Et, refleurir

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En deux mots
Andoun va quitter son village de Nyokon pour habiter Douala où elle pourra aller à l’école. Mais elle va se heurter à l’incompréhension de sa famille, surtout quand elle devient fille-mère sans pour autant vouloir renier son désir d’émancipation. Elle va réussir à partir pour Paris avec sa fille et devenir Anne-Marie. Mais là encore, le fossé entre ses aspirations et la réalité va se révéler difficile à combler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La Camerounaise qui voulait réaliser ses rêves

En choisissant de romancer la vie de sa grand-mère pour son premier roman, Kiyémis nous raconte le destin d’une femme camerounaise du village de Nyokon en 1954 jusqu’à Paris aujourd’hui. L’occasion d’étudier le statut de la femme dans les deux pays mais aussi de décliner avec force la thématique de l’exil, du patriarcat, du sexisme et du racisme. Le tout avec poésie et une belle soif de vivre.

Pour vivre, toute la famille d’Andoun travaille aux champs. De longues heures durant, elle sème, plante, récolte. Un travail usant qu’elle n’aime pas. Mais, elle fait comme toutes les autres. Et chante pour se donner du courage. « Sa grande sœur Madeleine, sa petite sœur Monique, sa cousine Marthe, d’autres fillettes encore, en pagne aussi, entonnaient le même chant d’encouragement. C’était le chant de celles qui savent qu’elles vont rester des heures courbées, sur le champ des hommes. »
La situation va cependant changer le jour où Madeleine trouve un mari. « La famille du marié était l’une des premières familles de Nyokon à avoir quitté les champs pour aller en ville. Le fils était devenu un maître d’hôtel, à l’Akwa Palace. » Andoun part la rejoindre dans la grande ville pour y suivre des études. Mais son beau-frère la considère plutôt comme une employée de maison et elle doit déchanter.
La belle jeune va pourtant attirer les regards et être invitée à une soirée où Roger, un jeune militaire, la séduit. Encore naïve, elle se laisse caresser, embrasser et dépuceler. Quelques semaines plus tard, elle va constater qu’elle est enceinte et demander au père de prendre ses responsabilités. Roger va se défiler et laisser le champ libre à Isaire Koundéré, un pauvre pêcheur qui voit l’avantage à épouser cette fille-mère. Il conclue le marché avec son père, mais Andoun se refuse à cette union, à se voir, elle et sa fille Freya, sentir le poisson en permanence. Aussi décide-t-elle de prendre la fuite et de trouver un emploi capable de lui fournir de quoi les faire vivre. Après avoir travaillé dans un institut de beauté, elle va développer une activité de massage à domicile et trouver une certaine aisance financière. Ce qui lui permet tout à la fois de repousser Koundéré lorsqu’il l’a retrouve – « Je ne repartirai pas avec toi, jamais. J’ai fui une fois, je fuirai une autre fois, encore et encore. Je prendrai ma fille, le soir, et je partirai de nouveau. Je ne me fatiguerai pas, tu sais, je suis jeune. Chaque nuit, tu dormiras en sachant que je veux fuir » – et de solliciter un double visa pour aller en France étudier les soins esthétiques.
Grâce à sa volonté farouche, elle parvient à ses fins et emménage chez son frère et sa belle-sœur. Mais à nouveau son Eldorado se transforme en enfer. À nouveau, elle prend la fuite. « La réalité était sombre. Elle n’avait plus rien. Plus de passeport, plus d’économies, plus de lien avec son frère, aucun moyen de rentrer au Cameroun et à peine de quoi vivre ici. Elle eut soudain très froid. La panique se répandit dans ses veines, sa vue se troubla et des larmes se mirent à couler toutes seules. »
Un ami accepte l’héberger avec sa fille dans une chambre de bonne. Elle doit se contenter de petits boulots, des ménages ou encore un poste de garde-malade et va parvenir à sortir la tête de l’eau.
Kiyémis a choisi de courtes poésies en vers libres pour agrémenter ses fins de chapitres. Ils disent les rêves et les souffrances, les espoirs et les chants qui traversent Andoun, devenue Anne-Marie en France. Des rêves au milieu de fleurs jaunes.
« Les fleurs jaunes, encore.
La terre rouge, encore.
Les chants de sa mère, de ses sœurs. Encore. »
Une manière originale de donner encore davantage de relief à son propos, mais aussi de passer de la réalité – souvent implacable dans sa dureté – aux forces de l’esprit. Elles permettant de réagir face au sexisme, à cet homme qui sans vergogne prend l’innocence d’une jeune fille et refuse d’assumer son acte, au racisme, quand la couleur de peau devient un critère d’exclusion, et au poids des traditions patriarcales que, j’en suis convaincu, Kiyémis n’a pas fini de combattre.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Et, refleurir
Kiyémis
Éditions Philipe Rey
Premier roman
384 p., 22 €
EAN 9782384820054
Paru le 1/02/2024

Où ?
Le roman est situé au Cameroun et en France, à Nyokon, Douala, Sangmélima, Nkongmondo, à Paris et en banlieue, ainsi qu’à Crécy-la-Chapelle, Meaux

Quand ?
L’action se déroule de 1954 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Née dans le village camerounais de Nyokon, Andoun est entourée du bruit des houes retournant la terre des cultures d’arachides. Mais ses rêves sont plus grands que cette vie dans les champs. À chaque instant, elle souhaite casser la routine dans laquelle son village entend l’installer. Entre une volonté d’étudier contrariée, une grossesse imprévue et une indépendance arrachée, chaque pas vers son destin produira une onde de choc, transformant définitivement la jeune femme, ses proches et tous ceux qui croiseront son chemin.
De Nyokon à Paris, en passant par Douala, Andoun devra affronter la résistance de sa famille très conservatrice. Tiraillée entre son envie d’appartenance et ses désirs de flamboyance, elle tentera de dépasser les préjugés des mondes traversés. Avec ce premier roman inspiré de l’histoire de sa grand-mère, la poétesse Kiyémis rend hommage aux rêves déraisonnables, à la témérité, à la capacité de renaître de celles qui choisissent de suivre leur destinée hors des sentiers tracés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Madmoizelle
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
RFI (chemins d’écriture)

Les premières pages du livre
« Prologue
Certaines nuits accouchent de rêves passagers.
Leur présence est éphémère.
Visiteurs temporaires,
Nichés derrière les yeux,
Ils s’emparent des lieux,
Ne laissent rien derrière eux,
Et lorsque,
Au battement de paupières suivant,
Le jour arrive comme un billet retour,
Ils s’évaporent.
Les voilà repartis comme ils sont venus.

C’était toujours la même chose.
Andoun se retrouvait dans les champs, derrière le village.
Le vert d’abord, partout.
Un vert émeraude, lumineux, débordait à perte de vue. Ce vert, qui accrochait la lumière, combattait dans l’air le chaud des routes ocre, et recouvrait tout d’un manteau de vie. Les plants d’arachides tapissaient les vallées, et puis, au loin, les collines, puis, au loin, des villages dont elle ne connaissait pas le nom. Les épis de maïs dévoraient l’horizon.
Derrière elle, le soleil s’était déjà levé. Elle en sentait les rayons embraser son dos. La chaleur lui intimait d’accélérer le rythme.
Plus vite, Andoun !
Plus vite !
Elle enfonça ses petits orteils dans la terre. Il fallait trouver appui pour se courber vers le sol granuleux, semer les graines qui fleuriraient bientôt. C’était son travail à elle, petite fille, aider à faire fleurir la terre. Ses minuscules mollets se soumirent à l’ordre. Elle se fléchit sur elle-même, fit disparaître une graine et tapa de plus belle contre la terre.
Andoun avait l’habitude de cette danse avec le temps et le soleil. Il fallait semer les gousses, les enfouir profondément, remettre la terre et tasser. Bientôt l’astre brûlant serait à son zénith et tout labeur deviendrait impossible.
Il faisait déjà chaud et la sueur, témoignage moite de ses efforts, mouillait le tissu de son pagne.
Plus vite, Andoun,
Plus vite.
Tape la terre, Andoun, tape.
Il fallait offrir son corps, ses genoux, ses muscles bandés, des coups, encore et encore, pour qu’enfin, à force d’imprécations, de supplications, de flexions, de torsions, la terre puisse leur livrer son cadeau.
La substance. La subsistance.
Les fruits.
La Vie.

Derrière la petite fille, des voix familières se mêlaient aux bruits des plants qu’on arrache et aux râles s’échappant des corps des travailleuses.
Comme souvent, l’une d’entre elles, une cousine, une sœur peut-être, s’était mise à chanter. Puis les autres la suivirent.
La voix leur donnait du courage.
La mélodie s’enracinait en Andoun.
Comme toutes les autres.
Sa grande sœur Madeleine, sa petite sœur Monique, sa cousine Marthe, d’autres fillettes encore, en pagne aussi, qui entonnaient le même chant d’encouragement.
C’était le chant de celles qui savent qu’elles vont rester des heures courbées, sur le champ des hommes.
Devant ses yeux, le pagne d’une femme plus grande, plus âgée, bougeait en rythme.
Elle voyait le nœud de son foulard s’agiter furieusement au-dessus de sa tête.
Ses mouvements étaient précis, experts, rapides.
Elle tapait, arrachait, et faisait pleuvoir les gousses autour d’elle.
Andoun reconnaissait bien là le travail de sa mère, une efficace travailleuse.
Bientôt, elle porterait le fruit de leur labeur et irait vendre ces dizaines d’arachides au marché.
Tous ces efforts leur permettraient, à Andoun et à sa famille, de survivre.
La fillette savait bien qu’elle devrait imiter l’exemple de sa mère, de ses sœurs. Il fallait contribuer à la tâche, en bonne fille de famille.

Après tout, le terrain ne se retournerait pas seul, les arachides ne sécheraient pas d’elles-mêmes. La verdure ne renaîtrait pas spontanément.
Elle avait son rôle à jouer dans cette chorégraphie éprouvante.
Chacune avait sa parcelle de terrain à travailler.
Pourtant, ses sœurs avaient toujours été plus efficaces.
Leurs gestes se fondaient dans ceux de sa mère.
Leurs voix dans celles des chanteuses.
Et parfois, Andoun abandonnait sa tâche et jetait un coup d’œil vers elles, leurs gestes en rythme.

Peu à peu, la fillette se rendait compte qu’elle n’arrivait plus à manipuler la houe. Ses mains étaient moites, et le manche de bois, éraflé par des années de bons et loyaux services, glissait entre ses doigts.
La houe était son alliée dans le travail de cette terre. Andoun devait la tenir d’une poigne ferme mais le manche se dérobait.
Malgré des années de pratique, elle n’arrivait pas à maîtriser l’outil. Elle tapait à côté, dépouillait les feuilles des plants.
La terre volait partout, les feuilles s’arrachaient et elle craignait de se voir reprocher une nouvelle fois sa lenteur par sa mère.
Elle reprit de plus belle, pensant très fort qu’elle aurait aimé être ailleurs.
Et puis la houe se volatilisa d’entre ses mains. Elle disparut purement et simplement.
La fillette battit des paupières, la chercha dans les plis de sa jupe, pour voir si elle ne l’avait pas fait tomber. Introuvable.
Elle se redressa.
Le champ était silencieux.
Plus de chansons, ses sœurs n’étaient plus là.
Sa mère non plus.
Le bruit des houes avait cessé.
Les voix des femmes avaient disparu.
La fillette voulut ouvrir la bouche pour appeler sa mère.
Sans succès.
Elle n’arrivait plus à prononcer le moindre mot.
Comment on disait « Maman », déjà ?
Elle ne savait plus, elle avait perdu sa langue natale.
Tout était resté derrière elle.

Apeurée, la fillette arracha un plant d’arachide. Elle serra si fort l’une de ses gousses qu’elle sentit la coque s’enfoncer et érafler la paume de sa main.
Elle enracina ses pieds plus profondément dans le sol argileux, espérant trouver un refuge dans la terre. Rester stable. Puis elle ferma les yeux très fort. Peut-être que, si elle attendait quelques secondes, elle se réveillerait de ce cauchemar et retrouverait sa mère et ses sœurs.
Elle n’osait pas rouvrir les yeux. Accroupie, les pieds plantés dans le champ de son père, la tête entre les genoux, tétanisée, elle attendait que tout retourne à sa place. Mais elle n’entendait plus la jupe de sa mère frotter les plantes vertes.
Seulement le silence.
Plus rien n’était comme avant.
Elle laissa passer un temps.
Il s’étira en longueur. Un autre le suivit.
Deux, puis trois.
Des minutes-décennies.
S’accroupir ne changerait rien, décida-t-elle.
L’immobilité, c’était l’antichambre de la mort.
Alors elle se redressa.

Elle était toujours seule.
Lorsqu’elle ouvrit la main, une longue tige verte avait remplacé la racine d’arachide.
Au bout de celle-ci, une sphère d’un jaune intense.
Un petit soleil, doux sur sa paume.
Lorsqu’elle releva la tête vers l’horizon, un éclair frappa ses yeux. Il lui fallut du temps pour s’habituer. L’image était tellement saisissante qu’elle l’avait éblouie.
Elle vit que les plants d’arachides avaient disparu.
À la place, des milliers et des milliers de petites tiges vertes, sur lesquelles reposaient de petites boules de lumière.
Elles ondulaient, agitées par un vent d’origine inconnue, et les fleurs se mouvaient lentement. Une immense vague de lumière.
Hypnotisée, Andoun restait coite devant le spectacle qui s’offrait à elle. Elle avait l’impression que la lumière la pénétrait tout entière, passant par ses globes oculaires, traversant son cerveau, pour se diffuser dans ses veines et y déverser une sensation étrange, qui lui piquait le bout des doigts.
Elle posa le regard sur ses mains.
Les traces de terre, coincées sous ses ongles courts, disparaissaient.
Finies les arachides.
Finie la houe.
Finie la sueur.
Fini le labeur.
Seule restait la douceur des fleurs, qui l’invitaient à les rejoindre.
Elle fit un pas, puis un autre, et un autre encore.
Bientôt, elle fut au milieu du champ.
Baignée par la lumière des pétales, elle avait l’impression de danser avec des milliers de soleils.

Certaines nuits accouchent de rêves squatteurs,
Des rêves qui viennent s’installer,
Prendre possession des lieux,
Des rêves qui s’entichent de nos paupières,
S’y attachent,
Pour ne plus jamais s’en défaire.
Certaines nuits accouchent de rêves-bourrasques,
De rêves-tornades,
Qui viennent faire tomber
Cloisons,
Murs et fondations,
Renversent les maisons,
Pour faire entrer de nouvelles saisons.

Certaines nuits accouchent de rêves sauvages,
Des rêves hérétiques,
Des rêves incendiaires,
Qui feront chavirer
Le destin
Des dormeuses jadis paisibles.

LIVRE 1
ANDOUN
CHAPITRE 1
Nyokon, Cameroun, 1954
– Andoun, réveille-toi ! On y va hein ?
– …
– Andoun, c’est déjà le matin !
– …
– Andoun… ne commence même pas.
Andoun se retourna sur la natte. Les voix redoublèrent d’irritation.
– Ne nous montre pas le dos, Andoun.
– …
– La mère ne va pas être contente hein.
– …
– Tu es d’abord comment hein ?
– …
– Parce que tu crois que les arachides vont sauter de la terre pour atterrir cuites et préparées dans ton ventre ?
– …
– Lève-toi, c’est toi qu’on attend !

Silence.
Andoun restait immobile.
Les voix, qui l’avaient cueillie au creux de son sommeil, finirent par s’éteindre.
Les pas s’éloignèrent.
Sortie d’affaire.
Sa mère savait très bien comment l’histoire allait finir, pensa la petite fille. Quand elle ne voulait pas se lever, cela ne servait à rien de la forcer.
Elle sortit la tête de sous la fine couverture.
Même si elle avait grandi un petit peu l’été dernier, elle gardait la couverture en guise de protection contre les corvées matinales.
Peuh !
Que quoi ?
Elle ?
Se lever aux aurores ?
Elle détestait ça. Elle savait qu’elle aurait dû suivre ses sœurs et qu’elle risquait d’être encore punie, mais son rêve était si agréable.
Andoun fuyait la journée, parce qu’elle savait qu’elle ressemblerait à toutes les autres.
La journée commençait très tôt, sur le coup de 5 heures. Les mamans attachaient leur foulard et leurs pagnes, donnaient le lait ou un morceau de mangue à leurs enfants, puis tous se mettaient en route. Il fallait marcher une dizaine de minutes, monter la colline pour arriver aux champs.
Certaines familles cultivaient les tomates, d’autres le maïs ou le manioc. En ce moment, ses parcelles à elle, la famille des Andoumalong, c’étaient les arachides.
Andoun détestait tout ce qui avait trait à la cueillette des arachides.
Des bruits de rires et de cavalcades provenaient de la rue. Voilà, ça devait être les autres enfants qui couraient pour rejoindre leur mère. Andoun referma les yeux. Elle n’avait pas de mal à imaginer la suite : le pagne attaché sur les reins, pieds nus dans la terre, le dos bien courbé, les mains qui farfouillent pour enlever le plant sans casser l’herbe ni perdre la graine. Et cela pendant des heures. Il fallait en faire un maximum le matin pour tromper le soleil. Ils ne s’arrêtaient que vers midi, lorsque la chaleur devenait trop éprouvante. Ensuite, le petit cortège redescendait la colline pour rentrer au village. Les femmes et les enfants, couverts de sueur, s’attelaient à la préparation d’une collation, souvent la même, de la salade de papaye et de la mangue.
La petite fille détestait aller chercher les arachides. Le soleil lui donnait mal à la tête. Malgré son très jeune âge, elle était convaincue qu’elle n’avait rien à faire dans la boue du champ.
Et puis, depuis plusieurs semaines, elle faisait ce rêve. Le vert. Les arachides qui se transformaient en énormes fleurs jaunes. La sueur qui disparaissait. Plus de houe. Plus de plant. Plus de chaleur. Andoun voulait rejoindre la douceur des fleurs jaunes.
Où trouver le chemin vers ce champ-là ? Elle n’en avait jamais vu à proximité du village.
Andoun sortit de la chambre où elles dormaient, ses sœurs et elle, en espérant trouver la case vide. Une voix sévère la fit sursauter :
– Andoun, qu’est-ce que tu fais encore là ?
Elle se retourna et vit sa mère qui la regardait en fronçant les sourcils.
Sa mère était une petite dame, qui avait passé sa vie à labourer les champs de son père, puis de son mari. C’était une femme travailleuse, qui n’avait jamais rechigné à la tâche, même durant chacune de ses neuf grossesses. Sur ses mains, on devinait les heures passées à arracher, bêcher, piler, cuisiner, malaxer. L’incarnation de la mère de famille respectable.
– Tous les enfants sont déjà en route, et toi, tu dors encore ?
Le soleil se lèverait bientôt sur le village, et la lumière du jour pénétrait déjà l’habitation, éclairant le visage de sa mère.
Aucun doute, elle était contrariée.
– La mère, je… commença-t-elle, essayant de plaider sa cause.
– Si tu as le temps de parler, tu as le temps de marcher, interrompit froidement la mère.
Andoun ferma la bouche. Elle connaissait ce ton. Si elle essayait de discuter, sa mère risquait de se fâcher. Et elle n’aimait pas quand sa mère se fâchait, surtout qu’elle savait que dans sa case à elle reposait, contre le mur, une longue chicotte. Elle étouffa un soupir.
– Viens là, je vais arranger ton pagne, dit sa mère. On est déjà en retard, le soleil risque de noircir ta peau !
– Papa, j’ai mal au ventre.
– C’est comme ça que tu vas nous gâter les enfants, elle se prend déjà pour une petite princesse, s’exclama la mère, un tissu à la main.
– J’ai parlé, non ? Elle ira la première demain.
– Voilà bien ta manière de gérer ta préférée.
La voix agacée de sa mère disparut et ils restèrent tous les deux.
– Papa, j’ai encore rêvé des fleurs jaunes…
Silence.
– Ma fille, tu sais, ces rêves-là, il ne faut pas y faire attention.
– Mais j’ai demandé à Monique et Sophie ! Elles n’ont pas ce genre de rêves, elles…

Secoue les épaules !
Secoue les épaules !
Danse pour les hommes,
Danse pour la fécondité
De la terre.
Danse pour que ses fruits,
Ses jus précieux,
Viennent inonder le village.
Pour ta famille,
Pour ton village.
Danse
Et chasse les ténèbres,
Danse
Et le feu brûlera encore,
Danse, ma chère,
Danse avec tes sœurs,
Et, ensemble,
Offrez vos mouvements à la joie,
À la vie,
À la nuit.

Finies les salades de papaye et tapioca, se réjouissait Andoun, en songeant à la fête qui se préparait.
Pour un temps, ses lèvres connaîtraient autre chose.
Tout le village bouillonnait, tendu vers le soir.
Elle irait regarder sa mère, assise devant son énorme marmite à l’arrière de la maison, pilant la farine pour la semoule de manioc.
Le bruit du mortier tonnait, à chaque mouvement de bras, comme la promesse d’une semoule parfaite.
Les jours de fête, Andoun n’avait pas envie de se dérober à ses obligations. Non, ces jours-là, tout son corps était chargé d’une énergie nouvelle. Elle irait chercher l’eau au puits, elle irait prendre du charbon, ramasser du petit bois. S’il le fallait, elle serait capable d’arracher la parcelle de son père, entière.
Elle croiserait une famille voisine revenant du marché les bras chargés du plantain, de la tomate, de l’avocat, de l’huile rouge. Entre les lèvres de l’une des filles, le soupir d’une chanson qui serait chantée le soir même par les femmes du village.
Dans les yeux d’Andoun, l’anticipation du festin.
Elle reconnaîtrait bientôt l’odeur de la viande de bœuf que les hommes braisent au loin.
Sa langue danse en pensant au jus qui viendra baigner sa bouche.
Bientôt le refrain, bientôt la nourriture, bientôt l’abondance, bientôt la joie.

Nyokon, lors des fêtes, c’était l’obscurité qui reculait. La pénombre, habituellement dangereuse, devenait propice aux jeux d’enfants.
Ces jours-là, elle était accompagnée de Monique et de sa cousine Marthe. Trompant la vigilance des filles plus âgées qui devaient s’occuper d’elles, les fillettes allaient se cacher derrière la case pour embêter leur meilleure amie, Boussare, qui s’était entichée du fils du voisin d’en face.
Ses frères Oscar, Stéphane et Darras jouaient au loin à se faire peur.
Leurs rires venaient perler la nuit tombante.
Mais, ce soir, Andoun n’était pas allée jouer avec sa sœur et sa cousine.
Elle n’avait pas taquiné cette amie qui regardait avec trop d’insistance l’un des garçons de la bande.
Ce soir, Andoun avait envie de rester en sécurité dans les bras de Noh Poh.
Près du feu, la petite fille se nichait au creux de son pagne, et ne ratait rien des contes dont elle avait le secret. En général, elle était seule à écouter ses histoires, mais il arrivait que ses sœurs l’imitent, pour le simple plaisir de s’asseoir à ses côtés. La petite fille adorait la compagnie de sa grand-mère.

Éloigné du feu, l’oncle Nissah mangeait en silence sa brochette de soya. Andoun le regardait du coin de l’œil. L’oncle Nissah n’était pas comme les autres.
Ce n’était pas exactement son oncle d’ailleurs, se souvint la jeune fille.
C’était l’oncle de sa mère.
D’abord, il ne parlait presque plus.
Il avait une mine toujours renfrognée.
Et puis il avait une aura bizarre.
Certains anciens prétendaient qu’il parlait une langue venue de l’autre côté de la grande mer.
Andoun ne savait pas si c’était vrai.
Elle l’avait toujours connu vieux et aveugle.
Il restait dans sa case et dans la pénombre.
Il y a des gens que l’on a toujours connus vieux.
Qu’on ne peut imaginer que marqués par la vie.
Comme si les rides prenaient toute la place.
Andoun avait un peu peur de son oncle.
Comme si elle sentait en lui la vie qui s’étiolait.
Elle avait peur que ce soit contagieux. Qu’à son contact, les ténèbres viennent l’enlever à son tour.
Parfois, son père lui demandait d’aller lui porter quelques paquets.
Andoun frissonnait sur le chemin qui menait vers la case en terre cuite.
Elle était reconnaissable entre mille.
Lorsqu’elle s’approchait pour poser son fardeau à l’entrée, elle faisait mine de ne pas voir le fusil adossé au mur extérieur.

– Noh Poh, qu’est-ce qui s’est passé avec oncle Nissah ?
Un soir comme celui-là, alors que la lune était claire et qu’on allumait un grand feu au milieu de Nyokon, elle avait osé demander à sa grand-mère l’histoire de l’oncle Nissah.
Nissah n’avait pas toujours été l’oncle taciturne.
Il avait même été coureur de jupons.
C’était un petit garçon vif et prometteur.
Toujours de ceux qui dévalent l’avenue principale pour qu’on les poursuive.
Il était le premier à faire danser les filles lors des fêtes de village.
C’était lui qui partait en brousse et lui qui ramassait le plus de bois.
Les femmes se pâmaient devant Nissah, qui était grand et fort. Sa peau était lisse et belle, elle brillait au soleil.
Il y a très longtemps, à l’époque où une langue inconnue résonnait encore dans les rues de Douala, il est parti pour l’Europe.
La grand-mère se tut un instant.
Andoun n’était pas sûre de savoir ce que c’était, l’Europe.
Un jour, les colons ont débarqué à Nyokon.
Les enfants ont couru dans les pagnes de leurs mères et les femmes se sont réfugiées dans leurs cases.
Ces kipons en uniformes, au front transpirant, aux joues rouge tomate et à l’intonation étrange. On avait entendu qu’ils étaient allés dans un village à quelques jours de Nyokon, où vivaient des proches de la famille, et ils n’avaient causé que souffrance et malheur.
Tout le monde savait que les kipons étaient porteurs de mauvaises nouvelles.
Surtout quand ils étaient équipés de leurs treillis, de leurs coutelas et de leurs longues baïonnettes.
On comprenait à peine ce qu’ils disaient.
Malheureusement, ils n’avaient pas besoin d’être compris.
Leurs armes parlaient pour eux. On devinait ce qu’il fallait faire, ce qu’ils avaient à dire.
Leurs grosses voitures s’étaient aventurées au fin fond de la brousse.
Jusqu’au champ de leur famille.
Les kipons se sont concertés avec les chefs du village. En sortant, ils ont demandé aux hommes en âge de s’aligner dans la grande artère principale.
Les ont réunis, en ont choisi quelques-uns, et parmi eux, Nissah et ses frères, puis les ont fait monter dans un bus, affrété pour l’occasion.
Les hommes ont alors disparu.
Les femmes étaient éplorées.
Les saisons se sont succédé. Certaines bonnes femmes de Makénéné disaient que les Blancs étaient venus leur voler leurs hommes pour les tuer dans des sacrifices occultes. Un jour, pendant la saison sèche, un cortège d’hommes poussiéreux s’était arrêté près de Nyokon.
Les femmes avaient accouru.
On avait reconnu les hommes disparus depuis des années.
On les avait pressés de questions.
Où étaient les autres ?
Où étaient-ils partis ?
Pourquoi si longtemps ?
Un seul avait répondu.
« Nous sommes partis en enfer. »
« Il n’y a que nous. »

– Mon Andoun, soupira la vieille dame.
« Peu qui sont encore ici s’en souviennent.
« Ceux qui comme moi étaient présents à leur retour sont partis rejoindre le pays des ancêtres.
« Mais moi, je suis encore là, je me rappelle.
« Je me rappelle l’obscurité sur leurs visages.
« Elle s’était attachée à leurs vêtements, les ensevelissait presque. Des nuages sombres peuplaient leurs yeux.
« Surtout ceux de Nissah.
« Il portait lui aussi un treillis, plein de trous, avec une breloque qui avait dû briller des années plus tôt.
« Une breloque, avait répété la grand-mère, avant de cracher sur le sol d’un air dégoûté.

La salive éclaboussa la petite fille qui s’essuya précipitamment.
– Une breloque, redit-elle un peu plus doucement. Une breloque et un fusil.
Andoun se souvenait de l’arme à l’entrée de la case. Ses parents lui interdisaient formellement de la toucher. Elle ne l’avait jamais vue utilisée, mais chaque fois qu’elle passait avec ses sœurs devant la case de l’oncle Nissah elles marchaient un peu plus vite.

– On avait fait un grand feu et tué un bœuf pour leur retour, reprit la grand-mère d’un ton si triste qu’Andoun s’en voulait d’avoir abordé la question.
« Célébrer le fait qu’ils étaient bel et bien là.
« On a beaucoup pleuré aussi.
« Pleuré ceux qui n’étaient pas rentrés.
« Ceux qui étaient morts sur des terres lointaines.
« On les a pleurés en espérant, que, même loin,
« Même chez les kipons,
« Leurs âmes trouveraient le chemin du retour.
« On espérait qu’après les deuils, les nombreux feux, les bains et les coutumes, on pourrait chasser les nuages de leurs yeux.
« On espérait que, si on portait le noir, les ténèbres se dissiperaient, au fil des mois.
« On était allées au fond des brousses et les femmes plus âgées avaient découpé des écorces. Certains se sont réhabitués à la vie du village.
« La brume n’a pas totalement quitté leurs yeux, mais le travail au champ, la saison sèche et les pluies diluviennes du pays ont délavé leurs âmes.
« D’autres sont repartis, des semaines plus tard… Où, on n’a jamais vraiment su.
« Ton oncle Nissah est resté, lui.
« Il est retourné travailler au champ.
« Mais contrairement aux autres, il ne parlait pas.
« Ses nuages à lui se sont transformés en murs avec grilles et gardiens.
« D’ailleurs, il gardait toujours le vieux fusil avec lui, contre le mur de sa case,
« Un peu comme s’il défiait quelqu’un de sauter par-dessus le mur.

Noh Poh prit ici une longue inspiration. Ses yeux fixaient le feu, mais ils n’étaient plus là.

– On lui a proposé alors des femmes.
« Oh, ma petite, tu ne sais pas, mais c’est ça qu’on faisait quand on ne savait plus.
« On envoyait les femmes combler les trous causés par d’autres hommes.
« Elles ont toutes fui, rit la grand-mère.
« Et puis, quelques mois plus tard, il a commencé à gémir.
« La nuit, un long cri a résonné, qui a réveillé le village.
« Cela venait de la case de Nissah.
« Une autre nuit, nouveau cri. Puis un autre. Encore et encore.
« Personne n’osait approcher de sa case. Comme un avertissement.
« Une menace pour tous les autres.
« Les chefs de village ont décidé d’intervenir.
« On a convoqué les gars qui étaient partis avec lui pour qu’ils nous expliquent ce qui s’était passé.
« Ils ont raconté des scènes d’horreur.
« La boue, les cafards qu’ils ont dû manger.
« Dormir avec la peur au ventre et le fusil à la main.
« Le corps tendu vers la Mort.
« De soi, des autres.
« La boue, le froid, la boue encore,
« La boue partout,
« Des trous pour refuges.
« Les pires atrocités de la guerre.
« La sauvagerie.
« Ma chérie, dit la grand-mère, tu es une enfant. Je n’ose t’en dire plus. Ton père ne serait pas content.
– Mais, mamie, comment sont-ils revenus de l’enfer ?
La vieille femme tenta un sourire, pourtant Andoun ne perçut aucune lumière dans ses yeux.

– L’enfer les a juste chassés,
« Remis dans un bateau, avec les pauvres habits qu’ils avaient.
« L’enfer nous les a renvoyés, abîmés.
« Maintenant, c’est notre rôle de les reprendre.
« Ils sont à nous, tu sais, ils nous appartiennent.
« Ils appartiennent au village,
« Et même si l’enfer les a abîmés,
« Les a brisés en mille morceaux,
« Même si l’enfer a déposé sur eux
« Une souillure éternelle,
« C’est à nous de les recoller.
« C’est à nous de les laver à tout prix.
« C’est notre rôle, à celles qui restent,
« De guérir
« Ceux qui partent.

Andoun ne comprenait pas vraiment les mots de sa grand-mère. Elle était mal à l’aise. Elle aurait aimé rejoindre ses amies, oublier cette conversation qui assombrissait la soirée.
Mais la vieille femme ne semblait pas vouloir s’arrêter de parler. De la bouche ridée qui s’était trop tue, les mots ruisselaient sans discontinuer.
Qui était Andoun pour décider de l’arrêter ? Son malaise et elle restèrent sagement assis, fixant le feu, en espérant qu’elle pourrait bientôt retourner jouer.

Certains ont essayé d’oublier.
Pour déraciner ces cauchemars
Des confins de leurs âmes,
Ils ont essayé toutes sortes de méthodes.
Certains ont sombré dans la bière et le vin.
Il est parti d’ici, et il a laissé quelque chose.
Il est parti là-bas et on lui a pris quelque chose.
Il est revenu,
Morcelé,
Et nous poursuivions son fantôme,
Sans tout à fait nous faire à l’idée,
Que son absence lui collait à la peau
Que son absence nous suivait tous.
Parce qu’il faut bien vivre,
Rappeler à la terre qu’on lui appartient,
Se rappeler à nous-même
Que nous ne sommes que chair,
Nous danserons.
Parce qu’il faut bien vivre,
Nous supplierons la terre
De nous soigner.
Nous supplierons nos sœurs
De prier pour notre salut.
Et dans nos rires,
Nos cris,
Dans le bruit des pieds,
Qui viendront faire hurler le sol,
Et dans nos tentatives désespérées
De s’enraciner,
Fleurira la guérison. »

Extraits
« La vie à Sangmélima n’était pas des plus simple. Pauline vivait dans un quartier pauvre de la ville. Les petites maisons en terre et toit de tôle s’enchaînaient sur des centaines de mètres. De ces mêmes baraques sortaient des enfants pieds nus, couverts de poussière. De ces mêmes baraques sortaient aussi les femmes, la plupart en kaba, ou en T-shirt et pagne, armées de leurs sacs plastique multicolores, qui dès 5 heures allaient griller les prunes, vendre les beignets au marché.
– Avant, je ne vivais pas là, expliqua un jour Pauline alors qu’elles rentraient du marché. Mais depuis la mort de Claude, je fais comme je peux. La vie, c’est la bagarre !
Et Pauline était de celles qui se battaient. Il en fallait, de l’énergie, pour survivre. Elle était veuve depuis quelques années déjà. Son mari était mort dans un accident de voiture, en revenant de Yaoundé, où il travaillait comme menuisier.
Elle n’avait pas eu d’enfants, au grand dam de sa belle-famille, qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de l’ignorer. Elle n’avait pas choisi son mari, comme beaucoup de femmes de son époque. Mais pourtant, au fil du temps, elle s’était attachée à lui. Maintenant qu’il avait été enterré ici, à Sangmélima, elle voulait rester auprès de lui et de sa tombe, pour lui rendre ses
derniers hommages. » p. 149

« Koundéré, je n’appartiens à personne. Nous n’avons pas signé les documents du mariage. Je ne repartirai pas avec toi, jamais. J’ai fui une fois, je fuirai une autre fois, encore et encore. Je prendrai ma fille, le soir, et je partirai de nouveau.
Je ne me fatiguerai pas, tu sais, je suis jeune. Chaque nuit, tu dormiras en sachant que je veux fuir.
– Je t’enchaînerai, rugit-il soudain.
– Si tu m’enchaînes, dit-elle d’un ton déterminé, je me jetterai dans le Wouri avec ma fille.
– Fais donc ! hurla-t-il.
– Andoun, mais tu es folle ! Qu’est-ce qui te prend, s’exclama Madeleine en essayant de lui attraper le bras. Mais Anne-Marie se dégagea sèchement, soutenant le regard de Koundéré. Un silence passa. Madeleine assistait horrifiée au refus d’obéir de sa sœur, au refus de plier.
– J’ai payé ta dot… dit-il enfin. » p. 183

« La réalité était sombre. Elle n’avait plus rien. Plus de passeport, plus d’économies, plus de lien avec son frère, aucun moyen de rentrer au Cameroun et à peine de quoi vivre ici. Elle eut soudain très froid. La panique se répandit dans ses veines, sa vue se troubla et des larmes se
mirent à couler toutes seules. Elle sentait un poids appuyer sur son cœur et, sous ses pieds, la terre se dérobait. » p. 232

« Elles se taisent beaucoup, les mères. Leurs silences sont des offrandes.
Elles ne disent pas qu’une partie de leur métier de mère, c’est tisser des bâillons pour soi-même. Alors on se muselle, pour le bien de ceux qu’on aime. On accepte, un instant seulement, d’abandonner son droit à la parole. On offre sa voix à la terre en espérant voir ses enfants fleurir. Comme toutes les mères avant elle, c’est ce que fit Anne-Marie. Puisqu’il le fallait, elle s’enracinerait elle aussi, pour voir sa fille grandir. » p. 330

À propos de l’autrice
KIYEMIS_©Philippe MatsasKiyémis © Photo Philippe Matsas

Kiyémis est poétesse et essayiste. Ayant à cœur de transmettre un message d’émancipation des normes de beauté et d’épanouissement des femmes, elle participe à des conférences en France et à l’étranger, et anime des ateliers d’écriture. En 2018 elle publie son premier recueil de poésie, À nos humanités révoltées (éditions Métagraphes), suivi en 2022 de son essai Je suis ton pire cauchemar (Albin Michel). Depuis mars 2023, elle présente l’émission « Rends la joie » sur Mediapart. Et, refleurir est son premier roman. (Source : Éditions Philippe Rey)

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Le rire des autres

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En deux mots
Trouver un emploi avec diplôme de philo est quasi impossible. Sa conseillère pôle-emploi offre à Anna un poste de «chauffeuse de salle» pour une émission de télévision. Elle et son copain Lulu doivent faire avec leur situation précaire jusqu’au jour où il se met à cracher des euros.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui vomissait des euros

C’est vers le fantastique que penche le premier roman d’Emma Tholozan. En imaginant un jeune homme crachant des euros, elle nous offre un conte saisissant sur le statut social, la soif de réussir, le pouvoir de l’argent.

C’est à Pôle emploi, rebaptisé aujourd’hui France travail, que commence ce roman vif et joliment construit. On y croise Anna, diplômée en philosophie, face à une conseillère qui lui explique que sa formation ne l’aidera pas dans sa recherche d’emploi. Le mieux qu’elle puisse lui proposer est un poste de chauffeuse de salle pour une émission de télévision. Sans vraiment savoir de quoi il en retourne, elle se présente aux studios d’enregistrement et comprend qu’elle doit faire applaudir et rire le public de l’émission. Une tâche épuisante – on enregistre quatre émissions à la suite – mais dont elle s’acquitte avec assez de talent pour conserver son job.
C’est dans les bras de Lulu, son compagnon, qu’elle va pouvoir se consoler. Le jeune homme d’un naturel optimiste avait emménagé chez elle et mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer, même si son travail ne lui rapportait pas beaucoup. «Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf.»
Une situation précaire, mais qui va brutalement changer quand une chose insensée se produit: Lulu a craché un billet de banque. Une fois séché et contrôlé quant à son authenticité, ledit billet va offrir de nouvelles perspectives au couple. Car il suffit à Lulu de vomir pour que les euros s’accumulent. Anna ne se pose pas trop de questions et encourage Lulu à rendre des sommes de plus en plus importantes afin de pouvoir céder aux sirènes de la consommation. Autant profiter de cette aubaine tant qu’elle dure!
Ce conte sur la place de l’argent dans un couple vire alors de la comédie au drame. Entre les envies d’Anna et les interrogations de Lulu, entre des besoins de plus en plus importants de l’une et la peur d’un problème de santé pour l’autre.
Emma Tholozan a construit son premier roman comme un conte fantastique qui nous offre de réfléchir à la place de l’argent et au-delà, aux valeurs qui guident – ou pas – notre existence. Avec humour, elle raconte ce délitement progressif, ce fossé qui se creuse entre les aspirations d’une jeune femme qui entend se prouver qu’elle est quelqu’un – une intellectuelle – qui mérite sa place dans les hautes sphères de la société et un jeune homme pragmatique – le manuel – qui se satisfait parfaitement de ce qu’il a et de ce qu’il construit de ses mains. Deux conceptions qui, jusqu’à l’épilogue, vont s’affronter avec des arguments plus ou moins convaincants. Un premier roman réussi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Le rire des autres
Emma Tholozan
Éditions Denoël
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782207179079
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai fait un rêve formidable. Je naviguais sur une rivière, dans un bateau aux rames de bois. Assoiffée, je me suis penchée par-dessus l’embarcation. J’ai formé une petite coupe avec mes mains pour recueillir de l’eau et, quand je les ai remontées à la surface, elles étaient remplies d’argent. La rivière m’en offrait une source intarissable. J’ai avalé ces billets. De pleines poignées. Ça me bourrait de bonheur.»
Anna rêve de devenir quelqu’un. Pourtant, le jour où sa conseillère Pôle emploi lui annonce que ses études de philosophie ne valent rien sur le marché du travail, elle accepte un emploi alimentaire sur le plateau d’une émission télé. Comme son copain Lulu, smicard lui aussi, elle se met à défier fièrement la société de consommation.
Tout change quand Lulu se met subitement à vomir des billets de banque à une cadence soutenue. Pendant qu’il expulse de sa trachée de quoi lui acheter des sacs de luxe et un appartement à moulures, Anna s’interroge: doit-elle s’alarmer pour la santé de Lulu ou plutôt s’assurer que le flux précieux ne tarisse jamais? Jusqu’où est-elle prête à aller pour gagner sa place parmi l’élite?
Avec ce premier roman à l’humour décapant, Emma Tholozan brosse le portrait cru, et infiniment singulier, d’une génération privée d’idéal.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
BXFM (À la page)
Flair.be (Laura Vliex)
Actualitté
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Domi C Lire
Blog Joëlle Books
Blog Tu vas t’abîmer les yeux

Les premières pages du livre
« C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi. Sans réfléchir. J’avais suivi la cohorte. Tout le monde savait que c’était un passage obligé après le master.
Ça faisait quelques semaines que j’attendais le prochain rendez-vous. L’œil toujours fixé sur le téléphone. L’oreille tendue au cas où l’appel retentirait. Le fameux, libérateur, salvateur même ! Mais chez moi, ça ne sonnait jamais. L’écran restait noir. Finalement, une employée m’avait contactée. Je devais y retourner pour rencontrer ma nouvelle conseillère.
Je me suis levée tôt, je voulais arriver à l’agence avant l’ouverture. Sur place, j’ai constaté qu’on était beaucoup à avoir eu la même idée. Les grands esprits ! La file s’étendait jusqu’à l’angle de la rue. L’homme derrière moi s’adressait à un ami : « Sur mon CV, j’ai mis “maîtrise de Facebook” pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Une certaine fébrilité zébrait l’air. De temps à autre, quelqu’un se hissait sur la pointe des pieds, sortait sa tête du rang pour voir par-dessus les autres crânes si le rideau métallique montait enfin. On se serait cru devant un centre commercial le premier jour des soldes. Peut-être que certains allaient se jeter sous les grilles. Entre les clopes sur lesquelles on tirait avec avidité et les pochettes en carton qui contenaient nos dossiers, on se demandait où pouvait bien se planquer le plein emploi. Maintenant, il fallait tout un arsenal pour espérer obtenir un job. Photocopie de la carte d’identité, photocopie de l’attestation de logement, photocopie du certificat de participation à la journée de citoyenneté, photocopie des diplômes. Des dizaines de feuilles en veux-tu en voilà pour la seule possibilité du peut-être, la virtualité du si jamais j’ai de la chance. On s’y accrochait tous, alors tant pis pour les arbres.
Le rideau a percé le silence de sa mécanique enrayée. Même lui était las. Personne n’a rampé en dessous pour rejoindre la salle le premier, mais on a quand même joué des coudes.
J’ai pris un ticket. Numéro 56. Patience. Jambes qui lancent. Impatience. Plein de chiffres qui défilent, jamais le mien. Faut dire qu’on était vraiment toute une ribambelle. La farandole des miséreux. On se conformait presque tous à la même attitude, le regard fixé sur nos baskets en toile. On se toisait en silence, discrètement. Depuis combien de temps il cherche, lui ? Et celle-là, est-ce qu’elle est en fin de droits ? L’ancienneté se mesurait surtout au degré d’inclinaison du corps. Les petits nouveaux paraissaient toujours les plus embarrassés. Le dos voûté, repliés sur eux-mêmes. Dépités d’être là. Avec l’expérience, la colonne vertébrale se redressait. C’est pas parce qu’on est au chômage qu’on ne peut pas être fier. On les reconnaissait à ça, les vieux de la vieille. Décontraction à son apogée. Ils appelaient les dames de l’accueil par leur prénom, s’inquiétaient de la santé de leurs enfants. Mais jamais de paroles échangées avec les autres demandeurs. C’était une règle tacite.
La salle regorgeait d’affiches. Dessus, des personnes avaient l’air très heureuses de travailler trente-cinq heures par semaine pour un salaire de misère. Je regardais cet étalage d’optimisme avec un mélange de dégoût et d’espoir. Numéro 56 : c’était à moi.
Dans le bureau, j’ai découvert Marjorie, ma nouvelle conseillère. Elle s’est présentée. Elle était là pour mon bien. Ensemble, on allait y arriver. C’était une petite dame à l’allure de bouledogue français, grosses lunettes aux verres épais et cheveux coupés droit. Elle suffoquait dans son chemisier fleuri : apparemment, la climatisation était en panne, si tant est qu’elle ait fonctionné un jour. Marjorie est entrée dans le vif du sujet. Il fallait recommencer le dossier depuis le début. Je lui ai tendu le bout de papier sur lequel figurait en gras la mention très bien. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. « La philo… » Elle n’a pas terminé sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle en déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus, je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de l’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case « aucune compétence particulière ». Les tap-tap du clavier devenaient frénétiques. Elle a soupiré, frotté ses lunettes. Éclaircissement de voix. Raclement de gorge. Elle déployait une énergie folle pour chercher un poste qui ne nécessitait aucune compétence. La tâche était ardue. Ses doigts pianotaient à une vitesse impressionnante, une virtuose, les cliquetis aussi élaborés qu’une sonate. Après ces longues minutes de concert, elle a soufflé de satisfaction. Marjorie a pris un stylo Bic : « Présentez-vous demain, à 9 heures, à l’adresse indiquée – elle me tendait une feuille recouverte d’une écriture appliquée –, ça devrait faire l’affaire. Ce sera difficile, mais au moins vous serez payée. » Ensuite, elle a débité plein de mots compliqués sur la conjoncture économique, comme « saturation du marché de l’emploi », « compétitivité », « productivité exponentielle ». Je sentais bien qu’elle souhaitait que je réagisse, mais la seule réplique que j’aie trouvée était une citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Grand silence. Immédiatement, le sentiment de honte a suivi. Ringarde, je me suis dit. Pédante. Mais à Marjorie, ça lui a plu. Ses yeux se sont éclairés d’une jolie lueur. Elle m’a demandé qui avait écrit cette phrase : un vieil homme qu’on a forcé à s’ouvrir les veines.
J’ai quitté le bureau sans même regarder la feuille que Marjorie m’avait remise. C’est seulement un peu plus tard, dans la rue, que je l’ai dépliée. Chauffeuse de salle. Un grand courant d’air a sifflé entre mes deux oreilles : j’ignorais ce que cela signifiait. Peu importe, j’avais un travail. En tout cas, ils devaient me prendre à l’essai. J’ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle. Il s’est montré très content. Il a voulu savoir quel job j’avais décroché. Quand j’ai prononcé l’intitulé du poste, il s’est inquiété :
— C’est pas porno, au moins ?
— Non, enfin, je crois pas…
— Ah bon, super alors ! Et donc, tu seras payée ?
— Oui, j’espère.
— C’est formidable, Anna, bravo ! On pourrait fêter ça ? Je vais faire des crêpes !
Il ne m’a pas laissé le choix : en arrière-plan, je l’entendais déjà s’affairer à la préparation de la pâte.
— Et toi, papa, comment ça va ?
— La routine… Bon, t’arrives à quelle heure ? J’ai hâte.
*
Le soir même, Sophie organisait une fête. Je ne sais pas trop ce qu’on célébrait. La fin de quelque chose, sûrement. Je n’avais pas envie de m’y rendre et de me retrouver dans un appartement rempli d’une bande de dégénérés en pull à col roulé noir, porté malgré les trente-cinq degrés en extérieur pour plus de sérieux et de crédibilité. Excités par l’alcool. Secoués d’hormones. Les pupilles dilatées de bonheur. Platon, Kant, Deleuze et la French Theory : tout allait y passer, pour sûr. J’avais promis pourtant, alors j’y suis allée.
Robe. Rouge à lèvres. Métro. J’ai interphoné, escalié, bisé. La chaleur était étouffante. Fin juillet. À travers les vapeurs de rhum et les volutes de fumée qui embrumaient la pièce, j’ai aperçu le sourire de Sophie.
— C’est pas trop tôt ! On n’attendait plus que toi.
— Désolée, j’étais avec mon père…
— Et tu ne nous as pas rapporté de crêpes ?

Une goutte de sueur a perlé sur mon front, je l’ai épongée avec une serviette en papier et je suis immédiatement allée me chercher un verre. J’ai discuté avec les autres. Chacun avait fait la même chose cette semaine-là. Pôle emploi était sur toutes les lèvres. Déprimant. Mais, avec charme, on en rigolait. Élégance du désespoir. Et puis la solidarité des perdus. On se touchait l’épaule. On se réconfortait comme on pouvait. Frères et sœurs de bancs de bois durs qui font mal au dos. Trois heures de cours par semaine à essayer de comprendre les synthèses disjonctives nous avaient donné l’illusion d’être devenus une famille. Alors, comme en famille, on prenait des nouvelles de chacun. Élodie s’était inscrite sur un site de garde d’enfants, Mehdi avait un entretien pour travailler dans un fast-food.
— T’étais pas communiste, toi ?
— Oh bah, faut bien manger.

Touché. Pour tous, l’horizon était fait de petits boulots, mais ça nous convenait. La philo nous avait appris à mépriser les biens matériels. Chaque année, pour mon anniversaire, mon père se creusait la tête. Une belle montre ? Une nouvelle paire de chaussures ? Mais non, papa, tu sais bien, je n’ai pas besoin de ça. Offre-moi des livres, des livres et encore des livres. C’est plus pur. Tout plutôt que devenir esclave du capital ! On se gargarisait de notre grandeur d’âme, même si c’était pour retourner des steaks hachés sur une plancha. Moi, je ne disais rien. Je n’ai pas parlé de la perspective de chauffer des salles. J’ai la pudeur facile, l’étalage compliqué. Je préférais écouter. Entre deux verres, Sophie m’a agrippée.
— Dis, Anna, tu crois que tu pourrais m’aider à réviser pour le CAPES ? Me faire réciter les cours, tout ça?

Elle débordait d’enthousiasme, comme une petite fille qui entre à la grande école. Je me suis sentie obligée de la mettre en garde.
— T’es sûre que c’est une bonne idée ? Tu vas être envoyée n’importe où en France. T’auras un emploi du temps horrible avec une tonne de copies à corriger toutes les semaines. Il paraît même que, parfois, ils te paient avec un retard de trois mois.
— T’es toujours défaitiste. Et la joie de transmettre, t’y as pensé ? Le bonheur de voir des lycéens s’épanouir ? Et puis de toute manière, je sais rien faire d’autre…

J’ai pensé à la phrase de Malraux : « L’amitié, ce n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, c’est d’être avec eux même quand ils ont tort. » Si Sophie avait envie de se fracasser contre un mur, j’appuierais sur l’accélérateur avec elle. J’ai dit : « OK, si t’es motivée, on s’y met dès que j’aurai pris mes marques au boulot ! » Sophie a quand même dû sentir que je n’étais pas très emballée, alors elle a tendu son petit doigt en l’air pour que je l’attrape (elle savait que ça m’attendrissait toujours), et le pacte était scellé.
Entre-temps, l’ambiance, déjà moite, était devenue lourde. Un épais couvercle s’était posé sur la cocotte-minute de nos vies, les fenêtres étaient nappées d’une buée dense : je cuisais à petit feu.
Quand la conversation s’est faite trop pesante, je me suis mise à danser. Ça a commencé par un soubresaut. Ridicule. Une légère flexion des jambes, plus ou moins en rythme. Plutôt moins que plus, d’ailleurs. Très vite, l’alcool aidant, les bras s’y sont joints. Mouvements saccadés et grands cercles. Alterner. Les hanches qui se déploient, ankylosées depuis trop longtemps. Je fermais les paupières et battais des cils, secouais la tête. J’avais l’impression d’être sensuelle, alors que je devais ressembler à un asticot accroché à un hameçon. Je ne dansais pas, je me débattais. La féminité des magazines de mode était loin, Axelle Red aussi. L’enceinte continuait à cracher des chansons entraînantes, du rap et de la pop, du français et de l’américain. On faisait semblant de connaître les paroles, on chantait en play-back. Puis la musique a ralenti.
Comme je pouvais m’y attendre, la discussion s’est envolée vers le ciel des idées. Ça développait des grandes notions, l’amour, la liberté, la mort. Des mots mille fois remâchés dans des bouches différentes, j’avais l’impression d’écouter un disque rayé. La même comptine en boucle depuis l’Antiquité, on nous aurait foutu des toges que ç’aurait été pareil. J’étais écœurée. On nous avait vendu le concept du philosophe-roi, une place de choix dans la société, mais Platon s’est planté. T’es capable d’expliquer la nuance entre justice et équité ? C’est bien, en revanche, on a simplement besoin d’une personne pour faire de la mise en rayon, donc ça t’aidera pas. Au suivant ! Une sensation pâteuse tapissait ma langue. J’enchaînais les verres de mauvais alcool en faisant mine de m’intéresser au débat. Acquiescement du menton. Moue circonspecte. Lèvres pincées.
C’est à cet instant qu’un type a planté ses deux émeraudes droit dans mon iris. Je l’ai tout de suite vu, même de loin. Au milieu de cette galaxie absurde, je l’ai tout de suite vu. Il est devenu le centre. Beau comme un soleil. Une figure blanche qu’encadraient des cheveux noir de jais. De hautes pommettes sur lesquelles reposaient deux yeux d’un vert hallucinant, presque translucide. De ceux qu’on voit seulement sur Photoshop. Il avait une gueule à tourner dans un film, mais je ne savais pas trop de quel genre. Il racontait une anecdote à propos d’une file d’attente et d’une caissière. La fille en face de lui riait à gorge déployée. Elle basculait sa tête en arrière puis remettait sa frange en place d’un geste faussement négligé. Blond éclatant. Une pub pour du shampoing.
La voix du type n’arrivait pas à couvrir celle de Sting que Sophie avait mise en fond. Alors j’entendais, par bribes, le début de ses blagues, sans les chutes, mais j’étais quand même happée. Une boule à facettes étoilait son visage de taches argentées. Les spots lumineux dansaient une valse à trois temps, le jaune, le violet et le rose. Tout s’est solidifié d’un coup. Le sang avait du mal à passer, il paraissait soudain très épais. Le cœur qui s’arrête un instant.
Après s’être installé sur le canapé, un peu plus loin, il m’a fait signe d’approcher. La force d’attraction était très importante, mais j’étais complètement saoule. J’employais toute mon énergie à mettre un pied devant l’autre sans tituber. Concentration à son paroxysme. Allez, Anna, fais un effort. Le gauche, puis le droit. Le droit, puis le gauche, c’est ça, perds pas le rythme. J’avais un mal de ventre terrible et la vue qui se brouillait. Je me suis affalée à côté de lui comme si je ne m’étais pas assise depuis des siècles. Il m’a interrogée pour savoir si j’étais plutôt philosophie continentale ou analytique. Je l’ai fixé avec méfiance. Les ténébreux qui citent du Nietzsche, j’en avais eu ma dose à la fac. « Je te taquine. On s’en fout de tout ça, non ? » Oui, on s’en foutait de tout ça.
Je me suis étonnée de ne pas l’avoir croisé à l’université. C’était normal, puisqu’il n’y était jamais allé. Lui, il réparait des trucs. C’est de cette manière qu’il avait rencontré Sophie, par le biais d’un ami qui connaissait un ami qui le connaissait. Elle avait des problèmes avec son ordinateur. Étudiante fauchée, pour le dédommager, elle l’avait invité ici. J’ai immédiatement regardé ses mains. Automatisme. Réflexe d’intello. Elles étaient calleuses. Solides. Quelques éraflures. Des doigts qui font autre chose que de tenir un stylo pour une dissertation. Il a remarqué mon insistance et serré le poing si fort entre ses cuisses que ses jointures sont devenues blanches. J’étais gênée. J’ai essayé de faire une blague.
— C’est Descartes qui entre dans un bar. Le gars derrière le comptoir lui lance : « Vous prendrez bien quelque chose ? » Il répond : « Je ne pense pas », et là, il disparaît.
Wouah. Cinq ans d’études pour ça. Elle était franchement nulle, pourtant j’y ai mis tout ce que j’avais, dans cette vanne. J’ai senti l’urgence. Je ne crois pas qu’il ait compris, mais ça a fonctionné, il a souri. Le cœur qui s’arrête un deuxième instant. Là, j’ai remarqué une petite fossette qu’il avait sur la joue droite. Droite, j’en suis sûre parce qu’on se tenait côte à côte. Ça faisait comme une virgule. Ça lui allait bien, la virgule, parce que sa parole se déversait en flot continu, sans point. Pas d’arrêt entre ses histoires, l’une succédait à l’autre avec un naturel déconcertant.
— Moi aussi, je connais des blagues moyennes. T’en veux une ? Quelle est la différence entre un dollar et un rouble ?
— Je sais pas.
— Un dollar !

Là, c’est moi qui n’ai rien compris, mais je buvais ses paroles, je riais à tout ce qu’il disait. Dents blanches et nuque relâchée vers l’arrière. D’un coup, j’ai repensé à l’autre fille, celle de la pub de shampoing, et ensuite j’ai gardé la tête bien droite. On discutait et je sentais mon estomac se serrer. Main invisible qui me retournait les boyaux. Crampes. Gargouillements. Remontées. Que du glamour. Il s’est intéressé à ce que j’allais faire dans la vie, enfin si ça m’allait d’en parler, ce n’était peut-être pas le lieu ni le moment, peut-être que je préférais retourner avec les autres ? Et là, j’ai vomi. Sur ses chaussures. Une substance rose et pétillante : du gin-tonic à la fraise, erreur de débutante.
Il ne s’est pas vexé du tout, au contraire. Il a ri de nouveau. De manière tonitruante cette fois. Il se tenait les côtes tout en secouant son pied au-dessus du tapis. La fille blonde me regardait d’un air hautain. Il s’est levé, m’a tirée par la main et a murmuré dans mon oreille : « Je crois qu’il est temps d’aller se coucher. » On est partis comme ça, plantant les kantiens.

La rue avait changé de texture. Les façades d’immeubles paraissaient confortables, j’avais envie de m’y adosser. Le sol n’exhalait plus la chaleur emmagasinée la veille. Finis, le goudron fumant et le plastique des semelles qui colle un peu. L’air s’était rafraîchi. Je respirais mieux. Au loin, une petite aube se réveillait tranquillement, teintant les toits de nuances orangées. J’ai regardé sa montre qui reposait avec son avant-bras sur mon épaule. Je devais me lever trois heures plus tard. Il ne parlait pas. Moi non plus. Mais c’était doux. Une sensation enveloppante. Du réconfort à chaque enjambée. Le tintement de ses bottines sur l’asphalte rythmait notre marche. Nous avancions cahin-caha. Bras dessus, bras dessous. Lui, mon sac sur le dos. Moi, le cœur en bandoulière. On ne croisait que des éboueurs et des vieux insomniaques qui promenaient leur chien. Il y avait de la tendresse dans leurs regards. Accrochée à mon compagnon comme une moule à son rocher. Le pas chancelant. Le parcours zigzagant. Que pouvaient-ils penser de nous ?
J’ai fini par reconnaître le bout de ma rue. Un peu de familiarité, ça faisait du bien. Point d’ancrage dans cette ville qui semblait tournoyer autour de moi. Le tangible qui tangue. Ça m’a remis les idées en place. Quand nous sommes arrivés devant la porte d’entrée, il m’a vue hésiter sur le digicode. Le doigt suspendu. Dans l’attente. 3948. Non. 9348. Non. La troisième tentative a été la bonne. Je n’ai pas pensé à lui proposer de monter. J’ai bredouillé un merci à l’haleine fétide. Il a attendu que je sois bien rentrée, et même un peu après. Quand j’ai voulu tirer les rideaux pour dormir, il était encore là, dehors, droit et serein. Je lui ai fait un signe depuis la fenêtre. J’ai vu sa silhouette changer de trottoir, s’enfoncer dans les rayons ocre et disparaître totalement. La lumière l’avait avalé.

Extrait
« D’ailleurs, Lulu aussi travaillait, très dur même. Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf. Notre appartement à commencé à accueillir des quantités astronomiques d’objets. Ça s’amoncelait dans les coins, il y en a même dans les toilettes. On retrouvait des vis dans des endroits inattendus.
Dans l’espoir d’élargir sa clientèle, Lulu a collé une affiche dans le hall de l’immeuble en indiquant qu’il réparait porte quel machin, électrique, électronique ou mécanique pour un tarif unique de trente euros. Dans les jours suivants, on a vu défiler chez nous toute la résidence. C’était drôle, les possessions incongrues des voisins. Thérèse du troisième lui a même apporté un vibromasseur. Elle nous a suppliés de ne rien révéler à son mari. Pour lui faire plaisir, Lulu a augmenté la puissance. Devant tant de débrouillardise, certains voisins lui donnaient un peu plus d’argent ou bien nous apportaient des lasagnes. Et même si c’était difficile avec le peu de sous qu’il récoltait, Lulu mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer. » p. 40-41

À propos de l’autrice
THOLOZAN_emma_DREmma Tholozan © Photo DR

Emma Tholozan a vingt-six ans et travaille dans l’édition. Le Rire des autres est son premier roman. (Source: Éditions Denoël)

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Pour qui s’avance dans la nuit

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En deux mots
Le ferry va accoster sur l’île de Sjena, baignée par l’Adriatique. Ce dernier voyage vers la terre des origines a aussi, pour Pierre et Orphée, tout d’une quête impossible, tenter de sauver leur mère qui sombre vers la folie. Alors, ils s’accrochent à leurs rêves.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Où es-tu Bérénice?

Dans son nouveau roman Claire Conruyt raconte le séjour d’une mère et de ses enfants sur une île de l’Adriatique. Un dernier séjour qui est aussi une quête spirituelle, un adieu à l’enfance, une fuite éperdue.

Le ferry qui accoste à Sjena compte parmi ses passagers Bérénice, Pierre et Orphée. Une mère et ses deux enfants étreints par l’émotion. Ils retrouvent une terre qu’ils chérissent, la promesse d’une parenthèse enchantée durant laquelle ils retrouvent Anouk, leur amie qui vit ici.
«L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie. (…) C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.»
Et de fait, les premiers jours sont idylliques. Un parfum de liberté emplit l’air chaud. La mer est belle, les enfants insoumis. «Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.»
Mais au fil des jours, la belle harmonie est troublée tout à la fois par les garçons qui se laissent aller à quelques rites initiatiques loin d’être anodins, mais surtout par la fièvre qui gagne Bérénice. Derrière le feu de la passion, derrière l’admiration, derrière l’envie, on sent poindre la jalousie, l’incompréhension, le drame.
Parallèlement, la beauté et la faconde d’Orphée séduisent les îliens. Mais elle irrite Pierre. Tout comme ses talents de conteur, lui qui est capable de ressusciter la mémoire de Sjena «en donnant une voix aux maisons abandonnées».
Car ce petit frère qui aime raconter des histoires, qui est capable de «repeupler cette île désolée de destins superbes», peut aussi se transformer en messager de l’apocalypse. Alors sa beauté devient inquiétante. «On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel.»
Les rêves – que l’autrice nous livre tout au long du roman – se transforment alors en cauchemar. Petit à petit, on voit poindre la folie. Comme une vague qui enfle et grossit, elle va venir briser ce séjour. Pierre essaie de résister, mais Orphée décline en voyant sa mère, sa complice, s’enfoncer. Il est «incapable, désormais, de la suivre dans sa folie.» Elle s’absente de plus en plus fréquemment jusqu’au moment où elle ne reparaît plus.
Claire Conruyt réussit parfaitement à rendre l’atmosphère de ce paradis qui va finir par devenir un enfer. Elle montre aussi combien la quête de Pierre et d’Orphée pour retrouver leur mère est désespérée. Dans une sorte d’inéluctable danse tragique dans laquelle on retrouve des accents de Mourir au monde, son premier roman. On comprend alors que le choix des prénoms de ce trio n’a rien de fortuit. Nous sommes bien dans aux abords de la Grèce et se ses tragédiens, à commencer par Sophocle et son Œdipe-Roi. Ici aussi les sentiments sont aussi puissants que troubles. Ici aussi, on sent poindre la tragédie sous un été brûlant.
«C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage…»

Pour qui s’avance dans la nuit
Claire Conruyt
Éditions de l’Observatoire
Roman
176 p., 20 €
EAN 9791032927977
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé sur une île imaginaire de la mer Adriatique face à la côte dalmate baptisée Sjena.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a quelque chose de magique à Sjena, Pierre le sent ; le garçon voit bien l’effet étrange qu’ont l’île, ses ruines et ses criques hantées sur son petit frère, le délicat Orphée, et surtout sur sa mère – car c’est à Sjena que la sibylline Bérénice quitte ses oripeaux de tristesse pour devenir la danseuse flamboyante que les deux enfants vénèrent.
Il y a quelque chose de tragique à Sjena, lorsque les lieux menacent d’engloutir Bérénice. Orphée, lui, sait comment la sauver. Commence la quête éperdue d’un petit garçon pas comme les autres, prêt à braver tous les fantômes pour sa mère adorée, et de son grand frère qui a juré de le protéger. Mais l’île a des défis pour les rêveurs: sa mer belliqueuse, ses loups chassant les faons égarés et autres créatures de la nuit pas tout à fait de notre monde… Les rêves sont parfois des cauchemars.
Claire Conruyt tisse d’une plume gracieuse la frontière entre les mondes, et l’amour tendre, parfois cruel, de deux garçons et de leur mère. Un conte aux doux reflets de valse macabre.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Ma mère danse sur un lac de glace, enlacée par une épaisse forêt noire. Seule, elle glisse sur des eaux immobiles, les bras en croix et la poitrine offerte à un ciel nu, sans relief ni nuages. Depuis le rivage, je la regarde triompher de ce paysage mort, de ce qui, en dessous, gronde. Le sol, bien que gelé, est trop mince. Belle imprudente, ma mère avance pourtant. J’entends l’immonde bruit de la glace qui rompt, un râle lointain, le bruit du fer qui grince et menace d’exploser. Je hurle, mais elle ne m’entend pas. Ma mère
poursuit sa danse macabre et sourit. Tout autour, le chaos. Elle valse, elle tourne sur elle-même et, d’un seul élan, projette son corps dans les airs. Suspendue au ciel, ma mère embrasse le vide, tend les bras comme pour rejoindre son créateur. Mais ici, Dieu est absent. Ralentie dans sa course par une mystérieuse force, elle
se déplace comme l’on se déplace sous l’eau. La bise glaciale, celle qui, il y a un instant, me mordait la nuque, tombe. Le monde se tait. Ma mère est paralysée. Je sens ma mâchoire se délier et ma bouche s’agrandir mollement. Mon cri, un cri urgent, ne vient pas. Ce monde n’en veut pas. Il est déjà trop tard. Le corps de ma mère cède à la gravité et s’écrase contre la monstrueuse surface blanche.
*
Ce soir-là, j’ai rêvé que ma mère dansait sur un lac de glace avant de disparaître, engloutie par les eaux. À mes côtés, mon petit frère dormait, je l’entendais inspirer, expirer profondément, et le bruit de ce souffle régulier agissait sur moi comme celui des vagues qui avancent. Allongé dans notre chambre, à même la pierre, je me perdais dans une nuit que la lucarne perçant le toit avait capturée. L’air était doux. Un chat est venu s’allonger sur la vitre encore tiède et m’a fixé. Des yeux jaunes à la pupille pleine et dans laquelle je croyais déceler un présage.
Je me suis endormi.

— C’est notre dernier été tous ensemble, Pierre.
Ma mère chuchotait, comme si elle me confiait là un grand secret.
— C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage… Ce sera inoubliable.
Elle chuchotait.
— Je crois que j’attends cela depuis toujours…
Il était tard, nous étions en avance, le ferry n’accosterait pas avant deux heures. Gagné par la fatigue, mon petit frère s’était assoupi sur les genoux de ma mère.
— Tu as vu comme il dort ?
Ses boucles noires couvraient son front, et son corps mince, ainsi recroquevillé, tenait sur la longueur d’un petit banc. Il se reposait comme les enfants se reposent avant un grand départ. Il rêvait, je le voyais à ses yeux qui roulaient sous ses paupières. Ma mère lui caressait la joue.
— Orphée… tout va bien. Nous partons.
C’était le soir. Nous étions seuls, seuls sur la berge déserte d’une ville née au bord de l’eau. Devant nous, la mer s’étendait, vaste et tranquille, mortellement silencieuse. Je sentais un monde entier vibrer. Un monde composé des choses, vivantes comme mortes, que les eaux avaient absorbées. Je distinguais le mât blanc d’un voilier que le ciel avait déposé là, et que la
brise faisait tanguer de droite à gauche.
— Nous partons, répétait ma mère.
Comme une prière. Elle avait dû sentir mon inquiétude tandis que je fixais la pénombre.
— Pierre, nous partons, ça y est. Nous retrouvons notre île adorée.
Le ferry arrivait, nous allions y passer la nuit. Orphée dormait toujours.
— Fais comme lui. Prends des forces.

Rejoindre l’île revenait à quitter le monde, la flamboyante côte n’était plus qu’une frange sombre piquée de taches lumineuses. Peu à peu, elle disparaissait.
— Sjena, murmurait ma mère, penchée par-dessus la balustrade, une main nouant ses cheveux pris dans le vent. L’île des ombres…
L’île de nos ancêtres à la vie si misérable nous attendait.
À chaque voyage, ma mère nous racontait l’existence de ceux dont nous partagions le sang. Les mêmes mots, toujours, pour la décrire: une vie dure, impitoyable, une vie de labeur. Les femmes aux champs de pommes de terre, les hommes à la mer. Elles, aussi solides que la roche de cette île, qui, lorsqu’il le fallait, regagnaient la côte pour se donner aux marins de passage. Eux, qui pêchaient, vendaient, puis repartaient.
Certains disparaissaient pendant des mois. D’autres ne revenaient pas.
— L’Adriatique porte leur histoire, murmurait ma mère. Ce n’est pas une mer comme les autres… Elle a l’air calme, n’est-ce pas? Mais elle est changeante, imprévisible. Le matin, c’est un lac. L’après-midi, c’est un torrent. Le soir, c’est un gouffre. Orphée ne dormait plus.
— Ce n’est pas une mer comme les autres, mes fils…

Nous arrivions. Nous arrivions car, au loin, le clocher de l’église blanche s’élevait. C’était l’empreinte de l’île, son joyau.
Orphée, envoûté par cette chapelle qui depuis toujours l’appelle, l’a désignée du doigt, un sourire radieux aux lèvres.
— Terre !
Ma mère a couru et l’a pris dans ses bras.
— Terre ! Terre, mon Orphée…
Le clocher nous guettait. Je sentais que nous passions d’un monde à l’autre. Ma mère, tout entière penchée par-dessus bord, a tendu son bras pâle, l’a allongé jusqu’à, croyait-elle, frôler cette tour, cette petite aiguille au sommet de laquelle, bien qu’on ne la distinguât pas encore tout à fait, s’élevait une croix de fer.
— Mon église… Ma blanche église au ventre sombre.
Le clocher irradiait et ma mère, envoûtée, murmurait des paroles inaudibles. Son bras tendu et son corps étaient parfaitement immobiles, elle semblait ne plus respirer et sa peau, blanche, si blanche, s’était comme pétrifiée.

Mais elle me voyait l’observer.
— Qu’est-ce que tu veux ? a-t-elle pesté.
Orphée m’a regardé. J’ai fermé les yeux.
— Rien… Tu es belle, c’est tout.

L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie.
Le pauvre se parait de mille richesses, la laideur était une beauté convoitée, le doyen écoutait religieusement les sages enseignements du benjamin. Tout était comme inversé. « Ici, les dieux vivent avec les bêtes », disait ma mère. On mangeait avec les doigts, on attaquait en montrant les dents, on chassait la nuit en grognant. C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.
Nous nous approchions du petit port, là où Anouk devait nous attendre depuis l’éternité.
— Mon Anouk adorée! hurlait ma mère depuis le pont. Tu es là, tu es là !
Les deux amies exultaient, se saluaient de loin par de grands gestes et riaient aux éclats.
— Oh, je pourrais sauter dans l’eau tout de suite et la rejoindre ! s’impatientait ma mère.
C’était chaque fois la même scène : ma mère courant jusqu’à la cabine du capitaine en le pressant d’arriver. Et l’homme de renchérir mollement :
— Da… da… We arrive, we arrive… »

Extraits
« À Sjena, nous étions des enfants insoumis. Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.
Depuis quelques jours déjà, les garçons de l’île jouissaient d’une totale indépendance. Leurs cheveux, mordus par le sel, secs comme de la paille, leurs maillots de bain que l’eau et le soleil avaient déteints, leurs pieds noircis et leurs ongles sales témoignaient de leur sauvagerie. Quant à Orphée et moi, nous appartenions encore à un monde civilisé. Nous étions trop propres. Les garçons de l’île avaient le crâne rasé, ce qui leur donnait l’air de petits hommes féroces, quand mon frère et moi n’avions de cesse de dégager les boucles d’hiver qui nous barraient le front. L’un des gamins, plus grand que moi, un blond rugueux dont je ne reconnaissais pas le visage, a empoigné d’une main l’une des mèches de mon frère. De l’autre, il mimait des coups de ciseaux. » p. 34

« Il n’était pas inhabituel qu’avec ma mère, nous perdions sa trace. Et combien de fois l’avons-nous retrouvé dans le salon d’un îlien, l’enfant aux boucles noires, l’enfant du village, l’enfant qu’on attendait. À ceux qui ne le connaissaient pas encore, il y avait toujours quelqu’un pour le présenter. Et la suite était inévitable : ils en tombaient amoureux. Ce jour-là, Orphée avait imaginé, à n’en pas douter, le plus beau des contes. Et en donnant une voix aux maisons abandonnées, il ressuscitait la mémoire de Sjena.
— La pierre retient tout : l’eau, le feu, l’insecte, les secrets.
Ma mère traduisait et les habitants, assis par terre ou sur de vieilles banquettes, l’écoutaient religieusement.
— Elle garde ce que la mémoire des hommes efface. Elle est le refuge du temps.
De ses yeux bleus, il balayait la pièce, s’arrêtant sur chaque visage avec la grâce d’un petit messie. » p. 46

« Orphée et ma mère se retrouvaient le soir sur le petit banc du port. C’était l’un de leurs rendez-vous et je comprenais sans peine qu’il ne fallait pas m’en mêler. Cet instant ne m’appartenait pas, ce monde qu’ils bâtissaient n’était pas le mien. Aussi était-ce dans ces moments que je mesurais tout ce qui me séparait d’Orphée.
Il était si différent de ceux de son âge quand, moi, j’étais le plus banal des adolescents. Nous étions, à entendre Anouk, de « jolis garçons ». Mais la beauté d’Orphée était inquiétante. On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel. Son visage manquait d’expression, cruellement lisse, et ses lèvres, molles, étaient d’un rouge vif. Sur son front tombaient des boucles de jais parfois balayées par la brise, la même qui venait frapper ses joues d’un rose si délicat qu’elles semblaient avoir été poudrées. Il était né avec une grâce naturelle qui incitait souvent ma mère à proclamer : « Orphée, tu es belle. » Ce que son cœur retenait de secret, son regard le confessait. Tout son mystère reposait dans ses yeux bleus. » p. 62

« La nuit, j’empêchais désormais Orphée de rejoindre ma mère. Nous nous cachions dans l’armoire et observions à travers la fente des battants en bois Bérénice, hagarde, retournant le lit et fouillant les draps. Orphée plongeait son visage dans mon cou. Son petit corps contre le mien, je l’enveloppais de mes bras et nous transpirions, nous suffoquions, pris au piège. Je passais mes doigts dans ses boucles, je le berçais très légèrement, le regard toujours rivé sur ma mère qui grognait. Pleurait. S’allongeait dans le lit d’Orphée, désespérée de devoir affronter ses monstres seule.
Peu à peu, elle s’est éloignée de nous. Elle nous évitait, se réfugiait chez Anouk ou dans la mer. Orphée déclinait, malade de la laisser dériver ainsi, mais incapable, désormais, de la suivre dans sa folie. Aux heures d’inquiétude, celles durant lesquelles elle s’absentait, succédaient des jours d’insouciance et le sentiment d’avoir retrouvé un paradis perdu. Orphée m’accompagnait dans mes expéditions, mes grandes explorations de l’île. Je nageais avec lui jusqu’à la dépouille d’une torpille dormant au fond de l’eau. Elle pouvait contenir un homme, même deux. » p. 120

À propos de l’autrice
CONRUYT_Claire_©Francois_BouchonClaire Conruyt © Photo François Bouchon

Claire Conruyt est journaliste au Figaro. Après Mourir au monde (2021), elle a publié un second roman Pour qui s’avance dans la nuit (2023). (Source: Éditions de l’Observatoire)

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L’été en poche (04): Les Envolés

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En 2 mots:
Le 4 février 1912 Franz Reichelt saute du premier étage de la tour Eiffel et, quelques secondes plus tard, s’écrase au sol. Le tailleur venu de Bohême était persuadé d’avoir inventé un parachute qui sauverait les aviateurs. Il en avait fait le serment.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Les Envolés

Les premières pages du livre
Tu as les yeux fermés, les bras ballants, la tête légèrement penchée. Tu portes une large casquette, des gants, des souliers vernis, une combinaison de couleur sombre qui fait comme une bouée au-dessus de tes épaules. Tu es l’image de la douceur. On dirait l’artiste qui, au moment de saluer son public, chavire sous le poids d’un amour débordant.
Dans l’angle supérieur droit, une série de diagonales dessine ce qui ressemble à des visages. C’est l’un des piliers de la tour Eiffel. Juste en dessous, un flamboiement noir : un arbre.
Tout le reste est gris pâle, presque blanc – blanc du ciel, blanc du sol, couvert de sable. Et sur ce blanc, une autre tache noire, presque au centre de la photo, un peu à ta droite : la silhouette d’un homme qui marche.
Tu vas te mettre à marcher, toi aussi.
Tu vas rouvrir les yeux, les lever vers le ciel, t’approcher du pilier et t’engager lentement dans l’escalier.

4 février 1912, au petit matin. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées là, devant la tour Eiffel. Des policiers, des journalistes, des curieux. Tous levaient les yeux vers la plateforme du premier étage. De là-haut, le pied posé sur la rambarde, un homme les regardait. Un inventeur.
Il avait trente-trois ans. Il n’était pas ingénieur, ni savant. Il n’avait aucune compétence scientifique et se souciait peu d’en avoir.
Il était tailleur pour dames.
Il s’appelait Franz Reichelt.
*
Il venait de Bohême, un vieux royaume qui mourait lentement au bord d’un vieil empire.
Il y avait un village près de Prague, Wegstädtl, c’est là qu’il était né, dans une petite maison grise que longeait le fleuve. Tout autour, des champs de houblon et, plus loin, dans toutes les directions, de longs sentiers qui se perdaient sous les arbres.
Il n’avait pas voulu devenir cordonnier comme son père ; le tisserand de la ville d’à côté l’avait pris comme apprenti. À l’âge où l’on se choisit une vie, il était allé à Vienne pour entrer chez un couturier. Il était consciencieux, habile de ses mains : après quelques années, en 1900, il était parti tenter sa chance à Paris, capitale de la mode.
Les débuts avaient été durs. Il ne savait pas un mot de français. C’était un étranger. Pire, presque un Allemand. On se méfiait encore, alors, des vainqueurs de 70. Mais il avait fini par trouver un patron, puis un autre, avant de s’installer à son compte, tout près de l’Opéra, au 8 de la rue Gaillon. Une chambre, un petit salon pour recevoir ses clients, une pièce un peu plus vaste qui lui servait d’atelier : c’était son royaume à lui et il s’y sentait bien.
Il vivait seul.
*
Il avait les yeux clairs, presque gris, ceux d’un rêveur. Ses larges moustaches se relevaient curieusement quand il souriait. Sa voix, profonde, avec des accents rauques, était capable d’une grande tendresse.
Il avait gardé de ses premières années en France l’habitude de s’exprimer avec lenteur. Quand il butait sur un mot, il masquait sa gêne derrière un sourire timide, hanté par la peur d’être jugé, méprisé. Il parlait toujours à voix basse.
Il lisait peu. Le soir, ses yeux étaient fatigués d’avoir, des heures durant, examiné des fils et des aiguilles. Parfois, il rouvrait pourtant, avec une émotion qui l’étonnait lui-même, un livre qu’une cliente, un jour, avait oublié chez lui. Elle n’était jamais venue récupérer le manteau qu’elle avait commandé. Il avait interrogé les voisins, les commerçants : plus personne ne l’avait vue. Elle était morte, sans doute. Le livre était resté. C’était un recueil de poèmes, des classiques, ceux qu’on apprend à l’école. Franz ne les comprenait pas tous ; leur charme n’en était que plus fort. Il s’en imprégnait sans même s’en rendre compte, émaillant son discours de formules surannées et d’images déconcertantes.
À ceux qui l’écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous.
Mais la plupart du temps, il ne disait rien.
*
Chaque matin, vers sept heures, il ouvrait la porte à Louise et l’accueillait d’un sourire. Elle le saluait d’un signe de tête, passait dans l’atelier et s’asseyait à sa table de couture. C’était une femme mince, aux gestes précis, qui se tenait très droite. Elle venait de Berlin. Ils se parlaient en allemand.
À l’époque où il l’avait engagée, quelques années plus tôt, il hébergeait encore sa sœur cadette, Katarina, qui avait quitté leur village natal et rêvait d’un avenir à Paris. Un jour, la porte était restée ouverte. Il avait eu l’impression soudaine d’être observé : sur le seuil, une fillette de deux ou trois ans, pieds en dedans, mains derrière le dos, lançait des regards timides autour d’elle, séduite et comme rassurée par ce lieu merveilleux où des caisses d’emballage, des bobines de fil et des monceaux de tissu s’offraient à ses doigts. Il avait fait quelques pas vers elle. Elle s’était précipitée sous une table.
Il allait lui parler quand une femme avait pénétré dans la pièce, essoufflée. Elle sortait de chez un fournisseur installé au rez-de-chaussée. Sa fille lui avait échappé, elle l’avait cherchée partout, elle était désolée, affreusement désolée.
Franz lui avait tendu une chaise.
À la fin de la journée, Katarina était rentrée. Il lui avait expliqué qu’il recruterait une employée. Elle s’occuperait un peu de l’appartement et l’aiderait à l’atelier. Elle s’appelait Louise Schillmann. Son patron ne pouvait plus la payer. Elle avait une fille à charge, Alice.
— Tu sais qu’elle te laissera tomber quand la môme aura le nez qui coule ?
Il avait répondu qu’il avait une décision difficile à prendre et qu’il réfléchirait. Le lendemain, il avait dit à Katarina qu’il l’aiderait à se trouver une chambre quelque part.
*
Dans les premiers jours de 1906, Katarina rencontra un bijoutier qui la couvrit de cadeaux et fit d’elle sa fiancée. De ce moment, elle eut de la pitié pour son frère qui, disait-elle, n’avait pas la tête bien solide et jetait son argent par les fenêtres.
En vérité, ses affaires se portaient bien. Un soir, il examina ses comptes et découvrit qu’il pouvait engager un apprenti. Il embaucha Maurice, un gaillard de quatorze ans qui vivait juste en face.
Maurice arrivait chaque matin un peu après Louise et la rejoignait dans l’atelier. Franz, lui, allait et venait entre l’atelier et le salon, où entraient les premiers clients.
Puis les clients repartaient, Maurice et Louise retournaient chez eux, les heures s’ajoutaient les unes aux autres et les rideaux n’en finissaient pas de s’alourdir dans le silence du soir.
Franz restait seul.
*
Chaque semaine, le même jour, à la même heure, il partait en promenade. Il prenait la rue Saint-Augustin puis la rue de Richelieu et gagnait le square Louvois. Là, il faisait le tour de la fontaine et s’arrêtait un instant. Alors il levait les yeux vers les arbres et regardait les feuilles soulevées par le vent.
Il rentrait toujours par le même chemin.
À l’atelier, ensuite, il n’avait jamais l’air d’être vraiment revenu. On aurait dit qu’il voyait encore les arbres au- dessus de sa tête. Du bout des doigts, il esquissait parfois dans le vide la forme d’une branche ou d’une écorce qui lui avait paru belle.
Maurice s’étonnait, insistait, voulait faire dire à Louise que le patron n’avait pas toute sa tête. Louise haussait les épaules en souriant. Elle aimait la manière qu’il avait de vous regarder, sans vous juger, comme si votre seule présence était une joie. Sa façon d’exprimer exactement ce que vous ressentiez avait fini par la convaincre qu’il avait une sorte de don.
Maurice répétait : C’est un drôle de type, tout de même.
*
Alice allait sur ses six ans. Certains jours, quand elle ne pouvait pas faire autrement, Louise l’emmenait avec elle rue Gaillon. La fillette passait des heures dans le salon, saluant les objets un à un. Un vase. Une armoire. Une chaise. Puis elle recommençait, de sa petite voix aiguë.
Maurice sortait, excédé. Louise se confondait en excuses. Franz souriait.
Il emmenait parfois Alice avec lui au square Louvois. En chemin, il lui apprenait les noms des plantes ou lui montrait mille détails qu’il découvrait avec elle.
Elle l’adorait. Quand, la nuit tombée, Franz cherchait son recueil de poésies, il n’était pas rare qu’il fût au milieu des affaires d’Alice – crayons, gomme, grandes feuilles recouvertes de taches.
Elle ne savait pas encore lire. Sa voix résonnait étrangement, comme si elle vous parlait de très loin. Parfois, à sa manière de baisser les yeux, d’ouvrir la bouche, de bouger les pieds, vous aviez une sensation pénible, comme un problème, une menace, quelque chose qui s’avançait et vous alertait. Puis elle partait soudain d’un grand rire, vous courait dans les bras et vous étiez rassuré.
Louise murmurait : Si seulement son père…
Elle n’en disait jamais plus. Franz ne posait pas de questions. Il savait sans savoir. Une histoire de violence, de dettes, la déchéance d’un mari qui noyait sa vie dans l’alcool, disparaissait, revenait, plein d’une colère vaine envers le monde et lui-même.
Louise, à tout moment, trouvait des prétextes pour aller sur le balcon, laver les vitres, chasser des araignées. On la retrouvait en larmes et répétant qu’il ne fallait pas faire attention à elle.
*
C’était une merveille de taffetas gris, à la fois très sobre et très ouvragée. Le tissu, incroyablement léger, s’éclairait de lueurs roses à certaines heures du jour. Un liseré de dentelle soulignait la taille.
Rue Gaillon, on disait simplement : la Robe.
Franz l’exposait depuis des années sur un vieux mannequin de bois, dans un coin du salon. Bien des clients avaient souhaité l’acheter ; il s’était toujours refusé à la vendre.
Alice pouvait toucher aux ciseaux, ouvrir les tiroirs, s’approprier chaque recoin de l’appartement, mais pas s’approcher du mannequin. C’était la seule règle que fixait Franz. La fillette pressait sa mère de questions : d’où venait cette robe ? Qu’avait-elle de spécial ? Louise n’en savait rien. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi bien cousu.
Certains soirs, Franz s’attardait devant la Robe, visage fermé, lèvres tremblantes. Quand on lui demandait s’il se sentait mal, il répondait qu’il allait parfaitement bien. Il sortait sur le balcon et y restait longtemps, appuyé à la rambarde.
La première fois qu’il le vit ainsi, de dos, penché vers l’avant comme s’il cherchait à toucher quelque chose, Maurice crut qu’il pensait à sauter et se précipita vers lui. »

Vertiges de l’oubli


L’avis de… Pierre Benetti (En Attendant Nadeau)
« Étienne Kern se refuse à tout trait d’humour. La chute obsède son narrateur autant que l’effort de mémoire et la lutte contre l’oubli de ces morts. Avec lenteur et une gravité mélancolique, il relie les différentes histoires – souvent simplement esquissées – pour nous faire entrer, de manière troublante mais toujours pudique, dans l’arrière-fond d’un esprit marqué moins par le rêve de voler que par le désir de tomber. Sur toutes ces histoires de chute plane le soupçon du suicide, puisque «l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter».
La part biographique et historique du roman passe dès lors derrière cette écriture sèche et pourtant chaleureuse, qui nous fait contempler les vies dont est faite une vie, celles qu’on se rêve, celles qu’on croise, celles qui nous entourent. »

Vidéo


Etienne Kern présente son premier roman Les envolés. © Production Librairie Mollat

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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Qui tu aimes jamais ne perdras

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En deux mots
Chloé à l’époque romaine, Haedwig au Moyen-Âge, Isabel au moment de l’âge d’or d’Amsterdam, Nikolaï en Russie au tournant du XVIIIe siècle, Henry dans la campagne anglaise un demi-siècle plus tard et Marcel dans une tranchée durant la Grande Guerre vont tous faire une rencontre qui va changer leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Six romans en un

Quelle prouesse! Nathalie Bauer a réussi le tour de force de raconter six histoires situées à des époques différentes en changeant à chaque fois de style. Le tout rassemblé autour des forces de l’esprit. Érudit, ensorcelant, magnifique!

C’est l’égide de Sénèque et avec Chloé, esclave affranchie, que s’ouvre ce superbe roman. Nous sommes à l’époque de Néron, au moment où les apôtres commencent à diffuser la pensée chrétienne. Chloé est musicienne et rencontre un soir Corvus, qui entend percer avec sa poésie satirique. En s’entraidant, ils vont réussir à développer leur art et leurs connaissances, de plus en plus conscients de la puissance des forces de l’esprit.
C’est cette même puissance qui va entraîner Haedwig dans son couvent de la contrée de Winterthur en 1322. La jeune fille y est cloîtrée après un accident de cheval qui a coûté la vie à son frère. Au fil des ans, elle parvient à s’émanciper de son travail de copiste pour se frotter aux idées qu’elle calligraphie, mais aussi à celles qu’un prédicateur vient leur dispenser.
L’ambiance à Amsterdam, en 1658, est beaucoup plus frénétique. La cité, qui vit son âge d’or, est désormais la première puissance commerciale au monde. On y suit Isabel Gomez, la riche épouse d’un marchand juif, au moment où elle se rend chez Rembrandt pour que l’artiste la portraitise. De leurs échanges, la jeune femme sortira forte de nouvelles convictions et d’un message que l’artiste a subrepticement placé sur le ruban qu’il a fait figurer en bas de sa toile: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras».
C’est en 1795 dans la région de Nijni Novgorod que se poursuit le roman, au moment où un pèlerin vient demander l’hospitalité sur sa route qui le mène auprès d’un starets qui doit l’éclairer. Nikolaï Mikhaïlovitch, le fils de l’aristocrate chez lequel le visiteur a débarqué, est subjugué par cet homme ayant choisi de se dépouiller pour mieux accueillir les idées nouvelles et décide de le suivre dans son périple. Mais la contrée n’est pas sûre et, au moment de toucher au but, les hommes sont attaqués par des bandits.
Pour le dernier récit, nous nous dirigerons dans la campagne anglaise, et plus précisément dans le Wessex en 1852. Henry vient d’apprendre qu’il héritait d’une petite fortune, un manoir et une immense exploitation agricole. Un peu à regret, il quitte Londres, son métier d’enseignant et de journaliste et part prendre possession de son héritage en compagnie de sa mère et de sa sœur. Quand l’un de ses chevaux se brise la cheville, on fait appel à une rebouteuse, Drusilla Trendle. Qui va sauver l’animal et bouleverser Henry. Dès lors, il n’aura qu’une envie, se rapprocher d’elle.
C’est aussi un appel pressant auquel va répondre Marcel dans sa tranchée de la Hunding-Stellung. Persuadé que Lily le réclame, il déserte le front et retourne chez lui. Au terme du voyage, il va comprendre le caractère très particulier de son intuition.
Si ce roman tient du prodige, c’est d’abord parce qu’il rend un double hommage à la littérature. Chaque histoire y est racontée avec un style différent. On y retrouve par exemple la patte des sœurs Brontë ou le souffle d’un Dostoïevski. Et le lien entre ces histoires, c’est à chaque fois l’idée que l’esprit défie le temps dès lors que les mots sont posés sur le papier. «Copier et recopier les œuvres, relater leur existence» leur conférera l’immortalité. Ajoutons qu’à ce brillant exercice de style vient s’ajouter une éblouissante plongée dans les tréfonds de l’âme. Il n’y a alors qu’à se lancer porter et transporter…

Qui tu aimes jamais ne perdras
Nathalie Bauer
Éditions Philippe Rey
Roman
304 p., 22 €
EAN 9782848769844
Paru le 5/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Se peut-il que l’amour s’achève avec la mort ? Persuadés qu’il est au contraire infini, les deux amants Chloé et Corvus font le serment, au Ier siècle, de se retrouver dans la succession d’existences que tout individu, veulent-ils croire, est amené à vivre. Mais sauront-ils se reconnaître sous des apparences différentes, tandis que le hasard les réunit du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, dans la bibliothèque d’un couvent dominicain ; au cœur du quartier juif d’Amsterdam ; parmi les forêts des environs de Nijni Novgorod ; sur la lande du Wessex ; ou encore à proximité du front au cours de la Première Guerre mondiale ?
Ce voyage à travers les siècles, qui emporte le lecteur, est aussi un puissant hommage à l’amour tantôt charnel, tantôt spirituel, ou encore fraternel, que connaissent les deux personnages principaux de rencontre en rencontre. Tout en abordant sur le mode romanesque le thème de la transmigration des âmes, Qui tu aimes jamais ne perdras offre, au fil de ces histoires qui n’en forment qu’une, à la fois des variations stylistiques inattendues et un vibrant éloge de la littérature, du rêve et du pouvoir de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Quotidien du médecin

Les premières pages du livre
« Prologue
I. Ici commence l’histoire de Chloé, affranchie, et de Marcus Valerius Corvus, citoyen romain, contée par la première afin que perdure le souvenir de leur vie commune. Toi qui t’apprêtes à la lire, sois indulgent ; si je vis encore, ne me cherche pas querelle : je n’ai point l’ambition d’égaler nos littérateurs, qu’ils soient petits ou grands. Si, en revanche, je ne suis plus, dispense ma mémoire de tes sarcasmes. Ouvre plutôt les portes de ton esprit, transporte-toi par la pensée en la sixième année du règne de Néron, où tout a débuté, dans cette cité de l’Empire que ses habitants ne se soucient guère de nommer, comme si elle était l’unique au monde, représente-toi ses sept collines, en particulier l’une d’elles qu’on appelle l’Aventin et, à son sommet, la demeure d’un patricien – Maximus, le fils de mon ancien patron, si tu tiens à connaître son nom. Car c’est chez lui que tout s’est noué, plus exactement dans le triclinium où j’avais coutume de m’exhiber au cours d’un intermède, comme c’est souvent le cas lors des dîners auxquels il convie ses amis et ses clients.

II. Ce jour-là des équilibristes avaient d’abord égayé l’assemblée en sautant dans des cercles enflammés, suivis par des danseuses qui se prétendaient originaires de Gadès et ne l’étaient sans doute pas. Les remplaçant sur l’estrade, j’avais comme à l’accoutumée déroulé à la cithare les airs et les chants qui avaient bâti ma renommée et que Maximus, je le dis sans vantardise, ne se lassait pas d’écouter depuis l’époque où son père m’avait achetée – je devais avoir dix-sept ans –, aimée et bien traitée, puis affranchie par une nuit où il avait cru mourir de maladie. J’achevais ma prestation quand un jeune homme au teint mat et aux cheveux très noirs s’approcha ; planté devant moi, au pied des marches, il m’observa un moment avant de me demander si je pouvais avoir l’obligeance de rester à ma place.

III. Montrant les tablettes qu’il avait à la main, il m’expliqua ensuite qu’il allait lire des poèmes de sa composition. « Des poèmes satiriques, précisa-t-il. Je te serais reconnaissant de bien vouloir les agrémenter de quelques notes de musique. Acceptes-tu ? » Puis, comme si la mémoire lui revenait soudain : « Je me nomme Marcus Valerius Corvus. » Il garda la mine sombre tandis que je me présentais à mon tour, et je pensai qu’il redoutait le jugement que les clients et les amis de Maximus formeraient à propos de ses vers. J’aurais voulu l’inviter à ne pas s’en soucier, à ne songer qu’à son art, mais rien, pas même l’expérience que j’avais de cette sorte d’exhibitions durant lesquelles le plaisir des libations et des mets l’emportait sur toute autre chose, ne m’autorisait en ce moment précis à lui livrer le moindre conseil. Je ne me doutais pas que, par mon acquiescement, je scellais aussi notre future association.

IV. Oui, car, au terme de cette cena, il tint à me raccompagner au logement que j’occupais à flanc de colline, alors qu’il habitait lui-même bien plus loin, dans la VIe région, m’apprit-il. Et, pendant que nous marchions – j’avais décliné sa proposition de porter ma cithare, me contentant de lui en confier le baudrier –, il voulut m’ouvrir son cœur, fort affligé par la froideur que l’assistance avait réservée à ses poèmes. Il me raconta qu’il avait quitté sa Bétique natale quelques mois plus tôt pour tenter sa chance dans la capitale de l’Empire, suivant en cela l’exemple de l’illustre Lucius Annaeus Seneca, originaire comme lui de Cordoue. Le philosophe et son neveu, le poète Marcus Annaeus Lucanus, avaient eu du reste la bonté de l’accueillir à son arrivée, ajouta-t-il, et il comptait sur leur amitié pour l’introduire à la Cour où ils se mouvaient à leur aise, l’un étant le conseiller du Prince, l’autre son ami depuis l’enfance.
Remarquant le sourire qui m’échappait, il me pria de lui en dire la raison ; or il m’eût fallu, pour cela, souligner sa naïveté, curieusement développée chez un homme de son âge – il avait vingt-deux ans – et peut-être responsable du peu de succès que rencontraient les vers qu’il composait à l’enseigne de la satire, ce dont je n’avais point envie.

V. Pour une raison que j’ignore, je l’avais toutefois déjà pris en amitié et je répondis volontiers à ses questions, d’autant que j’étais satisfaite de la vie qui était la mienne depuis que je tirais directement profit de mes multiples talents après en avoir fait bénéficier contre mon gré le souteneur auquel le père de Maximus m’avait achetée. Il poussa une exclamation en m’entendant nommer Antioche, la ville de Syrie où j’étais née, et se montra déçu que j’en eusse peu de souvenirs, ce qui était pourtant normal, puisque j’en avais été arrachée dans l’enfance. Cependant je me trahis en lui livrant trop de détails et il lui fut facile de comprendre que j’étais son aînée de plusieurs années, différence non négligeable chez une femme ordinaire et davantage chez une courtisane. Entre-temps nous avions atteint mon logis, et je l’invitai à me suivre : il savait maintenant qu’on m’avait enseigné, peu après mon arrivée dans la Ville, non seulement la musique et la danse, mais aussi l’art d’aimer.

VI. Nous ne dormîmes guère cette nuit-là, que nous passâmes en partie à nous étreindre, en partie à deviser. Je m’enhardis à lui dire en effet que, si ses épigrammes n’avaient pas obtenu le succès désiré, c’était sans doute parce qu’elles manquaient du mordant nécessaire. « Comment cela ? » s’exclama-t-il en se redressant, preuve que ma réflexion l’avait piqué. Je lui distribuai alors quelques caresses et, grâce à l’excellente mémoire dont j’ai toujours joui, lui donnai des exemples, au mot près, de ce qu’il avait lu et de ce qu’il aurait été plus inspiré d’écrire. Il se dérida peu à peu et, comme je multipliais les vers, en vint même à éclater de rire. « Où as-tu entendu ces poèmes ? interrogea-t-il enfin. Par Pollux, ils sont excellents ! Je veux m’entretenir avec leur auteur dès que possible. » Je souris en mon for intérieur avant de répondre : « Il n’y a là rien de plus facile. Il est ici, devant toi. »

VII. Il lui fallut un certain temps pour se résoudre à l’évidence, ce qui se produisit lorsque j’eus improvisé des vers où figuraient nos prénoms, ainsi que des détails particuliers glanés au cours de nos ébats. Pourtant, dès que je les eus prononcés, le silence s’abattit sur la chambre à la place des cris d’admiration qu’une telle révélation eût à mon humble avis mérités. Sans me démonter, j’expliquai que ma fréquentation des hommes m’avait offert une longue liste de leurs manies visibles en public comme en privé, au point que j’avais décidé de les dépeindre, à mon seul usage, par les mots railleurs ou osés qu’il avait entendus. Corvus parut réfléchir un moment, ce que l’obscurité m’empêchait toutefois de vérifier, puis il me demanda l’autorisation de consulter mes tablettes une fois le jour venu.
« Quand le jour se fera, répondis-je, tu verras de tes propres yeux qu’il n’y a pas une seule tablette dans ce logis. Les vers que j’ai déclamés reposent dans l’écrin de ma mémoire, d’où je les tire et où je les range à loisir. » C’est ainsi que je lui proposai un marché : « Je te réciterai tous mes poèmes, anciens et récents, mieux, je t’autoriserai à les utiliser pour ton propre compte à la condition que tu m’enseignes l’art de lire et d’écrire. » Ce pacte devait être à son avantage, parce qu’il l’accepta sur-le-champ ; il multiplia ensuite les caresses et voulut reprendre nos jeux.

VIII. Notre projet fut mis à exécution sans délai, en dépit des obligations que Corvus affrontait une bonne partie de la journée. Car, s’il était issu de la même province que le grand Sénèque, il avait un rang bien moins élevé, ce qui l’obligeait à courir dès le point du jour de patron en patron pour recevoir les sportules et tenter d’obtenir, à la faveur de l’inclination que Néron professait pour les arts, le soutien dont d’illustres poètes avaient bénéficié sous le règne d’Auguste. Après avoir gravi et dévalé les pentes de l’Aventin, du Caelius, de l’Oppius ou des Esquilies, il poussait parfois jusqu’à la porte Colline, le Janicule et autres régions éloignées, pour retourner dans le centre de la Ville et recommencer, ce qui l’épuisait malgré sa jeunesse. En effet, ses visites ne se résumaient pas à l’habituelle salutation matinale : il se voyait contraint d’apparaître aux côtés de ses divers patrons à toutes sortes de cérémonies, aussi bien publiques que privées, ou encore aux bains, et, pour leur plaire, de consacrer des vers à des événements ou des êtres si insignifiants que c’en était humiliant.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? Je n’ai jamais assez de temps pour rimer comme il se doit ! » se plaignait-il, avant de se pencher sur mon épaule et de m’indiquer en soupirant comment manier efficacement le stylet et retranscrire dans la cire des tablettes les vers que je lui livrais. Et quand l’impatience le gagnait, il ajoutait, mauvais : « Pourquoi tiens-tu donc tant à lire et à écrire ? Tu sais compter, cela te suffit bien ! » Il n’en était rien : l’écriture m’apporterait bien plus que le calcul, je le savais. Mais je ne me formalisais pas de ses éclats : étant d’un naturel aimable, il les regrettait très vite et me couvrait alors de baisers. La poésie agissait, elle aussi : pareille à un philtre, elle tissait de mystérieux liens entre nos cœurs et suscitait dans nos esprits assez d’émulation pour que nous trouvions du plaisir à composer des vers ensemble tout en buvant du vin miellé.

IX. Lorsque j’eus recouvert de poèmes un nombre suffisant de tablettes, nous décrétâmes qu’il convenait d’en donner une lecture publique. Celle-ci eut lieu dans une salle attenante au portique d’Octavie, garnie par nos soins de banquettes et de sièges de location ; il avait également fallu payer et rédiger les invitations où figuraient des vers choisis pour l’occasion, engager quelques individus de bel aspect – non les misérables « mangeurs de bravos » habituels – qui applaudiraient, le moment venu.
À l’écart, dans la salle comble où avaient notamment afflué les poètes peu fortunés qui avaient coutume de s’y réunir et d’autres bien plus illustres – tels que Lucain et Perse –, ainsi que deux ou trois patrons de Corvus qui se prenaient pour des littérateurs, j’assistai discrètement au triomphe de mon bien-aimé. Je fus fort aise de voir un large sourire éclairer son visage tandis qu’on se précipitait pour le féliciter et je souhaitai que ce nouveau masque s’y imprimât, remplaçant la grimace amère que j’y lisais trop souvent à mon goût. Quand, enfin, nous nous retrouvâmes seuls, il tint à me redire que son succès était aussi le mien et proposa de mentionner nos deux noms sans distinction sur les rouleaux qu’il ne manquerait pas de faire exécuter. À cette époque déjà, je n’avais pas ce genre de vanité et je déclinai son offre sans aucune arrière-pensée.

X. Le lendemain, nous allâmes acheter de quoi produire une dizaine de rouleaux, puisque Corvus comptait adresser ses vers non seulement à ses amis poètes, mais aussi à quelques puissants afin que, les vantant autour d’eux, ils leur garantissent la renommée. Nous nous entendîmes avec un dénommé Fannius Sagax, qui avait mis au point, à force de polissages, un papyrus que privilégiaient les écrivains de la Ville, et engageâmes un copiste recommandé pour son habileté et sa célérité. Mon écriture était encore trop hésitante pour ce genre de besogne, mais je possédais d’autres arts et je m’offris de représenter en tête du texte le volatile qui, par sa couleur, avait valu à mon bien-aimé son surnom, ce que ce dernier accepta volontiers. Comme j’hésitais à tourner mon oiseau vers la droite ou vers la gauche en raison des présages que certains lisaient dans la direction de son vol, il rétorqua qu’il s’agissait là de superstitions idiotes et me taquina un peu. J’optai de mon propre chef pour le côté droit, un choix qui se révéla dans un premier temps erroné, à moins qu’il ne confirmât justement l’opinion de Corvus.

XI. En effet, malgré ce premier succès, son existence ne s’améliorait guère, puisqu’il récoltait, pour tous lauriers, des toges ou des manteaux neufs donnés par ses patrons, ainsi que la possibilité de séjourner dans des villas à la campagne où composer son œuvre en toute tranquillité. Il aspirait à bien d’autres faveurs, par exemple à celles dont son cher Lucain jouissait auprès de l’empereur, qui venait de lui octroyer la questure et l’augurat, malgré son jeune âge, même si, dans le secret de notre alcôve, il accusait le neveu de Sénèque de fouler aux pieds son immense talent pour flatter un prince coupable de matricide – tout le monde savait, prétendait-il, qu’Agrippine ne s’était pas percée d’un poignard, comme Néron l’avait écrit au sénat, mais qu’elle avait été bel et bien assassinée. Face à son amertume, je regrettais parfois de l’avoir secondé dans son entreprise.

XII. J’ignore ce qu’il serait advenu de notre amitié sans l’événement qui se produisit quelque temps plus tard. Un soir où je rentrais chez moi après m’être exhibée dans la domus de Maximus avec ma cithare, je trouvai Corvus couché et apparemment endormi. Intriguée, je m’approchai et constatai, à la lumière du jour finissant, qu’il était blessé au visage. L’exclamation qui m’échappa le réveilla et, se redressant, il me dit, tout exalté : « Ne crains rien, ce n’est pas grave ! Ou, plutôt, c’est la bonne fortune ! Laisse-moi t’expliquer. »
Et il raconta. Alors qu’il traversait le Transtevere, vers la deuxième heure, après avoir rendu sa visite du matin à l’un de ses patrons, il avait été victime d’un accident. Il était en effet si bien absorbé dans ses pensées qu’il n’avait pas remarqué le convoi d’ouvriers qui jaillissait d’une rue et il s’était heurté à une poutre avec une telle violence qu’il avait perdu connaissance. Quand il avait repris ses esprits, il était allongé sur des sacs de jute à l’intérieur d’une vaste pièce et entouré d’étrangers qui le scrutaient d’un air soucieux. L’un d’eux, accroupi, lui nettoyait le visage à l’aide d’un linge qu’il trempait dans un bassin rempli d’un liquide vinaigré. Voyant que Corvus revenait à lui, il l’avait interrogé, sans doute dans le dessein d’évaluer son état, et ce en employant l’idiome des Grecs. Tous les autres s’étaient ensuite présentés, et peu à peu la situation s’était éclaircie : ces gens-là, des marchands de toile, avaient assisté à l’accident et transporté le blessé dans leur entrepôt voisin, non sans avoir chargé un enfant d’aller chercher leur ami Lukas, médecin.

XIII. « Après avoir nettoyé ma plaie, Luc l’a enduite d’un onguent, puis il m’a bandé le bras et m’a aidé à me lever. Nous avons ensuite devisé un moment, plus confortablement assis. Il est originaire d’Antioche, comme toi, et a pour maître un mage, ou peut-être un philosophe, un certain Paulus, dont il a vanté l’enseignement avec respect et amitié. Si ce Paul est à sa ressemblance, il doit valoir la peine de faire sa connaissance. »
Comme la nuit était tombée à notre insu tandis que Corvus dévidait son récit, j’allumai une lampe à huile et l’approchai. Le spectacle que je découvris à sa lumière me stupéfia : malgré la vilaine blessure qui l’abîmait, son visage était empreint d’une étrange et inédite beauté. Je m’interrogeai un moment sur ce phénomène, mais la disparition de l’amertume qui avait trop longtemps durci les traits de mon amant me comblait à tel point que j’évitai de m’attarder sur ces pensées.

XIV. Dès le lendemain Corvus regagna le Transtevere, où il rencontra le philosophe dont le médecin lui avait parlé, comme il me le rapporta ensuite. Originaire de Tarse, le dénommé Paul avait été arrêté à Jérusalem sous la fausse accusation de sédition et, ayant fait valoir sa condition de citoyen romain, conduit dans la Ville pour y être jugé. Comme on l’avait autorisé à vivre dans un logement gardé par un soldat jusqu’à la date de son procès, il y recevait membres de sa famille, amis et élèves, servi par un esclave et assisté de « collaborateurs » au nombre desquels le médecin figurait en tant que secrétaire. Surtout, il y livrait son enseignement à propos d’un Galiléen du nom de Khristos qui lui était apparu en songe alors que lui-même persécutait ceux des juifs qui l’adoraient. « Cet enseignement, Chloé, se résume à l’agapè, l’amour inconditionnel, uniquement à cela. Et ce ne sont pas de vaines paroles, tu devrais voir les prévenances que ces gens ont les uns pour les autres, quelle que soit leur condition ! » conclut Corvus.

XV. Je les vis quelques jours plus tard, tandis que nous nous unissions au petit groupe qui remplissait la pièce principale : patriciens, affranchis et esclaves, citoyens romains et étrangers, hommes et femmes, non seulement se côtoyaient sans distinction de rang, mais aussi se montraient aimables les uns envers les autres en s’appelant « frère » ou « sœur », comme s’ils étaient du même sang. Au milieu d’eux se tenait un quinquagénaire de taille moyenne au crâne chauve et à la longue barbe grise de stoïcien en qui je reconnus le Paul que Corvus m’avait dépeint. Il nous invita à prendre part à leur repas, alors que les membres de la petite assemblée nous accueillaient chaleureusement.
Quand nous fûmes tous installés, il prononça des bénédictions et partagea le pain, puis nous commençâmes à manger, servis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, en dépit de toute règle de préséance. Remarquant ma stupeur, le dénommé Luc m’expliqua que les lois du monde n’étaient pas en vigueur au sein de la maisonnée : « La seule juridiction que nous reconnaissons est celle de l’Esprit », dit-il d’une façon énigmatique. N’osant pas poser trop de questions, je m’abandonnai à la gaieté de cette tablée, que la frugalité du repas, dont étaient absents vin et viande, n’entamait pas.

XVI. Puis Paul reprit la parole pour expliquer à l’intention de Corvus et de moi-même en quoi consistait le culte de ce Christ, qu’il appelait aussi Yeshoua et qualifiait d’« Oint du Seigneur ». Il parla d’une ancienne et d’une nouvelle alliance, de la Loi et des prophètes, et d’autres sujets obscurs avec une ferveur que je n’avais encore vue chez personne et qui, à elle seule, aurait persuadé quiconque de la véracité de ses dires, par exemple de la « grâce », terme étrange qu’il employait fréquemment à propos de son dieu. Ce Seigneur, Yahvé, était bien plus généreux que les divinités romaines, crus-je deviner, car il offrait aux hommes son propre « royaume », s’unissait volontiers à eux par l’esprit et, chose extraordinaire, leur rendait la vie après la mort. Il évoqua également les dissensions qui secouaient les diverses maisonnées, constituées de juifs, de prosélytes et de païens, ainsi qu’un certain Siméon, un autre prédicateur, qui avait été le compagnon de Yeshoua pendant plusieurs années et qui était lui aussi de passage dans la Ville. Enfin il pria une femme de lire la lettre qu’il avait rédigée à l’intention d’une autre communauté, ce qu’elle fit aisément après s’être couvert la tête. Je l’écoutai, bouche bée : voilà donc à quoi servait également l’écriture, me dis-je, et je me félicitai de posséder désormais cette connaissance.

XVII. C’est ainsi que nous entrâmes dans la maisonnée, dont les membres semblaient rivaliser pour prêter secours à l’un ou l’autre, en particulier le patricien Quintus et sa femme Tulla, les plus riches d’entre nous, même si la vraie richesse, répétait Paul, était bien différente de celle à laquelle nous étions habitués. Ces doubles sens m’avaient d’abord surprise, puis je m’accoutumai à la métaphore au point de la chercher dans tous les discours, dans toutes les épîtres, au grand amusement de Corvus. En vérité, une espèce de souffle s’était emparé de nous, une force qui nous rendait toute chose facile, une joie que nos patrons et connaissances ne manquaient pas de remarquer et dont ils cherchaient les causes là où elles n’étaient pas, par exemple dans notre extérieur ou dans la qualité de la lumière qui nous éclairait.
Il me semblait aussi que nous nous aimions davantage, d’un amour plein, entier, et plus seulement comme des amants. Corvus, surtout, avait changé. Désormais peu enclin à railler autrui dans des épigrammes, il s’essayait à l’élégie, genre qui, à vrai dire, lui convenait davantage ; quant à moi, j’abandonnai la profession de courtisane pour me consacrer au seul art de la musique et m’essayai dans le secret à composer des hymnes. De ma cithare, j’avais toutefois ôté la petite statuette en ivoire qui ornait son montant droit, de crainte que mes nouveaux amis, devant qui j’en jouais lors de nos réunions, en particulier pour agrémenter la lecture des psaumes, ne la prissent pour une idole, car elle représentait le satyre Marsyas, pendu par les bras à un arbre, subissant le châtiment d’Apollon, qu’il avait osé défier en un concours musical. Me défaire de mes atours ne me causa point de peine : je n’avais plus à séduire qui que ce fût, seul Corvus m’importait.

XVIII. Les mois passaient. Paul fut libéré de sa prison et contraint à l’exil. Au cours des deux années qu’avait duré son séjour à Rome il avait livré de multiples enseignements et tenté d’unir toutes les communautés en un seul « corps », comme il le disait au grand dam de certains, aussi fûmes-nous nombreux à être tiraillés entre la satisfaction et la peine, à l’annonce de ce verdict. Il nous réunit une dernière fois et nous promit de revenir en nous invitant à lire ses épîtres anciennes, comme celles qu’il nous enverrait d’Ibérie, puisque telle était la destination de son voyage. Enfin, après nous avoir tous étreints comme de petits enfants, il partit en compagnie de Luc vers ces terres lointaines.

XIX. Nous nous retrouvions désormais chez Quintus et Tulla, dont la belle demeure, située sur les hauteurs du même quartier, était assez vaste pour contenir notre maisonnée. Ensemble, nous nous remémorions les dires de notre maître, en mettant toujours plus d’ardeur à nous dépouiller de ce qu’il appelait « le vieil homme » en nous, soit un être soumis aux seules lois du monde. Ce n’était pas toujours chose aisée, car le monde se rappelait à nous de multiples façons. En cette huitième année du règne de Néron, en effet, l’ascendant que le préfet du prétoire Tigellinus prenait sur l’empereur se substituait à celui de ses deux conseillers et, Burrus mort, Sénèque avait demandé à se retirer de la Cour. Était-ce la disgrâce de son oncle, ou la jalousie de l’empereur, qui s’essayait lui aussi à la poésie ? Au même moment, Lucain, qui venait de publier les trois premiers livres d’une grande et magnifique épopée intitulée La guerre civile, fut frappé de l’interdiction de publier ses vers et de parler en public. Il n’y avait pire condamnation pour un poète, estimait Corvus, qui s’efforçait de réconforter son ami par de nombreuses visites.

XX. Parce qu’il nous était permis de parler librement, Corvus évoquait devant Lucain l’enseignement que nous avions reçu : mieux que le stoïcisme, qui prônait également le dépassement des vains désirs et des biens transitoires, il lui avait en effet permis de se détourner de la popularité et des honneurs, si bien qu’il lui arrivait aujourd’hui de rire de son ancien attachement. Or Lucain semblait avoir égaré toute philosophie et même toute raison : il était tant à sa colère qu’il fallait d’abord s’employer à l’apaiser avant de pouvoir débattre avec lui – en particulier de l’illusion dispensée par ce monde qui vous glorifiait un jour et vous foulait aux pieds le lendemain. Ou encore de la nécessité de bouleverser l’ordre établi, ce que le poète, quoique bienveillant envers ses esclaves, refusait, jugeant même cela dangereux. Mais toujours il paraissait heureux de nous accueillir dans sa demeure où, pour égayer l’atmosphère, j’interprétais avec sa femme, la belle Argentaria Polla, des mélodies anciennes et nouvelles, puisqu’elle était versée non seulement dans la poésie, mais également dans la musique.

XXI. Avec le temps de la disgrâce s’était ouverte l’ère de la suspicion et de la peur, que vinrent bientôt attiser les meurtres de plusieurs sénateurs et même d’Octavie, l’épouse du Prince, lequel avait réclamé, murmurait-on, qu’on lui présentât leurs têtes coupées. Je m’en rendais bien compte lors des banquets où j’étais encore engagée pour ma musique et mon chant : ceux des puissants qui se voyaient relégués, à tort ou à raison, dans le camp de l’ennemi murmuraient, l’air sombre, au lieu de rire, et souvent on apprenait que l’un d’eux avait brusquement fui Rome pour sa villa à la campagne dans l’espoir de ne pas être inquiété. Arguant de sa maladie, Sénèque avait quant à lui abandonné la Cour, bien que l’empereur se fût opposé à sa retraite, et gagnait fréquemment ses domaines, à quelques milles de la Ville.

XXII. Corvus et moi séjournâmes dans l’un d’eux, à Nomentum, l’été de la disgrâce et le suivant, à l’invitation de Polla qui espérait que ce cadre bucolique ainsi que la présence – certes intermittente – de son oncle finiraient par étouffer la fureur de son époux. Éloignés du vacarme et de l’agitation de la Ville, ces lieux étaient en effet si paisibles que j’avais, pour ma part, le sentiment d’entendre pour la première fois le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux, ou le bruissement du blé et de la vigne agités par le vent.
En proie à ce ravissement, je disais à Corvus que nous devrions nous établir ensemble dans un endroit de ce genre, mais il riait et me traitait gentiment de sotte : comment y subsisterions-nous, lançait-il, puisque nous avions l’un comme l’autre besoin d’un auditoire appréciant les arts que nous pratiquions ? « Nous pourrions vivre simplement, apprendre à travailler la terre », rétorquais-je. Il riait encore et objectait que l’avenir était dans le cœur vibrant de l’Empire, que nous le devions aussi à nos « frères » du Transtevere, et, comme j’étais attachée à lui tel du lierre à un arbre, je finissais par céder, l’interrogeant plutôt sur ce qu’il avait appris de Sénèque lors de leurs rares entretiens.

XXIII. Du philosophe, qui préférait apparemment converser avec sa propre personne qu’avec les autres, je ne vis que l’éclat des yeux un soir où je m’étais égarée dans sa demeure. Assis sur une banquette, il semblait si inerte, si raide, que je l’aurais sans doute cru mort s’il n’avait justement ouvert les paupières et posé son regard sur moi. La force qu’il dégageait, en dépit de son corps éprouvé par la maladie et l’abstinence, me frappa à tel point que cette image se grava dans mon esprit, tout comme le sentiment que j’éprouvai alors. Maintenant que le temps a passé et que d’autres malheurs sont advenus, je comprends qu’il attendait déjà la mort.

XXIV. Nous étions à Nomentum l’été où la Ville prit feu. Sans tarder, Corvus et Lucain voulurent y retourner afin de mettre en sécurité ce qu’ils avaient de plus précieux – en particulier leurs écrits – et de porter secours à ceux de nos proches qui s’y trouvaient encore. Je demeurai auprès de Polla non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi parce que nous ignorions si nos logements tenaient encore debout : le feu, qui avait débuté dans les parages du Grand Cirque, rapportait-on, s’étendait à toute allure aux autres régions.

XXV. Une étrange période s’ouvrit alors. En l’absence de Sénèque et de Pompeia Paullina, sa femme, Polla se consacrait au rôle de maîtresse de maison, accueillant notamment des connaissances et des parents qui fuyaient Rome pour des villas voisines ou venaient demander l’asile. Tous peignaient des scènes de terreur, de destruction et de mort qui tiraient aux enfants des pleurs et réduisaient au silence le reste de leurs auditeurs. Pour étouffer mon inquiétude, je me réfugiais dans la bibliothèque, une vaste pièce entièrement garnie de casiers et d’armoires, mais dépourvue du luxe que j’avais vu, par exemple, chez Maximus sous forme de rayonnages en thuya et en ivoire ou de portraits d’auteurs. Les œuvres y étaient classées selon qu’elles étaient écrites en grec ou en latin, et regroupées d’après leur genre, m’avait expliqué le secrétaire, un grammairien qui avait manifesté une légère surprise lorsque je l’avais prié de m’indiquer les textes auxquels son maître était le plus attaché ou qu’il consultait volontiers. Avec des gestes mesurés, il avait ensuite réuni sur la table des rouleaux et des codex, avant de m’inviter à m’asseoir et de m’offrir de quoi noter, ce dont mon excellente mémoire me dispensait.

XXVI. C’est de là, Lecteur, que date la familiarité que j’ai acquise avec la langue, ne t’étonne donc plus de me la voir manier comme si je la pratiquais depuis l’enfance. Grâce aux leçons de Corvus, j’étais en effet en mesure de lire sans effort le latin comme le grec, et je lus tout mon saoul dans la bibliothèque de Sénèque, aidée par le grammairien, prompt à éclaircir pour moi tel ou tel point. Quand je m’interrompais, ivre de savoir, je me surprenais parfois à rêver à ce qu’aurait été mon existence si j’étais née, comme Polla, dans une noble famille et avais reçu l’instruction qui était la sienne. Certes, c’étaient là des pensées infécondes, parce qu’il est impossible de retourner en arrière, mais peut-être pouvais-je espérer en une autre vie, une vie successive, où je bénéficierais de tous ces dons. N’était-ce pas ce que Sotion, l’un des maîtres de Sénèque, voulait dire en affirmant, à la suite de Pythagore, que les âmes passent de corps en corps après la mort ? S’il était dans le vrai, alors la vie ne prenait jamais fin, ce que Paul soutenait, du reste, en d’autres termes.

XXVII. Au bout de quelques jours Lucain réapparut, aussi furieux qu’aux premiers temps de sa disgrâce, bien que sa demeure eût été épargnée par le feu, ce qui n’était pas le cas de la mienne – ni d’une grande partie de la Ville, d’ailleurs, puisque seules les quatre régions les plus éloignées du centre avaient résisté à la puissance de l’incendie. Dans les flammes, raconta-t-il d’une voix rauque, avaient péri des milliers d’habitants, mais aussi d’irremplaçables chefs-d’œuvre de l’art, des bibliothèques entières, des sanctuaires et jusqu’aux pénates, englouties avec le temple de Vesta. Pendant que tout cela s’envolait en fumée, ajouta-t-il, on aurait vu Néron chanter et jouer de la cithare en haut d’une tour placée dans les jardins de Mécène, et le bruit courait qu’on avait allumé le feu sur son ordre. « Bien sûr, c’est cela ! Il a brûlé la Ville pour la reconstruire à sa guise, étendre ses jardins, étendre ses palais, ne le comprenez-vous pas ? » s’exclama-t-il, tandis que Polla le dévisageait, effarée.

XXVIII. Quand il se fut un peu calmé, je le questionnai à propos de Corvus. Il me répondit que celui-ci était resté à Rome afin de prêter secours à ceux qui avaient tout perdu dans l’incendie ; installé chez certains de nos amis, au Transtevere, l’une des quatre régions que les flammes n’avaient pas touchées, il me faisait dire d’attendre son retour, ou un message qui m’inviterait à le rejoindre. Je compris qu’il se trouvait auprès de Quintus et de Tulla, et cela me rasséréna un peu, même si je demandai de quoi mon bien-aimé vivrait, maintenant que ses patrons avaient presque tous quitté la Ville et qu’il y avait tant de destructions autour de lui. Lucain éclata alors d’un rire amer, presque fou. Il y aurait d’innombrables éloges à écrire pour honorer les défunts ! s’exclama-t-il, avant de se retirer : il avait l’intention de composer un libelle à propos de l’incendie, et tant pis s’il avait l’interdiction de le divulguer ou de le lire en public. Du reste, Néron passerait comme ses prédécesseurs, probablement assassiné.

XXIX. De ce qui s’ensuivit jusqu’à ce jour où j’écris, je me rappelle surtout la fureur du poète que plus rien, ni l’amour de sa femme, ni la sagesse que son oncle lui avait inculquée, ni même la logique – pourquoi Néron aurait-il allumé un incendie qui avait détruit les objets qu’il aimait ? objectait en effet Polla – ne parvenait à apaiser. Il semblait lui-même consumé par un feu, un feu mauvais, bien différent de celui qui animait Corvus quand je le retrouvai dans le campement du Vatican où il prêtait main-forte aux sans-logis qui y avaient afflué. Les visages si semblables des deux amis s’opposaient à présent, telles les deux faces d’une pièce de monnaie qu’on a lancée très haut et qui retombe en tournant sur elle-même, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière, selon une trajectoire inéluctable. »

Extraits
« XXXIII. Je restai auprès de Polla quelque temps encore: avec Maximus, rentré de villégiature après l’été, elle était la seule personne qui me fût familière dans cette ville où les quelques chrétiens rescapés se terraient. C’est elle qui me souffla, un soir, entre les larmes, qu’il existait peut-être un moyen de ramener à la vie nos bien-aimés: «Copier et recopier leurs œuvres, relater leur existence, leur rendre justice par les paroles et par l’écrit. Ainsi Néron passera, oui, mais eux demeureront dans le panthéon des Arts.» Une autre forme d’immortalité? J’y songeai toute la nuit, incapable de m’endormir, et, lorsque les premières lueurs du jour vinrent éclairer ma table, je me mis à écrire. » p. 34

« Une beauté, Une chasseresse, Telle est donc celle que le peintre a vue derrière mon apparence? Tandis que, tout à la surprise, je fais réflexion, une particularité attire encore mon attention. Au bas de la peinture, cachés dans un repli du manteau, sur ce qui m’est d’abord apparu tel un ruban, on peut Lire en tournant la tête les mots: Quem diligis numquam perdes, soit en langue vulgaire: «Qui tu aimes jamais ne perdras». À qui s’adresse donc cette phrase? À ceux qui verront la peinture après moi, aux membres de ma famille, afin qu’ils ne m’oublient pas, une fois que j’aurai péri? Ou plutôt à ma personne? Et si c’est à ma personne, est-ce lui,
Rembrandt van Rijn, que je ne perdrai jamais? Croit-il donc que nous nous reverrons un jour, malgré son refus dernier de me recevoir? Le veut-il? Est-ce par conséquent une promesse? Les doigts pressés contre mes lèvres, je pleure et je ris tout à la fois. » p. 120-121

À propos de l’auteur
BAUER_Nathalie_DRNathalie Bauer © Photo DR

Traductrice de l’italien, docteur en histoire, Nathalie Bauer a publié six romans: Zena (JC Lattès, 2000), Le feu, la vie (Philippe Rey, 2007), Des garçons d’avenir (Philippe Rey, 2011), Les Indomptées (Philippe Rey, 2014), Les complicités involontaires (Philippe Rey, 2017) et Qui tu aimes jamais ne perdras (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Vers la flamme

HENNEBELLE_vers_la_flamme  RL_2023

En deux mots
Paliki, après avoir réalisé de nombreux reportages en Amérique du Sud, accompagne une expédition dans la forêt amazonienne. Là, elle va découvrir les Yanomamis, une tribu à laquelle elle va finir par s’attacher. Puis combattre avec elle pour sa survie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort des Yanomani

En retraçant la vie d’une photographe qui a choisi, après l’avoir côtoyée, d’intégrer la tribu amazonienne des Yanomami, David Hennebelle rend compte d’un désastre ethnique et écologique. Une mise en garde qui se lit comme un roman d’aventure.

Paliki est photographe. Après parcouru le Pérou, la Colombie et le Brésil et réalisé de nombreux reportages pour différents magazines, elle part dans le Nordeste va accompagner une expédition dans la forêt amazonienne pour y approcher les Yanomami. Ces «semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivent en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud.»
Mais le groupe va surtout être confronté à la pluie, l’humidité qui va avoir raison de leur matériel ainsi qu’à la faim alors que leur progression s’annonce bien plus difficile que prévue sur ce territoire qui «s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud.»
Si, après ce fiasco Paliki ne renonce pas et va tenter de trouver les moyens de retourner auprès des Yanomamis, c’est qu’elle a compris que pour eux, «la forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves.»
Grâce à une bourse obtenue auprès d’une fondation américaine, elle peut retenter l’aventure. Mieux préparée et plus déterminée que jamais, elle va réussir à les approcher et à se faire accepter par le groupe. Auprès d’eux et dans des conditions pourtant très difficiles, elle va finir par réaliser des centaines de clichés.
C’est alors que le gouvernement va décider le percement de la transamazonienne. Un nouveau combat, inégal, va s’engager pour préserver les tribus. Mais tout comme avec les conquistadors, des siècles auparavant, la bataille est perdue d’avance. D’autant que les moyens supérieurs des ennemis s’accompagnent d’autres fléaux comme les maladies. Paliki va alors intervenir pour préserver un territoire à ceux qui l’ont désormais intégrée à leur communauté.
Dans ce roman scindé en quatre parties intitulées la traversée, la défloration, la lutte et vers la flamme, David Hennebelle rend hommage au travail de la photographe Claudia Andujar et s’appuie sur l’expédition Amazone-Orénoque dirigée par Alain Gheerbrant pour dénoncer un massacre perpétré au nom du progrès.
Ce nouveau siècle sera-t-il le dernier pour le poumon vert de la planète? Et cette catastrophe écologique marquera-t-elle la fin de la planète? Ce livre, court et factuel, est un compte-rendu des errements d’une civilisation et une mise en garde.

Vers la flamme
David Hennebelle
Éditions Arléa
Roman
144 p., 19 €
EAN 9782363083210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Brésil et au Venezuela, le long de l’Amazone et de l’Orénoque.

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle dernier.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les habitants d’Apiahiki s’étaient habitués à sa présence. Sa joie leur était commune. Sur son passage, beaucoup disaient Awe, un mot qui valait approbation. Chacun ressentait le bien de cette compagnie. Elle voulait vivre parmi eux, comme eux. La confiance se gagnait. Pour elle, ils faisaient exception à leur méfiance instinctive envers les Blancs.
Paliki sait-elle que sa première expédition en forêt amazonienne d’où elle veut ramener des photos des Yanomami changera pour toujours sa vie ? Elle les place au centre de son art, tend son miroir à leur forêt et à leurs rêves. Puis les prédations, la violence, les épidémies surgissent. Ses clichés s’emplissent de fumée, montrent le mal que les Blancs font à cette terre ancestrale. Elle choisit de rester avec eux et ensemble ils remontent à la source des fleuves. Là où tout se réinvente, vers la flamme où brûle l’essentiel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
Les Yanomami sont des semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivant en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud. Le territoire qu’ils occupent depuis mille ans s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud. La forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves. Les «Blancs» se sont introduits sur la terre des Yanomami dans les premières décennies du XXe siècle.

La traversée
La vie de Paliki avait commencé par les abandons soudains, les peurs infernales. L’année 1962, elle avait fait l’acquisition d’un boîtier photographique. Elle cherchait un moyen de se relier aux autres. Sa vie s’écoulait lentement, rongée par une solitude invariable. Rien, n’avait réussi à l’en arracher. Elle n’en parlait à personne et personne ne s’en souciait.
Seule, elle parcourut le Pérou, la Colombie, le Brésil surtout. On lui confia des reportages; des rédacteurs de magazines en vogue retenaient ses clichés. D’autres prenaient congé d’elle en peu de mots, arguant de la faiblesse irrémédiable de son sexe. Elle photographiait des familles de pêcheurs, des planteurs de café, des prostituées et des homosexuels rejetés des mégapoles, des paysans désespérés du Nordeste, honteux de leur misère.
Le magazine Realidade avait commandé un reportage long et coûteux, dans l’État de Pará.
Elle rencontra les Indiens Kayapo. Elle aima leur joie pure. Elle ne savait pas leur langue: elle usa de sourires. Elle apprenait dans les regards. Elle fit d’eux des portraits doux et insouciants qui s’étalaient en pleine page, en quadrichromie.
Les nuits, elle rêvait à des projets de longue haleine pour documenter et comprendre leurs cérémoniaux. Un ethnologue brésilien lui avait parlé d’une expédition qui se montait pour traverser la sierra Parima depuis le Venezuela.
Elle obtint d’y participer. Tout devenait possible pour son art. Elle se sentait poussée à s’y aventurer, à ne jamais prendre de repos avec lui.
Elle était jeune encore. Il fallait oublier.
Elle découvrait que le hasard et la photographie pouvaient disposer du cours entier d’une existence.
Dans les derniers jours de mars 1969, elle partit loin au nord.
Dans le bassin du fleuve Orénoque.

Les pirogues se trouvèrent lancées au milieu du fleuve. Un dédale d’îlots les dissémina; le courant était fort. Des Indiens grands et musculeux se relevèrent, enfonçant profondément dans les flots de longues perches de bois clair. Le signal du départ avait été donné sous une timide éclaircie. Les nuages étaient chassés au loin. Ils allaient s’empiler en tas sombres, au pied de la Cordillère orientale.
Les jours d’avant, Puerto Ayacucho avait bruissé de conversations intriguées, de fébriles préparatifs.
La pluie battait les lourdes caisses de matériel et de pacotille. L’excitation grandissait. Un attroupement s’était formé sur la berge. Dans l’eau, des enfants riaient, tout en nageant contre le courant. Ils étaient nombreux; ils voulaient voir et comprendre. Après les provisions de café, de riz et de viande séchée, on avait embarqué les moustiquaires et les hamacs, le grand fût d’essence, un groupe électrogène. Paliki avait profité de ces journées d’attente pour lire d’anciens récits d’exploration.
La sierra Parima fascinait mais son évocation n’était jamais empreinte de quiétude. Sur ses sommets, les conquistadors de jadis y avaient situé la mythique cité d’Eldorado. Dans les causeries du soir, on dépeignait des forêts inextricables, des pluies insensées, les fleuves emportés en chutes vertigineuses. Chacun se demandait avec anxiété comment il échapperait au venin des animaux, aux tribus inhumaines.
Les pirogues étaient comme des balançoires. Des vagues noires se dressaient, puis déferlaient à contre-courant. On pagaya énergiquement pour éviter de grands tourbillons. Au loin, on entrevit une barrière d’écume d’un blanc aveuglant: un seuil rocheux empêchait le passage. Il fallait débarquer. Le portage se fit sous une lourde averse, puis la navigation reprit devant une grande île. Une brume humide l’enveloppait de reflets argentés. L’eau redevint profonde et calme; le courant ne se voyait plus. Le silence se fit.
Déjà, le fleuve commençait à s’élargir. Dans son téléobjectif, Paliki observait les rares fondations qui étaient posées sur les rives herbeuses: quelques fragiles cases de chaume et de pisé. Leurs habitants en semblaient partis. Dans la lumière irisée du matin, elle voyait seulement paraître la robe blanche d’une chèvre ou l’encolure d’un cheval.
La végétation se serra et s’éleva. De temps à autre, le cri d’un singe hurleur retentissait. La forêt ne forma bientôt plus que l’unique paysage. Les pirogues longeaient de petites îles toutes rondes, d’un vert impénétrable et bleuté.
La lumière baissa: il restait une heure avant la nuit. On installa le bivouac sur une plage boueuse. Des tortues couleur de terre s’y tenaient. La lampe à huile et le feu qu’on alluma attirèrent immédiatement une myriade de papillons blancs et bleus. Chacun s’allongea dans son hamac, laissant le temps au cuisinier de confectionner le repas. On oublia le fleuve pour ne plus songer qu’à la forêt qui les enveloppait de ses frôlements étranges. Ils mangèrent du riz déposé sur des feuilles de bananier. Le chef d’expédition était enthousiaste. Il narrait d’anciennes aventures. Il exagérait mais Paliki l’écoutait, le sourire aux lèvres. Elle se trouvait faite pour une vie aventureuse.

Extrait
« – Croyez-vous possible de regagner la confiance de ceux que l’on a trahis? lui demanda Paliki.
– On peut l’espérer, lui répondit-il. Il en va de la photographie comme de la musique. Ils ont aimé Mozart mais se méfiaient des appareils qui le faisaient entendre.
Prendre l’image des hommes signifiait aussi retenir celle des esprits, les empêchant de cheminer librement, pour venir à leur rencontre. En ces photographies, les Yanomami craignaient de voir l’âme des morts à tout jamais emprisonnée.
Les explorateurs l’avaient ignoré. Paliki ne se le pardonnait pas. Elle pleurait. Elle revoyait l’éclat de ses flashs: ils avaient désordonné l’univers tout entier, sa merveilleuse immobilité. Elle pensait qu’il n’y aurait plus d’abandon: celui, heureux, que les siècles avaient préservé. » p. 34

À propos de l’auteur

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David Hennebelle © Photo DR

David Hennebelle est né à Lille en 1971. Professeur agrégé et docteur en histoire, il a publié aux éditions Autrement Mourir n’est pas de mise, 2018, Prix Georges Brassens 2018, et Je marcherai d’un cœur parfait, 2020. Vers la flamme est son troisième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Le Sorcier Blanc

VIVION_le_sorcier_blanc  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Seul dans les rues de Ouagadougou, un jeune mendiant essaie d’échapper aux coups en en donnant dans un ballon. Il devient gardien de but dans une équipe hétéroclite et ne tarde pas à se faire remarquer. Alors l’espoir de sortir de la misère et de la guerre le pousse à suivre un recruteur.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’angoisse du gardien de but

Dans ce court et percutant roman, Mathieu Vivion raconte le quotidien d’un mendiant de Ouagadougou bien décidé à sortir de la misère grâce au football. Un rêve un peu fou dans un pays miné par la guerre civile.

Au Burkina-Faso, un jeune garçon assiste à un match de foot dans une rue de Ouagadougou. Lui qui erre dans les rues, constamment violenté, voit dans ce jeu l’occasion d’un répit. Mais encore faut-il se faire accepter par le groupe principalement constitué d’étrangers. Pour ce faire, il choisit le défi face à l’Espagnol qui semble être le leader du groupe: «Je veux que tu choisisses un côté et que tu frappes de toutes tes forces. Si je l’arrête, je joue. Si tu marques, je m’en vais. Et je te regarderai tirer dans le but vide si c’est ce que tu appelles football.» Malgré la force du coup de pied, il réussit à détourner la balle. Désormais il fait partie de l’équipe.
Les jours, puis les semaines qui suivent sont pour lui l’occasion de parfaire son jeu et de cultiver son amitié avec l’Espagnol. Ils rêvent de voir leur talent reconnu, leur chemin se parer de roses. Eux qui ont tant souffert. Qui frappaient pour oublier qu’ils étaient frappés.
Sur les bords du terrain improvisé, un détecteur de talents les repère. Ce sorcier blanc veut leur offrir une chance de poursuivre leur carrière dans de meilleures conditions. Il veut aussi faire de l’argent et pour ça, tous les moyens sont bons. Pour le Burkinabé sans papiers – et même sans prénom –, la chance de réussir est infime. Car les places sont chères et il n’y aura que peu d’élus. Mais la seule chose qui continue à le tenir debout, à le faire vivre, c’est l’espoir.
Et il lui faut sacrément en avoir dans un pays où la pauvreté se dispute avec la guerre civile, où les armes automatiques parlent pour une broutille, un regard mal placé. Alors les «cris de joie laissent place à des gémissements de douleur. (…) Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite.»
On l’aura compris, Mathieu Vivion ne raconte pas une nouvelle histoire de footballeur devenu star planétaire. Il dresse plutôt un réquisitoire amer face à ce business comme un autre qui souvent s’affranchit des règles et fait payer aux jeunes talents le prix des espoirs qu’ils suscitent. La belle épopée vire alors au drame et les «agents de joueurs» n’ont plus rien à envier aux passeurs de migrants. Un premier roman-choc qui explore les côtés sombres d’un trafic qui n’est sans doute pas prêt d’être endigué. Une FIFA digne de ce nom s’emparerait d’un tel dossier, mais elle préfère les millions du Qatar…

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Les Éditions du Panseur
Premier roman
128 p., 14,50 €
EAN 9782490834129
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Burkina-Faso, principalement à Ouagadougou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il arrive que les plus grandes tragédies se jouent sur un bout de rue maquillé à la craie…
Des ruelles poussiéreuses de Ouagadougou aux pelouses des terrains de football européens, il n’y a qu’un pas, celui de l’espoir. Mais l’espoir peut rapporter gros à celui qui sait y faire: il suffit d’un peu de magie pour enfermer dans le creux de ses mains une armée de gamins qui rêvent d’étoiles brodées d’or.
Par dizaines, le Sorcier Blanc les tient sous sa semelle, monnayant leurs espérances comme leur vie. Jusqu’au jour où un jeune gardien de but abandonne tout désir de gloire pour faire équipe, et ose se dresser face à l’emprise du Sorcier Blanc.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Il frappait lui aussi.
Il frappait les murs des maisons qu’il ne possédait pas.
Il frappait les vitres en évitant d’y croiser son reflet.
Il frappait le sol pour le couvrir de son sang, et ceux allongés dessus pour que s’y mêle le leur, croyant qu’un peu de leur richesse volée le rendrait noble.
Il frappait par choix, comme si c’était commun, puisque mendier n’en était pas un.
Il mendiait.
Il se rappelait tendre les doigts dans les rues de la grande ville, et ployer les genoux pour se faire plus petit. Il était persuadé qu’en relevant soudainement la tête, il marquerait les gens par sa taille et sa révolte, que c’était ce genre de surprise dont ils étaient friands. Qu’ils le récompenseraient d’avoir été tant épatés, et qu’une main, peut-être se sentant plus utile que la sienne tant crispée vers le ciel de Ouagadougou, le saisirait par le corps et l’arracherait des pavés.
Et pour cela, il était frappé.
Il était battu parce qu’il ne possédait rien.
Les autres frappaient ses yeux boursouflés, surpris qu’il puisse encore les ouvrir, et confus d’y trouver tout ce à quoi ils ne voulaient pas ressembler. Ils allongeaient simplement son corps sur le sol et se contentaient de l’assommer. Du sang inondait sa bouche à cet instant. Ce n’était pas le leur. Ils auraient été trop honteux de le mêler au sien, de lui faire goûter l’hérédité précieuse: ici, les pauvres et les riches ne prennent ô grand jamais le risque de donner naissance à un bâtard.
Puis ils l’achevaient en lui jetant une pièce sur la joue, froide sensation signant à la fois leur œuvre et la fin du massacre.
Ne restait que ses mains tremblantes. Inertes. Incapables. Que pouvait-il en faire? On lui avait dit, répété à outrance comme une malédiction qui s’acharne de corps en corps, qu’il n’en ferait rien. Qu’il n’y avait rien à espérer.
Il espérait.
Il croyait à des rêves insensés et en des façons folles de les réaliser. Le football tissait le lien étroit qui pouvait exister entre la pauvreté qu’il vivait et les acrobaties fines qu’il lui fallait effectuer afin de s’en dépêtrer.
*
C’était le soir et c’était le matin, c’était même toutes les minutes d’un après-midi quelconque et sans fin. C’était la route qu’il empruntait et qui, sans la moindre surprise, ne le mènerait nulle part.
C’était surtout d’autres enfants qui jouaient, là, sur un bout de rue maquillé à la craie.
Ceux-là, il leur suffisait souvent d’un ballon crevé et d’un t-shirt troué posé sur une bouteille en plastique pour s’imaginer des forteresses imprenables. Et lui prenait alors l’habitude, le plaisir, le temps de voir les gamins s’animer en starlettes rapiécées d’un quartier trop avide de blasons à décorer.
Si quelques heures passées à observer le monde sont une richesse en soi, se disait-il, alors je suis riche de ce temps-là. Car, au fond, le trésor posé à même le sol, et qu’il avait l’impression de toucher du bout des yeux, était probablement celui-ci: à tant crier leur joie commune, ces gamins portaient, là, la voix de son innocence perdue.
Tous affichaient les tuniques populaires des clubs dont ils se voyaient être les idoles futures, autant d’étoiles sur leur maillot qu’ils croyaient brodées d’or et sur lesquelles se reflétaient le soleil puis la lune. Tant de noms célèbres floqués à même leur dos, parfois le leur, pour ceux espérant gagner l’admiration bruyante des riverains. Et ils y tenaient, cela se voyait à la façon qu’ils avaient d’essuyer la moindre poussière qui s’y apposait.
Tous reproduisaient ce qu’ils avaient aperçu au travers d’une télévision saturée, petit écran posté en haut de l’étagère brinquebalante du café le plus proche, mimant les joueurs jusque dans leurs stéréotypes les plus tenaces, Ils savaient cela par cœur.
L’Espagnol, technique, dribblait l’Italien truqueur, fulminant ses mimiques et les faux cris de douleur. Le Français, travailleur, faisait guerre à l’Allemand, et tous deux, à l’honneur, tâchaient de déterminer lequel serait le plus athlétique. Ils maudissaient l’Anglais et son rire moqueur, lui qui jonglait dans son coin, se pensant poétique, et qui n’accourait que lorsque l’action lui plaisait.
Tous n’avaient en réalité pour pays que la sensation du polyester rêche sur leurs peaux irritées, comme s’il valait mieux afficher la fierté de promouvoir l’ailleurs que celle d’être né ici. Et en martelant leur sol et leur terre du bout de leurs chaussures aux crampons aiguisés, peut-être lui faisaient-ils savoir qu’ils seraient prochainement tentés de la renier.
Il fallait alors voir l’unique Burkinabé, un peu timide aux premières heures à l’idée de croiser leur regard, pensant n’appartenir ni au matin ni bien au soir, ni même à aucun de ces coins de rue. Puis il fallait le voir hurler après les allers-retours, à la ville en secret, à la rue sans recours, malgré sa gueule cassée, suppliciée du centre jusqu’aux pourtours, malgré la peur typique à se lier d’amitié. Il fallait le voir encourager ces stars faisant vivre le quartier comme si lui-même ne venait pas d’ici. Comme si lui-même avait compris que cette terre pouvait être le berceau des génies de demain, et qu’il n’y avait pas besoin de s’en éloigner pour en admirer l’unicité.

Extrait
« La guerre avait ôté son maillot couleur ciel, troqué contre cet uniforme boueux aux flocages absents et aux étoiles souillées. Elle avait mis dans ses mains l’arme qui lui avait permis de défaire l’existence. Elle avait mis face à lui celle qui enleva la sienne. Le Burkinabé regarda furtivement les doigts toujours serrés sur la gâchette. Il était pris par la crainte de trop s’attarder, de hurler un ami disparu; ces après-midis quelconques à regarder jouer une vie, et qui risquaient de s’éteindre lentement, les cris de joie laissant place à des gémissements de douleur. Personne. Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite. » p. 87

À propos de l’auteur
VIVION_MathieuMathieu Vivion © Photo DR

Franco-Algérien né en 1991, Mathieu Vivion découvre son appétit pour l’écriture sur les bancs de l’école Supérieure de Journalisme de Paris.

Par sa rencontre avec les œuvres de Jean-Luc Lagarce, Kae Tempest ou encore Wajdi Mouawad, nait le goût de dire et de disséquer avec précision et un peu d’absurdité les dérives de notre société.

Oscillant sur plusieurs fils tissés par la littérature, le théâtre et la scène alternative, Mathieu Vivion cherche le raffinement autant que la percussion, équilibre complexe mais, comme il le dit : s’il tombe, ce sera pour mieux retourner le monde.

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Le colonel ne dort pas

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En lice pour le Prix Blù – Jean-Marc Roberts

En deux mots
Le colonel ne dort pas. Il est mort. Ou presque. Dans la guerre de reconquête, il est chargé de faire parler les prisonniers, de faire des choses de ces hommes. Sous le regard de son ordonnance et en respectant les ordres du général.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le tortionnaire torturé

Dans ce court roman Émilienne Malfatto dit toute l’absurdité de la guerre. Derrière la confession d’un tortionnaire, elle montre comment on peut basculer dans la violence et la folie. Un texte qui résonne fort, surtout au regard de l’actuel conflit ukrainien et des horreurs qui l’accompagnent.

« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin »
Quand le colonel arrive, il est précédé de cet aveu. S’il ne trouve plus le sommeil, c’est qu’il occupe l’un des postes les plus difficiles dans le conflit en cours, il est chargé de faire parler les prisonniers. Une tâche qu’il effectue dans le sous-sol du quartier des tanneurs avec toute la cruauté qui sied à ce genre d’activité. Tortionnaire en chef, il reçoit des hommes «avec des sentiments, des rêves, des drames» et les transforme en choses lors de séances durant lesquelles il doit faire bien attention de ne pas faire mourir ses victimes, de peur que leurs aveux ne partent avec leur dernier souffle. Dans son sillage, un respect mélangé de crainte pour lui qui a survécu aux précédents conflits et aux changements de régime.
Dans l’ombre, son ordonnance est le témoin direct de ses exactions. Un témoin très mal à l’aise, torturé lui aussi, entre sa désapprobation devant tant de souffrance et d’inhumanité et la mission qui lui a été confiée, le respect des autorités.
Une autorité qui part aussi à vau-l’eau, car le général perd la raison. Cloîtré dans son bureau, il voit la pluie qui ne cesse de tomber venir le submerger.
Construit autour de ces trois hommes, ce court roman à la puissance du Richard III de Shakespeare, une référence que l’on ajoutera à celle proposée par l’éditeur, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati et Quatre soldats de Hubert Mingarelli. Mais ces confessions et ces âmes meurtries, servies par une écriture blanche, qui se complète admirablement à la poésie.
Après Que sur toi se lamente le tigre (Prix Goncourt du premier roman) et Les serpents viendront pour toi, Émilienne Malfatto met à nouveau son expérience de reporter de guerre, de journaliste et photographe qui a notamment travaillé pour le Washington Post et le New York Times, au service de ce texte très fort, déjà en cours de traduction dans de nombreux pays et qui restera à n’en pas douter l’une des très belles surprises de cette rentrée 2022.

Le colonel ne dort pas
Émilienne Malfatto
Éditions du sous-sol
Roman
112 pages 16,00 €
EAN 978000000
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays pluvieux qui n’est pas situé précisément.

Quand?
La période n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une grande ville d’un pays en guerre, un spécialiste de l’interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office.
La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve – ou un cauchemar. Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L’ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.
Le colonel ne dort pas est un livre d’une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes.
On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
Le JDD (Laurent Lemire)
Juste un mot (Nicolas Winter)
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, libraire au Carnet à spirales à Charlieu)
France Bleu (Des livres et délire)
Le blog de Squirelito
Blog Joëlle Books
Blog Baz’Art
Blog main tenant


Emilienne Malfatto présente son livre Le colonel ne dort pas © Production Éditions du sous-sol

Les premières pages du livre
« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou

dix jours

ou ce matin

et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma

condamnation sans appel

perpétuité
perpétuité
comme vous les Hommes-poissons
je vous revois flotter
dans l’eau grisâtre
flotter
vous revenez depuis peupler mes cauchemars
vous avancez en écartant les roseaux
vous tendez vers moi vos membres décharnés
gonflés par les eaux
vous tendez vos mains et c’est toujours alors
toujours que
je vous tue

à nouveau

tuer les morts vous tuer encore vous mes victimes
puisque c’est la seule voie puisque je vous ai déjà
tués
puisque bientôt vous me tuerez

Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu.

La grande maison réquisitionnée qui sert désormais de centre de commandement et d’habitation pour les gradés se dresse en haut de la colline. C’est un ancien palais, du temps de l’ancien dictateur, sous l’ancien régime. On y reconnaît le goût pour ce qui brille du plafond au sol, le marbre les dorures les colonnes qui se voudraient ioniques des sièges immenses au capitonnage dur comme du béton utilisés pour des réceptions où ils assurent un inconfort durable aux invités qui, selon l’étiquette, ne doivent rien en laisser paraître. Et dans une niche du hall d’entrée, le buste décapité – puisqu’on ne pouvait pas le déplacer et qu’il était à l’effigie de l’ancien dictateur, celui-là même qu’à l’époque du buste personne n’appelait dictateur.

Le colonel hésite sur le seuil du Palais. Est-il déjà venu ici? Il a servi loyalement l’ancien régime, il a connu d’éphémères honneurs dans des lieux semblables, à l’époque où les bustes étaient intacts dans toutes les niches de tous les palais du pays. Il hésite, comme s’il répugnait à souiller le marbre de ses chaussures gorgées de boue liquide, presque crémeuse, cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde, dehors. Peut-être un reste de timidité (de déférence?) à l’égard de l’ancien dictateur auquel il fut loyal en son temps, comme beaucoup ici, même si tous font mine de l’ignorer et s’emploient à ne jamais parler de cette époque. Puis il carre les épaules, reprends-toi!, et suit l’ordonnance jusque dans le grand bureau où siège le général en charge des troupes du nord et de la Reconquête.

Trônant derrière sa large table d’acajou, le général est occupé à se couper les poils du nez à l’aide de petits ciseaux argentés et d’un miroir à main, et le colonel pense furtivement que ce miroir de dame provient peut-être d’une chambre à coucher de ce même Palais, une relique des puissants de l’ancien régime. »

Extraits
« Le colonel n’a pas toujours été un spécialiste, comme on le désigne maintenant dans certains milieux autorisés avec un mélange de respect, d’effroi, et aussi un peu de répugnance. Longtemps il fut un militaire comme les autres, peut-être seulement plus efficace, plus rapide à la réaction, plus malin. Pendant la Longue Guerre, ses chefs l’appréciaient pour ces qualités-là. Lui ne savait pas encore qu’il était pris dans un engrenage qui ne le lâcherait pas, qui le broierait à mesure que lui-même broierait les autres, tous les autres, tous ceux qu’on lui ordonnerait de broyer. C’est cela, peut-être, qui fit vraiment la différence. Demandez à un militaire de tirer sur une cible, il le fait, c’est le métier. Mais certains ont une limite. Pour beaucoup, pendant Longue Guerre, ce furent les Hommes-poissons. Les soldats reculaient devant cette tâche-là avec de grands yeux effarés. Le colonel a lui aussi eu les yeux effarés. Mais il n’a jamais reculé. » p. 38

« En cette période de reconquête, rares sont ceux qui osent réclamer un changement, protester. Les fous qui s’y risquent ne durent pas longtemps et l’ordonnance est, au fond, un lâche qui tient à la vie. Même si de plus en plus, il a l’impression d’avoir déjà trop vécu. » p. 55

« Quelque part après le quarantième jour de pluie, c’était inévitable, un envoyé arrive de La Capitale. Il faut croire que le subalterne zélé n’a pas su être aussi convaincant, aussi confiant, aussi exalté que l’était à l’époque le général, car la Capitale demande des comptes, des rapports, des progrès à matérialiser sur une carte, qu’on voie un peu qu’on puisse se faire une idée, quelque chose à se mettre sous la dent, comme dans toute opération de Reconquête, c’est bien normal, ceux qui gouvernent veulent pouvoir déplacer des pions noirs et rouges sur un plan de ville — ou un planisphère, tout dépend de l’échelle de l’opération. C’est bien normal et ça leur donne la sécurisante sensation de maîtriser la situation. » p. 92

À propos de l’auteur
MALFATTO_Emilienne_©Axelle-de-RusseÉmilienne Malfatto © Photo Axelle de Russe

Émilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste – un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l’étranger.
En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (les Arènes).

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