute, puis la laissa glisser lentement sur ses clavicules. Son reflet lui souriait gentiment.
«Rêve», prononça-t-il.

Comme il s’apprêtait à redescendre l’escalier, il avisa les deux étagères remplies de livres, un peu plus loin dans le couloir. Incapable de résister, il s’approcha de la plus haute des deux.
C’était un réflexe chez lui, pas seulement un réflexe professionnel. Il avait toujours été curieux de ce que les gens lisaient, c’était (à son avis) très révélateur. De leurs centres d’intérêt, de leurs goûts évidemment, de leur bagage culturel, de leur niveau d’éducation, mais aussi de leurs rêves, de leurs frustrations, de leur conception de la vie, de leurs conversations secrètes.
Il s’aperçut qu’il ne connaissait pas Luc aussi bien qu’il le croyait.
Il mit un certain temps à retrouver ses titres fétiches, en tout cas ceux qu’il connaissait comme tels: les contes d’Andersen, Henri
Michaux. Saroyan, Salter, Selby. Borges évidemment. Stevenson et Gaston Leroux. Ils étaient perdus au milieu d’auteurs dont il n’avait jamais entendu parler, et dont les noms étaient souvent imprononçables: deux romans d’un nommé Tan Twan Eng, un recueil de László Krasznahorkai. Plusieurs titres de Laura
Kasischke, Keigo Higashino, Kenji Miyazawa. Ceux-là, il voyait vaguement qui c’était. Pas beaucoup d’auteurs français, pas même ses propres titres, ou alors ils étaient ailleurs. Il dormait peut-être avec, pensa-t-il avec un petit ricanement. En tout cas, ce n’était pas là qu’on allait trouver le livre de la rentrée. Luc lisait de préférence des morts, des inconnus, des bridés. Delafeuille fit la grimace. Le livre de la rentrée. Il avait presque oublié. Paris semblait si loin.
Un petit bouddha en plastique, souriant, libre de tout attachement ici-bas, trônait seul sur un rayon vide. Sur le rayon d’à côté, il eut la désagréable surprise de trouver Le Dernier Thriller norvégien. Et son préquel, L’Espion qui venait du livre. Voilà qui expliquait la remarque de Delphine. Elle les avait lus, naturellement. Il espérait qu’elle n’avait pas pris cela trop au sérieux.
Il la trouva sur la terrasse, comme elle l’avait dit, en compagnie d’un chien. Un beagle de petite taille, qui bondit aussitôt vers lui, se dressa sur ses pattes arrière pour poser ses coussinets couverts de terre sur le pantalon de lin clair qu’il avait choisi avec soin pour la soirée.
– Pablo ! appela Delphine sans le moindre succès.
Delafeuille se pencha en avant, attrapa l’animal par ses grandes oreilles.
– Ne vous inquiétez pas. J’adore les chiens.
Soudain le beagle trouva un nouveau sujet de préoccupation, traversa la terrasse en flèche et bondit dans le jardin. Delafeuille, libre de ses mouvements, s’approcha en époussetant son pantalon, qui par miracle n’avait pas trop souffert.
– Je suis désolée. Je l’avais enfermé dans la réserve pour votre arrivée. Mais au bout d’un moment…

Le beagle courait de droite et de gauche, plaquait sa truffe au sol, repartait de plus belle. Il se mit à cavaler autour de la piscine, les oreilles au vent, sans autre but, semblait-il, que de se dégourdir les pattes. Elle écarta les bras, en un geste fataliste. Il remarqua qu’elle portait des gants de jardin.
– Vous étiez occupée.
– Mes plantes. Je les ai un peu négligées ces derniers jours. Mais j’ai fini. Est-ce qu’un jus de fruit vous ferait plaisir?
– Ah, volontiers.
Elle retira ses gants, en tirant délicatement sur les doigts, un par un. Delafeuille la regarda faire, fasciné. «Il faut que tu te calmes», pensa-t-il.
– Asseyez-vous. Je vous apporte ça. Jus d’orange? Pamplemousse? J’ai aussi du Coca, si vous voulez.
– Jus d’orange, c’est parfait.
Delafeuille prit place à la grande table de jardin, qui était évidemment l’œuvre d’un designer connu, même si lui ne le connaissait pas. Tous les objets dans cette maison avaient été choisis avec beaucoup d’attention, c’était évident même pour lui, qui se considérait comme un béotien en matière de déco.
Un autre aurait peut-être su mettre un nom – et un prix – sur tout ce qui participait de cette sensation d’harmonie, présente jusque dans le moindre détail, au point qu’elle en était presque
douloureuse. Delphine était de retour avec le verre de jus d’orange, et un verre plus petit, rempli de glaçons. Delafeuille remercia, engloutit
la moitié de son verre d’une seule traite.
– Vous en voulez un autre? Je vais quand même dire à Luc que vous êtes là.
– N’en faites rien. Vous disiez qu’il nous rejoindrait pour l’apéritif.
– Bien sûr. Mais…
– Vous savez, il y a des années que nous ne nous sommes pas vus. Cela peut attendre encore un peu.

Luc relut ce qu’il venait d’écrire. Il n’était pas satisfait. Il était conscient que la réussite du livre reposait pour une bonne part sur la description du personnage féminin. De ce côté-là, il était évident qu’il s’en sortait mal, jusqu’ici. En dépit de tout ce à quoi il s’était promis de faire attention, il ne parvenait pas à le faire exister, en tout cas, pas autant qu’il l’aurait voulu.
Il avait tendance à idéaliser les femmes. Malgré ses nombreuses aventures et ses mariages à répétition, il en avait toujours un peu peur. Peur de les toucher, de leur parler, comme au collège. Comme un collégien. Peur de leur existence autonome, finalement. Il aurait préféré qu’elles restent des idées. Des idées de femmes. Freud expliquerait ça très bien. En tout cas, là sur la page, on avait une idée de femme, pas encore une femme.
Elle peinait à apparaître.
Et d’ailleurs, elle disparaissait assez vite. Chassez le naturel, il revient au galop. Le personnage masculin prenait le dessus, on restait avec lui, et là ça se passait bien, on sentait l’empathie.
Il soupira. Les personnages d’une fiction font un peu ce qu’ils veulent, il le savait bien. C’est un phénomène que connaissent seulement les romanciers, ceux qui s’adonnent à cette activité
étrange qui consiste à bercer leurs contemporains d’histoires imaginaires, pour les aider à supporter la réalité. Très vite, les marionnettes créées par le romancier vivent leur propre vie, vont parfois jusqu’à contredire l’intrigue, disent leur propre texte.
C’est une vraie difficulté. Les Anglo-Saxons ne parlent pas pour rien de character-driven plots. Ce sont bien eux, les personnages, qui conduisent, qui dirigent l’histoire.
C’était d’ailleurs, peut-être, une des raisons pour lesquelles il avait du mal à faire exister la femme. On ne se refait pas. S’il avait du mal, dans la vie, à leur reconnaître leur autonomie,
comment pourrait-il les laisser aller librement sur la page?
Question intéressante.
Il se leva, regarda par la fenêtre du cabanon. L’autre pomme était arrivée. Est-ce que c’était une bonne idée de l’avoir invité dans le Sud-Ouest? Ici, aujourd’hui, dans ma vie? Il était si loin de son univers habituel. Est-ce que ça pouvait fonctionner?
Et lui-même, devait-il intervenir dans l’intrigue? Il avait hésité sur ce point. Il hésitait encore. Il se connaissait suffisamment pour savoir qu’il allait avoir envie de se répandre. Il n’était pas meilleur
que les autres. Là, pour le coup, on allait très vite tomber dans le male gaze. Il allait forcément se laisser aller à une masculinité débridée, d’une façon ou d’une autre, c’est ce qu’ils font tous.
Oh, il le ferait intelligemment. Mais quand même.
Il soupira. Il avait conscience d’appartenir à une génération en perdition, qui ne comprenait pas son époque. Il n’y tenait pas plus que ça, d’ailleurs. Pour lui, l’époque avait tort, et c’est
lui qui avait raison. Des tas de vieux cons avaient pensé ça avant lui. Pourquoi s’en sortirait-il mieux ?

Lors de son dernier séjour à Paris, il avait signé un contrat avec Playlist Society, la petite boîte branchée qui publiait des bouquins sur le cinéma, la musique, le jeu vidéo. Le jeune homme qui tenait la boîte lui avait cité tout un tas de groupes dont il n’avait jamais entendu parler. Il avait eu l’impression de causer avec Tommy. Un moment de grande solitude. La planète continuait de tourner sans lui.
Delphine avait lâché le beagle, qui sautait dans tous les coins, caracolait autour de la piscine. Et le bus scolaire s’arrêtait devant la maison, libérant Tommy et les autres enfants des Trois Ormes. La vie continuait à l’extérieur.
Il retourna s’asseoir devant le Mac. Encore quelques pages, et il irait rejoindre les autres. »

Extraits
« – Voilà, c’est quelqu’un qui est amoureux de quelqu’un d’autre et qui lui envoie des SMS. Et l’autre il répond par des SMS. En fait c’est que des SMS, tout le bouquin jusqu’à la fin.
L’éditeur faisait les cent pas, à raison de trois dans un sens et trois dans l’autre.
– Un roman épistolaire, en quelque sorte.
– Ouais, c’est moderne. Y a zéro description.
– Zéro description.
– Et un vrai langage d’aujourd’hui. La forme, c’est vachement important. » p. 73-74

« – Ouais je trouve. Pas la peine de mettre un correcteur sur le manuscrit, C’est plein de fautes comme les vrais SMS. Ça donne un côté vécu vrai.
– Et vous avez un titre ?
Ben sourit d’une oreille à l’autre.
– Nouveau message.
Delafeuille hocha la tête. Il le voyait déjà en facing. Des murs entiers. La Fnac, Cultura, Leclerc. Nouveau message. «Eugénie, pensa-t-il, va se pisser dessus. » p. 75

« Quelques instants plus tard ils quittaient la maison silencieuse, au milieu des brumes matinales. On n’y voyait rien, ou presque rien. La forêt semblait se refermer derrière eux comme un piège. On était dans Le Seigneur des anneaux. Ou ce qu’il en imaginait, il n’avait pas lu Tolkien. Le brouillard, les arbres qui ressemblaient à des sorciers aux bras multiples. Delphine elle-même avait quelque chose de gothique, dans le long manteau noir qui lui prenait la taille et ses hautes bottes à lacets. » p. 125

« – Mais pas dans le livre de la rentrée. Tu peux être beauf et masculiniste tant que tu veux, mais pas là. Fais comme les autres, fais croire que t’es progressiste, que tu votes à gauche.
– Mais je ne suis pas… Qu’est-ce que tu racontes?
– Il faut que tu fasses un portrait d’elle en guerrière. En guerrière, tu comprends? Tu ne peux pas la réduire à la maternité. Ou à cette caricature de geisha. Ni dire qu’elle est tout ça à la fois, c’est trop facile. C’est toi que ça arrange.
– Mais en même temps, elle est tout ça à la fois, non?
– Mais même si c’est vrai, tu ne peux plus le dire. Bordel, il y a trop longtemps que tu as quitté Paris.
– Quel rapport?
– Et même si on oublie ce que les médias vont raconter, ce sont les femmes qui lisent. Tu crois vraiment qu’elles vont nourrir, ne serait-ce qu’un début d’empathie pour ta femme, présentée comme ça, une sorte de fantasme à pattes pour adolescent prépubère?
Delphine passait à ce moment-là. Il se tut. C’était préférable. Fantasme à pattes. J’aurais tout entendu. Elle nous sourit au passage, comme elle faisait toujours. Elle a vraiment un très beau sourire. Un sourire, comment dire. qu’on ne peut pas plus ignorer qu’une main posée sur sa bite. C’est très agréable, je trouve, Il y a tellement de femmes qui font la gueule.
Évidemment, il y a dans ce sourire réflexe une manière de pare-feu, quelque chose qui vise à désamorcer les conflits avant même leur apparition. Je ne suis pas dupe de cet angélisme. C’est une manière de me manipuler, tout en me maintenant dans l’illusion que je contrôle la situation. Très fort. Je sais très bien à qui j’ai affaire.
– Tout va bien, les hommes? Vous n’avez besoin de rien? » p. 131

« – Il m’est apparu que les protagonistes sont invariablement des personnages de fiction qui se fantasment comme des personnes réelles, ce qui revient pour eux à prendre en charge le processus même de lecture, le travail du lecteur, ce qu’il a d’unique et de passionnant: croire à l’existence d’un être sur la foi de simples signes typographiques, élaborer son physique, sa psychologie, sa présence et même son absence, et pose une question annexe et troublante. Est-ce aussi notre cas à nous? En termes philosophiques, est-ce le papillon qui rêve de moi à présent ?
— Ah oui, Tchouang-Tseu, intervint Raoul.
— Gnagnagna, marmonna Delafeuille.
— Il est néanmoins intéressant de tisser des liens entre les trois livres, voir comment ils se répondent, comment les mêmes figures se répètent, sur le plan formel. Et notamment le passage à la première personne, présenté comme logique et pourtant immédiatement résorbé. Et sur le plan narratif, par exemple dans ces scènes où les personnages se retrouvent confrontés à la dimension métadiégétique du texte tout en veillant à la préparation d’un bon repas… » p. 209

À propos de l’auteur
CHOMARAT_luc_©pierre-vallette_2Luc Chomarat © Photo Pierre Vallette

Luc Chomarat est né en Algérie en 1959. Remarqué dès son premier roman par le magazine littéraire, il choisit d’exercer ses talents de rédacteur dans la publicité où, dit-il, «on trouve l’argent et les filles». Poursuivi pour fraude fiscale, il se réfugie dans un monastère tibétain. Il revient au roman en 2014 avec L’Espion qui venait du livre. En 2016, il reçoit le Grand prix de Littérature Policière pour Un trou dans la toile. Traducteur de Jim Thompson, il est également l’auteur d’essais pour le moins atypiques: Le Zen de nos grands-mères (Le Seuil, 2008) sur son expérience bouddhiste et Les 10 meilleurs films de tous les temps (Marest, 2017) dont le sujet n’est pas clair. Le Polar de l’été (La Manufacture de livres, 2017) et Un petit chef-d’œuvre de littérature (Marest, 2018) confirment son goût pour les constructions en abyme, et son regard particulier sur l’époque, mélange d’ironie et de désenchantement. (Source: Éditions la Manufacture de livres)

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Le piège de papier

DUPONT_TROUBETSKOY_le_piege_de_papier

  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Les enchanteurs

BRISAC_les_enchanteurs

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après des études supérieures bâclées, Nouk est engagée par Olaf, un éditeur-prédateur qui la met dans son lit avant de la congédier de son harem. Elle trouvera alors un nouveau poste d’éditrice chez Werther, dont le profil n’est guère différent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand les maisons d’édition étaient des harems

Geneviève Brisac raconte le parcours d’une jeune femme dans deux maisons d’édition à la fin du siècle passé. Les enchanteurs est roman autobiographique, mais aussi une réflexion mordante sur le jeu du sexe et du pouvoir.

Ceux qui suivent le milieu littéraire parisien se souviennent de quelques affaires retentissantes après les révélations de #metoo au cinéma et la libération de la parole qui s’en est suivie. L’ironie de l’histoire veut que les maisons d’édition, qui ont relayé la parole des femmes agressées, se sont à leur tour retrouvées montrées du doigt. Geneviève Brisac ne brise pas un tabou en racontant l’histoire de Nouk, mais elle met en lumière des pratiques trop longtemps occultées. Quand les éditeurs jouaient de leur pouvoir pour aligner les conquêtes.
On entre dans la vie de Nouk dans les années 1970, au moment où elle découvre l’École Normale Supérieure de Fontenay. Mais elle ne se sent pas du tout à l’aise dans la prestigieuse école et s’enfuit très vite pour s’engager pour des causes plus nobles comme par exemple celle les Chiliens pris sous la botte de Pinochet.
C’est alors qu’elle croise la route d’Olaf qui, comme ce nom ne l’indique pas, est un Breton qui publie des livres de mer et de marins. Il l’engage au sein de son harem, comme le soulignent sans aucune ironie ses deux acolytes. Nouk aura le droit de s’asseoir à côté du patron, puis de coucher avec lui jusqu’au jour où un autre «petit cul» vient prendre sa place et où elle est invitée à faire ses cartons. Exit l’assistante. Elle va alors retrouver du travail chez un amateur d’art contemporain, passer d’Olaf à Werther. D’un harem à un autre, en quelque sorte. Car Werther n’est différent d’Olaf que dans le fait d’avoir une maîtresse officielle. Pour le reste, il aligne lui aussi les conquêtes comme autant de trophées de chasse. «Werther m’avait entraînée chez lui, un jour, je dirais presque pour la forme, par principe, et je n’avais pas dit non, allez savoir pourquoi, il prétend que nous avons recommencé, je crois qu’il se trompe. Je n’ai jamais aimé monter chez lui. Ce jour-là, j’ai eu l’impression comique d’être un lièvre dans la gueule d’un chien.»
Ici pas de problème de consentement, pas davantage d’accusation d’agression sexuelle et encore moins de viol. Mais c’est sans doute toute la subtilité du récit. Ce machisme est tellement ordinaire qu’il ne vient même pas à l’esprit des victimes de s’en plaindre. Au contraire, les filles du harem en viendraient plutôt à se jalouser.
Geneviève Brisac raconte avec un semblant de détachement le quotidien des maisons d’édition il y a quelques décennies. Et en la lisant, on se pose inévitablement la question de savoir ce qui a changé depuis.
Si Nouk, le personnage de fiction que la romancière a mis en scène à de nombreuses reprises depuis Les Filles, choisit de s’émanciper – un peu contrainte il est vrai – elle laisse derrière elle quelques proies plus dociles et quelques interrogations sur l’intégrité d’un univers dont la misogynie est désormais plus qu’établie. Gageons que la plume aussi délicate que virulente de Geneviève Brisac aura quelque écho dans le petit cercle des maisons parisiennes bien établies.

Les Enchanteurs
Geneviève Brisac
Éditions de l’Olivier
Roman
192 p., 17€
EAN 9782823618754
Paru le 7/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 au début du XXIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À dix-huit ans, Nouk pensait que le monde allait changer de base. Il semblerait que quelque chose ait mal tourné…
Nouk est rebelle, insolente. Quand Olaf l’embarque dans sa maison d’édition, elle n’imagine pas qu’il puisse un jour se séparer d’elle. C’est pourtant ce qu’il fait. N’a-t-elle vraiment rien vu venir ?
Avec Werther, c’est autre chose. Ce grand éditeur, excentrique et visionnaire, devient son mentor. Mais il se montrera incapable de la protéger.
Cinglant, poétique, d’un humour féroce, Les Enchanteurs jette un regard lucide sur le mélange détonant que forment le sexe et le pouvoir dans l’entreprise.
Mais c’est d’abord la désillusion, la colère et la mélancolie que convoque ici Geneviève Brisac, dans un hymne à la résistance, c’est-à-dire à la vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Boomerang (Augustin Trapenard)

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Une vie entière
Le cœur battant, le cœur lourd, elle remplit le coffre de sa voiture. Je la vois de dos pour le moment. Un dos étroit, des cheveux fous.
Je sais qu’il y a là sa vie entière. Le coffre déborde de tracts et d’affiches, il sent la cigarette et l’encre, on y trouve aussi un duvet gris, des bières et un sac de voyage.
Cette voiture est son bien le plus précieux. Un bien de couleur bronze. Doré presque. Un carrosse. Des camarades ouvriers de l’usine Renault à Flins la lui ont vendue à bas prix.
Voiture dorée vaut mieux que bonne renommée.
Elle emménage aujourd’hui à l’École normale supérieure des filles-qui-n’ont-pas-fait-de-grec.
Fontenay, c’est ainsi qu’on la nomme, se situe à Fontenay comme son nom l’indique. On y accède par un boulevard qui ondule à travers de beaux arbres.
Nouk se perd.
Nouk, c’est le nom de la fille.
La voici qui se perd.
Oh, my God, elle se perd cent fois. Sens de l’orientation, néant. Elle gare enfin son carrosse devant le perron de l’École normale supérieure à l’heure du dîner. C’est comme arriver dans un pensionnat. Jamais elle n’a été en pension. Une prison facultative. Pour des prisonnières volontaires, dans une ville au nom ravissant.
Vous qui entrez ici, laissez toute espérance.

Sa chambre est une cellule semblable à celles qu’elle a visitées autrefois au 45, rue d’Ulm, chez les garçons. Elle est simplement plus triste. Tout est toujours plus triste chez les filles. Plus pauvre et plus triste. Un lit étroit, une table métallique, une chaise assortie, une armoire munie d’une tringle et de cintres en fer-blanc. Une table de nuit. Des étagères étroites destinées aux livres. Un lavabo. Elle range rapidement ses vêtements et colle une photo de Rosa Luxemburg sur l’armoire.
Elle devrait être fière et gaie. Hélas : elle est fière, bien sûr, mais tellement déçue.

C’est moi. Je me vois. Je descends dîner sans parler à personne et personne ne me parle, il n’y a là aucun visage familier. Je n’ai jamais su aborder les gens, et mon air terrifié me maintient fermement dans ma solitude. On apporte de la soupe.
La soupe du couvent. Mon Dieu. De la soupe. Du gratin de pâtes. Un yaourt.
Je veux retourner au Quartier latin et assister à une réunion sur n’importe quoi. N’importe quoi de vivant. C’est ça ma vraie vie. Sans jamais de soupe. Mort aux soupes !
Des cigarettes et des cafés et des dîners à minuit chez l’Afghan. Donnez-moi une assiette en plexiglas transparente remplie du riz à la carotte de l’Afghan.
Je me retourne dans mon lit de fer. Passé ce concours par conformisme, sans y réfléchir, l’ai réussi par chance. J’ai aimé ces années irréelles absorbée dans les livres en pensant à la révolution.
C’est cela qu’il y avait au bout, une petite chambre nue, un bol de soupe, une écrasante solitude. Une nuit blanche sinistre.
Dès l’aube, Nouk descend au réfectoire.
Cent yeux la regardent – et les miens aujourd’hui –, des visages blêmes, des visages ronds, des visages maigres, des bandeaux sur des cheveux raides, des filles avec des nattes, des filles inconnues en robe de chambre en laine des Pyrénées bleue ou rose. Mon Dieu, une odeur très étrange de filles en robe de chambre en laine, une odeur inconnue et terrifiante.
J’entends leurs pensées distinctement. Qui c’est, cette connasse ?
Je m’enfuis, je remonte dans ma chambre, je vide les étagères, voici mon sac.
Ma 4L dorée m’emporte loin de l’École de Fontenay. À jamais.
Je ne m’étonne pas une seconde de recevoir pourtant ma bourse, mon salaire, je suis payée pendant quatre ans à ne rien faire. Bravo !

Nouk devient militante à plein temps, reçoit de son école un salaire de mille cinq cents francs.
Être payée pour la première fois (pour ne rien faire donc, sinon semblant d’étudier et pouvoir mieux militer) l’impressionne.
L’École verse l’argent sur un compte de la BNP, sans rien demander. ENS BNP : ces acronymes signent le passage chez les adultes, diplôme et compte en banque. Ils sont malins, à la BNP, de harponner ainsi de jeunes et naïves fonctionnaires qui, toute leur vie sans doute, placeront là leurs économies.
Nouk ne fait pas d’économies. Cet argent lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture de tracts destinés à dessiller les yeux de tas de personnes. Certaines nuits, bien qu’elle ne distingue guère les traits de son visage – ou bien à cause de cela, précisément –, elle tombe amoureuse du garçon qui tourne la manivelle et compte les tracts à côté d’elle. Il est très grand, très maigre, inquiet et silencieux. Ses yeux verts brillent sous la lune. Certaines nuits, il prend sa main dans l’ombre et elle en est bouleversée. Mais rien de plus. Elle songe que leurs cœurs doivent battre au même rythme et elle appelle cela amour.
Il se nomme Berg.
Nouk et Berg impriment des dizaines de rames de papier de toutes les couleurs qu’ils distribuent ensuite à l’aube à la sortie des stations de métro et aux portes des usines. Les mains glacées qu’on serre comme une promesse sont inoubliables.
Ils fument, le jour se lève. La fumée fait des volutes au-dessus de leurs têtes.

Il faut verser son salaire à l’organisation, participer à plusieurs réunions par jour, fumer sans cesse des cigarettes. Nouk croit immensément au pouvoir des mots. Et tous les autres avec elle.
Bientôt elle vit avec ce militant, permanent lui aussi.
Être comme tout le monde est son rêve caché, et la vie en couple est la norme. L’organisation pousse ses jeunes militants et militantes à coucher ensemble au nom de la liberté, de l’hétérosexualité et de Wilhelm Reich. On distribue des diaphragmes aux filles. Dociles, elles apprennent à s’en servir, elles trouvent cela casse-pieds, mais quelle autre, quelle meilleure preuve possible de leur libération ?
Il faut plier l’objet en deux après l’avoir enduit de gelée spermicide. L’amour meurt à cet instant, quand le cercle en plastique, mal tenu entre le pouce et l’index, se déplie dans un bruit caoutchouteux et pénible, projetant la gelée spermicide un peu partout sur le sol de la salle de bains. Hélas.
Nouk ne s’imagine pas vivre avec un autre humain sans payer le loyer, sans se dévouer pour lui. Elle pense : Ma cuiller dorée dépasse de ma bouche. Elle pense : Pas de drame, je suis si folle, je dois faire attention. Attention à tout, attention à ce que rien ne déborde. Il y a, comme un dragon assoupi, cette haine qu’elle a peur de déclencher. Pourquoi ?
Nouk abrite Berg et le nourrit. Il n’a sans doute pas eu la chance de naître avec une petite cuiller dorée dans la bouche, de passer un concours réservé aux héritières dans son genre, ni de pouvoir s’acheter une 4L couleur bronze. En vérité, elle apprend bientôt qu’il est propriétaire d’une Volkswagen rouge. Mystère des humains. Mystère des voitures. Serait-ce un des sujets de ce livre, la voiture, ce bien en voie de disparition qui nous a tant occupés sans que nous le sachions ?
Nouk déteste la Volkswagen rouge, son clinquant et le fait qu’il n’est pas question qu’elle prenne son volant.
– Ah bon ?
– Pas question.
– Pourquoi ?
– Il n’aime pas prêter ses affaires. Sa voiture, c’est sacré. Il est sûr qu’elle l’abîmerait.
– Et elle ne proteste pas ?
– Non. Pour le moment, elle garde la sienne, la 4L de Cendrillon.
Le soir, elle y repense, à sa voiture chérie, garée en bas, sur le quai. Elle attend le retour du garçon en écoutant Le Pop Club de José Artur.
– Ah oui, il y avait ce slogan si bien trouvé : 24 heures sur 24, la vie serait bien dure si l’on n’avait pas Le Pop Club avec José Artur.
– Tu as une bonne mémoire. Chaque soir, donc, en écoutant le générique de Claude Bolling, elle prépare du thon en boîte avec des pommes de terre Lunor précuites, trop salées, caoutchouteuses – encore – et molles. Elle étale les ingrédients dans un plat en pyrex, elle enfourne la mixture après l’avoir nappée de sauce tomate et généreusement saupoudrée de fromage râpé.
Les cafards qui la regardent rigolent bien en décollant leurs pattes du papier peint graisseux de la cuisine, un papier peint couleur jaune à rayures et motifs orange.
Le garçon revient de ses expéditions vers minuit.
Le matin, ils se lèvent tard en général.

Comme tant d’autres, convaincus de jouer une partie décisive avec l’histoire de leur temps, Nouk consacre ses journées à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien.
Augusto Pinochet prend le pouvoir le 11 septembre 1973. Les camionneurs et les tanks ont gagné. Dans son palais de la Moneda, le président Salvador Allende se suicide d’une rafale de mitraillette dans la tête. Le palais est pillé et saccagé par les militaires. La violence se déchaîne. Je n’arrive pas à y croire. Des milliers de révolutionnaires et de démocrates chiliens sont assassinés et des milliers d’hommes et de femmes, torturés. Le stade de Santiago se remplit de corps maltraités. Les putschistes y déversent leurs victimes humiliées, insultées, tabassées. On viole, on torture, on terrorise à tout-va.
Nous avions si souvent crié plus jamais ça.
Nous l’avions promis à nos ancêtres assassinés.
Juré de faire de nos corps un rempart au fascisme.
Nous nous réunissons sans cesse, nous manifestons sans cesse, et nous créons des dizaines de comités de soutien au peuple chilien. Venceremos.
Nouk roule dans sa 4L dorée, pleine à ras bord de tracts et d’affiches vainement solidaires du peuple chilien. El pueblo unido. Elle pense comme tout le monde à la guerre d’Espagne, Andaluces de Jaén.
Jamais elle ne repense à cette École remplie de filles en robe de chambre. Un autre monde.

Le temps passe. Une lettre officielle arrive, envoyée du Réel. L’administration exige que toute élève de l’École passe le concours de l’agrégation.
Vous aviez oublié ? Pas eux.
Le Réel n’oublie rien.
Dès lors, non sans souplesse, avec tact, Nouk réorganise sa vie.
L’École de Fontenay se trouve au bout du RER.
Le prendre désormais tous les matins ou presque, suivre les cours. Franz Kafka me parle à l’oreille. Il est mort l’année où ma mère naissait, je vois dans ce hasard comme une chaîne secrète. Il me dit : Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. (Je sors quand même.) Reste à ta table et tends l’oreille. (Je tente de le faire, je n’entends rien pour le moment.) Tu n’as même pas besoin de tendre l’oreille, attends jusqu’à en avoir le souffle coupé. Reste là, dans ce silence et cette solitude parfaite. Alors le monde s’offrira à toi pour que tu le démasques.
J’aime réciter les longs monologues brûlants de Jean Racine.
J’aime réciter les poèmes glacés de Stéphane Mallarmé et prononcer non sans fatuité des phrases lourdes de sens caché : Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Et toc. Roland Barthes est notre dieu caché, avec son pote Lucien Goldmann, dont je me demande s’il n’est pas un peu trotskiste, mais qui s’en soucie ?
À l’École, cette fois-ci, je reconnais les visages, fatigués dès le mois d’octobre, nuits blanches imprimées sur les paupières maquillées de khôl, plis d’inquiétude au coin des lèvres. Premières rides.

On dit que certains livres disparaissent de la bibliothèque, pour empêcher des rivales de les lire. Des pages de l’Éthique sont arrachées. Je plains ces livres aux pages déchiquetées. Toute la journée, je prends des notes.
– Et le soir, tu fais quoi ? Tu vas à des réunions encore ?
– Oui, mais les temps ont changé. C’est le temps des réunions de femmes. Le temps des combats pour l’avortement libre et gratuit. Le temps de la lutte contre le viol. Viol de nuit, terre des hommes.
– Alors, le soir, Nouk se rend discrètement, non sans timidité, à des réunions féministes, au lieu de réviser ses poèmes ?
– Oui, et elle rédige des tracts qui disent notre corps nous appartient.
– Permets-moi de sourire. Elle se rend donc dans une tour de la faculté de Jussieu où se tient le comité de soutien au peuple chilien ?
Oui. Ampoules qui pendent de plafonds aux coffrages démolis. Chaises précaires. Je vais à mes réunions, mes réunions, mes réunions. Pompidou meurt. Je prends des notes. Giscard est élu. Je prends des notes, assise sur un radiateur éteint. Je lis, je lis, je lis le tendre Antonio Gramsci. Je prends des notes. L’indifférence est le pire des crimes. J’étudie. je travaille probablement cent fois moins que les autres. Mais comment comparer ma vie et celles des autres. Celles que je vois par la fenêtre ouverte ne sont que destins imaginés.
Ce qui est sûr : je sais désormais prendre des notes (du moins on peut l’espérer).
En mai, le concours de l’agrégation. Vingt-deux ans. On m’agrège. J’attends. Mais quoi ? Que la vie commence !

CHAPITRE 2
Deux pas en arrière, un pas en avant. Tu as fait beaucoup de mal
J’avais cru avoir appris de force à dire oui, durant les mois d’un internement où je simulais l’obéissance jusqu’à l’éprouver, pour être libre comme Socrate. C’était un vernis qui ne trompait que moi. Tout en moi disait non. Plus jamais. Plus jamais. Il suffit de dissimuler ses sentiments de colère et de terreur. Ou mieux encore de n’en plus ressentir aucun. Un tas de gens y parviennent. Comment faire ?
J’étais habitée par un désir secret de liberté et de solitude qui ne pouvait se réaliser, car je n’étais jamais seule et toujours prisonnière d’une parole ensorcelée : Tu as fait beaucoup de mal. »

Extrait
« Werther m’avait entraînée chez lui, un jour, je dirais presque pour la forme, par principe, et je n’avais pas dit non, allez savoir pourquoi, il prétend que nous avons recommencé, je crois qu’il se trompe. Je n’ai jamais aimé monter chez lui.
Ce jour-là, j’ai eu l’impression comique d’être un lièvre dans la gueule d’un chien.
Si l’on m’interroge, je ne dirai pas que je n’ai pas eu de plaisir. Mais assez peu. Comme une toute petite musique venue du fond de mon cœur, dans cet appartement où il n’y en a jamais.
Mais je n’y étais pas. J’avais le sentiment qu’il ne s’agissait pas de moi.
C’était sans doute assez vrai.
J’ai appelé chez lui, le soir, pour me rassurer. Il n’a pas répondu. J’ai appelé chez Isabelle, sa compagne, elle a dit sèchement: Vous me dérangez. » p. 89

À propos de l’auteur
BRISAC_Genevieve_©Jeremie_Besset_RFIGeneviève Brisac © Photo Jérémie Besset

Normalienne et agrégée de lettres, Geneviève Brisac a enseigné en Seine-Saint-Denis, avant de publier trois livres aux éditions Gallimard. Elle a rejoint les éditions de l’Olivier en 1994, avec Petite. Son roman Week-end de chasse à la mère a obtenu le prix Femina en 1996. Geneviève Brisac est l’auteur de plus de dix autres romans et essais, dont Une année avec mon père (l’Olivier, 2010), qui a reçu le prix des Éditeurs, et Dans les yeux des autres (l’Olivier, 2014). Elle est également éditrice pour la jeunesse à l’École des Loisirs, et l’auteur de pièces de théâtre et de scénarios de film. Elle a récemment publié avec succès Vie de ma voisine (Grasset, 2017), Le chagrin d’aimer (Grasset, 2018) et Sisyphe est une femme (L’Olivier, 2019). (Source: éditions de l’Olivier / Agences Trames).

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Dans l’ombre des hommes

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En deux mots:
Louise découvre que son mari la trompe et qu’il a touché des pots-de-vin dans une transaction financière. Elle décide de divorcer, mais elle n’échappe pas pour autant au déferlement médiatique qui s’abat sur elle.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand médias et réseaux sociaux s’acharnent sur vous

Le nouveau roman d’Anaïs Jeanneret frappe fort et juste. Il met en scène une romancière, épouse d’un homme politique corrompu et qui la trompe de surcroît. Elle devient alors la proie des médias et des réseaux sociaux, aptes à juger sans savoir.

Quand Louise sort de chez elle, elle a l’humeur aussi maussade que celle des manifestants bardés de leurs gilets jaunes. Et ses yeux rougis par le gaz lacrymogène sont à l’unisson de son état d’esprit. Après plus de vingt ans de mariage elle a découvert que Philippe, son mari secrétaire d’État à Bercy, possédait un compte off-shore et avait une liaison avec Mathilde, son assistante.
Autant dire que le dîner qu’elle honore de sa présence l’indiffère au plus haut point. Elle regarde les convives s’agiter et s’auto-congratuler, satisfaits du vernis dont ils ont recouvert leurs existences bourgeoises.
Elle a fait son choix. Demander le divorce et prendre l’air.
Dans ce coin perdu du Perche où s’est réfugié sa mère, qui l’accueille sans lui pose de questions, elle trouve la quiétude de la zone blanche, d’une nature figée par l’hiver. L’endroit est idéal pour poursuivre la rédaction de son nouveau roman.
Ici, elle se ressource, retrouve des souvenirs et prévient son fils Léo parti en stage en Australie de son choix. Qui ne l’étonne pas outre-mesure, ayant bien senti le fossé se creuser entre ses père et mère. À deux heures de route de Paris, la rumeur de la capitale la rattrape cependant. Elle découvre les insinuations fielleuses des journalistes après le rachat du groupe de presse Pressinvest orchestré par son mari: « Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur.» La voilà punie pour une faute qu’elle n’a pas commise. La voilà prise dans une spirale infernale qui va la happer encore plus puissamment. Des amies prennent leur distance, son éditeur manque leur rendez-vous, les journalistes l’assaillent. Les révélations s’enchaînent, la forçant à réagir. D’autant que la vague devient de plus en plus nauséabonde, l’antisémitisme venant se mêler aux soi-disant mœurs dissolues.
« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. »
Anaïs Jeanneret réussit parfaitement à dépeindre cette époque qui, par la force et l’instantanéité des réseaux sociaux, peut détruire en un instant une réputation, vider des tombereaux d’insanités et contre lesquels il n’y a pas moyen de lutter. Alors, il faut se blinder, alors il faut essayer de se construire une nouvelle légèreté. « Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. » Le réquisitoire est aussi implacable que désespérant. Puisse ce roman nous aider à ne pas nous emballer, à ne pas crier avec la meute mais conserver un regard lucide sur une actualité qui s’emballe trop fréquemment, laissant le spectaculaire prendre le pas sur la réalité des faits. En ce sens, ce roman est un avertissement salutaire.

Playlist du roman


Ella Fitzgerald et Louis Armstrong Let’s Call Thee Whole Thing Off


Pink Floyd The Dark Side of the Moon

Dans l’ombre des hommes
Anaïs Jeanneret
Éditions Albin Michel
Roman
208 p., 17,90 €
EAN 9782226452313
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi en Normandie dans un village du Perche. On y évoque aussi des voyages à New York, en Corse, à L’Isle-sur-la-Sorgue, à Honfleur et Trouville ainsi que Sydney en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière dans les années 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout perdre du jour au lendemain. Quitter Paris et les privilèges d’un milieu envié mais impitoyable. Fuir son mari poursuivi pour trafic d’influence. Devenir la proie d’un infernal harcèlement sur les réseaux sociaux et dans la presse parce que «femme de».
Dans ce roman contemporain, Anaïs Jeanneret, observant les milieux du pouvoir et leur cruauté, décrit la traque d’une femme prise dans l’engrenage du cyberbashing. Et qui, en choisissant de sortir de l’ombre, s’expose à une violence fatale. Une histoire d’aujourd’hui.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu Azur (le livre du jour)

Les premières pages du livre
« Elle sort de l’immeuble sans remarquer la pluie de janvier qui précipite le crépuscule. Dehors, il n’y a pas une âme. La ville semble désertée. Sur l’asphalte mouillé, ses semelles émettent un bruit de succion qui résonne désagréablement dans le silence. Absorbée par l’implosion de son existence, l’étrangeté de cet après-midi ne lui apparaît pas. Dans sa fuite, elle remonte la rue de Varenne vers les Invalides. Un ronflement de moteur se rapproche, puis s’éloigne. À peine a-t-elle eu le temps d’apercevoir entre les façades d’immeubles en vis-à-vis la voiture de police passant en trombe sur le boulevard. Elle tourne sur la droite, longe le square d’Ajaccio et commence à percevoir la rumeur. En débouchant sur l’esplanade des Invalides, elle tombe sur un mur de cars de CRS qui bloque le quartier. Elle le dépasse. De l’autre côté, vers la rue Fabert, elle devine la foule malgré la fumée par-dessus laquelle volent quelques projectiles. Elle s’approche encore. Elle ne pense plus. Elle n’a plus d’identité. Elle veut juste se fondre dans la mêlée humaine. Un groupe de femmes quitte le cortège et passe devant elle sans croiser son regard. Quelque part, des cris recouvrent les revendications, aussitôt suivis d’affrontements. Des détonations explosent, puis les manifestants se dispersent pour échapper aux gaz lacrymogènes. Ça ne l’arrête pas. Sans réfléchir, sans le vouloir, elle avance. En première ligne, des jeunes cagoulés vêtus de noir courent tête baissée sur les forces de l’ordre. Quelqu’un lui dit de ne pas rester là. Ses yeux brûlent. Elle suffoque. Elle ne bouge pas. À travers ses larmes, elle voit les poings tendus, les banderoles, la confusion. Elle voit des hommes dont elle ne saisit pas s’ils sont policiers ou frondeurs. Prise entre les Gilets jaunes et les CRS qui s’affrontent chaque samedi depuis des semaines, elle voit ceux qui avancent, ceux qui reculent. Dans chaque camp, la tension est d’une même intensité, l’épuisement marque les visages d’une même violence. C’est comme une vague de napalm, personne n’y échappe. Pas même elle. Sa fatigue se nourrit d’autres défaites. Qu’importe. Dans cet entremêlement de tragédies individuelles, tous partagent le désarroi et la rage. Soudain, il y a une bousculade, un corps percute le sien, on la pousse, on l’entraîne en sens inverse. C’est alors qu’elle est prise de nausées. Alors que sa propre lassitude lui coupe les jambes.

Elle roule maintenant dans les rues illuminées. Les décorations rappellent les fêtes de fin d’année à peine terminées. Plus rien n’évoque les troubles de la journée. Elle traverse le pont Royal, s’engage dans la rue de Rivoli. Elle ne s’est jamais lassée de la beauté de Paris. Ce soir pourtant, rien n’est plus pareil. Un gouffre vient de s’ouvrir devant elle.
Place de la Concorde, elle manque faire demi-tour. Mais elle n’a nulle part où aller.
Elle s’observe dans le miroir de l’ascenseur. Avant de venir, elle a pris un bain, enfilé une robe, remis de l’ordre dans ses cheveux, s’est maquillée, puis elle est partie, soulagée de n’avoir pas croisé son mari. Elle espère faire illusion malgré ses traits tirés et ses yeux encore irrités par les gaz. Au fond, elle sait que personne n’y prêtera attention. C’est l’avantage de la cinquantaine. Mais le réflexe de respectabilité demeure. Ne jamais laisser paraître les failles.
Derrière la porte, elle devine les conversations enjouées et les rires. Elle prend une inspiration et sonne. Nathalie lui ouvre.
– Bonjour, ma chérie. Entre. Où est Philippe ?
– Un problème de dernière minute. Il est retenu au ministère.
– Quel dommage ! C’est encore à cause des manifestations ? Je voulais lui présenter Amrish Ajay, le grand industriel indien.
Il y a une quinzaine d’invités, certains que Louise ne connaît pas, d’autres qu’elle a aperçus quelques fois sans parvenir à se rappeler où. Et trois ou quatre qu’elle n’a aucune envie de voir. Elle regrette déjà d’être venue mais Nathalie avait évoqué « un petit dîner juste entre nous ». Elle sourit parce que c’est ce qu’il convient de faire. Mais très vite, la crispation de ses muscles devient douloureuse. Elle maîtrise pourtant l’art du pilotage automatique. Ce soir, c’est au-dessus de ses forces.
– Jean-Jacques, vous connaissez bien sûr Louise Dumont ? L’épouse de notre ministre préféré, malheureusement retenu à Bercy. Enfin, j’espère qu’il pourra nous rejoindre un peu plus tard.
– Secrétaire d’État, corrige Louise sans savoir à qui elle s’adresse.
À voir ses cheveux coupés court, son interlocuteur n’est sûrement pas avocat. Elle s’est toujours interrogée quant à leur goût pour les coiffures échevelées. Sans doute désirent-ils ainsi signifier la nature romantique de leur mission, revendication qui, dans certaines affaires, peut prêter à sourire. Avec sa tête de premier de la classe et sa cravate serrée, elle imagine plutôt Jean-Jacques dans la fonction publique ou la finance. Mais peu importe.
– Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter, lance Nathalie dans un éclat de rire aussi absurde que ses propos.
Louise n’a rien à dire à cet homme. En regardant son amie s’éloigner vers d’autres invités, elle peine à se souvenir de la jeune femme qu’elle a connue quinze ans plus tôt. Elle était follement amoureuse d’un artiste peintre et ses rires étaient alors de vrais rires, jusqu’au jour où elle avait annoncé son mariage avec un banquier. Personne n’avait compris. Ou plutôt, tout le monde avait compris.
– Chère madame, votre mari a été parfait la semaine dernière dans cette émission politique. Il a mouché les journalistes avec brio. Vous pouvez être fière de lui !
Louise revoit la tête de Philippe la veille, son visage déformé par la stupeur, mâchoire ouverte et regard de lapin pris dans les phares d’une voiture, puis par la haine. Elle l’entend encore lui jeter à la figure: « Qui es-tu pour me faire la morale, pauvre cruche ! Barre-toi si cette vie te dégoûte, si je ne suis pas à la hauteur de ton éthique, de ta morale à deux balles. On rêve ! »
– Vous regardez beaucoup la télévision, Jean-Jacques ?
Ou s’appelle-t-il Jean-Pierre ? Elle est prise d’un doute. Mais à la persistance de son air satisfait, elle suppose ne s’être pas trompée.
– Rarement. À part les émissions culturelles et les débats politiques, bien sûr.
– Bien sûr !
Elle s’étonne toujours de voir ces hommes en costume agrafé d’une barrette rouge censée faire toute la différence répondre sérieusement à d’aussi stupides questions. La réponse ne la déçoit pas. À cet instant, Paul Perrier et sa jeune épouse, Mathilde, font leur apparition dans le salon. Jean-Jacques continue ses bavardages sans remarquer que Louise ne l’écoute plus.
– Votre mari a raison de vouloir créer des lois pour encadrer Internet. On ne peut pas laisser un tel espace sans réglementation. Il faut structurer et moraliser ce circuit mondialisé.
– Structurer et moraliser…
Chaque fois qu’elle a rencontré l’assistante de Philippe, Louise a toujours été gênée par son obséquiosité. Ce soir, elle comprend mieux. Elle se demande si Mathilde est au courant des combines de son secrétaire d’État. Si elle fait partie du dispositif. Si, d’une manière ou d’une autre, elle y joue un rôle. Si elle en tire quelque avantage. Louise l’observe au bras de son mari, et elle la trouve parfaite dans son chemisier blanc ouvert juste ce qu’il faut, son pantalon noir et ses escarpins aux talons vertigineux sur lesquels elle ne chancelle pas d’un millimètre, image à laquelle se juxtaposent les photos qu’elle a découvertes cachées dans un dossier de Philippe : Mathilde en lingerie noir et rouge, dans une posture ridicule.
– Passons à table si vous voulez bien !
Nathalie attrape le bras de Louise et l’entraîne vers la salle à manger.
– Ça va ? Je te trouve pâlichonne.
– Tout va bien.
– Je t’ai placée à côté de Bernard. Il t’apprécie beaucoup.
– Je le connais ? Bernard qui ? Tu me fais la fiche ?
– Oh, Louise, tu es infernale ! Bernard Cachon, patron des moyennes surfaces du même nom. Philippe le connaît.
– Tu m’as gâtée !
– À ta gauche, il y a Stéphane Thinet. Vous pourrez parler livres.
Louise se demande comment elle va survivre à cette soirée. À peine assise face au petit carton où est écrit d’une calligraphie d’un autre siècle Louise Dumont, elle avale le verre de vin qui vient de lui être servi. Elle ne s’est jamais habituée à ce nom qu’elle reconnaît comme une réalité d’état civil mais qui ne reflète pas son identité, aujourd’hui encore moins qu’hier. Elle s’appelle Louise Voileret.
Monsieur Moyennes Surfaces semble plein d’allant.
– Je suis très honoré, Louise, vous permettez que je vous appelle Louise, de passer ce dîner à vos côtés. Je connais votre époux de longue date. Il vous a sûrement raconté cette anecdote très amusante à propos de nos échanges lorsqu’il était au cabinet de Castrani ? Enfin, maintenant, avec ses nouvelles fonctions, j’imagine qu’il est très pris.
– Assez, en effet.
Elle n’a évidemment jamais entendu parler de lui. C’est fou comme l’accession au pouvoir révèle des amitiés jusque-là discrètes.
– Vous devez l’être aussi. Femme de ministre, c’est un travail à temps plein, rémunéré ou non, si vous voyez ce que je veux dire…
– Formidable ! J’adore les hommes spirituels. Mais je ne suis pas femme de ministre, vous savez.
Louise voudrait un autre verre de vin. Un double gin serait encore plus approprié.
– Attendez quelques semaines, et vous verrez. Au prochain remaniement, votre époux sera nommé au Travail ou aux Comptes publics. Ça ne fait aucun doute. Notre pays a besoin d’hommes comme lui. Et vous savez ce qu’on dit : derrière chaque grand homme il y a une femme.
– Loin derrière, alors. Je ne me mêle pas de ses affaires. Il se débrouille très bien sans moi. Les ministères regorgent de bonnes volontés.
Pressentant un vent frais, Bernard Cachon tourne la tête pour s’adresser à son autre voisine. Louise fixe dans son assiette les noix de coquilles Saint-Jacques. Avaler bouchée après bouchée pour ne pas s’étouffer. Boire pour faire passer les mollusques, et tout le reste. Demeurer tranquille, apparemment tranquille, à sa place comme elle sait si bien le faire. Ne pas céder à la panique. Ne pas se lever d’un bond en envoyant valdinguer la table. Ne pas s’enfuir. Elle réfléchit à la suite. Elle passera la nuit à l’hôtel et attendra que Philippe ait quitté l’appartement pour aller récupérer quelques affaires. L’idée de cohabiter un jour de plus avec lui est insoutenable. Ensuite, elle ira chez sa mère en Normandie. Elle s’installera dans la maison annexe le temps de s’organiser. À son âge, cette perspective lui donne envie de pleurer, mais l’urgence est de s’éloigner. De respirer un air pur. De s’extirper de ce cauchemar. De digérer ce qu’elle vient de découvrir sur Philippe et qui embrouille tout. Elle s’est tellement trompée. Tous ses renoncements, tous les compromis accumulés au fil du temps remontent à la surface et lui font l’effet d’un électrochoc.
– Alors, Louise, quand sors-tu ton prochain roman ?
– Pardon ? Heu… cette année, je ne sais pas encore quand.
– J’ai beaucoup aimé le dernier, tu sais. Vraiment. Et je ne désespère pas d’arriver un jour à te débaucher. Je suis certain que tu pourrais faire un excellent livre sur le monde politique.
Toute la saveur de la phrase tient dans ce vraiment. C’est une flatterie de camelot. La confirmation du mensonge possible sinon certain. Ce vraiment est un affront dont l’éditeur n’est pas conscient mais qui allume dans le regard de Louise une rage froide.
– Encore faudrait-il que je m’y intéresse, ce qui est loin d’être le cas, répond-elle avec un ton plus sec qu’elle n’aurait souhaité.
– Tu l’écrirais sous une forme romanesque bien sûr, tu ferais ça merveilleusement bien. Il s’agit juste de le situer dans un univers qui n’a aucun secret pour toi. Je te garantis un best-seller.
– Un best-seller ! Tu me tentes.
– Tu en es où ? Trente mille exemplaires ? Là, tu franchirais les cent mille.
Louise voudrait qu’il se taise. Être ailleurs. S’il savait à quel point elle souhaite se tenir à distance de ce pouvoir politique qui aspire ses serviteurs avec la force d’un trou noir. Ça fait des mois que Stéphane Thinet la poursuit avec cette idée. Depuis que Philippe a été nommé à Bercy en fait. Avant, il la saluait à peine. À l’autre bout de la table, autour du redoutable et redouté Paul Perrier, avocat choisi pour sa force de frappe et plus encore pour éviter de l’avoir contre soi, retentissent des éclats de rire qui libèrent enfin Louise de l’attention de ses voisins. Le nom de Trump résonne dans tous les sens. Le shutdown, le financement du mur à la frontière mexicaine, le sort réservé aux émigrés, tout le monde s’accorde. Trump, ou l’assurance des dîners en ville réussis. Les sujets aussi consensuels ne sont pas si nombreux. Harvey Weinstein n’est pas mal non plus, quoiqu’un peu plus risqué. Il suffit qu’une voix féminine lâche « Moi aussi, j’ai connu ça » pour jeter le trouble et mettre tout le monde mal à l’aise. Moi aussi fait aussitôt planer une menace sur l’assemblée. Mieux vaut s’en tenir à l’auteur du célèbre : « J’ai tenté de la baiser… J’embrasse, j’attends même pas. Et quand t’es une star, elles te laissent faire. » Instructif. Il semble pourtant qu’en dépit de son sidérant mépris pour les femmes, Trump soit cantonné au rôle du dangereux imbécile. C’est dire s’il s’en tire bien.
Louise a encore du mal à concevoir l’étendue du désastre. Au fil des mois, elle avait senti Philippe ailleurs, de plus en plus absorbé par son portable, excédé pour un rien. Sa nervosité avait atteint un degré tel qu’il oscillait entre l’irritation et les enthousiasmes de jeunes collégiennes. Elle avait envisagé l’existence d’une liaison sérieuse, bien sûr. Mais elle n’avait pas imaginé Philippe hors-la-loi. Au bout de vingt-trois ans, elle le connaissait par cœur, du moins le pensait-elle. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, elle avait été séduite par son énergie, son envie de laisser une trace, d’avancer à pas de géant, par sa capacité de travail et sa confiance en lui inébranlable. Elle l’avait aimé pour son audace, son courage, sa gaieté communicative, ses appétits de petit garçon lâché dans une confiserie. Elle l’avait vu jouer des coudes, recevoir des coups et en donner. Le chemin parcouru, les postes subalternes, les échelons gravis un à un, les jeux de chaises musicales dans les cabinets ministériels, les croche-pieds, les jalousies, la compétition de chaque instant, tout cela, elle savait. Sa nomination était venue récompenser des années d’efforts et cette avancée décisive sonnait comme une victoire. Il suffisait de voir accourir de toutes parts les courtisans, de tendre l’oreille aux flatteries qui tombaient sur Philippe comme une pluie de mousson. De leur couple, demeuraient la facilité et l’habitude, un attachement au passé, et bien sûr leur fils. Le désir charnel, le besoin de l’autre, la complicité, les rires, tout cela s’était évaporé depuis longtemps. Quant à sa fidélité, Louise ne se faisait plus d’illusions mais elle évitait d’y songer. Ils évoluaient dans des univers distincts, chacun prenant garde à ne pas s’immiscer dans celui de l’autre. Elle n’était pas fière de cet arrangement. Mais les mois passaient à toute vitesse. Et, de façon assez surprenante, les années encore davantage. Ce qu’elle n’avait pas perçu, c’était l’habileté de Philippe dans la trahison. C’était le glissement progressif entre les petits arrangements et la malhonnêteté. Sans doute avait-elle manqué d’attention. Peut-être n’avait-elle pas voulu voir. Maintenant, elle ressent une immense honte. Honte des agissements de son mari, et honte de son propre aveuglement et de sa lâcheté.
La déflagration s’est produite hier matin avec cette lettre arrivée par la poste à l’adresse de M. Dumont. Louise aurait pu ne pas y prêter attention. Mais après le départ de Philippe, elle était tombée sur l’enveloppe expédiée de Trinité-et-Tobago, décachetée et oubliée sur le lavabo de la salle de bains. Elle n’avait pas résisté et avait regardé. Elle l’avait fait presque sans y penser, avec cependant la sensation diffuse d’ouvrir une boîte de Pandore. À l’intérieur, elle était tombée sur un relevé bancaire mentionnant un virement de trois cent mille dollars versés sur le compte de M. Philou. Brutalement, ce nom enfoui dans les limbes de sa mémoire avait resurgi d’un passé lointain. Il l’avait frappée comme un coup de massue. Elle en avait eu les jambes coupées et avait dû s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Au début de leur histoire, ils s’amusaient à s’appeler ainsi. Phi pour Philippe, Lou pour Louise. À eux deux, ils étaient les Philou. À cet instant, ce jeu entre amoureux se révélait d’une ironie glaçante. Louise avait eu l’impression que son sang ne remontait plus jusqu’au cœur. Incapable de travailler ni de penser à autre chose, elle était allée dans le bureau de son mari. Elle avait fouillé partout à la recherche d’autres documents compromettants. Elle n’avait rien trouvé. Mais dans sa nervosité, elle avait fait tomber des dossiers empilés sur la table. Les feuilles s’étaient éparpillées au sol parmi lesquelles étaient cachées les photos de Mathilde. Sur la plus vulgaire, l’assistante avait écrit au feutre : « Bon anniversaire, mon chéri. »
Le soir, à son retour du ministère, Philippe avait assez rapidement concédé être intervenu dans les tractations pour l’acquisition d’un groupe de presse très convoité. Comme tout le monde, Louise avait suivi l’affaire dans les journaux. Selon les jours, les rumeurs couraient sur le rachat soit par le concurrent direct de Pressinvest, soit par un industriel, soit par un magnat russe, soit par une entreprise américaine de télécommunication. Ce qui, d’après son mari, expliquait les trois cent mille dollars et le compte de M. Philou. Mais l’argent n’était pas à lui, il n’agissait qu’en tant qu’intermédiaire, il ne pouvait pas en dire davantage, secret professionnel, et ce nom n’avait rien à voir avec eux, où allait-elle chercher des idées pareilles, enfin oui, il l’avait donné sans réfléchir, d’ailleurs tout ça ne la regardait pas, et depuis quand se permettait-elle de fouiller dans ses affaires, de lire son courrier ? Quant à sa liaison, il avait nié avec fermeté. Puis il s’était réfugié dans les insultes. Pour autant, Louise, ne croyant pas un mot de son histoire d’intermédiaire, ne l’avait pas lâché : Depuis quand touchait-il des pots-de-vin ? Possédait-il d’autres comptes frauduleux ? Qui avait approvisionné celui-ci ? Pierre Bergot, son ami connu pour racheter des entreprises fragilisées, les dépecer en laissant sur le carreau les trois quarts des salariés avant de les revendre avec une plus-value juteuse ? Pour que l’homme d’affaires s’enrichisse encore davantage, ou qu’il étende son influence à travers journaux et sites web ? Et Philippe, qu’attendait-il en retour ? L’argent n’était sûrement pas sa seule motivation. Soutenu par une presse tombée entre des mains reconnaissantes, sans doute espérait-il un portefeuille à la hauteur de ses ambitions ?
– Tais-toi ! avait hurlé Philippe. Tu as toujours détesté Pierre, on se demande bien pourquoi. Son unique tort est de réussir ce qu’il entreprend.
– Je t’ai connu avec des convictions. Tu disais vouloir te rendre utile, tu te souviens ? Mais c’était dans une autre vie !
– Tu as raison, Louise, une autre vie. Ta vision du monde est pathétique. Puérile, naïve et pathétique. Tu es dépassée, hors des réalités. Tu es juste devenue vieille.
– Je m’en vais.
– C’est ça, barre-toi !
– Léo, tu as pensé une seconde à lui ? Tu te rends compte des risques que tu lui fais courir ? Que tu nous fais courir ?
– Tu es encore là ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu sais où se trouve la porte.
– Tu es d’une inconséquence sidérante ! Ton fils s’élance dans la vie, et toi tu ne trouves rien de mieux que de salir son nom.
– Salir son nom ? Le pauvre petit ! Oui, un père au service de l’État, ça doit être dur pour lui !
– Qu’est-ce que tu lui diras lorsqu’il découvrira ce que tu as fait, lorsqu’il confrontera tes actes à toutes les leçons de morale que tu as pu lui faire ?
– De quoi tu me parles, ma pauvre ?
– Tu espères vraiment passer entre les mailles du filet ? On est au vingt et unième siècle, tout finit par se savoir et l’heure n’est plus aux indulgences. Les affaires Cahuzac ou Fillon, tu en as entendu parler ? Tu as vu dans quel état ils en sont sortis, eux et leurs familles ?
– Ça n’a rien à voir.
– Vraiment ? Tu te crois plus malin que les autres ? Même si tu n’es pas ministre, et tu n’es pas près de le devenir avec tes magouilles, tu restes un homme public et tu fais partie du gouvernement.
– Cet argent n’est pas à moi, je te le répète.
– Je comprends maintenant tes allers et retours aux États-Unis ces dernières semaines. Et je suppose que tu réglais tes affaires dans les îles accompagné de ta maîtresse. À ce stade d’ailleurs, pourquoi te gêner ?
– Arrête avec ça. Mathilde est amoureuse de moi, ce n’est pas ma faute. Au demeurant, elle fait très bien son travail. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Jamais !
– Quel dommage ! Une femme qui porte si bien le rouge et le noir ! Mais attention, prends bien soin de ne pas la décevoir. Elle t’a accompagné dans ton paradis fiscal, j’imagine qu’elle n’a aucun doute sur ce que tu allais y faire. Et une femme délaissée peut faire des ravages. La vengeance par dénonciation, c’est un grand classique. Remarque, comme ça, la boucle serait bouclée.
– Tu menaces de me dénoncer ?
– Je parle de ta maîtresse.
– Tu m’emmerdes. Tu ne sais rien. Tu n’as aucune idée de rien. Tu imagines ce qui t’arrange.
– En quoi ça m’arrange de découvrir que mon mari est un escroc ?
– Un escroc, carrément ! Tu deviens imaginative. Je pensais que tu te cantonnais aux romans psychologiques.
Louise en avait assez entendu. Elle était partie dans la chambre en fermant la porte derrière elle. Elle entendait Philippe s’agiter dans l’appartement. Elle était restée longtemps sous la douche. Un peu plus tard, elle était allée chercher son portable dans le salon. Philippe ronflait sur le canapé, pris du sommeil des innocents.
Jeune homme, il avait eu un parcours atypique. Après Sciences Po, au lieu de filer directement à l’ÉNA, il était parti en Inde seul avec son sac à dos. Il avait sillonné le pays jusqu’à New Delhi où il avait travaillé plusieurs mois dans une organisation humanitaire. Puis il était rentré en France et avait repris ses études. Louise l’avait rencontré trois ans après, mais elle avait vu les photos de lui, cheveux longs, peau brûlée et regard fiévreux. Elle était tombée amoureuse de cet homme capable du grand écart, à la fois aventurier et étudiant acharné. Elle y avait vu le signe d’une personnalité complexe, et leurs premières années avaient été solaires et imprévisibles. La liberté de Philippe, ses emportements, ses idées inclassables dénotaient parmi les jeunes énarques. Mais il était rentré peu à peu dans le moule, et son ambition l’avait éloigné de ses idéaux. Au fil du temps, sa curiosité et son altruisme avaient été remplacés par un intérêt exclusif pour les agitations du microcosme politique. De son côté, Louise avait continué à écrire, à s’occuper de Léo, à être heureuse. Sans doute heureuse. Car l’insatisfaction s’était instillée dans ce bonheur tranquille, rongeant doucement ses certitudes. Lorsque le constat d’échec l’avait rattrapée, elle s’était figée dans une panique silencieuse. »

Extraits
« Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur. » p. 60

« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. » p. 137-138

« Romancière, elle avait jusque-là compté sur un mélange d’inconscience et d’enthousiasme. Elle s’était employée à oublier que personne n’attendait ses livres et que tant d’autres en avaient écrit de bien meilleurs, de plus brillants, tout en se laissant porter par l’évidence de son désir à s’emparer des mots pour les plier à son seul plaisir. Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. L’écriture est une mécanique fragile. » p. 174

À propos de l’auteur
JEANNERET_anais_©SylvieCesarAnaïs Jeanneret © Photo Sylvie César

Anaïs Jeanneret a publié plusieurs romans dont Les Yeux cernés, Les Poupées russes, La Traversée du silence, La solitude des soirs d’été, prix François-Mauriac de l’Académie française 2014 et Nos vies insoupçonnées. (Source: Éditions Albin Michel)

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Pervers

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En deux mots:
Victor Marlioz est un écrivain célèbre dont l’œuvre se nourrit d’événements vécus, quitte à les provoquer lui-même. Une sorte de monstre qu’un critique littéraire est bien décidé à confondre, s’appuyant aussi sur les témoignages de l’éditeur et de l’épouse. Mais à ce jeu pervers, qui manipule qui?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

L’écrivain assoiffé de drames

En mettant en scène un écrivain capable de tout pour nourrir son œuvre, Jean-Luc Barré dresse un portrait au vitriol du couple auteur-éditeur. Avec quelques dégâts collatéraux.

À chaque rentrée littéraire son lot de scandales. Untel se reconnaît dans un personnage de roman, une autre voit sa vie de famille vilipendée. Souvent aussi la justice est chargée de trancher le débat entre la liberté de création et le respect de la vie privée. Faute de jurisprudence constante, on se dit que les jugements tiennent davantage de la loterie – voire du talent des avocats de l’une ou l’autre partie – que d’une doctrine bien établie. Il arrive aussi bien souvent que le parfum de scandale serve les intérêts de l’auteur et attise la curiosité des lecteurs. Un effet pervers en quelque sorte. Et surtout un adjectif qui nous amène au premier roman de Jean-Luc Barré que l’on connaissait jusque-là pour ses biographies. Celui qui est par ailleurs responsable de la collection «Bouquins» chez Robert Laffont campe avec justesse et sans doute avec autant de plaisir des personnages à la psychologie tourmentée, qu’il s’agisse de Victor Marlioz l’écrivain, de Durban son éditeur et de Julien Maillard, le critique littéraire qui est aussi le narrateur de ce drame.
Si l’on en croit Jérôme Garcin et Bernard Pivot, c’est François Nourissier qui a servi de modèle au personnage de Victor Marlioz. Mais plutôt que d’essayer de trier le bon grain de l’ivraie, je vous conseille de vous concentrer sur le cœur de ce roman, sur la volonté de nourrir une œuvre littéraire avec tous les événements forts, avec les moments de crise, avec les drames qui donnent leur intensité aux belles histoires. Quitte à les provoquer. Comme l’a dit Boileau il y a déjà quelques siècles:
« Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis. »
Julien Maillard, l’un des critiques qui connaît le mieux la vie et l’œuvre de Marlioz est destinataire d’une lettre anonyme aussi brève qu’explicite: « C’est Marlioz qui l’a tuée. Alexia est morte pour les besoins de la cause. » Alexia n’est autre que la fille de Marlioz, découverte morte quelques jours plus tôt. À partir de là commence une partie d’échecs prenante qui met aux prises le critique et l’écrivain. Chacun avance ses pions d’abord avec prudence, de peur de trop se dévoiler. Puis viennent les coups plus offensifs menés notamment par les fous. Derrière l’un d’eux, le lecteur découvrira l’éditeur bardé de certitudes et à l’égo presque aussi surdimensionné que celui de son auteur-phare. Sans oublier un échec à la reine, l’épouse de Marlioz qui a choisi l’alcool comme compagnon d’infortune. Qui finira par l’emporter? C’est tout l’enjeu et le morceau de bravoure qui vous mènera au bout d’un suspense très habilement construit. Âmes sensibles s’abstenir!

Pervers
Jean-Luc Barré
Éditions Grasset
Roman
216 p., 18 €
EAN: 9782246862642
Paru le 22 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris mais aussi sur la riviera italienne et en Suisse, à Genève.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« – Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne.
Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu coupable du suicide de sa fille? »
Que cherche le si mythique et secret Victor Marlioz en acceptant de recevoir au crépuscule de son existence, dans un somptueux hôtel italien puis dans son antre de Genève, le directeur des pages littéraires d’un grand hebdomadaire parisien venu enquêter sur lui ?
Se livrer à une ultime confession à charge qui achèverait d’authentifier sa vérité d’écrivain du mal, s’exempter de ses fautes, traquer son chasseur ?
Un vertigineux tête-à-tête avec le monstre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BibliObs (Jérôme Garcin)
Actualitté (Félicia-France Doumayrenc)
Livres Hebdo (Maïa Courtois)
Blog Prestaplume (Nathalie Gendreau)


Jean-Luc Barré présente Pervers © Production Hachette France

Les premières pages du livre
« À la longue, on ne distinguait plus que ses yeux. Il se séparait rarement en public, et même en privé, d’un chapeau de feutre qu’il portait enfoncé jusqu’au bas du front. Le reste du visage était devenu comme invisible, enfoui sous une barbe grise qui semblait épaissir avec le temps. Le nez plutôt petit, la bouche aux lèvres effilées se remarquaient à peine. Seul le regard, d’une intensité presque brutale, concentrait tout ce qui chez lui ne paraissait pas dissimulé.
Je ne l’ai compris qu’après coup: c’est pour mieux m’observer qu’il était resté tapi à l’arrière de sa voiture rangée sur le parking de la gare où il m’avait donné rendez-vous. Son chauffeur serait là pour m’accueillir à l’arrivée du train, m’avait-il annoncé la veille au soir. Il avait même pris soin de me le décrire pour que je puisse le repérer plus facilement. Mais personne ne m’attendait sur le quai ni à la sortie. Une mise en scène qui lui ressemblait. Il avait fait en sorte que je me trouve seul pendant quelques minutes, un peu décontenancé, pour scruter mes réactions, se forger une première idée du genre d’homme auquel il aurait affaire. Au bout d’un moment, je le vis qui m’adressait un signe de la main à travers la vitre baissée de son véhicule, une Mercedes bleu métallisé. Le chauffeur descendit pour m’ouvrir la portière et m’inviter, de manière un peu cérémonieuse, à prendre place auprès de l’écrivain, calfeutré comme un chat dans cet habitacle capitonné de cuir blanc.
Victor Marlioz s’excusa, prétextant un retard involontaire. Je n’en croyais pas un mot, mais fis comme si j’étais dupe de son stratagème. Après m’avoir épié à distance, il gardait les yeux fixés sur moi, pendant que nous commencions à bavarder, et continuait de m’examiner, à bout portant cette fois, avec la même attention dévorante. Il détaillait avec minutie la physionomie studieuse et austère de ce visiteur aux traits émaciés, au teint trop pâle, au sourire un peu froid, comme il avait dû scruter, de loin, sa silhouette ascétique, son allure placide et sa tenue passe-partout. Jamais je n’avais ressenti l’emprise immédiate d’un regard aussi pénétrant. Une telle capacité d’envelopper les êtres, de les cerner, de détecter leurs failles, de percer leurs secrets les mieux enfouis.
Durant le trajet qui nous menait à son hôtel, alors qu’il m’interrogeait sur ce que j’attendais de lui, se déclarant « prêt à tout mettre en œuvre » pour m’aider dans ma tâche, il tint à me préciser, en guise de préambule :
— Tous les écrivains sont des monstres et, dans mon genre, je suis l’un des pires. Il vaut mieux que je vous prévienne, si vous ne le saviez déjà.
Une mise en garde glissée comme un simple rappel, presque de routine. Je ne réagis pas sur l’instant, me demandant ce que signifiait au juste ce semblant d’aveu. Provocation, tentative d’intimidation?
Cette façon de se dépeindre faisait partie de la légende noire qu’il s’était construite. Personne n’était plus doué que lui pour instruire son propre procès. Traître et mystificateur, fils indigne, mauvais père et mauvais mari, il aimait à s’accuser de tous les travers. À l’en croire, tout n’avait été que tromperies, échecs ou manquements dans sa vie. Il prenait plaisir à se dénigrer comme à se vieillir et s’enlaidir. À soixante-quinze ans, il en paraissait dix de plus, après s’être affublé du physique le plus ingrat et inquiétant. Il ne s’épargnait pas. Aussi peu, laissait-il entendre, qu’il avait ménagé celles et ceux – celles surtout – qui avaient eu à pâtir de ses méfaits. Donnant donnant, en quelque sorte. Comme si le jeu était à ce prix, dont lui seul avait fixé les règles.
— Vous pouvez me citer naturellement, crut-il bon d’ajouter. Je n’y vois aucun inconvénient.
Je feignis d’acquiescer, intrigué de le voir si empressé de me livrer des mises au point présumées nécessaires. Aujourd’hui, il ne me paraît plus improbable qu’il ait tout prémédité : les circonstances de notre rencontre, l’étrange connivence qui s’est établie entre nous, les révélations auxquelles il s’est prêté, l’inévitable affrontement qui a suivi… Peut-être a-t-il même été le véritable instigateur de cette lettre anonyme qui a tout déclenché, où il dénonçait ses propres agissements comme s’ils concernaient le plus trouble de ses personnages. Hypothèse qui, s’agissant de lui, n’avait rien d’invraisemblable.
La lettre en question m’était parvenue quelques semaines auparavant. Au début du mois d’août, alors que la plupart de mes confrères journalistes avaient déjà quitté la capitale. J’aurais pu faire comme eux, m’envoler pour une de mes destinations estivales favorites : les îles grecques, Capri ou le Sud marocain. Rien ni personne ne me retenait à Paris. J’assurais la direction des pages littéraires des Échos parisiens, dont l’édition spéciale consacrée aux ouvrages de la rentrée était quasiment bouclée. Il ne me restait qu’à peaufiner ma propre chronique, « Les valeurs de saison », où je passais au crible les romans à lire ou à proscrire. Par scrupule, je ne la remettais qu’au tout dernier moment, soucieux de ne commettre aucun oubli. D’ici là, je disposais de tout le temps nécessaire pour m’enfuir quelque part. Il ne tenait qu’à moi de décider du lieu et du moment : divorcé par simple lassitude après des années d’un mariage pourtant sans anicroches, j’avais retrouvé l’existence libre et solitaire qui me convenait depuis toujours. Mais alors que rien ne m’en empêchait, j’hésitais curieusement à quitter Paris. Comme si un événement particulier devait se produire, un fait d’actualité qui me concernerait d’autant plus que je risquais d’être un des seuls à le remarquer.
C’est ainsi que j’avais appris et aussitôt annoncé dans un entrefilet le suicide de la fille du « grand romancier » Victor Marlioz. La nouvelle, révélée par une télévision canadienne, était passée quasi inaperçue. On ne connaissait ni les raisons ni les circonstances du drame. Survenu, semble-t-il, au début de l’été, il était resté secret jusque-là.
Le lendemain, je trouvai sur mon bureau une enveloppe barrée de noir, portant mon seul nom, Julien Maillard, en lettres majuscules. Quelqu’un avait dû la déposer à la réception du journal sans se faire remarquer, ou la confier à un familier des lieux qui avait opéré en toute discrétion. L’écriture était appliquée, aussi impersonnelle que possible. À l’intérieur, sur un fragment de papier quadrillé, ces deux phrases superposées, dont les derniers mots étaient soulignés avec insistance:
C’EST MARLIOZ QUI L’A TUÉE
ALEXIA EST MORTE
POUR LES BESOINS DE LA CAUSE
Je me méfiais par principe et par expérience de ce genre de courrier, dont l’intérêt était rarement prouvé et le but assez transparent. Je préférais m’en débarrasser le plus souvent et faire comme si je n’avais rien lu. Pourquoi ai-je eu, en découvrant celui-ci, une réaction différente ? Je fus immédiatement fasciné par un message dont la nature pourtant me répugnait. Son expéditeur avait visé juste. Il avait probablement lu un de mes articles consacrés à l’écrivain qu’il incriminait. J’y décrivais ce « monument de la littérature mondiale » comme un manipulateur hors pair dans l’art de nouer ses intrigues et de pousser à bout ses personnages. Mais sans forcément établir de lien entre fiction et destinée de l’auteur.
C’est bien dans cette direction, celle d’une collusion extrême entre l’œuvre et la vie, que mon correspondant anonyme cherchait à m’entraîner. Tout s’y prêtait apparemment. Marlioz passait pour cynique et pervers, réputation qu’il avait lui-même entretenue par vice ou par jeu. Mais en quoi pouvait-il s’être rendu responsable du suicide de sa fille ? Et pour les « besoins » de quelle « cause » eût-il favorisé un tel dénouement ? Ces mots soulignés à dessein, peut-être aurais-je mieux fait de ne jamais chercher à savoir ce qu’ils signifiaient.
En m’y intéressant de trop près, j’avais conscience de m’aventurer sur un terrain périlleux. L’écrivain entendait détenir seul les clés de sa propre histoire. Pressions, menaces de procès, il userait de tous les moyens pour m’empêcher d’y faire intrusion. Aucun biographe non autorisé ne s’était vraiment risqué à braver les interdits qu’on lui opposait. Et même les journalistes les plus téméraires en avaient été réduits à capituler devant les obstacles de tous ordres auxquels ils se heurtaient.
Cette sorte d’aura maléfique dont Victor Marlioz s’était entouré formait, en réalité, son meilleur rempart. Peu lui importaient les rumeurs, les insinuations qui circulaient à son sujet, puisque, non content de ne pas les démentir, il allait jusqu’à donner raison à ses détracteurs. Et sans doute en serais-je resté là à mon tour, considérant que le pire dans son cas était suffisamment connu pour ne pas avoir besoin d’être démontré, si je n’avais été saisi par la violence des accusations portées contre lui. »

Extrait
« – Vous avez la réputation d’un fouineur peu recommandable, c’est pourquoi j’ai jugé plus prudent de vous aider, m’expliquait-il maintenant, la mine un peu narquoise, tandis que nous longions le bord de mer sous un soleil éblouissant.
Il faisait allusion à des scandales récents que j’avais été le premier à dénoncer. Des affaires de plagiat, notamment, qui impliquaient des « auteurs à succès » curieusement célébrés pour l’originalité de leur style. Ce genre de traque paraissait l’amuser, lui qui avait toujours pris soin de ne jamais s’exposer aux indiscrétions de la presse. Il voulait tout savoir, les pupilles à l’affût, de ces auteurs que j’avais démasqués dans mes articles. Connaître les raisons surtout qui m’avaient conduit au fil du temps à démystifier bien des réputations et me valaient d’être aussi estimé que redouté dans le milieu des lettres. Mais je fus dans l’incapacité de répondre à cette question, faute de l’avoir moi-même résolue. Pourquoi, en effet, fouiller dans la vie des autres à la recherche de ce qu’il y a chez eux de faux, de frelaté, de leur part de mensonge et d’imposture ? Je vis à son regard qu’il n’était pas mécontent de m’avoir mis dans l’embarras, comme s’il avait d’ores et déjà réussi à inverser les rôles.
— Je vous préviens, ajouta-t-il sur le même ton d’ironie feutrée, vous ne trouverez chez moi aucune de ces failles qui vous attirent tant chez mes présumés confrères. La plupart, vous avez raison, sont de petits truqueurs qui méritent bien le sort que vous leur réservez. Mon principal travers est tout l’inverse du leur : c’est mon excès de sincérité. Vous aurez remarqué que je n’ai jamais craint d’en user à mes dépens. »

À propos de l’auteur
Jean-Luc Barré est écrivain et éditeur. Il dirige depuis 2008 la collection «Bouquins» chez Robert Laffont. Auteur de nombreuses biographies dont celle en deux volumes de François Mauriac (Fayard, 2009, 2011), lauréat de la Fondation Bleustein-Blanchet pour la Vocation, il a obtenu à deux reprises le prix de la biographie de l’Académie française. Pervers est son premier roman. (Source : Éditions Grasset)

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Made in China

TOUSSAINT_Made_in_China

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce ce que Jean-Philippe Toussaint fait partie de ces auteurs que j’aime suivre, à la fois pour son éclectisme et pour son écriture. Avec Made in China, il vient une nouvelle fois prouver combien ses romans sont à nuls autres pareils en y racontant les coulisses d’un tournage, en dressant le portrait de son éditeur chinois et en nous proposant une réflexion sur la littérature.

2. Parce que, comme l’explique Philippe Malherbe qui connaît fort bien l’auteur, on retrouve le narrateur au fil des pages « à la fois ballotté par les menus évènements qui sont la marque de chaque séjour, de chaque voyage, dans une culture étrangère, en proie aux quiproquos que sa faible connaissance de la langue chinoise induit inévitablement, parfois dépassé par l’enchaînement des séquences presque muettes qui agitent l’entourage de son producteur et ami, mais sans que, finalement, son flegme bon enfant n’en subisse le contrecoup. »

3. Pour cette citation éclairante: «Je continuais de marcher lentement dans la nuit, et, même si la vie, autour de moi, présentait toujours son caractère tranquille et indéniable, j’avais le sentiment d’évoluer dans un paysage de fiction, comme si j’avais été le personnage d’un roman que j’aurais été en train d’écrire».

 

Made in China
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit
Roman
192 p., 15 €
EAN : 9782707343796
Paru en septembre 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis le début des années 2000, j’ai fait de nombreux voyages en Chine, je me suis rendu à Pékin, à Shanghai, à Guangzhou, à Changsha, à Nankin, à Kunming, à Lijiang. Rien n’aurait été possible sans Chen Tong, mon éditeur chinois. La première fois que j’ai rencontré Chen Tong, en 1999, à Bruxelles, je ne savais encore quasiment rien de lui et de ses activités multiples, à la fois éditeur, libraire, artiste, commissaire d’exposition et professeur aux Beaux-Arts. Ce livre est l’évocation de notre amitié et du tournage de mon film The Honey Dress au cœur de la Chine d’aujourd’hui. Mais, même si c’est le réel que je romance, il est indéniable que je romance. J.-P.T.

Les critiques
Babelio 
L’Express (Baptiste Liger et Éric Libiot)
BibliObs (Jérôme Garcin)
Le Carnet et les instants (Pierre Malherbe)
L’Humanité (Jean-Claude Lebrun)
Libération (Philippe Lançon)
Le Monde (Eric Loret)
Diacritik (Patrick Varetz)
Le Littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)

Les premières pages du livre
« Cher Jean-Philippe, est-ce que tu peux me transférer l’horaire de ton vol ? Il faut que je m’organise » m’écrivait Chen Tong quelques jours avant mon arrivée en Chine. Je suis arrivé à Guangzhou le 21 novembre 2014 dans la soirée, et Chen Tong m’attendait à l’aéroport. Je l’aperçus à distance vêtu d’une de ses éternelles chemisettes grises à manches courtes. Il se tenait immobile, les mains derrière le dos, le regard attentif, il se dégageait de sa personnalité un sentiment d’assurance et de calme. Il esquissa un sourire, à peine un sourire, l’encoignure de ses lèvres se souleva, tandis que ses yeux brillaient de complicité contenue. Mais rien de plus, son corps n’avait pas bougé, son visage était resté impassible, grave, placide. Je fis les derniers mètres pour le rejoindre, et on se donna l’accolade, avec précaution, mimant l’accolade plutôt que la donnant vraiment, il me tapa deux ou trois fois doucement dans le dos pour souligner nos retrouvailles. Il s’empara de ma valise et on passa les portes de l’aéroport, et aussitôt je fus assailli par l’odeur de la Chine, cette odeur d’humidité et de poussière, de légumes bouillis et de légère transpiration qui imprègne l’air chaud de la nuit. Nous ne disions rien sous les vastes auvents de verre incurvés de l’aéroport, et nous attendions la voiture qui devait venir nous chercher. »

Extrait
« La mère de Chen Tong était institutrice à la campagne, et Chen Tong la suivait à chaque fois dans les écoles ou collèges où elle enseignait. Le père de Chen Tong était peintre et calligraphe. Dans les années 1950, il travaillait comme photographe dans un journal de Ning Xiang, dans le Hunan, il se servait d’un appareil Dual, un 6 ´ 6, format 120. Une des photos qu’il a prises de la « commune du peuple » de son village a même été reprise par un journal japonais. La Révolution culturelle a ensuite fait zigzaguer le parcours de son père, qui « fut abaissé » jusqu’à ouvrier de laquage, selon l’expression de Chen Tong, puis qui a travaillé comme agent d’achat d’une usine de sprays pour l’agriculture, et enfin au Bureau de l’industrie, où il a pris sa retraite. Pour occuper ses vieux jours, il a loué un atelier pour fabriquer des enseignes et des panneaux publicitaires, qu’il a fini par confier à son disciple, avant de venir habiter chez Chen Tong, à Guangzhou, à l’âge de soixante-dix ans. Il est mort début 2014, le premier jour du Nouvel An chinois, un ou deux mois à peine après mon propre père (nous nous sommes annoncé mutuellement la mort de nos pères par mail dans les premiers mois de 2014). »

À propos de l’auteur
Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Prix Médicis 2005 pour Fuir. Prix Décembre 2009 pour La Vérité sur Marie. Il a publié une quinzaine de romans et collaboré à quatre longs métrages. (Source : Éditions de Minuit)

Site internet de l’auteur

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Monarques

RAHMY_monarques

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que j’avais beaucoup aimé Allegra, son précédent roman paru l’an passé.

2. Parce qu’avec Monarques, l’auteur revient sur son enfance marquée par la maladie, mais comme toujours, élargit son propos pour nous parler aussi de son père d’origine égyptienne. Un autre adolescent va bientôt apparaître Herschel Grynszpan, dont le fait d’armes qui l’a rendu célèbre est d’avoir tué un nazi à Paris en 1938.

3. Parce qu’il j’aimerais ainsi rendre hommage à un homme éminemment sympathique, qui s’est investi corps et âme pour la littérature et qui avait encore beaucoup de belles choses à nous faire connaître. Il était atteint de la maladie des os de verre. La nouvelle de son décès, le 1er octobre 2017, m’a bouleversé.

Monarques
Philippe Rahmy
Éditions de la Table Ronde
Roman
208 p., 17 €
EAN : 9782710385332
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
«À l’automne 1983, je quitte ma campagne au pied du Jura, pour suivre des cours à l’école du Louvre. Je découvre Saint-Germain-des-Prés, ses librairies, ses éditeurs, ses cafés, ses cabarets. Mais en Suisse, à la ferme, mon père est malade. J’apprends qu’il est à l’agonie le jour où je croise le nom d’Herschel Grynszpan, un adolescent juif ayant fui l’Allemagne nazie en 1936, et cherché refuge à Paris.
Il m’a fallu trente ans pour raconter son histoire en explorant celle de ma propre famille. J’ai frappé à de nombreuses portes, y compris celles des tombeaux. J’ai voyagé en carriole aux côtés de ma grand-mère, de ma mère et de mes deux oncles fuyant Berlin sous les bombardements alliés. Je me suis embarqué pour Alexandrie en compagnie de mes grands-parents paternels, et j’ai assisté à la naissance de mon père dans une maison blanche au bord du désert. Un père dont j’ai tenu la main sur son lit de mort, avant de découvrir son secret. Herschel a cheminé à mes côtés durant mes périples, autant que j’ai cherché à retrouver sa trace.» Philippe Rahmy.

Les critiques
Babelio 
Le Temps (Julien Burri)
La Cause littéraire (Philippe Leuckx)
Blog Addict culture (Adrien Meignan)
Blog L’Or des livres 

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Philippe Rahmy présente Monarques © Radio Suisse romande, émission Versus-lire.

Les premières pages du livre
Vient le jour où l’enfance prend fin. Cela fait longtemps qu’Herschel Grynszpan m’accompagne. Le projet d’écrire son histoire est né à la mort de mon père.
Une neige fine et sèche tombe sur La Moraine. L’extrémité du Grand-Champ disparaît dans la brume. Il y a une centaine d’années, notre propriété s’étendait jusqu’à la Sarine. Le remaniement a transformé la campagne suisse, découpant et redistribuant les champs, ou les réaf fectant à l’élargissement des réseaux autoroutier et ferroviaire. Plusieurs expropriations ont considérablement réduit notre domaine agricole. Seule la forêt est demeurée intacte. Elle se tient, verte et violette, au pied du Jura, forêt de longue attente, si souvent contemplée par la fenêtre quand j’étais enfant et trop faible pour quitter mon lit. Forêt profonde, impénétrable, terre de personne et terre promise.

Extrait
« Roswitha et Adly avaient été mariés par un pasteur, selon un rite oecuménique élaboré par ma mère, dans une chapelle en plein vignoble. Jamais je n’ai entendu mes parents se plaindre ou se quereller, jamais je n’ai perçu de tristesse chez eux, sauf quand ma mère racontait comment elle avait rompu avec sa famille à cheval sur les traditions pour épouser un Arabe en âge d’être son père, veuf et noir comme le péché. »

À propos de l’auteur
Né à Genève en 1965, Philippe Rahmy est l’auteur de deux recueils de poésie parus aux éditions Cheyne – Mouvement par la fin avec une postface de Jacques Dupin (2005) et Demeure le corps (2007) – et d’un récit publié en 2013 à La Table Ronde, Béton armé, couronné de plusieurs prix littéraires et élu meilleur livre de voyage de l’année par le magazine Lire. En 2016, il publie Allegra, suivi de Monarques à l’occasion de la rentrée littéraire 2017. Philippe Rahmy venait d’obtenir une résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski à Montricher. Agé de 52 ans, il était atteint de la maladie des os de verre. Il est décédé le 1er octobre 2017. (Source: Éditions de La Table Ronde/ Le Temps)

Site Internet de l’auteur 
Page Wikipédia de l’auteur 

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