Ce parfum rouge

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En deux mots
Nine Dupré a fui la révolution russe avec sa mère. À Lyon, elle entend se montrer digne de son père en reprenant son métier de parfumeur. Grâce à Léon Givaudan, elle grimpe les échelons jusqu’à représenter la France dans un concours international organisé à Moscou. En revenant sur sa terre natale, sa vie va basculer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Nine, son père et son parfum

Theresa Révay nous offre une saga familiale et un épisode inédit des relations franco-russes dans ce récit qui retrace la quête de Nine, fille de parfumeur, bien décidée à poursuivre les recherches de son père qui n’a pu fuir la Russie bolchévique. Un roman aussi passionnant que richement documenté.

Nine Dupré est en passe de réaliser son rêve, marcher dans les pas de son père décédé en créant à son tour un parfum. En quittant la Russie avec l’arrivée des soviets au pouvoir, sa famille avait à peu près tout perdu. Alors Nina affiche cette farouche volonté de prouver son talent. Sélectionnée par son employeur, le parfumeur Coty, elle va concourir à Lyon où sera décerné le titre du meilleur jeune parfumeur.
Si sa réalisation a été validée, elle n’est toutefois plus sûre de sa composition, un incendie ayant détruit ses notes et son échantillon.
Si elle ne remporte finalement pas le prix tant convoité, elle fait forte impression auprès de Léon Givaudan qui décide de s’attacher ses services. Une embauche quasi inespérée en cette fin 1934, où les temps dont incertains. Les troubles sociaux viennent se mêler à la peur qui monte avec l’arrivée au pouvoir d’un certain Adolf Hitler.
C’est alors que l’économie de cette industrie naissante connaît de grandes difficultés que Nine va voir sa vie basculer à nouveau. Sous l’égide d’Édouard Herriot, le rapprochement entre la république soviétique et la France va se concrétiser par le développement des échanges et l’envoi d’une délégation russe au sein des usines Givaudan. Lorsque Polina Molotova, la responsable du programme de développement de la parfumerie et de la cosmétique initié par Staline, lui est présentée, la parfumeuse reconnaît les effluves de L’aube rouge, une fragrance qu’elle avait mis au point avec son père et dont il conservait jalousement la formule. Passé le moment de trouble, elle y voit le signe que son père n’est peut-être pas mort et décide d’en avoir le cœur net en retournant à Moscou où elle sera la représentante française lors d’un concours international destiné à la création d’un parfum qui glorifiera la Révolution et le son grand maître, Staline. Un voyage qui va lui réserver bien des surprises…
Après une œuvre déjà riche de grandes fresques historiques comme L’Autre Rive du Bosphore (2014), La vie ne dure qu’un instant (2017) ou La Nuit du premier jour (2020), Theresa Révay explore ici un pan de son histoire familiale, puisqu’elle est la descendante des Givaudan. En ayant pu consulter des archives, mais aussi en consultant une importante bibliographie (voir ci-dessous), elle nous livre le détail d’un épisode assez incongru – il faut bien le dire – des relations franco-russes après la Révolution bolchévique, celui d’une Union soviétique voulant se lancer dans l’industrie du luxe et créer des fragrances propres à entraîner le monde à célébrer sa glorieuse réussite !
On se laisse emporter par cette fresque historique aux fragrances fortes et par la volonté de cette héroïne bouleversée par des sentiments aussi forts que contradictoires.

Ce parfum rouge
Theresa Révay
Éditions Stock
Roman
362 p., 21,90 €
EAN 9782234095892
Paru le 27/03/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et banlieue, notamment à Suresnes, ainsi qu’à Lyon. On y évoque aussi Vernier dans la banlieue genevoise et Moscou.

Quand ?
L’action se déroule en 1934 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nine Dupré descend d’une lignée de parfumeurs français établie en Russie sous l’empire des tsars. Prise dans la tourmente de la révolution bolchevique, elle a dû fuir avec les siens, après la disparition de son père qui lui a transmis sa passion créatrice. Alors qu’elle travaille désormais à Lyon pour les plus grands noms de la profession, la jeune femme rencontre Pierre Rieux, un ambitieux commissionnaire en parfums, proche du pouvoir soviétique. Lors de la visite d’une délégation venue de Moscou, Nine respire une fragrance dont seul son père détenait la composition. Et si le maître parfumeur avait survécu au pire ?
Entre ambition et passion, Ce parfum rouge dévoile l’univers captivant de la haute parfumerie des années trente et nous emmène sur les traces d’une héroïne éprise de vérité.
« À cet instant, Nine ne ressent plus de colère ni de désarroi. Seulement la détermination du bourreau ou de l’assassin. Tout ici respire l’ambition et la décomposition, le soufre et le mensonge. Elle sort une pipette de sa poche et tend la main vers les produits. Elle a été à bonne école pour le meilleur et pour le pire, elle est devenue parfumeur pour rendre hommage à un homme qui n’a jamais existé, mais Nine Dupré est la fille de son père, une femme qui sait aussi semer le désordre. Il suffit de si peu de choses en vérité, de distraire quelques gouttes d’un flacon, d’exalter une essence de fleur blanche, de libérer quelques molécules. Il suffit d’un rien pour renverser les idoles et défaire les équilibres passés et à venir. »

Bibliographie proposée par Theresa Révay
« Afin de restituer cette époque de la parfumerie, j’ai étudié les numéros de La Parfumerie Moderne parus entre 1908 et 1937. Une revue professionnelle remarquable, fondée à Lyon par René-Maurice Gattefossé.
Je dois beaucoup aux travaux de Félix Cola Le Livre du parparfumeur (Casterman, 1931), de Guy Robert Les Sens du parfum (Eyrolles, 2000), d’Eugénie Briot La Fabrique des parfums (Vendémiaire, 2015), et de Mandy Aftel Essences et alchimie (Éditions Nez, 2022).
J’ai lu avec grand intérêt les œuvres de Constance Classen, Alain Corbin, Geoffrey Jones, Constantin Weriguine, Edmond Roudnitska, Élisabeth Barillé et Catherine Laroze, Ernest Beaux, Nathalie Beaux, Marie-Dominique Lelièvre, Marylène Delbourg-Delphis, Dominique Roques, Dominique Ropion, Firmenich & Cie, Jean-Claude Ellena, Ghislaine Sicard-Picchiottino, Alain Duménil, Élodie Font, Brigitte Proust, Élisabeth de Feydeau, Maïté Turonnet, Jean-Marie Maroille, René Sordes, ainsi que les numéros de la Revue des marques de la parfumerie et de la savonnerie.
La revue olfactive Nez est incontournable, de même que les sites suivants :

https://auparfum.bynez.com
http://www.sylvaine-delacourte.com
http://www.boisdejasmin.com de Victoria Belim-Frolova
http://www.tatousenti.com de Bettina Aykroyd. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’heure des livres (Anne Fulda)
Blog L’Apostrophée


« Le parfum rouge » de Theresa Révay est le Coup de cœur de Web TV Culture © Production Web TV Culture

Les premières pages du livre
« Suresnes, février 1934
L’eau froide sur son visage lui coupe le souffle. Nine plonge ses mains dans la bassine émaillée, s’asperge le corps. Sa peau frémit. Le poêle est faiblard depuis quelques jours mais elle n’a pas eu le temps de s’en occuper. Elle se frictionne avec une serviette, enfile sa lingerie puis attrape un chemisier, sa jupe trop lâche, la veste sombre du tailleur. D’un geste vif, elle tire le rideau qui occulte la fenêtre de sa chambre. Au-dessus de Suresnes, le ciel de février peine à s’éclaircir. Elle reste immobile quelques instants. Avant une épreuve décisive, elle ressent toujours un étourdissement avec ce goût sous la langue, celui du sang ou de la peur.
Elle tire l’édredon et remplume l’oreiller. Un lit défait, c’est une invitation au désordre et Nine Dupré n’aime pas le désordre. Elle l’a côtoyé de trop près, trop jeune. Désormais, elle a ses astuces pour le tenir à distance. D’un regard, elle survole son domaine. Les traités de chimie sur l’étagère, les carnets et les crayons de couleur alignés sur le bureau, la coiffeuse sur laquelle s’empilent fards, poudriers et bâtons de rouge alors qu’elle aime garder son visage nu, sans artifices. Au-dessus du miroir, le papier peint se décolle à cause de l’humidité. Quand le fils de sa logeuse a proposé de s’en occuper, elle a refusé. Elle ne veut pas de cet homme dans sa chambre.
Elle décroche la blouse blanche de la patère, l’armure qui la rend transparente. Grâce à ce vêtement, elle n’est plus qu’une parmi d’autres et cet anonymat ne lui déplaît pas. Au même moment, dans les pavillons et les immeubles collectifs de cette petite ville de l’ouest parisien, les centaines d’employées de François Coty saisissent aussi leur blouse et leur manteau en criant aux enfants de se dépêcher. D’innombrables talons claquent sur les trottoirs. L’armée est en marche, des bataillons de petites mains qui redessinent le monde des femmes. Certaines peinent pour ne pas glisser sur les plaques de verglas, surtout dans les rues en pente qui dévalent vers la Seine. Le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, les mains dans les poches parce qu’elle a oublié ses gants, Nine rejoint le flot des ouvrières. Son chemin jusqu’à la Cité des parfums est sans détour : elle n’a pas de petit à déposer à l’école. Sa mère ne manque jamais une occasion de lui en faire le reproche.
Elle avance en somnambule au cœur de l’essaim, une pointe de douleur bat contre ses tempes. Voilà trois mois que sa composition virevolte dans son esprit et qu’elle tente de la saisir par une formule rigoureuse. Elle a réalisé des dizaines d’ébauches, ajustant les éléments au gramme près sans jamais atteindre l’alchimie miraculeuse qui permet à l’intuition d’un parfum de s’incarner en certitude. Sa dernière tentative repose au laboratoire depuis plusieurs jours, le temps de laisser les molécules s’apprivoiser. Trouvera-t-elle encore ce matin ces fausses notes qui la désespèrent ? En apprenant qu’elle aurait l’honneur de représenter la maison Coty au concours des jeunes parfumeurs de la Foire internationale de Lyon, elle avait été emplie de fierté. Un cadeau empoisonné, pense-t-elle à présent.
Elle presse le pas. Ses talons dérapent sur les pavés et elle se rétablit d’un mouvement de reins qui arrache des sifflets d’admiration à des ouvriers du bâtiment. Le C majuscule de Coty s’étire sur le linteau de la porte à double battant sous lequel elle se faufile, les épaules basses. Célèbre dans le monde entier, la signature du Corse qu’on surnomme « le Napoléon de la parfumerie » révèle son ambition. Nine aimerait posséder le centième de cette assurance qui autorise toutes les audaces. Voilà trois ans qu’elle est entrée chez lui un diplôme d’ingénieur chimiste en poche, et rien n’y fait : elle a encore l’impression d’enfiler sa blouse pour la première fois.
Dans la cour intérieure, les voix résonnent entre les bâtiments en brique. On s’interpelle en se rendant aux ateliers mais personne ne s’arrête pour bavarder. Même si le patron dirige son univers depuis son château de Longchamp, son ombre plane. François Coty n’a pas besoin d’être présent pour avoir l’œil à tout. On respecte ce visionnaire autant qu’on craint son autorité. Il a le verbe haut, cinglant, le propre des bâtisseurs d’empires.
– Tu gênes, jolie demoiselle ! En avant !
Jean-Baptiste, le jeune préparateur au visage dévoré de taches de son, la saisit par le bras. Nine s’est arrêtée au beau milieu des marches, perdue dans ses pensées. Elle se laisse entraîner vers les vestiaires en silence. De toute manière, Jean-Baptiste parle pour deux. Un enthousiasme dont il ne se départit jamais alors qu’il règne une tension palpable dans l’entreprise, à l’image de celle du pays. Aussi bien dans les cafés populaires de Suresnes que sous les lambris des salons parisiens, on ne parle que de crise économique et de chômage, de scandales financiers et de corruption.
Nine dénoue son écharpe. Certains portemanteaux sont vides ; chez Coty comme ailleurs, on licencie du personnel pour comprimer les coûts. Elle en profite pour étaler ses vêtements aux effluves de laine humide.
– Il paraît que le grand patron va passer aujourd’hui, murmure Jean-Baptiste. On raconte qu’il est ruiné. Sa femme l’a plumé lors de leur divorce et il a gaspillé une fortune avec ses journaux. Il aurait dû se concentrer sur ses parfums et ses cosmétiques. Ça lui réussit mieux que la politique. M. Roubert lui fera sûrement sentir ta composition. Ne fais pas cette tête, voyons ! On dirait que tu as vu un fantôme. Que redoutes-tu ?
– D’être renvoyée.
L’image s’impose à elle : François Coty, cheveux gominés aux reflets roux, œil de verre d’une fixité glaçante, sanglé dans un costume à la veste allongée, hume une touche en papier buvard avant de lui indiquer la porte avec l’aplomb de celui dont la carte de visite précise qu’il est « artiste, industriel, technicien, économiste, financier, sociologue ». Un monstre sacré d’autant plus redoutable qu’il est devenu un colosse aux pieds d’argile.
– Tu seras renvoyée si tu continues à traînasser, tête de linotte.
Nine emboîte le pas à son camarade. Ils se séparent à l’entrée du laboratoire, chacun se dirige vers sa paillasse. En dépit des fenêtres ouvertes, l’air frais est saturé d’odeurs. Deux chimistes sont déjà au travail, ajustant les flammes de leurs becs Bunsen. Ils accueillent Jean-Baptiste par une plaisanterie mais se contentent de saluer Nine de la tête. Ni l’un ni l’autre n’ont apprécié que le directeur technique Vincent Roubert la choisisse pour participer au concours, marmonnant qu’on le savait sensible à la gent féminine. À leurs yeux, Nine pousse comme du chiendent en ces lieux. Les femmes ne sont bonnes que pour travailler dans les ateliers de conditionnement des fragrances et de baudruchage des flacons, à la rigueur en tant que préparatrices dévouées. Elles n’ont pas à devenir des rivales. Lorsqu’elle a été embauchée, ils ont moqué ses erreurs d’apprentie et n’auraient pas parié un kopeck sur son avenir. Elle a serré les dents et elle est toujours là.
Feignant l’indifférence, Nine se tourne vers les étagères, réconfortée par l’alignement des bouteilles, boîtes métalliques, conges en cuivre étamé et autres pots de faïence. L’environnement familier des produits odorants, des alcools et des sels chimiques a le don de l’apaiser. C’est celui des jours enfuis, des jours heureux.
La matinée est consacrée au rituel quotidien. La jeune chimiste sent et pèse les substances détaillées dans les formules qu’on lui a confiées, veille à dissoudre les résines et les sels aromatiques dans un bain de vapeur avant de mélanger le concentré obtenu à la quantité correspondante d’alcool. Des gestes mesurés qu’elle reproduit avec vigilance. Les vérifications sont des étapes essentielles. Il arrive qu’un flacon contienne un autre produit que celui marqué sur l’étiquette. Nine se méfie aussi de la puissance des senteurs synthétiques ; un jour, elle a ajouté une goutte de trop à un litre d’alcool devenu alors écœurant. Une faute d’inattention impardonnable. « On ne jette pas l’argent par les fenêtres, mademoiselle ! » avait tonné le directeur. Concrète iris, bergamote, coumarine, rose de Bulgarie, lavande, musc kétone… des essences dont naissent des orages. Les murs du laboratoire s’effacent. Elle n’entend plus les murmures de ses collègues, les bruissements dans les alambics, la pétarade des camions qui défilent au-delà du mur d’enceinte. Le sang circule lentement dans ses veines. Lorsqu’elle finit sa dernière pesée, la tête lui tourne.
Le flacon l’attend à l’abri de la lumière dans un placard dont elle s’approche comme d’un tabernacle. Toute fragrance contient un élément mystique, quelques grammes évanescents, le poids de l’âme de son créateur. Jusqu’à aujourd’hui, Nine n’en mesurait pas l’importance. Il est vrai que, pour elle, c’est une première. Elle ne s’attendait pas à ce que Vincent Roubert la distingue parmi ses collègues et pour rien au monde elle ne voulait attirer l’attention. Jusqu’alors, elle se satisfaisait de réaliser les parfums des autres avec les règles de chimie comme tuteur rigoureux pour se tenir droite et traverser les tempêtes. Elle lui était avant tout reconnaissante de lui avoir permis d’intégrer une maison où elle espérait trouver quelque chose qui ressemblait à une famille. Puis, un jour, devant toute l’équipe, il l’avait désignée : « Nous comptons sur vous, mademoiselle Dupré. Vous êtes capable du meilleur, mais il faudra vous faire violence. » Elle avait rougi comme une débutante.
Elle lève la fiole à la lumière. Refroidi et filtré, le parfum ne s’est pas troublé lors des variations de température. La couleur est limpide, légèrement ambrée.
– Mademoiselle Dupré ? Je vous attends. Dépêchez-vous ! Je n’ai pas que cela à faire.
La voix impérieuse de Vincent Roubert la fait tressaillir. Elle serre instinctivement le flacon sur son cœur, saisie d’une folle envie de dérobade. Jean-Baptiste lui adresse des signes d’encouragement. Il est bien le seul. Dans les corridors, on s’écarte devant le directeur qui est responsable de la création depuis une décennie, sous l’égide d’un François Coty dévoré par ses ambitions politiques. Nine trottine avec déférence derrière lui, s’attirant quelques regards compatissants.
C’est toutefois une grande photographie du patron, immortalisé en col cassé et épingle à cravate emperlée, qui accueille Nine dans le bureau. Le regard perçant du maître de la parfumerie moderne cloue la jeune femme sur le seuil. Roubert s’impatiente et tend la main. Elle lui passe sa composition. Lui aussi étudie en premier la transparence du liquide. Il débouche le flacon avant d’y tremper une mouillette, redresse la tête pour éviter d’être distrait par les odeurs de ses propres vêtements, hume le produit avec de rapides inspirations puis expire fortement sans la quitter des yeux ni prononcer un mot. Nine a l’impression de se liquéfier. Le souvenir de son père l’envahit.
– Rappelez-moi l’inspiration de ce travail, mademoiselle.
– L’absence.
– L’absence, c’est le néant, et le néant n’a pas d’odeur.
– Mais la douleur qu’elle suscite en possède une, monsieur. Vive, acidulée, tenace. Une fois qu’elle vous a transpercé, on ne l’oublie pas.
– Je doute que les femmes aient envie de se parfumer à la douleur.
– Il existe pourtant des douleurs exquises, au même titre que des joies mauvaises. C’est le paradoxe des oxymores.
Il hausse les sourcils.
– Je ne vous connaissais pas cette impertinence. Depuis que vous travaillez ici, vous affichez le visage d’une élève docile. Les méchantes langues diraient même ennuyeuse. Mais j’ai l’intuition de vous avoir tirée de la grotte où vous vous complaisiez lâchement et je m’en félicite.
Il vérifie la touche avant de l’écarter.
– Pour votre première tentative, l’équilibre est réussi. Cela ne m’étonne pas de vous. La formule est courte pour une novice. Vous avez retenu la leçon de M. Coty. Sauf rares exceptions, les formules longues comme le bras ne rassurent que les médiocres. La note de tête est incisive, en effet. Et on n’échappe pas au chypre. Je comprends votre hommage au maître. Son harmonie d’exception autour de la mousse de chêne et de l’ambre gris est certes passée à la postérité, mais c’est attendu, non ? Vous vous raccrochez à ce que vous connaissez. Ce qui me surprend, en revanche, c’est cette tubéreuse que je ne reconnais pas…
Roubert plisse les yeux en fouillant dans sa mémoire olfactive riche de centaines de senteurs, parmi lesquelles il a puisé un floral aldéhydé baptisé L’Aimant, ce parfum magnétique destiné aux femmes ardentes que Nine porte le samedi soir quand elle sort dans les bars de Montparnasse.
– La Tuberosis de chez Givaudan, monsieur.
– Une de leurs nouveautés ?
– Oui, monsieur. J’ai pensé…
La jeune femme se met à bafouiller. Aurait-elle dû lui demander la permission ? La société Givaudan, ce n’est pas rien. On ne se sert pas de leurs produits comme dans un bazar ouvert aux quatre vents. Mais comment résister à la tentation ? L’essor de la chimie organique à la fin du siècle dernier a entraîné la plus grande révolution en parfumerie depuis la découverte de l’alcool. Il est désormais inconcevable de créer une fragrance sans rechercher l’harmonie entre ces corps synthétiques et les extraits naturels de fleurs ou de plantes.
– Et vous ne m’avez rien dit ? s’emporte Vincent Roubert. Franchement, qu’est-ce qui vous a pris ? On ne retient pas des échantillons Givaudan en otage !
Deux semaines auparavant, restée seule un soir à travailler, Nine avait éclaté en sanglots. L’échec lui tendait les bras. Elle s’en voulait. Comment osait-elle prétendre à autre chose qu’être une exécutante ? Chacun sait que même le meilleur chimiste peut se révéler piètre parfumeur. L’intuition et le talent qui confinent au génie chez François Coty imposent à d’autres des années de travail après un apprentissage exigeant. Il y a aussi comme une grâce divine et personne ne défie le Ciel. L’espace d’un instant, elle avait détesté Vincent Roubert.
Avant d’éteindre les lumières du laboratoire, elle était tombée sur le carton d’échantillons que venait de déposer le représentant de Givaudan. Ce n’était pas courant, car François Coty avait une prédilection pour leur principal concurrent grâce à qui il avait construit ses plus glorieux succès. Elle avait effleuré les flacons d’un vert émeraude opaque fermés par des bouchons de liège. Sur les étiquettes, une calligraphie élégante précisait les senteurs. En découvrant la première d’entre elles, une pointe d’excitation l’avait traversée. Si les différentes maisons de matières premières de synthèse utilisent les mêmes formules chimiques et souvent des appellations identiques, leurs substances n’ont jamais la même odeur. Tout est une question de pureté et chaque firme possède ses secrets de fabrication pour l’atteindre. Ainsi, Givaudan présente un univers qui lui est propre, éveillant chez un parfumeur un imaginaire singulier. Parmi les plus grands, certains ne jurent que par eux. Ce soir-là, Nine n’était pas rentrée chez elle. Jean-Baptiste l’avait trouvée profondément endormie le lendemain matin à son poste de travail, emmitouflée dans son manteau, la tête posée sur ses bras croisés.
– Je ne veux pas que cela se reproduise, compris ? poursuit Roubert. Cette Tuberosis vous a sauvé la mise mais je suis incapable de dire si vous l’emporterez. Le choix du jury se fera à l’aveugle. Voyez les modalités avec ma secrétaire. Le comité d’organisation a fourni le même contenant pour la dizaine de participants. Ils craignent qu’on départage les candidats à l’allure du flacon, ce qui nous donnerait évidemment un avantage.
Son téléphone en bakélite se met à sonner, une secrétaire passe la tête par l’embrasure de la porte pour lui annoncer que M. Coty est au bout du fil. Le grand patron est relié aux satellites de son empire par un réseau de lignes téléphoniques digne d’un petit État et un cycliste en uniforme porte ses missives entre ses multiples résidences et la Cité des parfums.
Le directeur décroche.
– Allez, ouste, et refermez la porte derrière vous !
Nine a l’impression de voler. Elle a remporté la première bataille. Elle se retient de courir. Lorsqu’elle parvient essoufflée au laboratoire, la pièce est déserte. L’horloge au mur indique midi passé. Elle range sa composition dans le placard avec la formule et le flacon tristement banal que lui a remis la secrétaire. N’ayant rien avalé depuis la veille, elle se découvre soudain une faim de loup. Jean-Baptiste doit être attablé chez Yvonne, l’une des meilleures ouvrières de l’usine devenue la patronne du café Le Longchamp où ils ont leurs habitudes. Elle dévale les marches en enfilant son manteau, quand retentit soudain une déflagration.

Le feu ou l’ennemi juré des chimistes. Leur plus grande hantise avec la toxicité des solvants. Nine reste paralysée au milieu de l’agitation, la tête levée vers les hautes fenêtres. Les vitres ont explosé. Des flammes gourmandes se repaissent des bouteilles d’alcools disposées sur les étagères, des eaux de toilette et de Cologne devenues autant de pièges. Un laboratoire est un cénacle de verre et d’acier, d’éclats tranchants, de produits nocifs. Les quatre éléments s’y côtoient : le feu, l’air, l’eau, la terre. Sans oublier l’homme, ce maître des transmutations, sorcier et démiurge, à la merci toutefois d’une flamme volage, d’un geste maladroit qui renverse un trépied ou casse une colonne à distiller. Ce danger, Nine le respecte davantage qu’elle le redoute. Elle n’aurait pas le courage de travailler entourée de combustibles si elle craignait le pire à chaque instant, d’autant que le pire n’est jamais là où on l’attend. Quelques minutes auparavant, elle se trouvait dans cette salle qui brûle. Quelques minutes auparavant, elle tenait dans la main le flacon de son premier parfum. Désormais, il n’y a plus rien. Ni parfum ni formule. Elle se met à trembler comme une feuille.
La sirène d’alerte est assourdissante. Tous les employés ont fui leurs bureaux. Les comptables ont les bras encombrés de dossiers d’où s’échappent des feuilles éparses. Il faut à tout prix empêcher que l’incendie se propage aux entrepôts où sont conservées les centaines de litres d’alcools. Une catastrophe qui réduirait la fabrique en cendres. Heureusement, la plupart des ouvrières sont rentrées déjeuner à la maison, notamment les jeunes mères qui allaitent leurs bébés et dont les horaires de travail ont été aménagés. Celles qui confient leurs petits à la crèche de l’usine se sont aussi absentées pour prendre un repas avec eux. On conduit à l’infirmerie un manutentionnaire avec des brûlures. Vincent Roubert est descendu dans la cour et dirige les opérations, ordonnant aux curieux de reculer. Tout a été pensé pour combattre les foyers d’incendie et la caserne de pompiers a aussitôt reçu l’alerte. Un camion pénètre déjà dans le périmètre. Les parterres sont piétinés, des tuyaux déroulés à la hâte et de puissants jets d’eau orientés vers le premier étage.
– Crénom ! Nine, tu n’as rien ?
Jean-Baptiste déboule à bout de souffle, son caban boutonné de travers. La jeune femme se tourne vers lui. Ses yeux sombres dévorent son visage défait.
– M. Roubert avait validé mon échantillon… Je l’ai laissé là-haut…
– Mais ta formule, elle est bien au coffre-fort avec les autres ?
– Non.
Elle a tâtonné pendant des mois afin d’ajuster les équilibres. Elle connaît les composants, bien entendu, mais elle n’est plus certaine des grammes utilisés pour chacun. Jamais elle n’aura le temps de tout recommencer. Ses efforts sont réduits à néant et avec eux l’espoir insensé de devenir quelqu’un d’autre. Alors que les cendres tourbillonnent sous le ciel laiteux, son camarade l’enlace pour la réconforter.
Ce n’est que quelques heures plus tard que Vincent Roubert reçoit l’autorisation de se rendre dans le laboratoire dévasté. Du verre brisé jonche le carrelage parmi les flaques d’eau sale. Les meubles et les instruments ne sont plus qu’un amas informe de tuyaux tordus. Une odeur âcre imprègne les lieux. Contrarié, le directeur attend des précisions sur la cause de l’accident. Un bec Bunsen resté allumé par mégarde ? L’explosion d’un récipient en verre et l’alcool à distiller qui se serait enflammé ? Il suffit de quelques secondes. D’un souffle. Le capitaine des pompiers se permet une allusion goguenarde à une mésaventure de Jean-Louis Fargeon, le parfumeur de Marie-Antoinette, qui le premier avait installé ses ateliers sur ces coteaux. Roubert lui lance un regard noir. Il n’est guère d’humeur à plaisanter. Il se tourne vers ses troupes, frottant furieusement ses lunettes rondes avec un mouchoir.
– Bon, on cesse de traînasser, messieurs. Il nous reste une petite heure de travail. Répartissez-vous au mieux. Mademoiselle Dupré, je devine à votre visage que votre échantillon fait partie des dommages collatéraux. Lyon, c’est quand, déjà ?
Nine, tétanisée, reste muette.
– L’ouverture de la foire est le jeudi 8 mars, monsieur, s’empresse de préciser Jean-Baptiste.
– Votre formule, vous l’avez mise à l’abri comme je vous l’ai appris, j’espère ?
Elle secoue la tête et il lève les bras, exaspéré.
– Dans ce cas, il n’y a pas une seconde à perdre. Les produits sont à la réserve qui a été épargnée, Dieu soit loué ! Le temps est court, je vous l’accorde, mais le défi n’est pas insurmontable. Le règlement m’interdit de vous aider mais j’ai confiance en vous. Vous parviendrez à la reconstituer.
– La Tuberosis, monsieur ? dit-elle d’une voix rauque.
Vincent Roubert jette un coup d’œil sur le petit tas de débris où brillent des éclats émeraude. L’essence, il la sent encore. La note caractéristique de l’absolue de tubéreuse reproduite et sublimée par la maison Givaudan, cette firme de réputation mondiale.
– Aux grands maux les grands remèdes ! Allez chercher un autre échantillon chez Léon Givaudan. Je vais l’appeler pour le prévenir. Ses bureaux sont rue Ampère, au numéro 36. Demandez au chauffeur de vous emmener. Inutile de perdre du temps.

Une demi-heure plus tard, des manifestants en colère encerclent la camionnette ornée de la griffe de François Coty qui rallie d’ordinaire Suresnes à sa fastueuse boutique de la place Vendôme. Au beau milieu de la chaussée, des dizaines d’hommes vocifèrent. La pression de la foule fait osciller la voiture. Jean-Baptiste se mordille les lèvres. Le chauffeur étant introuvable, c’est lui qui a pris le volant en criant à Nine de monter à côté de lui. Alors qu’ils franchissaient le pont sur la Seine à toute allure, il lui avait demandé de lui indiquer le chemin. Le nez plongé dans un plan trouvé dans l’habitacle, elle l’avait guidé de son mieux jusqu’à ce point mort.
Ils sont maintenant pris au piège. Un inconnu frappe du poing contre la vitre. Furieux, Jean-Baptiste l’injurie. Nine lui agrippe le bras, le suppliant de se taire. Un peu plus haut, des cars de police se mettent en travers de la route.
– Pourquoi ces crétins ne nous laissent-ils pas passer ? s’emporte-t-il. On ne va tout de même pas s’en prendre à la Chambre !
– Si, justement. Je l’ai lu dans le journal, ces gens-là veulent renverser la République.
– Quand on m’emmerde, moi aussi je veux renverser la République !
– Tu n’es pas un ancien combattant trahi par des politiciens corrompus.
– Mon père est mort comme un chien au Chemin des Dames. J’ai toutes les raisons d’en vouloir à la terre entière.
Un peloton de gardes mobiles remonte la file de voitures au petit trot ; les fers de leurs chevaux arrachent des étincelles aux pavés.
– Je continue à pied.
– Pas question, Nine ! C’est trop dangereux.
– Ce n’est plus très loin. Quelques rues après la place. Je t’attendrai là-bas.
– Dieu sait combien de temps je vais rester coincé ici. Je ne peux pas abandonner la camionnette. M. Roubert me tuerait. Il vaut mieux que tu rentres directement chez toi après ton rendez-vous. Mais fais attention, je t’en supplie !
Nine se penche pour embrasser son ami sur la joue puis ouvre la portière. Les vociférations montent d’un cran. La tête rentrée dans les épaules, elle se fraye un passage jusqu’au trottoir et longe les magasins dont les rideaux de fer ont été baissés. En prévision de l’émeute, on a retiré les grilles qui protègent les troncs des arbres et débarrassé tout ce qui pouvait servir de projectiles. Des pancartes sur les cafés annoncent la couleur : « Le 6 février, nous ne servirons ni les politiciens ni le gouvernement… » Depuis le soi-disant suicide en janvier d’un maître escroc répondant au nom d’Alexandre Stavisky, ces rassemblements enflamment le pays. La République est ébranlée tant l’affaire se révèle crapuleuse. Un détournement des économies de petits épargnants mâtiné de faux bons bancaires, de policiers véreux, de magistrats indélicats et d’hommes politiques au comportement si condamnable qu’ils ont entraîné la chute du gouvernement radical-socialiste quelques jours auparavant.
Une dizaine de réfractaires surgissent d’un bistrot en brandissant des chaises. « À bas les voleurs ! À bas les assassins ! Les métèques, dehors ! » Ils se ruent vers un cordon de policiers armés de matraques, leurs képis plantés bas sur le front. Heurtée dans le dos, Nine est projetée contre un immeuble. Des points noirs dansent devant ses yeux. Jean-Baptiste a raison, c’est trop dangereux. Mieux vaut rebrousser chemin. Mais alors qu’elle tente de faire demi-tour, le tourbillon des protestataires l’en empêche. Les clameurs et le fracas des vitres brisées attisent d’anciens cauchemars. Un bref instant, elle croit entendre les coups de feu des bolcheviques et respirer les émanations des maisons en bois moscovites qu’ils pillent et incendient. La nausée aux lèvres, elle se plaque contre un mur en tentant de se raisonner. Elle n’est plus une enfant, voyons ! Ce n’est pas la révolution russe. Personne ne veut la tuer. Elle reprend son errance, essaye de discerner les numéros de la rue Ampère tandis que le crépuscule descend sans que les becs de gaz ne soient encore allumés.
– Mademoiselle ? Vous êtes Nine Dupré ?
Un inconnu la saisit aux épaules.
– C’est bien vous qui venez de la part de Vincent Roubert ?
Elle s’accroche au regard qui fouille le sien, acquiesce.
– Dieu soit loué ! Je vous cherchais. Suivez-moi, vous alliez dans une fausse direction.
Comme elle chancelle, l’inconnu glisse un bras autour de sa taille pour lui faire traverser la rue, de l’autre il écarte les passants. Quelque peu hébétée, Nine songe que cet homme d’un certain âge, sans manteau et tête nue, risque de prendre froid à cause d’elle. Une concierge, l’air inquiet, monte la garde près d’une imposante porte d’entrée.
– Vous l’avez trouvée, monsieur Givaudan ? À la bonne heure ! Ah, mon Dieu, mais c’est qu’elle saigne, la petite !
Nine porte la main à son front. Le sang sur ses doigts. Comme autrefois.
– Ce n’est rien, les rassure-t-elle d’une voix blanche.
– Je vous trouve bien courageuse, bougonne Léon Givaudan. J’ai chapitré Roubert quand j’ai su qu’il vous avait envoyée ici. On était pourtant prévenus que la soirée allait être difficile. À croire qu’à Suresnes vous vivez dans un autre monde !
Il lui prend son manteau, puis une secrétaire l’emmène se rafraîchir et lui apporte du désinfectant. Nine soigne de son mieux sa pommette tuméfiée, passe ses doigts dans ses cheveux ébouriffés. Elle a le teint blême, des cernes, les lèvres pâles. Lorsqu’elle revient enfin dans le bureau de Léon Givaudan, les lampes allumées réchauffent les bois laqués et les reliures en maroquin dans la bibliothèque. Dehors, la nuit est tombée sur Paris. Un alcool blanc est posé sur un guéridon en bronze.
– Vodka. La fille d’Étienne Dupré ne prendra sûrement pas autre chose. Je me joins à vous.
Elle s’étonne.
– Comment savez-vous ?
– J’ai posé la question à Vincent Roubert lorsqu’il a mentionné votre nom de famille. Une légende de la profession comme votre père, cela ne s’oublie pas. Je l’ai rencontré autrefois à Moscou. Il était l’une des personnalités les plus brillantes de la colonie française. Je suis honoré de faire votre connaissance, mademoiselle.
Quand Nine saisit le verre à facettes, sa main tremble. Léon Givaudan l’observe d’un regard gris bienveillant. Sous la moustache poivre et sel, ses lèvres esquissent un sourire comme s’il cherchait à la rassurer. Le cœur de Nine se dilate. Un élan qu’elle n’a pas ressenti depuis longtemps réveille en elle la petite fille tempétueuse. Le désarroi de cette épouvantable journée se dissipe. Elle se surprend à redresser les épaules.
– Za Vashé zdarovié !
– À la vôtre !
Ils vident leur verre d’un trait. D’un air espiègle, Léon Givaudan jette le sien par-dessus son épaule tout en se retournant pour suivre sa trajectoire des yeux tandis qu’il se brise sur le parquet.
– Ouf ! J’aurais eu l’air malin si je les avais fracassés.
Derrière lui, une collection de flacons à parfum en porcelaine est exposée dans une vitrine. Nine s’en approche pour en examiner les personnages, cupidons ou grotesques de la comédie italienne, musiciens et bergères, mais aussi les singes facétieux et les oiseaux de paradis. Des étuis en galuchat voisinent avec des vinaigrettes, des boîtes à mouches et des nécessaires de poche en écaille. Çà et là brillent les résilles filigranées en or qui enserrent des écrins de cristal. L’insouciance, la poésie, la coquetterie du XVIIIe siècle. De charmants petits riens.
Comme cet homme aime l’allégresse, songe Nine.

Léon Givaudan est assis à son bureau, jambes étendues, chevilles croisées. Les ailes de son nœud papillon se détachent contre son col blanc amidonné à l’ancienne. Nine a retiré ses chaussures pour se blottir dans le fauteuil. Voilà deux heures qu’ils discutent à bâtons rompus, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Lui n’a pas d’enfants, elle n’a plus de père. Ces deux-là se sont trouvés par un crépuscule de soir d’émeute.
À quelques encablures à vol d’oiseau, des manifestants érigent des barricades, lancent des projectiles sur les gardiens de la paix, tranchent les jarrets des chevaux de la Garde. D’anciens combattants appartenant aux ligues nationalistes s’élancent à l’assaut de la Chambre des députés. Pris de panique, les gardes mobiles tirent à bout portant sur la foule. Le sang coule sur les pavés de la capitale comme jamais depuis la Commune. À la lueur des torches, la République tangue tel un bateau ivre.
Léon a tiré les rideaux de velours pour éteindre la nuit. Selon les recommandations diffusées par le poste T.S.F., il n’est pas prudent de sortir. On conseille de patienter à l’abri. Drôle de défi pour quelqu’un qui a plutôt l’habitude d’aller vite et d’aller loin. Prendre le temps, c’est tellement contraire à son tempérament. Enfant, déjà, il dévalait à la tête de ses camarades les pentes de la Croix-Rousse pour se rendre à l’école. Combien de fois s’est-il écorché les genoux en dérapant sur les marches ? En 1895, il a fondé sa société alors qu’il n’avait pas encore atteint l’âge de la majorité. Selon le Code civil, il n’avait même pas le droit de vote. Ils étaient deux, avec son frère aîné, à se lancer dans l’aventure, complices et solidaires, mais c’était bien lui, le garçon de vingt ans aux rêves pleins la tête, qui n’avait peur de rien.
Un brin nerveux, il fait tourner le verre entre ses doigts. En d’autres circonstances, il serait allé prendre le pouls de la ville place de la Concorde. Il préfère toujours se forger sa propre opinion. On lui reconnaît une prescience intuitive des êtres et cette qualité n’est pas pour rien dans sa remarquable réussite. Il choisit ses collaborateurs et ses clients avec la même sagacité. Mais il reste sagement calfeutré dans son bureau de réception à observer du coin de l’œil cette jeune femme qu’il n’attendait pas.
Nine Dupré flotte dans un tailleur dont la coupe laisse à désirer. Les traits affirmés de son visage offrent un équilibre de beauté romane. Nul cosmétique pour les sublimer ou les déguiser. Elle est vulnérable, sa sincérité d’autant plus désarmante que son regard trahit ses tourments. Elle redoute la violence de la rue et il veut lui épargner d’y être à nouveau confrontée. Il a remarqué le bleu qui se dessine peu à peu sur sa pommette et ce frémissement à l’évocation de son père disparu. Lui aussi a perdu le sien alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Il ne la connaît pas et pourtant il comprend ses silences.
Quel âge pouvait-elle avoir lorsqu’il a rencontré Étienne Dupré en 1910 ? Deux, trois ans ? Il se rappelle un homme au profil aquilin, le crâne poli comme un marbre que soulignaient d’imposants favoris, sa nature méfiante qu’il déguisait sous une affabilité pointilleuse. Sa luxueuse parfumerie de la rue du Pont-des-Maréchaux à Moscou ne désemplissait pas. Léon était loin d’être le seul à faire ce voyage devenu incontournable depuis le milieu du XIXe siècle. L’aristocratie russe parlait le français jusque dans ses rêves et la France offrait à l’empire la quintessence de ses artisans et industriels d’excellence. Joailliers, parfumeurs, soyeux, fourreurs, modistes venaient s’établir sans crainte, assurés de faire fortune. L’épouse et les filles adolescentes du tsar Nicolas II privilégiaient toutefois les bouquets impériaux de François Coty ou d’Ernest Beaux, et le talentueux Étienne Dupré n’avait pas eu le temps de détrôner ses rivaux. Les Romanov étaient tombés sous les balles des révolutionnaires ; les entreprises, les commerces et les demeures décorées d’œuvres d’art des expatriés français avaient été confisqués par le nouvel État. À discerner ce soir son sillage de flammes et de cendres, Léon a l’impression déconcertante que Nine Dupré emporte ce douloureux passé avec elle.
– Je ne vous laisserai pas rentrer seule, n’ayez crainte. Mais peut-être seriez-vous plus rassurée de dormir chez votre mère plutôt qu’à Suresnes ? La solitude, je connais bien. C’est une fausse amie.
Nine a perdu la notion du temps. Elle se laisse bercer par cette voix à l’intonation singulière, grave et légère à la fois. Or, le chagrin qu’elle y décèle la surprend. Les hommes qu’elle connaît sont avares en confidences. Elle interroge Léon du regard.
– Mon épouse est décédée il y a bientôt cinq ans. Notre appartement m’était devenu insupportable. Je pensais trouver une certaine consolation en déménageant à Neuilly avec vue sur le Bois. Mais chaque soir à mon retour du bureau, les branches que je vois par mes fenêtres sont nues et je n’ai personne à qui parler. Je n’entends que ma plume qui griffe mon papier à lettres. J’écris comme on dresse des brise-lames. Pour faire barrage au silence. Ce ne sont pas les murs qui conservent notre désarroi mais les replis de notre cœur, n’est-ce pas ? Et un cœur, hélas, on l’emporte partout avec soi.
Anne-Marie et lui, quelques années de mariage seulement, des poussières au regard d’une vie. Ils n’étaient plus si jeunes lorsqu’ils s’étaient enfin trouvés. Elle lui avait redonné goût à la connivence, à un avenir dessiné à quatre mains. Il l’avait tant aimée pour cette espérance. Et cette douceur. Si différente de la passion de sa première union, lorsqu’il s’était élancé du haut de la falaise avec une femme que les convenances lui interdisaient d’épouser, une Américaine divorcée à laquelle il n’avait pas résisté, qu’il avait imposée envers et contre tout. Mais ce mariage-là s’était tenu à Londres, tellement loin des siens. Douze années tumultueuses et l’échec d’un divorce. Il est plusieurs vies dans une vie, Léon Givaudan en est persuadé. De cette vérité, si seulement il pouvait convaincre la jeune femme avec laquelle il dérive.
Nine tire une bouffée de sa cigarette et retient la fumée. L’âpreté est la bienvenue. On lui a enseigné très jeune à puiser un réconfort dans la beauté. Aussi est-elle apaisée par l’élégant mobilier en bronze patiné, les ornements d’acanthe, les cuirs fauves et les marbres noirs, une sobriété virile que tempèrent les soieries d’ameublement. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas parlé sans retenue. Ceux de sa génération détestent ressasser un passé qui a déchiqueté leur enfance. Ils gardent les yeux fixés sur l’avenir, aussi obscur et incertain soit-il. Quant à sa mère et ses proches, exilés de la Russie impériale, ils se sont transformés en statues de sel depuis bientôt vingt ans. Il n’y a pourtant rien à espérer à regarder derrière soi. Les Rouges ont vaincu. Staline et sa clique se glorifient d’avoir détruit Sodome en promettant à l’humanité un monde meilleur, et tant pis pour le sang qui coule d’entre leurs poings.
– Il m’arrive de passer des journées entières sans penser à lui. Je sais être heureuse. Puis une lame de fond me balaye et j’ai l’impression de sombrer. Je n’arrive pas à guérir de son absence… Mon père et moi, c’était une promesse de bonheur qui a été rompue. Le plus souvent, j’évite d’en parler. Qui n’a pas perdu quelqu’un à cause de la guerre ? Vous avez été mobilisé en 1914, monsieur. Vous savez bien que nous sommes tous des orphelins.
– Certains le sont plus que d’autres. Vous avez perdu votre père assassiné par les bolcheviques, mais aussi la terre où vous êtes née et où vous avez grandi. Sans compter son entreprise. Sans doute votre frère pensait-il prendre sa succession ? Il doit être meurtri, lui aussi.
– Mon frère est plus habile que moi. Il a trouvé la parade : la colère et l’action. Avant la révolution, mon père s’apprêtait à transformer la raison sociale de sa firme en « Étienne Dupré & Fils ». C’était sa grande fierté. Si mon journal de petite fille n’avait pas brûlé avec le reste, vous auriez lu dans mes gribouillis « Étienne Dupré, Fils & Fille ».
Léon perçoit une blessure secrète. Il connaît ces premières places accordées à leur fils par les entrepreneurs, une tradition particulièrement maintenue chez les parfumeurs. Roubert lui a néanmoins confié qu’elle était la meilleure de ses élèves. Lors des exercices olfactifs qu’il leur impose une fois par semaine en leur demandant d’identifier une quinzaine de matières premières, elle se trompe bien moins souvent que les autres et il ne lui faut qu’une dizaine d’essais pour reproduire un modèle de parfum, là où ses jeunes confrères s’y reprennent à vingt fois.
– J’ai peur de ne pas arriver à recomposer la formule à temps, murmure-t-elle. Je ne suis pas sûre des proportions.
Il ouvre un tiroir dont il sort un flacon de Tuberosis.
– Dans le doute, forcez la note. Les meilleurs parfums sont ceux de l’excès.
Nine sait que François Coty ne le contredirait pas. S’il ne fut pas le premier parfumeur à utiliser des produits de synthèse, il fut le premier d’entre eux à ne pas redouter leur puissance et à oser célébrer leur insolente modernité.
– L’excès, ironise-t-elle. Faut-il donc être un révolutionnaire pour réussir dans la vie ? L’outrance n’apporte que désolation. Je suis quelqu’un de l’ombre et du silence.
Léon ne se hasarde pas à la contredire, mais ce n’est pas ce qu’il perçoit de son tempérament.
– Où est l’enfant qui notait ses aspirations dans son journal ?
– Elle est morte depuis longtemps et j’ai déposé une brassée de fleurs sur sa tombe.
– Pourtant, cette enfant-là a été choisie pour représenter la maison de mon ami François Coty lors du prestigieux concours des jeunes parfumeurs. Vincent Roubert m’a dit que c’était votre première composition. Je suis flatté que nos créations vous aient inspirée. J’espère que ce sera le début d’une belle histoire entre nous.
Elle lui lance un regard suspicieux. La maison Givaudan est encensée de par le monde pour la qualité constante et la pureté olfactive de ses productions toujours à la pointe de l’avant-garde. En quoi pourrait-elle apporter une pierre à cet édifice déjà notoire ?
– Les parfumeurs qui vous sont fidèles disent que vous portez chance.
– Vous m’en voyez ravi ! Disons que c’est surtout une question de loyauté et de confiance entre eux et nous autres, fabricants de matières premières. Vous le comprendrez en grandissant, chère Nine, car vous devez encore grandir. Comme j’ai l’âge d’être votre père, je me permets cette familiarité. Mais vous avez raison, la chance n’est pas un élément à négliger. Mon frère considère que nous lui sommes redevables pour l’essor rapide de notre affaire.
– Personne ne pense que votre réussite est due à la chance.
– Il faut aussi de la témérité, c’est vrai. Elle seule permet l’innovation. Voilà pourquoi la fortune vous sourira. Peut-être même dès le mois prochain.
Nine déplie ses jambes et se penche pour enfiler ses chaussures. C’est malheureusement une qualité qui lui est étrangère. Elle a peur de son ombre et Vincent Roubert lui a forcé la main. Elle n’a même pas eu le courage de refuser de prendre le risque de le ridiculiser.
– Vous a-t-on dit que j’étais le président du jury cette année ?
– Non, je l’ignorais, fait-elle, le rouge aux joues.
– Lyon est ma ville natale. Je n’y habite plus, hélas, mais elle demeure très chère à mon cœur. Mon frère et moi y possédons des manufactures de produits chimiques et pharmaceutiques. Le feu ne nous a pas épargnés non plus. Le dernier incendie a ravagé deux bâtiments de six cents mètres carrés et fait exploser six dépôts d’alcools. C’était il y a trois ans. Aucune victime à déplorer, heureusement. Nous avons rebâti sans attendre, comme toutes les fois précédentes. Après chaque destruction, chaque échec, nous avons toujours rebâti. En mieux.
En lui remettant le flacon, il retient sa main entre les siennes.
– Lyon a fait de mes frères et moi ce que nous sommes. Elle est le berceau de notre inspiration. Xavier, Claudius et moi, nous lui devons tout. Vous verrez, c’est une ville qui vous enseigne l’audace.

Elle regrette d’être venue avant que ses contusions se soient résorbées, mais elle rend visite à sa mère une fois par semaine, qu’il vente ou qu’il neige. Un manquement l’aurait inquiétée et Nine cherche à lui éviter toute anxiété. Son frère s’en charge pour deux.
– Où vas-tu habiter ? Une semaine toute seule dans une ville de province que tu ne connais pas, c’est beaucoup. Pourquoi veulent-ils que tu passes autant de temps là-bas ? Dis-leur que tu refuses.
Sophie Dupré s’active autour du samovar pour préparer le thé. Ses omoplates pointent sous le châle que Nine lui a offert pour Noël. Des mèches grises s’échappent de son chignon enroulé à la hâte. Elle dépose une tasse en porcelaine devant sa fille, lui tend avec insistance une assiette de petits gâteaux rances.
– Lyon, ce n’est pas la jungle, maman. Ils ont l’eau courante et l’électricité. Même le téléphone, paraît-il.
– Ne te moque pas. J’ai des raisons de me faire du souci. Regarde-toi dans un miroir, ma pauvre chérie. Pour une fois, tu devrais t’arranger un peu. C’est idiot de travailler chez Coty sans en profiter. Dieu sait ce que les gens doivent penser.
Nine mord dans un biscuit pour ne pas répondre. Sa mère est une artiste. Elle vernisse comme personne les coups de griffe qui égratignent le cœur. Un talent qui a pris son envol de façon inversement proportionnelle à son existence qui s’est recroquevillée dans ce trois-pièces étriqué, bas de plafond, saturé de réminiscences de la Russie impériale, avec une vue imprenable sur une cour aveugle où un érable n’en finit pas de mourir. Sophie Dupré ou les regrets éternels. La femme de Loth. Celle qui se retourne et se statufie. Dans le livre de la Genèse, Loth réussit à s’enfuir. Une chance qui n’est pas donnée à tout le monde.
Nine observe les mains tavelées, les veines qui courent sous la peau, l’alliance en or que retient un anneau de médiocre qualité pour l’empêcher de glisser de l’annulaire. Tassée dans son fauteuil, sa mère boit son thé noir comme s’il s’agissait d’un nectar. Le camée épinglé sur son col de chemise est de travers. Nine se retient de le redresser. Cette prisonnière volontaire n’échappera jamais au passé et ses deux enfants ne peuvent l’y abandonner sans la trahir. Dès son arrivée, Nine a remarqué ses lèvres pincées. Son frère a dû encore dépenser sa paye au jeu ou faire le coup de poing contre des communistes lors d’une manifestation. L’autre soir, il y a eu de nombreuses victimes à la Concorde. Alexandre appartient à la ligue Solidarité française qui compte deux morts et une vingtaine de blessés parmi ses rangs. En l’apprenant par les journaux, Nine s’est demandé s’il pouvait en être, mais le téléphone du secrétariat de l’usine n’a pas sonné. Elle a été rassurée car les mauvaises nouvelles n’attendent pas. En dépit de tout, Alexandre est son frère. Son aîné qui ne grandira jamais. La porte de sa chambre reste close. Aucun bruit ne leur parvient. Nine tend toutefois l’oreille, aux aguets, une habitude de son enfance. Lorsqu’ils ont échoué là tous les trois elle avait douze ans, et lui, à quinze ans, se prenait déjà pour un homme. Une posture d’autorité pour dissimuler qu’il avait aussi peur que sa mère et sa sœur.
Elle fait tenir la tasse ébréchée en équilibre sur une pile de journaux où s’entassent de vieux exemplaires de L’Ami du peuple, le quotidien nationaliste et xénophobe fondé par François Coty dans lequel Alexandre écrit des chroniques au vitriol, et d’autres de Renaissance, un bulletin antisoviétique publié par les émigrés russes. Sa mère ne jette jamais rien. Les publications jaunissent, les tiroirs ne ferment pas, les armoires sont obèses. Une fois par mois, Nine consacre son dimanche à faire le tri, ce qui revient à vider l’océan avec une cuillère, emportant quelques journaux pour alimenter son poêle défaillant. Bien qu’elle n’ait pas un sou vaillant, Sophie Dupré écume les brocantes de son quartier d’Auteuil et celles de Boulogne-Billancourt où les familles exilées se défont de leurs derniers oripeaux. Cette gardienne de la mémoire russe sans une goutte de sang slave reconstitue son passé confisqué avec les objets d’autrui – modestes icônes, étoffes défraîchies, bougeoirs et lithographies de pacotille, petites cuillères en argent aux armoiries inconnues… Une somme de chagrins anonymes qui embaument ce tombeau avec leurs senteurs de lilas et de poussière blanche.
– Je suis envoyée à Lyon parce que je participe à un concours dédié aux jeunes parfumeurs.
Sa mère relève brusquement la tête. Nine lui explique la décision de Vincent Roubert. Son travail acharné pour présenter une composition cohérente. L’incendie et la rencontre avec Léon Givaudan. Cette bienveillance. Leur connivence inattendue.
Le pouls de Nine s’emballe.
– Tais-toi, maman ! Tu le penses tellement fort que je t’entends comme si tu criais !
Elle ne supportera pas d’entendre sa mère dire tout haut ce qu’elle lit dans son regard. Oui, elle est indigne de la mémoire de son père. Non, elle n’a pas hérité de son talent. Oui, tout cela est une hérésie. Et Sophie Dupré de rester silencieuse, recroquevillée sur son siège, les mains jointes comme en prière, accablée par son amour défunt et toutes ses peurs, réelles et imaginaires. C’est un petit miracle. Certains mots peuvent tuer.
Les fenêtres disjointes laissent passer un filet d’air glacé bien que Nine les ait calfeutrées avec du papier carton. À Moscou, les doubles vitres de leur demeure les protégeaient d’un froid autrement plus mordant. Sa mère resserre le châle autour de ses épaules. Nine étouffe, saisie de compassion. Elle la revoit épinglant ses cheveux avant d’enfiler sa robe noire pour aller travailler. Sa mère traversait la ville en tramway jusqu’à Montparnasse. Nine devait découvrir seulement bien plus tard qu’elle n’était pas l’assistante du directeur du restaurant La Closerie des Lilas, mais qu’elle passait ses soirées au sous-sol à assurer la propreté des lieux d’aisances.
Et pourtant, aucune complicité n’est née de leurs défaites.
Aux premiers temps de la guerre, tout avait été presque facile. La France et la Russie étaient alliées. Bienfaitrice au Comité des femmes de France de Moscou, Sophie Dupré veillait sur les soldats russes accueillis dans l’hôpital créé dans une dépendance de l’usine Dupré. Elle y emmenait sa petite fille qui leur offrait les bonbons réputés de chez Siou. Puis étaient venus les vents mauvais de l’insurrection bolchevique, les pillages et les bombardements, la faim et le froid, le typhus qui rongeait une ville réduite à la misère. Des certificats de protection avaient été délivrés par le consulat de France. Le nouveau gouvernement avait quitté Petrograd pour s’installer au Kremlin, imposé la réquisition des maisons avant l’expropriation des biens, mais sans indemnités.
Les Dupré avaient patienté avec les industriels et commerçants français, convaincus que tout allait finir par s’apaiser. Aucun peuple ne peut vivre dans le chaos. Leur choix n’en était pas un. On n’abandonne pas en un claquement de doigts sa fortune et ses souvenirs familiaux, deux cents employés, des magasins à Moscou et Petrograd, l’avenir de ses enfants. On n’abandonne pas le travail d’une vie pour retourner dans un pays dont on ne sait presque rien même si l’on en détient le passeport. Une France qui sort exsangue de quatre années de guerre. Même si ses compatriotes partaient les unes après les autres, Sophie était restée, refusant d’obéir à son époux qui lui demandait de se mettre à l’abri. Chaque fibre de son être était à lui depuis le jour de leur mariage. Elle avait une foi absolue en sa capacité à les protéger, elle et leurs enfants, jusqu’à ce petit matin où Étienne Dupré avait été emmené par les gardes rouges pour ne jamais revenir.
Le choix, une nouvelle fois, n’en était pas un. Il y avait eu les papiers délivrés par le Bureau des rapatriements, les visas de sortie, le voyage vers l’exil dans un wagon à bestiaux depuis Moscou en ces maudites journées de février 1919. Le trajet à pied jusqu’à la frontière finlandaise. Une valise et des baluchons abandonnés dans la neige. Et une mère et sa fille qui s’égarent en chemin. Depuis, entre elles, l’harmonie n’est jamais revenue. Leurs émotions sont rêches, empreintes de tristesse ou de colère, parfois adoucies par des notes de nostalgie et une tendresse improbable. Toujours à contretemps. C’est à en crever de solitude.
Sophie Dupré n’attend de sa fille qu’un gendre et des petits-enfants. Il y a bien eu ce fiancé presque parfait. Un exilé lui aussi, un Russe blanc, un vrai de vrai par le sang et le patronyme. Nine avait vingt ans et la lassitude chevillée au cœur. Elle avait cédé sous les coups de butoir maternels, acceptant de rentrer dans le rang en épousant ce garçon au regard d’un bleu trop pâle. Il avait un corps blanc et souple. Il faisait l’amour comme on se noie. Quelque chose s’était cabré en elle la veille du mariage. Son frère avait crié qu’elle déshonorait leur famille. Sa mère avait sangloté.
– Je vais me rendre à Lyon parce que Vincent Roubert me fait confiance. Je pense que papa aurait été fier de moi.
Le silence est assourdissant. Le cœur de Nine se serre. Elle perpétue une mémoire. Elle est l’héritière d’Étienne Dupré même si sa mère aurait tout donné pour que cela soit Alexandre. Encore un non-dit. Hélas pour Sophie Dupré, c’est bien sa fille qui porte cette ambition de rendre le monde plus beau, une aspiration que partagent Jacques Guerlain, François Coty, Vincent Roubert, Ernest Beaux et tant d’autres. Une folie douce à laquelle ces artistes ont dédié leur vie. Car il faut être fou ou prophète pour chercher à séduire par le plus énigmatique des cinq sens, celui qui alerte au danger, suscite la répulsion ou invite à la volupté, qui reconnaît le langage archaïque et sacré des aromates, des fleurs et des alcools. L’odorat, ce sens vulnérable à l’encens qui parle aux Cieux, aux suaves accords d’une fraîcheur innocente comme aux puissantes émanations de corps enfiévrés. Sensible, surtout, aux éblouissements nés de l’imaginaire de ces magiciens qui exaltent le secret des peaux qui se répondent, subliment la passion et annoncent la vérité. »

À propos de l’autrice
REVAY_Theresa_©Astrid-di-CrollalanzaTheresa Révay © Photo Astrid di Crollalanza

Theresa Révay est romancière. Elle a notamment publié L’Autre Rive du Bosphore (prix Historia du roman historique 2014), La vie ne dure qu’un instant (prix Simone Veil 2017) et La Nuit du premier jour (2020). Ce parfum rouge est son onzième roman. (Source : Éditions Stock)

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Fantastique histoire d’amour

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En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
Maïa est journaliste scientifique au sein d’un magazine qui périclite et un peu tête en l’air. Bastien est inspecteur du travail à Lyon et combat sa solitude avec ses collègues et l’alcool. S’ils se croisent au parc de la Tête d’Or à Lyon, ils vont se retrouver dans des circonstances très particulières.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À la recherche du cristal scintillateur

C’est sous un air de thriller que Sophie Divry raconte la rencontre entre un inspecteur du travail et une journaliste scientifique. En embarquant les lecteurs dans une enquête riche en rebondissements, à la manière d’une série, elle n’oublie ni la satire sociale, ni l’histoire d’amour promise dès le titre.

Bastien Fontaine, 41 ans, est inspecteur du travail. Son addiction au tabac a détruit sa vie de couple et depuis deux ans, il se débrouille seul. Avant d’aller travailler, ce Lyonnais a pris l’habitude d’aller au Parc de la Tête d’Or où il observe une jeune fille donner à manger aux mésanges qui n’hésitent pas à se poser sur son bras.
Cette jeune femme s’appelle Maïa. À 38 ans, elle est journaliste scientifique pour le magazine Comprendre qui subit une érosion de son lectorat et se retrouve en difficultés financières. À la suite de la défection d’un pigiste, elle part au CERN retrouver sa tante qui doit l’aider à rédiger un article sur les «matériaux magiques» et plus particulièrement sur les cristaux scintillateurs . À son retour, elle est victime du mal qui l’affecte depuis bien longtemps, la «disparitionnite». Cette fois, c’est son ordinateur professionnel qui a disparu. Après le savon passé par son patron, elle décide d’agir, de lister dans un cahier tous les objets perdus. «Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout
s’expliquerait.» Sauf que pour l’instant, cette bévue lui vaut d’être licenciée. Florence, son amie et ex-collègue, la soutient comme elle peut dans son épreuve.
C’est au moment où elle tente de rebondir en tant que pigiste, que sa tante Victoire vient lui confier un secret sur ses recherches et lui confier une mission un peu délicate.
Bastien aussi va être confronté à une mission délicate. Un accident du travail à Vénissieux a causé la mort d’un homme, retrouvé broyé par la compacteuse de la société Plastirec. Il se voit confier l’enquête sur ce tragique fait divers. Fort heureusement, il peut compter sur ses collègues pour l’aider, à commencer par Guilaine, qui va donner de sa personne pour lui remonter le moral. Henri, son ami libraire, quant à lui, reste un compagnon de beuverie irremplaçable, même s’il boit moins que Bastien ou en quantités plus étalées dans le temps. Mais la dépression le guette et le médecin va finir par lui prescrire un arrêt-maladie.
Sophie Divry, qui alterne les chapitres consacrés à Bastien (à la première personne) et à Maïa (à la troisième personne), va finir – on l’aura compris – par réunir ses deux personnages principaux. Sous des airs de thriller avec tentative de meurtre, cambriolage, pressions multiples et une touche de fantastique, – «Cette compacteuse, elle n’est pas normale, elle va vous rendre fou» – la romancière va remplir la promesse énoncée par le titre. Mais avant cela, que de rendez-vous manqués, d’atermoiements, de non-dits. Comme si l’évidence de l’amour le rendait aveugle.
En situant son roman dans le monde du travail et dans celui de la recherche scientifique, elle n’oublie de faire de donner à ce vrai-faux thriller une dimension de satire sociale, renouant ainsi avec Cinq mains coupées et sa vision du mouvement des gilets jaunes. On se régale des épisodes successifs de ce roman qui emprunte aux codes de la série. Jusqu’à l’épilogue tant attendu.

Fantastique histoire d’amour
Sophie Divry
Éditions du Seuil
Roman
512 p., 24 €
EAN 9782021538090
Paru le 05/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et environs, notamment à Villeurbanne, Vénissieux, Parilly. On y voyage aussi à Genève, Clermont-Ferrand, à Seyssel-Corbonod, à Arent dans l’Ain, à Draguignan ainsi qu’à Fribourg-en-Brisgau et Glottertal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au CERN, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.
Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Les midis de culture)
La Vie (Marie Chaudey)
Culture vs News

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Bastien
J’ai de la chance, ce matin elle est là. Le teint mat, un air sérieux, des cheveux bruns. Elle est protégée des pieds à la tête contre le froid, elle porte un bonnet. Pour ne pas la déranger, je me suis caché derrière un arbre. À vrai dire, ce n’est pas elle qui m’intéresse mais ce qu’elle fait. Oh, ce n’est presque rien,
un geste, un détail, mais il fait passer un brin de lumière dans la grisaille de ma vie. Alors chaque fois que je me rends tôt le matin au parc de la Tête d’Or, je viens voir près du cèdre du Liban si elle est là.
C’est comme une cérémonie, toujours la même.
De sa poche elle sort ce qui doit être des graines, qu’elle place sur sa main droite. Elle lève la main à hauteur de son épaule, elle ouvre la paume bien à plat. Puis elle se fige, le menton haut, sans bouger. Elle attend une ou deux minutes mais guère plus. Soudain une mésange jaillit du cèdre et vient se poser sur le bout de ses doigts. De son bec elle attrape une graine et repart. J’ai le cœur à l’arrêt, toutes pensées suspendues. Un autre oiseau s’approche. Il se sert et repart.
Cela dure à peine une seconde mais cette seconde me bouleverse. Peut-être que cette fille a un secret pour attirer ainsi les oiseaux. Au parc, les mésanges ne s’approchent jamais de moi ; elles sont sauvages et c’est bien normal. Avec cette fille, c’est différent. Je ne sais par quel mystère elles lui font confiance. Elle a dû mettre des années pour gagner cette seconde de contact. Quel contact il me reste, à moi, alors que plus personne ne me prend par la main dans un parc ?
Si je n’avais pas arrêté de fumer, Isabelle serait peut-être toujours avec moi. Mon sevrage tabagique rendit plus exécrable encore mon caractère. Mais je compris trop tard une chose trop simple : une femme qu’on ne rend pas heureux vous quitte.
L’aspiration au bonheur individuel est supérieure à la force de l’amour – peut-être pas à l’amour filial, mais à l’amour conjugal, c’est sûr. Pourquoi est-on amené à choisir entre le bonheur et l’amour ? Quand cela a-t-il commencé pour nous ? Depuis deux ans, je suis seul et je n’ai pas de réponse à ces questions. Les placards de mon appartement sont restés à moitié vides ; ils ressemblent à ces nids secs qu’on trouve sur les branches basses des arbres. Je me suis fait plaquer. Je mange des plats surgelés.
Mais je n’ai pas repris la cigarette, je suis un homme fier. Maintenant je bois.
On a tous besoin de drogues. Les gens paraissent normaux comme ça, mais ils ne le sont pas. L’un dort avec des couteaux sous son oreiller, l’autre est persuadée que dans trois ans les élections seront interdites en France, le troisième a des sueurs froides si un placard reste entrouvert. Dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les gens ont des failles terribles, des béances qui les rongent et qu’ils essaient de contenir. Ils y arrivent à peu près tant qu’ils sont jeunes mais, au fil des années, la résistance s’affaiblit et ils craquent.
Sans parler des traumatismes abominables qu’on découvre quand on les fait parler de leur enfance.

Voilà comment nous vivons tous. Quelque chose cogne à la porte durant des années, mais nous ignorons ce qui cogne.
Cette angoisse que je porte en moi, je la vois partout en ville. Sur ces bâches publicitaires où une jeune fille béate lape un yaourt vanille, dans ces dojos où s’étirent les femmes en âge de cancer, dans ces salles de sport où se réfugient les cadres.
Jusque dans cette manière de saisir notre téléphone pour pallier l’absence la plus brève… N’est-ce pas la preuve de l’angoisse dans laquelle nous vivons tous ? Je ne suis pas plus malin qu’un autre. Personne en avançant en âge ne peut en être exempt – et comment, sans drogues, pourrais-je m’en prémunir ?
Ce jour-là je m’étais réveillé peu après 4 heures du matin. Depuis qu’Isabelle était partie, je dormais mal. J’avais pris le premier métro et fait l’ouverture du parc de la Tête d’Or.
De la brume s’échappait de la surface du petit lac ; l’eau était restée plus chaude que l’air. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Ils attendaient dans leur immobilité le soleil prévu dans la journée ; ils attendaient la neige qui viendrait peut-être cet hiver. La vue de la neige est une des rares choses qui me rendent heureux. Mais nous n’étions que début décembre et j’avais peu d’espoir.
Quand j’avais 20 ans, je croyais que toute souffrance était guérissable. Depuis que je me suis fait plaquer, j’ai toujours des anxiolytiques sur moi et des bières dans mon frigo. Cela dit, les levers de soleil au parc restent le meilleur rempart contre ce qu’on appelle pudiquement les « pensées noires ».
Autour des berges du lac, des petits plis apparaissaient sur l’eau, telles des rides qu’on pourrait enlever d’un simple revers de la main. Un joggeur avec des oreillettes Bluetooth courait sur l’allée goudronnée. Un retraité promenait un chien jaune.
De la buée s’échappait de ma bouche.

C’est toujours le matin que mes pensées noires sont les plus accablantes. Le matin, rien ne vaut la peine, je suis l’homme le plus nul du monde, la vie m’apparaît comme un long dimanche pluvieux. Mais nous n’étions pas dimanche. Nous étions jeudi, une journée de travail m’attendait. J’étais content de la commencer avec la fille aux mésanges. Je la regardais sans bouger – je ne suis pas du style à aborder les femmes dans un espace public.
Les mésanges voletèrent encore quelques minutes autour d’elle.
Puis, comme chaque fois, elle se frotta les mains l’une contre l’autre, replaça son bonnet et partit pour son jogging.
J’avançai et me plaçai à mon tour sous le cèdre. Mais les oiseaux avaient disparu. Ils m’ignoraient comme Isabelle m’ignorait à présent. Les idées noires revinrent s’agripper à moi. Il était presque 8 heures. Les promeneurs de chien se faisaient plus nombreux. Deux cyclistes s’embrassaient devant la sculpture de faune avant de partir chacun de son côté. Un père remettait des gants sur les mains de son enfant. Il reste de l’amour dans nos villes, mais il n’est pas pour moi.
Je repris le chemin du métro. Je bus un café dans un bistrot, mangeai un croissant, feuilletai les journaux. La ville bruissait de moteurs ; les voitures et les vélos se disputaient la place sur le bitume. Les parents amenaient leurs enfants à l’école,
les mères tirant sur leurs bras en disant Dépêche-toi. Et les enfants passeraient de la tyrannie de leurs parents à celle de la classe. Qu’on laisse les enfants tranquilles. Ma misanthropie me reprenait tel un liquide corrosif. Je suis content de ne pas avoir d’enfants. J’aurais été un père mauvais.

Je m’appelle Bastien Fontaine, j’ai 41 ans et je suis inspecteur du travail. Mon métier consiste à faire respecter le Code du travail dans les entreprises. Nos bureaux sont situés à Villeurbanne dans un immeuble dont la moquette ne s’est jamais remise du passage à l’euro. J’ai trois collègues, Guilaine, Éric et Ludivine, à qui je n’avais guère l’habitude de parler avant de me faire plaquer, mais depuis je fais des efforts pour ne pas rompre tout lien avec le grand brocoli de l’espèce humaine.
Cette journée aurait dû être une journée ordinaire. Une journée de décembre plutôt ensoleillée, et même agréable, avec une promenade au parc le matin, la routine des contrôles, deux à trois bières le soir. Il en fut autrement.
Il était 17 heures. J’étais en train de faire le point avec Guilaine quand le commissariat central m’appela. Un accident du travail mortel venait d’avoir lieu dans une entreprise de Vénissieux – sur mon secteur. Un ouvrier s’était fait broyer dans une compacteuse hydraulique. Je quittai mes collègues dans la minute ; rien qu’à leur réaction lorsque je leur répétai ce que m’avait dit la police je sus que j’allais passer une soirée abominable.
Inspecteur du travail, c’est un métier solitaire, quelque chose entre shérif et assistante sociale – au vu de la flotte de véhicules qu’on met à notre disposition, je pencherais plutôt pour la seconde proposition.
La Renault démarra sans problème ce soir-là. Au premier embouteillage, je jetai un œil rapide sur le dossier de l’entreprise. La boîte s’appelait Plastirec et faisait du recyclage industriel. À partir de bouteilles plastiques vides qu’elle compactait, Plastirec créait des balles de deux mètres cubes qu’elle revendait à d’autres industriels. Je ne l’avais jamais contrôlée malgré la dangerosité de ces compacteuses. Comme toujours dans ces cas-là, quand survient l’accident, je me sentais coupable.
Pourtant je ne peux pas aller partout. Dans le département du Rhône, il y a un inspecteur pour dix mille salariés. J’ai beau en faire le plus possible, mes contrôles restent aléatoires.
Le contrôle, c’est la base de mon travail. On débarque dans une entreprise à l’improviste. On examine les postes, les ateliers, on relève les noms des salariés présents. On vérifie que les équipements sont réglementaires, que les salariés ont bien été embauchés dans les règles et ont été formés. Les inspecteurs du travail (ou plutôt les inspectrices, car les femmes sont devenues majoritaires dans le métier) passent au hasard – ou si on nous a signalé des abus majeurs.
Sans prévenir, de jour comme de nuit, sans autorisation, j’entre partout, je vois tout. Peu importe que je sois en costard cravate ou en jean-baskets. J’entre. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à être bien accueilli. J’ai appris avec le temps à adopter le bon comportement. Rester calme et éviter le contact visuel. Ne pas mettre d’affect. Et, surtout, les laisser dire.
J’ai déjà été traité de collabo et de salopard… Les filles sont traitées de salopes et de mal-baisées. On entend aussi beaucoup d’histoires de couilles: Vous nous cassez les couilles, Je m’en bats les couilles, Vous n’avez pas de couilles… Les patrons déversent sur nous une colère longtemps accumulée. Contre l’instituteur qui les a humiliés, contre le flic qui leur a mis une amende sur la route, contre le facteur qui n’a pas déposé leur colis, contre le maire et que sais-je encore. En tant que fonctionnaire, je prends pour l’ensemble. Mais je reste impassible.
Quand je contrôle, l’État c’est moi. C’est gratifiant.
Je crois être un bon inspecteur. Dans le genre froideur légaliste plus que vengeur marxiste. Je n’ai pas de pitié, ni de connivence, ni d’acharnement spécifique. Mais si je veux contrôler dix fois l’hypermarché où un manager martyrise ses caissières, c’est mon droit. Je fais partie des fonctionnaires les plus libres de France. Je suis pratiquement immutable. Personne ne peut faire obstacle à mon travail, personne n’a le droit de m’interdire quoi que ce soit, même pas mon supérieur. En l’occurrence ma supérieure à l’époque, c’était Guilaine. On s’entendait bien, et, malgré les grilles d’évaluation infantilisantes mises en place par le ministère, la confiance régnait entre nous. On avait passé un deal, on s’entraidait et, surtout, on se fichait la paix.
Après un contrôle il faut rédiger des courriers qui seront adressés en recommandé aux employeurs. C’est moi qui les signe. Pas Guilaine, pas le ministre du Travail, moi. Souvent ce sont des « lettres d’observations » qui listent les problèmes constatés, parfois un arrêté de travaux quand les zingueurs se baladent sur le toit sans garde-fous. Dans les cas les plus graves, comme les accidents ou les harcèlements, il faut rédiger des procès-verbaux. Il s’agit alors de décrire en termes juridiques les planches pourries, les remarques racistes ou la suite de négligences qui a conduit à l’accident. L’essentiel de mon métier tient dans ces écrits. Je constate. Que les douches sont inaccessibles. Que les salles de pause sont inexistantes. Que le délégué syndical a été privé de l’autorisation de distribuer ses tracts. Sans notre regard et sans ces lois, la majorité des employeurs exploiteraient leurs salariés jusqu’à épuisement ainsi qu’on le faisait au XIXe siècle. Certes, les enfants ne travaillent plus dix heures par jour dans des filatures. N’empêche qu’aucune de mes visites, aucune, ne finit sur un « Bravo, rien à dire ». Il y a toujours quelque chose à signaler, et parfois en montant le ton.
Quand ça dégénère, nous pouvons menacer l’employeur de poursuites pénales. Il m’arrive de le faire. Mais le plus souvent, c’est du bluff. Car la plupart des PV sont classés par les tribunaux. Les procureurs se fichent de la délinquance patronale, ils sont obsédés par d’autres formes de violences. J’ai beau avoir un arsenal juridique à ma disposition, je reste un bas fonctionnaire. Quand, par miracle, mon PV permet d’intenter un procès contre un patron, sa condamnation sera symbolique.
Mais je ne me décourage pas. J’applique le Code du travail.
Je suis payé pour ça.
L’ironie est que mes parents étaient de vrais chiens de garde de la bourgeoisie. Quand ils m’ont inscrit en droit à Lyon 3, ils espéraient que je devienne avocat d’affaires. À cette époque, j’avais 18 ans. Je cherchais une issue. Les amphithéâtres de la fac étaient peuplés de crétins en chaussures bateau, pull sur les épaules, des blondinets qui avaient planifié leur carrière, leur nombre d’enfants et leur voyage aux States. Je ne me fis aucun ami. Mais contre toute attente, dans le noir désordonné de ma tête, où la notion de bonheur n’a jamais été crédible, où l’idée
de loisir m’inspire du mépris mais où la vérité garde son importance, entrer dans la logique juridique m’apporta un immense plaisir. Il n’était plus question de rhétorique ou de violence pour imposer son pouvoir. Je découvrais la force de la loi.
Le cours sur le droit du travail n’était pourtant pas très prisé ; il se tenait dans un sous-sol. Le professeur était captivant. Il nous révéla une mémoire insoupçonnée, ces couches de lois votées pour protéger les faibles, notre Constitution, nos règles de sécurité. Ces lois sont un filet invisible tendu sous nos existences, car nous passons le plus gros de notre temps à travailler.
J’ai voulu prendre ma place dans cette histoire, une place à l’opposé de celle de mes parents. Aujourd’hui mon métier consiste à rendre visible ce filet de protection, à défendre ces travailleurs.
Je suis un bas fonctionnaire mais j’incarne. Chaque jour je le rappelle aux patrons: Non, votre salarié n’a pas à vous demander une pause, ce n’est pas comme ça que ça se passe.
La loi oblige. Ça n’a rien à voir avec être sympa ou avec l’épaisseur de votre carnet de commandes : un patron doit accorder des pauses à ses ouvriers et leurs durées sont strictement précisées par le Code du travail.
Car nos tonnes d’angoisse n’ont pas toujours été sublimées par de l’alcool, du yoga ou des anxiolytiques. Des députés plus nombreux dans des temps plus anciens ont réussi à imposer des règles protectrices. Et tant que ces lois ne seront pas abolies, l’État doit les faire respecter. J’étais jeune quand je pénétrai à l’intérieur de cette forêt de textes, d’amphithéâtres, à travers ces articles buissonnants et les épines des premiers chagrins – car j’ai toujours été attiré par les femmes qui me font souffrir – mais j’avais trouvé ma voie, et malgré le scandale qu’il provoqua dans ma famille, je ne m’en suis pas détourné. Certes, je sais qu’il y a une part de leurre. Que l’exploitation capitaliste a besoin d’un paravent juridique pour que perdure l’inégalité entre la classe laborieuse et la classe possédante. Je sais que nos PV seront classés. Beaucoup de mes collègues se découragent et quittent le métier. Les mecs deviennent charpentier en écoconstruction ou avocat aux prud’hommes, les femmes maraîchère bio ou institutrice ; quand elles reviennent prendre un café dans les bureaux, elles disent Je ne sais pas comment vous faites pour tenir.
Moi je tiens.
Même si mes mains se crispaient sur le volant en allant à Vénissieux. Un homme était mort dans une compacteuse. J’avais l’impression que les phares des voitures étaient comme des bougies funèbres traçant des lignes dans l’obscurité. Mort broyé. J’aurais dû inspecter cette entreprise. C’est la base de ma mission, de porter attention aux métiers dangereux. Sauf que c’est le tonneau des Danaïdes. Il y a trop de demandes, trop d’infractions. Je klaxonnai hargneusement une voiture qui n’avançait pas assez vite. Pour un peu, j’aurais voulu me battre.
Isabelle me reprochait de détester tout le monde. Mais tout le monde se déteste. Ce n’est pas ma faute. Dans les entreprises,
on ne voit que ça, de la haine entre salariés et patrons, entre collègues et entre services. À croire que c’est une production naturelle. Je la vois partout. La haine se secrète à la machine à café comme une huile jaune. Il y en a tant qu’on pourrait en faire une énergie de combustion. Les jeunes insultent les vieux.
Les voisins de bureau se haïssent. On se hait à l’université, on s’humilie à l’armée. Les profs veulent tous la mort du suractif pénible et toute coiffeuse a désiré très fort enfoncer ses ciseaux dans votre gorge.
Isabelle ne comprenait pas qu’avec une telle misanthropie je sois catholique. Que je croie en la résurrection du Christ et tout le tralala. Mais si je n’allais pas à la messe le dimanche, la haine me submergerait. Il faut bien que je m’arme, que je mette quelque chose en face de cette violence. Il n’y a qu’à la messe que je peux entendre mon curé dire Ne répondez pas à la haine par la haine, sinon jusqu’où la haine ira-t-elle ? Seul, je n’ai pas les moyens moraux de contrer ces flots jaunes. Isabelle
me disait d’un air condescendant Tu as encore besoin de ça.
Elle voyait mon besoin de religion comme un handicap – alors que moi je le considère comme une dimension supplémentaire de mon âme. Une des rares choses que j’aime en moi. Quelque chose de bon. J’ai besoin de Dieu, un besoin noble, qui m’aide à me prémunir de la haine. Isabelle ne pouvait pas se passer de son tapis de yoga. Je ne vois pas en quoi c’est supérieur.
Jésus-Christ nous met au défi d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent: c’est tout de même un objectif plus élevé que de savoir faire le poirier.
Pour le reste, il n’y a que les athées qui s’imaginent que les chrétiens croient à tout en bloc. Que nous sommes vraiment consolés. Je ne suis consolé de rien. Je ne me confesse pas, mon catéchisme est approximatif et l’Immaculée Conception
une vaste blague. Mais je vais à l’église le dimanche, et en entrant dans l’édifice séculaire je m’inscris dans une histoire d’angoisse plus belle que la vôtre. Quelque chose alors est possible, malgré les ouvriers tués au travail, malgré les guerres et les chagrins d’amour. Peut-être qu’un jour je comprendrai ce que signifie être aimé de Dieu mais pour l’instant je ne suis aimé de personne. Pour l’instant, du matin au soir, je souffre et je demeure – comme Isabelle me l’a assez répété – un lâche, un misanthrope et un égoïste. Mais dans ce monde privé de beauté, dans ce monde privé d’espérance, le Christ est ressuscité et je vous emmerde.

Extraits
« Dans les institutions de type CERN, CNES ou CNRS, deux sortes de personnels se côtoient: les scientifiques et les ingénieurs. Deux professions qui doivent travailler ensemble alors que tout les oppose. D’un côté il y a les scientifiques. Ils ont beau avoir des titres universitaires, ils sont comparables à des poètes ou des enfants. On attend d’eux des intuitions géniales, mais leur comportement est incohérent. Les scientifiques arrivent en retard, portent des pulls troués et des lunettes fêlées. Ils téléphonent avec des Nokia et ne savent pas étendre le linge. De l’autre côté il y a les ingénieurs, en grande majorité des hommes. Ils fabriquent et règlent les machines, dessinent des plans, huilent des mécanismes. Ils savent résoudre avec un calme olympien des problèmes concrets comme l’introduction d’une fouine dans les tunnels du LHC. Les ingénieurs ont des voitures propres. Ils savent nouer leurs lacets. Ils sont rasés. Ils ont acheté le dernier iPhone et arrivent à l’heure. Le scientifique a besoin de l’ingénieur pour donner corps à ses idées ; l’ingénieur a besoin du scientifique pour savoir quelle machine construire. » p. 52

« Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout s’expliquerait. » p. 88

À propos de l’autrice
DIVRY_Sophie_©Benedicte_RoscotSophie Divry © Photo Bénédicte Roscot

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines. (Source: Éditions du Seuil)

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Rond-Point

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En deux mots
Patrick ne se remet pas de la perte de son épouse Mathilde. Un soir, un collègue l’entraîne quelques minutes sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Il y croise notamment Michel et Madeleine, deux manifestants qui vont changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Patrick et les gilets jaunes

Dans un premier roman habilement construit Olivier Scheibling retrace le destin de Patrick, veuf et déprimé, qui se retrouve par hasard sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Un roman noir sur fond de misère sociale.

Patrick n’a plus vraiment goût à la vie. Il a perdu Mathilde, la femme qu’il aimait, ne veut plus voir personne. Il a trouvé refuge dans un petit pavillon loin de tout et travaille désormais au sein d’une société chargée de recouvrer des créances. Sa vie est rythmée par un peu de boulot et beaucoup de dodo.
Cela va changer quand son collègue propose de le ramener chez lui et qu’au détour d’un rond-point occupé par des gilets jaunes, il décide de s’y arrêter. Une épreuve de plus pour Patrick, même si le calvaire annoncé va se transformer en une rencontre plutôt agréable. Une aide-soignante vient vers lui, engage la conversation et ces quelques minutes d’entretien vont marquer son inconscient. Car Madeleine va venir peupler l’un de ses rêves, lui qui ne rêve plus souvent.
Alors, il renâcle moins à prendre la direction du rond-point, même s’il se sent totalement étranger à ces militants, notamment les plus radicaux. C’est alors que ce produit un drame. Lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre, un parpaing est lancé vers un pompier qui est gravement blessé. Madeleine et Michel, l’un des leaders, sont arrêtés sous les yeux effarés de Patrick qui n’a pour seul réaction de dire qu’il connaît un avocat. Du coup, il se sent un peu obligé de contacter son ami d’enfance, perdu de vue depuis longtemps.
Olivier Scheibling a eu la bonne idée de construire son roman en laissant s’exprimer les personnages qui apparaissent au fil de l’histoire, offrant ainsi au lecteur différentes perspectives d’une même situation.
Après Madeleine et Patrick, c’est à Michel de prendre la parole, puis à Gérard, lui aussi témoin de la scène. Un cercle qui va s’élargir encore car l’incident est relayé sur BFM TV et Florence voit ainsi sa cousine se faire arrêter et se dit qu’elle pourrait peut-être essayer de la joindre. Il en va de même pour Damien, le fils de Madeleine, lui-même pompier, et qui hallucine en voyant les images de l’arrestation manu militari de sa mère.
Serge, l’ami de Patrick, raconte à son tour leur relation, suivi par Mathilde qui livre post-mortem ses encouragements à son ex-mari.
Entre tensions sociales et romance, le roman va alors prendre un tour très noir, jusqu’à un épilogue que je me garderais bien de dévoiler.
En se faisant chroniqueur de la misère sociale, Olivier Scheibling réussit une remarquable entrée en littérature. D’une écriture fluide, il raconte la France qui se lève tôt et qui n’en peut plus. Une France que l’on ne prend pas la peine d’écouter, une France à bout de nerfs, une France qui va céder à la violence. Un premier roman fort, qui se lit d’une traite, le souffle coupé.

Rond-Point
Olivier Scheibling
Éditions Rue Fromentin
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782919547746
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour de Lyon.

Quand?
L’action se déroule au moment du soulèvement des gilets jaunes, fin 2018 et 2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une petite ville au large de Lyon, quatre âmes à la dérive échouent sur un rond-point, haut lieu de la contestation locale. Patrick, cadre déclassé, éprouve des sentiments pour Madeleine, aide-soignante fragilisée par l’existence. Michel, syndicaliste nostalgique des luttes passées et Gérard, activiste adepte de l’action directe, se disputent le leadership du mouvement dont ils perçoivent le caractère historique.
Sous les caméras de BFM TV, la contestation bascule soudain dans la violence…
Patrick, Madeleine, Michel et Gérard trouveront-ils ce qu’ils sont venus chercher sur ce rond-point qui les aimante? Dans ce chaos, seront-ils prêts à payer le prix de leur participation à des événements qui les font renaître à la vie?
Roman choral à l’intrigue prenante, Rond-Point met en scène des individus ordinaires en prise avec un monde déraisonnable. Fin observateur, Olivier Scheibling dresse, à travers le regard de chacun des personnages, un portrait subtil d’une société fracturée entre malentendus et violence.

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Olivier Scheibling présente son roman Rond-Point © Production éditions Rue Fromentin

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Patrick
Toutes ces années, je me suis couché tôt, très tôt. Parfois même avant la tombée de la nuit, dans l’obscurité artificielle de mes volets de fer. Pas par choix. Pas vraiment par hygiène de vie. Non, c’est plus bête que ça. Par ennui, tout simplement. Quand je rentre du boulot, ma seule perspective, c’est mon repas du soir. Et je ne parle pas de faire la cuisine, juste de me réchauffer un truc : en début de mois acheté chez Picard pendant la pause déjeuner, ou, passé le 15, au Carrefour, de l’autre côté de l’autoroute. Après le repas, rien d’autre à faire que de regarder la nuit tomber. La télé ? Entre séries débiles et émissions ineptes, rien qui ne me tente vraiment. Et quand ça vole un peu plus haut, je me dis que ce n’est plus pour moi. Je pourrais m’accrocher un peu, mais je n’ai pas l’énergie. À la radio, entre émissions pour ados prépubères et rap au robinet, il n’y a que du foot. Et il se trouve que je n’aime pas le foot. Parfois j’écoute une boucle de France Info, mais rapidement j’ai la tête qui vrille. Alors je vais me coucher. Je suis chanceux, je m’endors en sept minutes. J’ai entendu, je ne sais plus où, que c’était la moyenne pour les hommes. Les femmes, il leur faut plus de temps. À chaque fois que je pose ma tête sur mon oreiller, avant d’éteindre la lampe, je me dis que j’ai de la chance d’être un homme. Et sept minutes après, je ne m’ennuie plus.
« À ce niveau-là, mon pote, c’est plus de l’ennui, c’est de la déprime. » C’est Stéphane, un collègue, qui m’a dit ça l’autre jour. « Non, je lui ai répondu, la déprime, c’est pas d’aller se coucher, c’est de ne pas vouloir se lever. » Et ça, il n’y a pas de risque. J’aime bien les matins. Le rituel du petit déjeuner : les trois cuillères à café dans le filtre, pester, parce que quoi qu’on fasse, on en fait toujours tomber un peu sur le plan de travail, le beurre trop dur qu’on écrase sur le pain de la veille, la première tranche qu’on met dans le grille-pain, l’odeur qu’elle dégage, en avant-goût. Et puis cette bulle de temps, familière, ce dernier moment avant le monde, avant dehors. Je vois le champ, et les collines en arrière-plan. Il y a quelques années, une femme m’a dit que c’était une belle vue. Moi, je trouve surtout que c’est toujours la même vue. Je mets la radio, mais je ne suis pas sûr que je l’écoute.
Bourdin dans le poste, qui fait semblant d’être mon pote. Remarque, parfois il me fait marrer. C’était mieux avant, la radio, quand on ne la voyait pas à la télé. On pouvait s’imaginer la tête des voix. Bourdin, je l’imaginais très brun, avec une moustache de routier et des rouflaquettes, le genre un peu caïd à qui on ne la fait pas. Puis un jour je l’ai vu. Ma radio ne marchait plus, j’ai voulu écouter sur Internet. Je n’aurais pas dû. En vrai, il n’a pas la tête de sa voix.
Ces derniers jours, pourtant, quelque chose a changé, je ne me couche plus aussi tôt. À cause de Stéphane. Ma voiture a rendu l’âme, ça devait arriver. Je pars avec le car, le matin, mais Stéphane m’a proposé de me ramener le soir. Pour être franc, ça ne m’enchantait pas trop de faire la route avec lui : on n’est pas si proches lui et moi, et le silence à deux, c’est vite gênant. D’un autre côté, ça m’évitait de me les geler à attendre le car pendant vingt minutes.
C’est le deuxième soir que ça a commencé. On sortait de l’autoroute, et sur le premier rond-point après le péage, il y avait des palettes qui brûlaient, avec une dizaine de types autour, quelques femmes aussi. Ils arrêtaient les voitures. Bourdin en avait parlé, mais je n’aurais jamais imaginé les voir là, à même pas cinq kilomètres de chez moi.
« Et merde ! » j’ai dit. Stéphane souriait, lui. Il a sorti la main, klaxonné trois grands coups et les types se sont écartés en applaudissant. Mais après s’être engagé sur la route de la forêt, il a soudain eu le regard du mec qui a oublié un truc important, soucieux et stupéfait. D’un coup, il a pilé et il a fait demi-tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ? j’ai crié.
— T’inquiète, mon pote. Et puis, c’est pas comme si quelqu’un t’attendait, non ? »
Le plus dur, ça avait été de descendre de la voiture. Sitôt après s’être garé, Stéphane, lui, était sorti, et d’emblée s’était dirigé vers l’attroupement. Les gars l’accueillaient avec chaleur. L’atmosphère était encore détendue en ces premiers jours, et les nouveaux venus considérés sans méfiance. Moi, je restais figé sur le siège passager, fixant les flammes sortant du tas de planches, espérant qu’elles me protégeraient. La petite foule allait et venait autour du rond-point, le jaune fluo des gilets la faisant ressembler à un essaim de lucioles prêtes à s’immoler, avec constance et insouciance, dans le brasier central. Stéphane revint en courant à moitié. Sans me regarder, il prit son gilet dans la boîte à gants, l’enfila et, sans refermer la portière, me cria de venir. Le froid et le ridicule de la situation me décidèrent à bouger. Je m’approchais du feu, cherchant à éviter les regards. Je grommelais un bonsoir, qui à ma grande surprise et mon grand soulagement ne rencontra aucun écho. Il semblait bien que, finalement, personne n’avait le projet de m’adresser la parole. Je me sentis sourire, presque rassuré. Mis à part le petit groupe qui discutait toujours avec Stéphane, les autres étaient silencieux. Je me postais sur le bord du rond-point, là où l’ombre commençait. Petit à petit, je sentais que la boule qui s’était formée d’un coup, sous mon sternum, quand j’avais réalisé que Stéphane avait bien l’intention de s’arrêter sur ce rond-point, commençait à se dégonfler. La brume d’angoisse qui m’engourdissait, elle aussi se dissipait, se déchirait plutôt. J’avais soudain envie de plonger les doigts dans mon crâne, d’enlever la gangue de graisse autour de mes neurones, de m’élargir les orbites. Disponible. C’était curieux comme je me sentais disponible, intéressé, bien planqué que j’étais dans mon obscurité anonyme. La lumière pulsée des flammes faisait apparaître et disparaître les visages, barbes mal taillées, mines frigorifiées, cernes, cheveux rares, couleurs en retard, regards dignes, bravaches ou vides, joues creusées, cous empâtés, jeunesse s’accrochant encore, dents manquantes, rides évidentes. Une belle brochette de gueules, solitaires et résignées, de bouches silencieuses, de figures invisibles ailleurs que dans leur miroir. La plupart avaient l’air aussi gauches que moi. Je m’étonnais de les scruter, d’éprouver tant de curiosité pour mes semblables. Le rond-point flottait dans l’obscurité comme une île, le feu sauvage en son centre, sillonné de sentinelles, et, lui faisant face, la barrière de péage, éclairée comme un checkpoint, de l’autre côté d’un no man’s land de bretelles et de voies d’accès. Plus loin, la forêt, impassible et sombre, indifférente aux drames à venir.
« Bonsoir, c’est la première fois que vous venez ? » Je crois bien que j’ai rentré ma tête dans les épaules, comme quelqu’un qui se prépare à prendre un coup. Croyant que je n’avais pas entendu, elle répéta : « Je ne vous ai jamais vu, c’est la première fois que vous venez ? » J’ai répondu que oui, c’était la première fois, mais que je n’étais pas vraiment venu, enfin si, j’étais là, bien sûr, mais par hasard, à cause d’un collègue qui me rendait service parce que ma voiture était en panne, et que par ce froid, je n’avais pas envie d’attendre le car, c’est lui, je veux dire mon collègue, qui avait voulu s’arrêter, mais que je ne savais pas trop pourquoi ils étaient là, et moi encore moins, même si bien sûr, j’en ai entendu parler, chez Bourdin, mais je ne suis pas trop l’actualité, la politique, tout ça, c’est pas trop mon truc, ah, au fait, bonsoir.
La boule s’était reformée, instantanément. Mon crâne s’épaississait, accentuant la pression sur mon front, rétrécissant mon champ de vision. Disparaître ! Éteindre ! S’endormir.
« Moi, je suis là depuis le début. » J’étais soulagé : elle n’avait ni prêté attention à mes propos confus, ni même noté l’embarras. Elle enchaînait, déroulait, s’animait ; je captais qu’il était question de taxe, de diesel, qu’il ne fallait pas exagérer, que cette fois, ça suffisait, qu’on n’allait pas se laisser faire. Une pause. Et puis elle repartait, sur les radars, sur son permis qui ne tenait plus qu’à son troisième stage de récupération de points, 189 euros, vous vous rendez compte, y en a à qui ça profite, vous ne trouvez pas ? Sur sa mère qui n’aurait pas de quoi se payer une maison de retraite, sur ses voisins du premier qui, eux, vivaient des allocations familiales, bon, c’est pas la peine d’en dire plus, vous voyez ce que je veux dire. Non, je ne voyais pas très bien, mais elle continuait. Pour une fois, les gens se bougent, elle avait vu une pétition, des milliers de signatures, il paraît ; depuis le temps qu’on se fait avoir, il faut que ça change, il faut que ça pète.
« Excusez-moi, il faut que j’y aille. » Stéphane me faisait des grands signes depuis la voiture déjà redémarrée. Soulagé, encore presque essoufflé, je voyais se profiler la perspective rassurante de la routine. »

À propos de l’auteur
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Olivier Scheibling © Photo DR

Olivier Scheibling a 60 ans. Il vit à Paris et travaille dans les tours de la Défense. Écrit dans la foulée d’ateliers d’écriture de Gallimard, Rond-Point est son premier roman. En 2015 il a publié un livre de réflexion issue de son expérience sur la parentalité d’un enfant dys-férent. (Source: Éditions Rue Fromentin)

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Les Orphelines du Mont-Luciole

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En deux mots
Revenant dans les monts du Lyonnais de son enfance, la narratrice constate que les paysages de son enfance sont désormais menacés par les promoteurs immobiliers. Alors, il est plus que temps de replonger dans ses souvenirs et d’essayer de sauver la mémoire des pensionnaires de l’orphelinat, toutes emportées par la grippe espagnole.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort des orphelines

Dans un premier roman qui s’apparente à une quête identitaire, Isabelle Rodriguez revient dans les monts du Lyonnais de son enfance et essaie de sauver la mémoire des orphelines qu’elle croisait alors et qui furent toutes emportées en quelques jours.

Pour raconter son histoire, et celle de sa famille, la narratrice nous parle d’abord d’architecture. De ces bâtiments qui entourent la maison familiale plantée sur les monts du Lyonnais, à commencer par la grande bâtisse au sommet de la colline, l’orphelinat du mont Luciole. En fait, c’est bien plus qu’un bâtiment voué à la démolition. C’est le lieu de toutes les histoires, de tous les fantasmes aussi. Un endroit où étaient rassemblées toutes les orphelines de la région. Jusqu’à ce que la grippe espagnole, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ne les tuent toutes, foudroyées en quelques jours avec les religieuses qui les gardaient. Après les avoir toutes enterrées, on a muré les portes d’accès, fermé ce grand bâtiment vide.
Non loin de là se dresse le château des Enjoleras. C’est là qu’une riche famille d’origine espagnole venait passer les étés et qu’elle a remarqué Marie. Sa beauté lui aura permis à la grand-mère de la narratrice de franchir la porte de cette belle demeure, puis d’accompagner ses occupants à la mer. Aujourd’hui racheté par un promoteur du coin, la propriété a été divisée en dizaines de parcelles sur lesquelles des maisons à crépi rose et tuiles romaines ont été construites «parce que les Lyonnais à la campagne aiment rêver de Provence».
C’est face à la disparition de ses souvenirs, mais aussi d’un patrimoine qu’il faut désormais se battre, car il y a encore tant à dire, tant à raconter.
Par exemple son combat pour son identité. Quand ses camarades de classe lui reprochent son patronyme espagnol «dans lequel résonne celui de la grande tueuse», alors elle s’érige en protectrice des orphelines, va rechercher leurs traces. Mais, tout comme celles de ces ouvrières qui œuvraient dans les soieries et contribué à la prospérité de la région, elle ne recueille guère que quelques témoignages. Quand elle découvre le cimetière où ont été ensevelies les orphelines, elle va convaincre une amie de l’accompagner jusqu’à cet autre lieu, lui aussi voué à l’abandon.
Tout le roman est construit sur ces doubles pôles, celui familial avec les ancêtres canuts et historique avec la chronique des orphelines. Les deux trajectoires se rejoignant dans cette envie de préserver leur mémoire respective, de sauver les dernières traces, de ne pas tirer un trait sur ce passé désormais en voie de disparition. Le style vient épouser cette quête, se parant de la poésie propre à l’enfance. Une langue qui s’appuie sur les odeurs et les couleurs, une musique qui laisse toute sa place à la sensualité. Vous l0aurez compris, ce premier roman est riche de belles espérances.

Signalons la Rencontre-performance organisée par la Maison de la poésie le 21 janvier à 19h 30, animée par Samuel Loutaty : infos et réservations

Les Orphelines du Mont-luciole
Isabelle Rodriguez
Éditions Les Avrils
Premier roman
204 p., 20 €
EAN 9782383110026
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et sur les monts du Lyonnais, dans les communes imaginaires de Morneré et Sorcelin (sans doute Saint Sorlin).

Quand?
L’action se déroule il y a une trentaine d’années, puis de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un retour envoûtant sur les lieux de l’enfance et l’imaginaire qui s’y déploie. Une supplique pour que la mémoire des campagnes ne s’efface jamais.
Des champs sauvages, trois fermes, une école à classe unique à l’ombre d’un orphelinat abandonné. Au village, on dit que toutes ses pensionnaires y sont mortes d’un coup, fauchées par la grippe espagnole au lendemain de la Grande Guerre. On ne sait rien de plus. Une enfant refuse l’oubli. Les orphelines sont ses fées. Alors, quand des promoteurs débarquent pour construire un lotissement à l’endroit de leurs tombes, elle promet de revenir, adulte et conquérante. De sauver la colline et ses légendes.

L’intention de l’auteur
Cette forme d’écoute du monde, je la dois à mes grands-parents maternels, des canuts de la campagne, qui me racontaient les ancêtres, le folklore de la région lyonnaise. Les journaux intimes de leurs parents étaient mes lectures. On m’offrait des aventures vécues là où je posais mon regard. C’était merveilleux.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Dans la cour de l’école, l’ombre déployée depuis l’arrière de l’orphelinat nous parvient en flaques mouvantes. La cour, l’étroite route nouvellement goudronnée devant, les champs autour ; notre village se dissout dans ce contre-jour, se noie au sein de cette pénombre stagnante jusqu’au cœur des étés. Tous logés à la même enseigne, paysages et habitants, tous plongés dans l’ombre de la gigantesque bâtisse, à l’exception singulière du château blanc posé un peu plus haut sur la colline et qui est la plus belle chose que j’ai jamais vue.
L’orphelinat est un bâtiment aux portes murées, aux volets clos et condamnés, campé haut sur ses jambes devant nous ; une large enceinte qui empêche de voir au loin, qui nous empêche d’être vus, nous protège des regards, du vent, des tempêtes, à moins que ses murs de terre ne soient pas capables de résister plus longtemps et finissent par s’écrouler en nous entraînant dans leur chute.
On dit que la bâtisse est fragile, qu’il faudrait la détruire, qu’elle s’effondrait déjà sur ses propres fondations pendant qu’on la construisait, que des hommes étaient morts sur le chantier, sous les éboulements de pisé ; trois morts, avant même d’avoir réussi à faire sortir de terre l’immense édifice, chez nous, dans notre campagne esseulée au milieu de nulle part, avant que n’ait surgi, sur les pentes du mont Luciole, cette maison friable dont une toute jeune fille avait eu la vision à un siècle et demi de nous; friable mais colossale, capable de recueillir toutes les orphelines de la région, assez grande pour les accueillir toutes, vision devenue maison, devenue congrégation dont le fief serait Sorcelin.
Une toute jeune fille née dans les environs, au hameau du Leu, s’était obstinée et l’on avait malaxé la terre des monts du Lyonnais pour fabriquer un pensionnat. La jeune mousselinière avait vu en songe notre colline et voilà que, depuis, s’élève devant nous un bâtiment immense, sa peau d’argile étirée comme une peau de
tambour prête à craquer sous les excroissances de la façade, encore un étage, encore un flanc, la carcasse dilatée jusqu’au fragile, et cette faiblesse affleure sans fin derrière la silhouette massive, dans les plaies du crépi et des murs, derrière les aspérités des bois mangés par le temps. On peut le penser posé là, sans racines ; il est fragile, mais tenace, malgré l’abandon, les décennies de délaissement, malgré l’attente, malgré l’oubli. Ni château, ni immeuble, ni maison bourgeoise, maison de bourg, ferme ou exploitation agricole, plus volumineux que tous les corps des bâtis autour et aussi grand qu’un château pourrait l’être, cent fois plus grand et même plus que le château blanc posé plus haut sur le mont, le trapu et gracile orphelinat pour filles de Sorcelin est un ouvrage singulier, orné d’élégances timides, quelques lucarnes rondes, quelques chiens-assis, des tuiles poinçons aux faîtages des toits à quatre pentes, un clocher élancé, des lambrequins dentelés qui habillent les rives. Mais la construction reste austère derrière ces affèteries, s’entête dans une rigueur rude, appliquée, en dépit de sa ruine ; son ombre garde un sérieux consciencieux quand elle vient caresser les branches de nos platanes, reste sérieuse jusque dans ses caresses.
Au-devant de notre si petit village, le pensionnat désaffecté, écran pare-feu ou enceinte tronquée, grand-voile tourmentée mais résistante, disperse les contours de sa large silhouette, joue à définir ou à flouter les périmètres de notre monde, ce mont Luciole sur lequel jamais ne se résorbe tout à fait la nuit de pierre et de pisé projetée par le volume de l’édifice clos.
Seul le château blanc échappe à la loi ténébreuse. Grand accroc de lumière sur le tissu morose de nos forêts, sa façade a toujours le soleil en plein. La pénombre, c’est pour les autres, pour nous qui ne sommes pas châtelains, pour la cour de l’école, ses platanes, pour les ruelles du bourg, les jardins des pavillons. Ce n’est pas une ombre apaisante de Provence, de bords de mer à l’eau brillante, de cigales ou d’herbe brûlée, c’est une ombre paysanne, résignée, et, s’il me faut décrire le village de Sorcelin, je dis : c’est un village – trois fermes, quelques maisons d’artisans ou de bourg, une école à classe unique pour les dix enfants que nous sommes, une route, une église, un café pour les hommes, une poignée de pavillons en briques ou en parpaings –, un village lové dans les collines du Lyonnais, pas du côté des pierres dorées mais de celui des pierres brunes, avec un je-ne-sais-quoi d’intranquille, de renard endormi, lové dans l’ombre d’un orphelinat à la taille démesurée, massif et grêle, placé au premier plan, à l’endroit de la scène où tomberait le rideau lourd qui jamais ne s’ouvre sur aucun autre décor ; un village qui disparaît derrière un établissement construit il y a plus de cent cinquante ans et abandonné depuis, créé par la seule volonté d’une jeune fille des alentours.
Ici se dresse notre bâtisse faiseuse d’obscurité, ses alignements de fenêtres désormais closes, cinq ou même six étages superposés, des toits doubles encore, des dizaines de dortoirs, les portes murées, les couloirs vides, les lierres agrippés aux façades boursouflées sous leur joug. Elle se dresse là, on ne sait pas pourquoi ni comment, si loin de tout ; le gigantesque pensionnat nous propage sa nuit, sentence irrévoquée.
Les adultes osent parler de lui, dire qu’il faut le détruire, que c’est laid – ils disent cela, eux –, que ça ferait du terrain à bâtir – les promoteurs commencent leur prospection autour de Lyon. Dans la plaine, doucement, les routes s’élargissent, se goudronnent, on croise dessus des 4 × 4 qui rejoignent la ville, les grues assemblent de petits immeubles et des supermarchés –, ils parlent de l’abattre ; alors je leur jette des sorts, terribles. Je fais brûler des feuilles de laurier dont je viens déposer les cendres à leurs seuils, je récite d’infinies listes de malédictions, écrase des fleurs de millepertuis en des bouillies que je vais appliquer sur les murs effrités de mon orphelinat pour que tous restent à distance. Que celui qui s’approche à moins de un mètre soit pétrifié comme pierre, liquéfié comme mercure, soufflé comme poussière.
Car je l’aime, moi, cette nuit qui ne s’échappe jamais de nous, nous constitue, prend toute la place dans notre paysage. J’aime le réconfort des longs manteaux légers et froids dont elle nous vêt ; je reconnaîtrais sans erreur son parfum au milieu de mille autres. Aucune obscurité ne porte la même odeur, je saurais distinguer celle des platanes, acide, de celle du pisé, humide jusque dans les canicules, terreuse, et la nôtre par-dessus encore ; l’ombre emprunte à sa matrice quelque chose d’elle, et celle de l’orphelinat dépose sur nous le voile de ses silences, épand en nous une saveur aigre-douce d’insolubles mystères.
Le pensionnat est le roi de notre royaume, déployant face à nos regards sa large façade arrière, la plus sévère, la plus fermée, à la manière dont un chat boudeur aurait tourné le dos. Mais nous nous sommes apprivoisés lui et moi, et je lui laisse prendre avec joie toute la place qu’il a à prendre, concrète et impalpable, toute l’emprise au sol sur notre colline et toute la place dans les histoires que je me raconte, puis que je raconte aux autres, à l’école.
Dans la cour, les deux platanes projettent leur ombre sur la grande ombre originelle, elles se mêlent sur le gravier et les heures de récréation sont consacrées, entièrement, à l’histoire de la grande maison : il s’est passé quelque chose, quelque chose de terrible que nous ne savons pas ; moi j’invente, scénario après scénario : ça a été si terrible que les orphelines disparues sont revenues en fantômes, sont revenues hanter Sorcelin au point d’empêcher le jour d’y venir, au point de le plonger dans la nuit. L’ombre n’était pas aussi grande avant leur départ et je dis que cette ombre, que certains ne supportent plus, est la meilleure des preuves que leurs fantômes veillent, soucieuses. Je dis que cette ombre a été noircie par elles pour que l’on se souvienne, que l’on se souvienne pour toujours des filles qui ont disparu en laissant notre paysage à l’abandon, désolé, avec son orphelinat qui trône là, échoué comme un navire sur les côtes rugueuses d’une île désertée – si on me disait que nous sommes des naufragés, je le croirais sans doute.
Moins on se souviendra d’elles, plus l’ombre règnera. Elles sont revenues en fantômes, car elles sentent bien que nous les oublions, que nous ne cherchons pas à savoir ; elles refusent l’oubli que la destruction de leur maison finirait de sceller. Elles aussi nous ont jeté un sort : si le soleil arrivait sur notre village qui ne connaît pas cela, qui ne sait rien de cette étreinte, tout brûlerait, hommes et bêtes, maisons et prés. Et ce que je raconte, à force d’être raconté, entrera dans notre folklore et plus personne n’osera s’approcher du pensionnat ni n’osera le menacer.
Où iraient mes fantômes si leur ombre disparaissait ? Je peux les entendre elles-mêmes, mes orphelines, me dire tout cela. Elles ne dorment pas tranquilles, je sens leur inquiétude, leur façon de s’accrocher à notre village, de vouloir rester dans notre langage. Elles sont parties enfants ; je ne veux pas partir enfant. Je veux le temps de grandir, de faire, de fabriquer, de sauvegarder ; devenir adulte et acheter l’orphelinat. Je n’y ferai rien, je n’y habiterai pas, mais plus personne ne pourra le prendre au mont Luciole. Je ferai peut-être ôter les parpaings des fenêtres et des portes pour que le vent circule plus librement à travers lui, pour laisser passer un peu de lumière si je sens les filles rassurées – derrière l’orphelinat, nous avons le monde à nos pieds, qui s’étend comme la mer jusqu’aux silhouettes dentelées des Alpes. Je trouverai quelqu’un qui saura leur existence et expliquer pourquoi ce grand ciel lourd au-dessus de nous.
Je voudrais ne jamais partir d’ici. Je voudrais que rien ne vienne déranger notre paysage, qu’il soit toujours, en hommage, ainsi qu’il était lorsqu’il était le territoire des
petites filles dont personne ne connaît le destin.
Je chéris les secrets qui planent sur Sorcelin, qui se malaxent dans mes récits, saison après saison, se transforment dans mes histoires ; que les orphelines deviennent des héroïnes mille fois et de mille façons racontées, que les malédictions circulent, que les adultes aient peur à leur tour. Je savoure à pleine bouche notre chance d’avoir devant nous les fenêtres closes de l’orphelinat, de voir jouer à nos pieds ces brumes à la façon de marionnettes floues, de silhouettes de nuit, d’étranges morceaux d’obscur ; quelle chance, je mange toutes les hypothèses folles avec voracité, nous sommes le lieu où les fantômes viennent. Le soir, en passant devant le pensionnat fermé, qui n’a pas entendu les souffles de ces filles qui hantent la contrée ? »
Il s’agit d’apprendre à prêter l’oreille aux chants sourds de notre campagne, aux mystères des disparues de Sorcelin, qui épaississent encore la nuit indélogeable de notre colline, ce mont Luciole qui, jamais, ne se prélasse au soleil.

Les fantômes de l’orphelinat ne m’ont jamais fait peur. J’aimerais apprendre à leur parler, je dis souvent des mots en l’air pour les leur donner. Je m’applique, aussi consciencieusement que je le peux, à examiner chaque chose qui pourrait rendre compte de leur présence et de leurs voix.
Étendue sur la moquette de ma chambre, jusqu’à ce que la nuit arrive enfin, je remplis des cahiers de fables et de contes qui ne parlent que d’elles, leur invente des jeux, des prénoms, dessine les plans de leur pensionnat sur des assemblages soigneux de feuilles A4 qui recouvrent tout le sol de la pièce. Elles me disent, sans avoir besoin de me parler, que je ne suis pas seule sur mon île, que dans mes pas d’autres pas se sont posés avant les miens, que dans mes rires d’autres rires ou bien dans mes larmes d’autres larmes ont vécu et elles rendent ces larmes moins acides sur mes joues. J’espère les voir, les surprendre, fugaces, pour recueillir des preuves, j’apprends à être vigilante, attentive aux moindres changements de lumière, de teinte, de chaleur. J’ai tant appris à sentir que le soir, souvent, il faut me glisser des compresses imbibées de gros sel ou de poudre de charbon sous le nez pour me permettre de dormir.
Mes fantômes ne sont pas des apparitions de fêtes foraines, des linceuls flottants aux plaintes terrifiantes ; les filles sont là, sans avoir besoin d’apparaître, elles sont simplement ici chez elles, plus chez elles que nous qui sommes arrivés plus tard sur la Terre, voilà ce que je me dis quand je rentre doucement, en rapetissant chacun de mes pas sur le chemin du retour après l’école, ce chemin bien trop court pour avoir du temps pour rêver ; elles sont dans tout ce qui perce à travers l’odeur de la nuit, dans tout ce qui la rend belle ou inquiétante, dans toutes les douleurs et dans les joies trop grandes, dans tout ce que, grâce à elles, j’apprends à regarder.
Elles se glissent dans chaque moment que je souhaiterais retenir, dans tout ce que je me promets de ne jamais oublier, dans l’épaisseur de la buée que je souffle sur la vitre pour dessiner dedans, dans les heures tranquilles d’étude quand la fenêtre est ouverte en plein sur la campagne fixe. Elles sont dans les herbiers, fleurs séchées gardées comme trésors, dans les notes du piano maladroites sous mes doigts, dans le goût trop marqué des cassis qui claquent sous nos dents, dans les évanescences des pollens. Elles sont dans tout ce qui était là avant nous et qui ne bouge pas, dans le temps qui colle à notre peau comme les suées de printemps accrochent nos cheveux à nos joues, dans l’immobilité des jours, dans les silences d’après les questions que je pose, dans le silence d’entre mes mots, dans l’éclipse qui vient parfois quelques minutes l’été ajouter une nuit supplémentaire sur la nuit infinie de notre mont, dans les sillons des vinyles qui chantent Brel ou Barbara, dans le ronronnement du chat. Elles sont avec moi quand je suis seule, dans ma chambre à l’arrière du pavillon, dont la fenêtre donne sur la forêt du mont Luciole, sur son sommet qui croule sous les arbres noirs ; elles sont là chaque fois que je suis seule encore, assise en tailleur, entre la porte du bureau et la bibliothèque en bois, le beau recoin pour lire sans que personne ne songe à moi, elles sont là quand la planète entière semble m’avoir oubliée, quand les journées s’étirent dans les trop grands silences, ou dans le capharnaüm des cris et des drames mille fois répétés qui se jouent près de moi. Elles m’apprennent à regarder ailleurs, à voir ce que je peux trouver beau, me rappellent que le temps des vivants n’est pas le seul temps que notre corps connaîtra et qu’il faut bien trouver autour de nous des choses pour les aimer.
Entre les fées et les fantômes, je ne sais pas bien la nuance ; mes fantômes adoucissent la vie comme les magiciennes de Cottingley ont laissé des ailleurs merveilleux apparaître dans les jardins de la campagne anglaise. Sans elles, sans leur présence légère mais remarquable à chacun des endroits de ma vie, à chaque endroit facile ou douloureux, le village de Sorcelin ne serait rien d’autre que ce qu’il a jamais été, un simple chemin, devenu avec le temps une route carrossable, mais tellement étroite que deux voitures ne s’y croisent pas partout. Le village n’a jamais été que cela, une route entre deux grands virages qui se plient aux rudes dénivelés des monts du Lyonnais, de chaque côté de laquelle se nichent trois ou quatre exploitations agricoles, leurs baignoires rouillées sous les préaux, une place au sol en terre, trois maisons de bourg et l’église courbées les unes au-dessus des autres, figées en messes basses. Contre l’église, le monument aux morts, un modeste obélisque en pierre grise, à côté le café pour les hommes, pas ouvert tous les jours, qui vend depuis cent ans des cigarettes – quand c’est fermé on peut tout de même toquer à la fenêtre du bas –, plus loin l’école et la mairie que la IIIe République a éloignées du clocher, depuis les années 1980 quelques pavillons posés comme des verrues sur les pentes de ces monts dont nous sommes ceints. À la sortie, côté sud, un sanctuaire à l’image de celui de Lourdes, sa grotte miniature, sa statue de sainte Bernadette, un sanctuaire construit sur les ordres d’un abbé condamné après la Seconde Guerre mondiale. Et heureusement, en contrebas du village, à ses pieds, heureusement, le monumental orphelinat, la maison des petites sœurs, démesurée, disproportionnée, qui nous offre des histoires à inventer et derrière laquelle je me blottis, noyée dans le secret de l’abandon des lieux, en compagnie des fées qui embellissent ma campagne comme les bourgeons embellissent les branches, et qui veillent sur moi.
Elles sont des bijoux d’enfance que je me plais à porter, à la façon dont on se pare des doubles cerises en lourdes boucles d’oreilles quand le cerisier donne enfin, et si j’entends des bruits étranges lorsque je marche dans la forêt, qu’un corbeau vole un peu trop bas, un peu trop près, qu’un jouet tombe tout seul de l’étagère, que l’orage me surprend en balade, je n’ai pas de crainte, je me dis simplement qu’elles ne sont pas loin et que tout cela est de leur fait. Je me dis simplement qu’elles veillent sur moi.
Ce qui est beau est toujours menacé, à l’abandon ou bien inaccessible. Il me faut bien la force de mes fées pour soigner ma colère, pour ne pas détester ceux qui sont incapables de voir ce que je déclare merveilleux ; des travaux autour de l’église ont été faits sans soin, on a creusé pour faire passer des câbles, les anciens villageois enterrés ont fini dispersés par les enfants et par les chiens – mon frère avait ramené au pavillon un os humain. Un énorme tibia, plein de terre. Personne ne s’est soucié de la perte. Tout est bousculé sans tendresse, pourtant les lieux aussi réclament qu’on les aime.
Nous avons cette réplique de la grotte de Lourdes et personne ne vient espérer de miracles. Personne pour venir se faire miraculer. Le sanctuaire n’est indiqué nulle part, sur aucun panneau, je ne sais plus quel hasard m’a conduite un jour jusqu’à lui. De longues lianes de vigne et des broussailles forment un rideau épais qui occulte l’intérieur en rocaille de ciment; les herbes poussent sous les décors désagrégés, laissant apparaître les structures en fer soudées qui leur donnent leurs formes minérales. Il faut attendre l’hiver pour avoir une chance de voir au-delà de l’écran de ronces calcinées par le froid, et alors on aperçoit derrière une immense grille à pointes qui empêche de trop s’approcher, l’autel, la niche, la statue, un porte-cierge, tout ce qu’il faut pour que des pèlerins viennent, tout est prêt.
Derrière la grotte en faux cailloux, il y a une salle construite dans la vraie roche, une salle qui a dû être une chapelle, aux vitraux de couleur couverts par les lierres, qui ne captent plus beaucoup la lumière. Elle est remplie de bancs amoncelés en désordre et de statues couchées au sol. Il suffirait d’un seul miracle pour que le lieu soit sauvé, qu’il attire des humains pour prendre soin de lui ; mais le miracle ne se produit pas, ne s’est pas produit, et personne n’a même pris la peine de fermer à clef la salle des statues.
Je demande souvent à la Vierge de me miraculer. Ce ne serait pas trop spectaculaire, j’aurais bien du mal à le prouver, à le faire reconnaître. Il ne s’agirait pas de me faire offrir des ailes ou le don d’ubiquité – ce serait sur le champ validé ; je lui demande d’extraire l’étrange tristesse qui plane sur le mont, dans l’histoire de tous ceux qui sont passés par Sorcelin et qui ont espéré des choses jamais venues, qui ont espéré autre chose de leur vie, un autre destin. Je dois mal exprimer ma demande, je dois être trop imprécise, confuse, sûrement parce que ma tristesse est une étoffe compliquée à décrire. Je la remercie quand même d’être là, dans un lieu où chantent les fantômes, où la frontière avec leur monde est si mince, plus fine que n’importe où ailleurs sur la Terre. Je l’ai déjà mon miracle, c’est celui d’habiter ici.
La jeune mousselinière du hameau du Leu a construit son orphelinat sur notre mont, elle en avait eu la vision, c’est ici qu’elle est venue pour répondre à l’appel qu’elle avait entendu ; pourquoi notre village n’est-il pas devenu aussi connu que d’autres, pourquoi avec son histoire fabuleuse ne le protège-t-on pas ? Sorcelin a été choisi pour accueillir une réplique de Lourdes ; c’est bien qu’on a senti chez nous la possibilité du miracle, ou même compris qu’un miracle était déjà en cours.
Je voudrais ne jamais quitter Sorcelin.
Je voudrais que jamais il ne change. »

Extraits
« Le château des Enjoleras est passé dans d’autres mains, une fois de plus, ce qu’il restait de parc a été vendu en terrains à lotir, acheté par un promoteur du coin, un fils du pays comme on dit, un qui vend les prés pour que les riches Lyonnais viennent habiter ici, qui fait tomber les anciennes constructions pour en poser des neuves, à la provençale, parce que les Lyonnais à la campagne aiment rêver de Provence, tant pis pour les arbres noirs, on plante des lavandes.
Le parc que l’on disait classé, protégé, a été divisé en dizaines de parcelles sur lesquelles des maisons à crépi rose et tuiles romaines ont été construites. » p. 55

« Les autres portent des noms accrochés au village, l’une le nom du hameau sur la pente où se tiennent sa ferme et ses vergers, des arbres qui fabriquent les pommes débordantes de parfums dont on se souvient toujours après les avoir goûtées, d’autres s’appellent comme le sentier qui traverse les champs de maïs, un autre encore comme le lieu-dit au bord du ruisseau ; ils portent tous des noms que l’on retrouve gravés et peints sur l’obélisque de la place de l’église, mais pas moi. Mon nom n’est nulle part sur les cartes pour randonneurs, je porte un nom étranger, venu d’un pays qui a donné son nom à la maladie que les filles de l’orphelinat n’ont pas supportée, des filles venues d’un autre ailleurs que le mien, pas d’ici non plus. Je porte un nom dans lequel résonne celui de la grande tueuse, venu d’un pays que je ne connais pas, que je sais depuis si peu de temps situer à la surface du planisphère épinglé au mur du fond de la classe. » p. 69

À propos de l’auteur
RODRIGUEZ_Isabelle_2©Chloe_Vollmer-LoIsabelle Rodriguez © Photo Chloé Vollmer-Lo

Isabelle Rodriguez est née en 1982. Elle est diplômée de l’École supérieure des Beaux-Arts de Nîmes et du master de création littéraire du Havre. Dans son travail de plasticienne, elle construit des récits sur des personnages oubliés de l’histoire à partir d’objets et d’archives. Depuis quelques années, elle est retournée vivre près de Lyon et a choisi pour atelier une fabrique d’écrins désaffectée. Les Orphelines du Mont-luciole est son premier roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Requiem pour la classe moyenne

DELSAUX-requiem_pour_la-classe_moyenne

RL_2023

En deux mots
Étienne rentre de vacances en famille en Bretagne lorsque la radio annonce la mort de Jean-Jacques Goldman. Une nouvelle qui va le déstabiliser et sa vie va alors basculer dans le doute et l’indécision. Sa femme, son fils et sa fille vont se comporter bizarrement, ses repères vont tous vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un décès déstabilisant

Dans cette comédie dramatique Aurélien Delsaux imagine un père de famille touché par l’annonce du décès de Jean-Jacques Goldmann. À compter de ce moment, il va regarder son épouse, son fils et sa fille avec un œil différent et se perdre en conjectures.

C’est sur la route du retour des vacances, de Bretagne à Lyon, que le narrateur apprend la mort de Jean-Jacques Goldman. Mais il garde cette information perturbante pour lui. «Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.»
Ce qui le trouble tout d’abord, c’est qu’il a l’impression qu’autour de lui la nouvelle n’émeut pas plus que ça. Chacun continue à vaquer à ses occupations. Ses enfants continuent à ne pas faire honneur au petit-déjeuner et Blanche ne lui adresse qu’une petite phrase de réconfort.
Dans son entreprise aussi, la routine – après le compte-rendu des vacances de chacun – a repris ses droits.
À compter de ce moment, il y a deux lectures possibles de la suite des opérations. Je vous laisse choisir la vôtre.
La première est à charge. Étienne perd le sens des réalités et ne comprend plus sa famille. Pourquoi Blanche décide-t-elle d’acheter un rottweiler pour la protéger et quitte quelques jours le domicile pour s’acclimater à son chien? Pourquoi son fils cache-t-il une bible dans sa chambre? Pourquoi sa fille, devenue femme, choisit-elle un amant qui a quasiment son âge? Autant d’interrogations qui vont le perturber au point de chercher refuge dans la fuite – il cherche un refuge dans les bois – ou dans l’alcool.
La seconde version est à décharge. On peut considérer que la mort de son idole a enclenché un processus d’hypersensibilisation et que le schéma d’une famille heureuse et équilibrée qu’il croyait bien ancré lui apparaît désormais dans sa vraie dimension. Il se rend subitement compte que quelque chose ne tourne pas rond chez son épouse qui a des crises d’angoisse et se sent suivie, que son fils est en pleine crise mystique et que sa fille cherche un père de substitution.
Aurélien Delsaux a joliment construit son roman autour d’ellipses. Il n’affirme rien et laisse au lecteur le soin de conclure. Où est le raisonnable? Où se cache la névrose? Et faire semblant d’être heureux, n’est-ce pas le début du bonheur? Et dans ce cas, l’inverse serait tout aussi vrai!

Post Rencontre VLEEL Auteur - 2

Signalons la rencontre en ligne avec Aurélien Delsaux organisée par VLEEL le dimanche 22 janvier à 19 h. Gratuite et ouverte à tous. Inscription via ce lien.

Requiem pour la classe moyenne
Aurélien Delsaux
Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
224p., 20 €.
EAN 9782882508058
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Bretagne, face à la baie d’Audierne, le long de l’A89, en passant par Clermont-Ferrand jusqu’aux monts du Lyonnais et Lyon.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Etienne rentre de vacances avec sa famille parfaite et son apparent bien-être. Sa vie est confortable, routinière. Il mène une vie normale, c’est l’essentiel.
Quand soudain, on annonce à la radio la mort de Jean-Jacques Goldman.
Avec cet adieu au totem et au ciment des classes moyennes, Aurélien Delsaux tire à vue sur notre époque, et il la touche en plein cœur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Damien Aubel)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur.
Je ne vis pas le gris de cendre du gazon sur les aires, ni les branches nues comme en hiver des arbres secs, presque brûlés, je n’entendis aucun appel au secours. Je veillais sur la sécurité et le bonheur des miens, les ramenant au foyer dans notre confortable familiale, en qui j’avais toute confiance.
Les objets ne m’avaient jamais trahi. Chacun me faisait croire avec élégance, presque affection, que je méritais ses bons offices. La clim était automatiquement réglée, la ventilation était douce, les vitres teintées nous protégeaient de la lumière et des regards, la puissance du moteur était peu bruyante, je doublais les camping-cars hollandais tranquillement. Si je restais concentré sur ma route, il ne nous arriverait rien.
Nous avions hésité à partir la veille, nous craignions une circulation compliquée. C’était un dimanche classé orange. Mais nous n’allions pas renoncer à un jour de vacances, nous profiterions de notre bon temps jusqu’au bout. Par chance, il n’y avait pas eu un seul bouchon. J’avais refait le plein à hauteur de Clermont-Ferrand, j’avais acheté aux enfants un paquet de fraises Tagada. À leur réveil, ils en déchireraient le plastique en éclatant de rire. J’avais aimablement souri à la caissière harassée par ce long, ce si long dernier dimanche et dernier jour du mois d’août.
Tout ce qu’il avait fallu faire, je croyais l’avoir fait.
*
Mentalement, j’aurais dû effectuer plus d’efforts pour rester vigilant. Je me parlais, je ne reconnaissais pas tout à fait ma voix, ce n’étaient pas tout à fait mes paroles. Je me repassais le film de notre séjour en Bretagne, dans la grande villa de mes beaux-parents, face à la baie d’Audierne. Mon beau-père m’y avait conté l’oracle de la situation économique mondiale, il interprétait force données, il en ouvrait froidement les entrailles. Dans ces viscères ternes, il lisait un avenir stable et bon, il lisait le clair et ferme avenir.
Tout tiendra ! l’entendis-je encore jubiler.
Et je me répétai cette prédiction, sans réfréner un sourire que je n’adressai qu’à moi, tendant le cou pour que le rétroviseur me le rendît. En petites vagues, de bons souvenirs clapotaient dans ma tête. J’étais de nouveau dans cette crique charmante que nous avions gagnée en bateau, que nous eûmes pour nous seuls. Les enfants s’amusaient à m’enfouir en son sable et à m’entourer de murailles. Puis je revis la destruction de leur château, le grand trou que mon corps relevé laissa, les vagues abolissant tout. L’océan s’évapora. Les Monts du Lyonnais avaient paru au loin.
Tout tiendra, tout tiendra, marmonnais-je à présent comme un mantra. Nous passions sous un de ces grands panneaux bleu roi, aussi verticaux que des lames de guillotine. Il indiquait des directions qui n’étaient pas la nôtre, bifurquant avant elle, STRASBOURG DIJON SAINT-ÉTIENNE, ou, MARSEILLE MILAN, la dépassant. Tout tiendra, tout tiendra, allai-je jusqu’à comiquement chantonner.
Filant sur une portion d’autoroute parfaitement droite, je jetai un œil distrait aux différents symboles allumés sur le tableau de bord. Tous confirmaient le pilotage quasi automatique de mon véhicule.
*
Le soleil ne faiblissait pas. Je savourais un mélange de sérénité et de confiance, dont l’habitacle était plein, et que j’aurais pu essayer de nommer. Depuis la fin de l’adolescence, et jusqu’à ce soir-là, je ne m’étais pas beaucoup attardé sur mes sentiments, je n’avais que rarement ressenti le besoin de leur donner un nom. Je me sentais proche de ces gens qui appellent leur chien Le chien ou leur chat Le chat, et à qui très souvent on reproche cette négligence. De mes émotions je ne faisais pas une affaire personnelle. Je n’étais pas une pierre, je n’aspirais pas à devenir de marbre, des sentiments m’habitaient bel et bien. C’étaient ceux d’un homme normal, dans une vie normale. J’étais triste ou heureux comme tous les gens de ma catégorie pouvaient l’être, ni plus ni moins.
Il n’y avait rien à en dire, rien à dire du tout.
La route était toujours droite et sèche, la voiture semblait voler magiquement à un centimètre de sa surface. Je me redressai sur mon siège. Je humai l’odeur de neuf autour. Le mot assurance émergea. Il aurait parfaitement convenu pour me caractériser.
À 20 ans, j’aurais eu bien des raisons personnelles de protester contre l’ordre des choses. À présent, je n’en voyais plus de très sérieuses, je n’en voyais plus aucune de valable. Globalement, les lois invisibles qui régissaient le cosmos, les lois tortueuses que l’humanité s’imposait, tout ça m’allait très bien. Mes besoins étaient comblés et mes désirs, modestes, satisfaits.
Pour ne pas m’endormir, je doublai une Kangoo verte qui se traînait trop sur la voie centrale. Voici ma vie – une avancée rapide, contournant en toute sécurité, dans le respect des règles, le moindre obstacle. Je n’avais qu’à continuer à bonne allure ma trajectoire, je n’avais qu’à suivre les indications.

Après dix heures de route, nous arrivions enfin aux abords de Lyon. Je connaissais parfaitement notre fin de parcours. Je laissai néanmoins le GPS me guider encore, j’augmentai légèrement le volume de la radio, la fatigue commençait à se faire sentir davantage. J’avais de désagréables picotements dans la nuque, de violentes envies de bâiller. Ma fille et mon fils, écouteurs sur les oreilles, regardaient chacun leur film sur leur tablette. Blanche, la tête penchée vers sa vitre, gardait en son reflet les yeux fermés.
Le dernier péage franchi, nous entrâmes dans le tunnel, le profond et long tunnel qui passe sous les fleuves. Nous arriverions bientôt rue Saint-Jacques, nous étions presque arrivés – plus que 7 minutes, indiquait la machine. Je n’en comprenais plus l’itinéraire. Les lumières orange, le grésillement de la radio qui ne capte plus, je me les rappelle. Je pensais peut-être à quelque chose de précis en cet instant, quelque chose du proche et calme avenir : aux valises à défaire, à la rentrée des enfants – ou à un nouveau voyage. Je ne m’en souviens plus.
Je ne vis pas l’écran émettre de flash ni devenir noir, je ne vis pas le tunnel s’éteindre ni s’écrouler, nous n’avons pas plongé dans je ne sais quel gouffre. Je ne me souviens de rien sinon du bleu – de cette moitié de disque bleu, de l’air libre qui nous appelle, de ce morceau de ciel comme une île en vue. De ce bleu là-bas au loin, tout au bout, ce bleu tendre du soir, vers quoi nous allions et de quoi, sans cesse, sans cesse, nous nous rapprochions.
C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman.
La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges.
J’éclatai en sanglots, mais doucement, le plus doucement possible, pour ne déranger personne, pour ne pas dévier de ma trajectoire. Je coupai la radio et mon portable.
Le trafic s’était soudain densifié. Tous les phares et tous les lampadaires s’étaient allumés. La nuit et la ville nous avaient avalés.
*
Rue Saint-Jacques on décongela tout de suite une quiche Tradition. Une odeur de gras sortit du micro-ondes, on mangea très vite. Je mâchai ma part tiède en y cherchant une consolation. Nous étions arrivés, nous avions encore réussi. Les vacances étaient finies, mais nous étions de retour chez nous, sains et saufs. Personne n’avait forcé la porte de notre appartement, un rapide tour de nos 184 m2 me donna l’impression que tout était intact, que rien n’avait changé.
Dans un cauchemar qui m’avait autrefois obsédé, je nous voyais rentrer de vacances pour découvrir au sous-sol qu’on avait défoncé la porte de notre garage. Aucun de nos vélos n’y avait été dérobé, on s’était contenté de casser ce grand et vertical rectangle blanc et lisse, on l’avait défoncé, tordu et sali, pour le seul plaisir de nous nuire. Qui avait fait ça, quel était son visage, qu’est-ce que c’était, avait-ce un visage – mon rêve ne le révélait pas.
J’avais, depuis, investi dans un système de sécurité. Ce mauvais songe s’était fait de plus en plus rare. Mais contre les cauchemars on ne vend pas de système de sécurité infaillible.
Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.
Je ressentais autre chose que de la tristesse, quelque chose de plus fort, comme on dit d’un alcool.
Elle ne me demanda pas de quoi il était mort, d’ailleurs je n’en savais rien, qu’est-ce que ça changerait. Elle fit juste C’est vrai, à moitié comme une question, à moitié comme si elle le savait déjà, comme si elle l’avait toujours su. Elle n’était pas douée pour la consolation, mais qui l’est. Elle posa négligemment une paume sur ma joue, par automatisme, ou par condescendance. Sa paume était douce, ma joue rêche, elle retira très rapidement sa main.
Je haïssais tous ses gestes. Je ne disais rien.
Je m’isolai dans ma pièce – moitié bureau, moitié débarras, je ne lui avais pas assigné de fonction exacte. J’y regardai mon vieux poster. On l’y voyait avec encore beaucoup de cheveux, il jouait sur une guitare électrique bleu et blanc, son profil laissait voir son nez juif, une immense fumée rouge montait derrière lui. J’avais tellement aimé ses chansons, autrefois.
Les autres écoutaient les hits internationaux, mélopées anglaises et rap d’outre-Atlantique : paroles que je ne comprenais pas, rythmes qui ne me correspondaient pas, mélodies qui n’étaient pas les miennes. Les chansons de Goldman, je les avais si souvent passées et repassées dans ma chambre et dans ma tête. J’avais tant aimé quand la radio en diffusait une, les matins ou soirs dans le car du collège, les samedis après-midi à l’Intermarché de Bournay, et aux mariages de mes grands cousins, et à quelques enterrements. J’en savais sûrement encore tous les textes et tous les airs par cœur. Il y avait pourtant longtemps que je ne les chantais plus.
Je ne décrochai pas le poster, ce ne fut pas à ce moment-là que je le déchirai. Je pleurai encore.
Un air funèbre m’avait envahi. Je reconnus le début du requiem anglican de sir Andrew Gardiner, un contemporain de Purcell dont, pour parfaire mon éducation musicale, mon beau-père m’avait offert un disque. C’est épatant, m’avait-il vanté. Le terme m’avait paru quelque peu déplacé pour qualifier une œuvre funèbre, mais comment dire la puissance de cette médecine sacrée. I am the Resurrection and the life, chantonnai-je aux quatre murs et au plat visage de mon ancien héros, sans y croire. Je me laissai apaiser par la tristesse domptée de cette musique-là. Malgré moi, elle m’accompagnerait dans les jours à venir.
J’essuyai mes joues. Je me concentrai sur demain. Une nouvelle année commencerait.
Blanche allait retrouver ses collègues avocats, et ses clients innocents ou menteurs, et les greffiers, et les juges, et le président du tribunal, et je ne savais qui. Les enfants reprendraient le chemin de l’école et reverraient leurs amis. Moi, j’allais retrouver le labo, mes listes de tâches quotidiennes à distribuer, grilles à remplir, dosages et résultats à contrôler, fidèlement. Nous reprendrions tous les quatre notre rythme, nos horaires, nos activités, loin du temps sans stries des vacances.
Nous les regretterions un peu, ces jours libres – mais pas trop, pas longtemps. Le cours normal des choses emporterait dans ses flots tranquilles tout le sable de notre mélancolie.

Dans notre chambre, Blanche avait déjà éteint. Elle était parfaitement immobile. Allongé tout près d’elle, je ne l’entendais pas respirer, j’eus peur qu’elle ne fût morte aussi. Je murmurai Bonne nuit chérie, espérant qu’elle me répondît, qu’elle me rassurât. Sans doute était-elle plongée dans la phase profonde du premier sommeil. Je fermai les yeux pour la rejoindre où l’on ne rejoint jamais personne, là où se mène la vie involontaire.
La plupart du temps je dormais du parfait sommeil du juste. Et voici que, très vite, je me réveillai en sursaut.
*
J’errai dans le couloir, hésitai entre le salon et la cuisine, entrouvris avec délicatesse la porte des chambres de Laetitia et de Félix. Je ne voulus pas contempler leur visage, leur visage dormant m’avait toujours fait peur. Je détournai le regard au bel or de la chevelure de ma fille qui débordait son oreiller, je ne vis que la main, la timide main de Félix – puis je regardai nos meubles, toutes les choses, toute la sécurité des choses qui se taisaient dans la nuit.
Je me laissai tomber sur le grand canapé d’angle du salon, j’allumai plusieurs lampes, une à une, pour simuler le début d’un show. Les bibelots n’avaient pas bougé, le vernis de tout brillait. Sur une étagère, dans l’émail d’un vase en raku, je vis une forme de boule qui devait être mon visage déformé, ma trouble gueule.
J’admirai longuement les angles parfaitement orthogonaux et l’apparence gris et noir de ces bijoux technologiques qui font toute la beauté de la vie moderne, qui justifient par leur usage comme par leur simple présence la peine qu’on se donne pour les acquérir. Je les chérissais comme de loyaux, de sûrs et fidèles consolateurs. Par le seul commandement de mon désir, grâce à l’efficacité de leurs entrailles électroniques, Jean-Jacques Goldman ne serait pas si mort que ça.
Je caressai la table basse devant moi. Un peu de poussière se colla sur mes phalanges, la poussière qui continue à se déposer partout, tout le temps, même quand l’appartement reste fermé dix jours, même quand nous ne sommes pas là pour la créer en abandonnant toujours d’infimes pellicules de peaux mortes. Plus que de notre propre usure, je la voyais naître de chaque chose, et de l’air, et du temps lui-même – chair de sa chair, émiettée.
Heureusement pour nous, Nadia nous débarrasserait de ces particules bourrées d’acariens. Elle reviendrait jeudi faire le ménage, elle reviendrait chaque jeudi, tous les jeudis, toute l’année, elle n’avait aucune raison de nous abandonner. Elle reviendrait année après année, jusqu’à sa retraite – à moins qu’elle ne meure prématurément. Je ne connaissais pas l’espérance de vie d’une femme de ménage.
Je repris la pile des journaux et magazines, j’aimais qu’elle dessinât – le plus grand format à la base, le plus petit au sommet, le tout bien centré – une petite pyramide aztèque.
Ainsi trouvai-je caché entre L’Obs et Télérama un prospectus annonçant l’ouverture prochaine d’une salle StrongPark à La Part-Dieu.
Sous le slogan TOUJOURS PLUS FORT, un jeune blond, en short bleu et marcel immaculé, affichait, un haltère dans chaque main, ses muscles en sueur et son sourire carnassier. Pourquoi Nadia n’avait-elle pas jeté ça tout de suite à la poubelle. Fixant avec mépris l’image de ce Musclor photoshopé, je ne pus m’empêcher de rire, d’un rire presque spectral.
À ton âge, j’avais mieux à faire que de gonfler mes biceps –
D’un seul poing, je roulai en boule ce rectangle de papier glacé.

Derrière une des lampes, des feuilles se découpaient, noires, en contre-jour. Je me levai pour les toucher, pour leur donner une caresse. Elles avaient des formes originales, on aurait dit des œuvres de métal ciselé. La première que j’effleurai se détacha de sa tige pour tomber droit vers le sol. Je passai ma main au-dessus des autres, toutes s’effritèrent. Elles tombèrent en petits morceaux, en tout petits morceaux de cendre noire.
Toutes les plantes étaient mortes de soif. Ce n’était pas moi qui m’occupais de leur arrosage, mais la personne qui le faisait leur avait manqué. Nous avions oublié de demander à Nadia, ou à n’importe qui, de passer les arroser, ne serait-ce qu’une fois en notre absence. C’était idiot et touchant, ce besoin vital et cette négligence humaine.
Je souris à ce nécessaire et fidèle souci que nous, êtres humains, devons à toute plante en pot. Notre nécessité avait sa réciproque, elles manqueraient à la joliesse de notre intérieur. Il faudrait vite en acheter d’autres. J’avais à me débarrasser d’autant plus vite de ces formes rabougries et cramées, de ces tiges cadavériques.
Je cessai de sourire parce que je ne savais pas quoi faire de la terre.
*
Dans les heures lisses de la nuit, quand pour deux ou trois heures la rue se tait parfaitement, les yeux fixés au plâtre du plafond, je vis défiler quelques futiles images de mon enfance calme. Les chansons de Goldman avaient bercé tout le premier tiers de ma vie, au soleil de sa mort ma mémoire en dégelait quelques morceaux.
J’ai revu des jardins. J’ai revu notre petit pré piqué de fruitiers à Saint-Jean-l’Herme, bordant les grands bois des Blaches. J’ai revu le carré tout en fleurs de Bournay, et le petit potager à Sainte-Julie, chez mes grands-parents paternels, maternels. Je disais bonsoir aux arbustes, aux buissons des haies, bonsoir aux fleurs et aux fruits, bonsoir chaque brin, chaque branche, bonsoir la terre et l’herbe, bonsoir bestioles.
Passe alors une petite taupe, je la suis. Elle plonge dans un trou, creuse de plus en plus profond sa galerie. Bientôt ses pattes se fatiguent, ses griffes s’usent. Elle n’arrive plus à poursuivre, elle ne sait plus creuser, elle ne peut plus, ne peut plus. Et soudain c’est moi. Je suis coincé sous la terre, dans quel boyau du temps, mes mains sont couvertes de sang, et j’étouffe –
Je me réveillai encore en sursaut. Qu’est-ce qui m’arrivait. Me semblait avoir entendu un cri sourd, assez proche, de l’autre côté des cloisons ou des vitres, dans une chambre ou sur le balcon. J’ouvris un instant la baie, je retournai voir les enfants. Tout était tranquille dehors, tout dormait dedans.
L’air extérieur m’avait fait frissonner, je rejoignis la tiédeur du lit conjugal.

Une heure avant l’aube, Blanche me réveilla. Elle secouait mes épaules, elle s’était mise à quatre pattes, elle avait enlevé sa chemise de nuit.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux dans la pénombre fut le frémissement de ses seins.
D’abord elle ne demanda rien, je me taisais. Nous avions souvent fait l’amour en muets, sans parler ni avant, ni pendant, ni après. Dans ces moments bénis, l’évidence et l’accord de nos désirs suffisaient, commandaient tout. »

À propos de l’auteur
DELSAUX_aurelien_©Emmanuelle LescaudronAurélien Delsaux © Emmanuelle Lescaudron

Aurélien Delsaux est né en 1981. Son premier roman, Madame Diogène, remarqué par la critique, a été finaliste de plusieurs prix. Son deuxième roman, Sangliers, paru en 2017 chez Albin Michel, a reçu le prix Révélation 2017 de la Société des gens de lettres. Luky a paru chez Notabilia en 2020, tout comme Requiem pour la classe moyenne (2023). (Source: Éditions Noir sur Blanc)

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Quelque chose à te dire

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En deux mots
Elsa Feuillet, jeune romancière, voue un culte à son aînée Béatrice Blandy. Après le décès de la grande écrivaine, son mari lui propose un rendez-vous. Elle va alors se retrouver dans l’appartement de son idole, puis dans ses draps, puis dans son bureau et se sentir investie d’une mission, continuer l’œuvre en suspens.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans les pas de son idole

L’admiration d’Elsa Feuillet pour l’œuvre de Béatrice Blandy, romancière à succès, va la mener bien au-delà de ses espérances. Et permettre à Carole Fives de nous offrir l’un des grands romans de cette rentrée!

«Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. (…) Elle se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages.» Si la jeune romancière n’a jamais rencontré son aînée, elle est fascinée par son écriture, par le regard qu’elle pose sur le monde. Aussi décide-t-elle de mettre en exergue de son nouveau roman un extrait de l’un de ses livres. Et va jusqu’à penser que ces quelques lignes ne sont pas étrangères à son succès. Mais la conséquence la plus surprenante de ce choix arrive par la poste. Un petit mot signé Thomas Blandy: «Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer.»
Une telle invitation ne se refuse pas. Impressionnée puis intriguée, Elsa découvre le luxueux appartement du premier arrondissement où vivait Béatrice, les toiles de maître – jusqu’à un Picasso accroché dans la cuisine – qui décorent l’endroit et l’attention que lui porte Thomas. Très vite ce rendez-vous va devenir un rituel. Chaque fois qu’elle se rend à Paris, au lieu de loger chez son amie artiste, elle retrouve Thomas. Quand ce dernier l’embrasse, elle le laisse faire, curieuse de découvrir comment le mari d’Elsa – de vingt ans son aîné – fait l’amour. Une intimité qui va aussi lui permettre d’entrer dans le saint des saints, le bureau aménagé par Béatrice où elle écrivait et où elle rassemblait ses notes et sa documentation. En entendant son éditrice affirmer qu’elle travaillait sur son prochain livre avant de mourir, Elsa se persuade que sa mission était désormais de «mettre la main sur ce joyau de la littérature contemporaine».
Après avoir exploré le statut de l’artiste dans son précédent roman, Térébenthine, Carole Fives s’attaque à celui de l’écrivain, un milieu qu’elle a désormais apprivoisé et dont elle connaît fort bien les chausse-trapes et les lois du marché: « un titre ne se vend bien que si l’auteur est capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préfère des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature est à l’opposé, et se présente le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time». Mais bien plus qu’un roman à charge, c’est d’abord un roman qui rend hommage au livre et à la lecture, qui puise dans Daphné du Maurier comme dans Nathalie Sarraute, qui prouve combien Jules Renard a raison d’affirmer que quand il pense à tous les livres qu’il lui reste à lire, il a la certitude d’être encore heureux.
Bien entendu, je ne dirai rien de l’épilogue, si ce n’est que pour souligner qu’il est digne des meilleurs thrillers. Du grand art !
Ayant eu le nez creux ces dernières années en ce qui concerne les Prix littéraires, je prends le risque d’affirmer que les jurys ne seront pas insensibles à ce texte, le meilleur de Carole Fives. Courez vite chez votre libraire !

Quelque chose à te dire
Carole Fives
Éditions Gallimard
Roman
170 p., 18 €
EAN 9782072989780
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Lyon. On y évoque aussi un voyage jusqu’à la presqu’île de Giens.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elsa Feuillet, jeune écrivaine, admire l’œuvre de la grande Béatrice Blandy, disparue prématurément. Cette femme dont elle a lu tous les livres incarnait la réussite, le prestige et l’aisance sociale qui lui font défaut. Lorsque Elsa rencontre le veuf de Béatrice Blandy, une idylle se noue. Fascinée, elle va peu à peu se glisser dans la vie de sa romancière fétiche, et explorer son somptueux appartement parisien — à commencer par le bureau, qui lui est interdit…
Jeu de miroirs ou jeu de dupes ? Carole Fives signe avec Quelque chose à te dire un thriller troublant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. Plus que l’histoire, car il n’y avait pas vraiment d’histoire dans ses livres, ce qu’elle aimait, c’était l’écriture, incisive, le regard qu’elle posait sur le monde. Elsa Feuillet se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages. Elle était cette femme qui prend un inconnu en stop la nuit, cette autre qui prépare un dîner pour un amant qui n’arrive jamais ou cette autre encore (était-ce la même ou était-elle à chaque fois différente ?) qui se balade dans le métro avec du sang sur les mains. Lire Béatrice Blandy donnait à Elsa Feuillet l’impression de mieux se comprendre elle-même, c’était une petite voix qui l’entraînait et lui disait, « regarde les choses sous cet angle et vois comme la vie est différente ainsi, plus intense, plus vraie… ».
Elsa Feuillet n’avait jamais cherché à rencontrer Béatrice Blandy. La lecture de ses ouvrages lui suffisait. Il lui semblait que dans leurs livres, les écrivains mettaient le meilleur d’eux-mêmes, pourquoi ensuite aller en librairie ou dans un salon du livre pour les voir en chair et en os ? Quel intérêt de savoir s’ils rédigeaient au stylo Montblanc ou à la plume d’oie, jusque tard dans la nuit ou dès potron-minet ? Puis Elsa Feuillet écrivait elle-même, elle avait publié quelques romans et une sorte de pudeur la retenait d’envoyer un courrier enflammé aux autrices qu’elle aimait. Bien sûr, il leur arrivait parfois de se croiser, entre écrivains, dans un salon, un festival, alors là oui, si elle avait aperçu Béatrice Blandy, elle serait certainement allée la voir, elle lui aurait dit quelque chose comme, « j’adore vos livres ». Ç’aurait été bref, juste deux ou trois mots, elle aurait trouvé le courage. Mais l’occasion ne s’était jamais présentée. Et puis elle avait appris la nouvelle sur internet, Béatrice Blandy était morte. Un cancer foudroyant, elle était partie en quelques semaines à peine. Les hommages avaient plu sur les réseaux sociaux et dans les journaux, c’était une femme de lettres qui avait reçu des prix prestigieux, elle vivait à Paris, connue et reconnue par le milieu, tout le gotha littéraire était sous le choc. Elsa Feuillet aussi. Elle ne vivait pas à Paris mais les jours qui suivirent sa mort, elle était triste. Il n’y aurait donc plus de roman de la grande écrivaine ? Plus rien ? Elle n’était pas la seule à l’admirer, quelques mois plus tard, plusieurs livres et documentaires lui furent consacrés, chacun tenait à témoigner de l’influence que Béatrice Blandy avait eue dans sa vie, dans son travail, chacun voulait lui rendre hommage à sa façon, un film, une chanson, un roman… À elle, Elsa Feuillet, lui restaient ses livres, elle pourrait toujours les lire, les relire. Son œuvre infuserait lentement dans la sienne, c’était en quelque sorte son héritage.
Béatrice Blandy avait peu écrit, cinq romans seulement en trente ans, soit un tous les six ans. Elle n’était pas de ces auteurs omniprésents à chaque rentrée littéraire, qui tiennent le crachoir coûte que coûte et monopolisent les plateaux télévisés, non, elle expliquait dans les interviews que l’écriture répondait chez elle à une sorte d’urgence, sans laquelle il lui était impossible de se mettre au travail. C’étaient des romans assez courts, à peine cent pages à chaque fois, des textes fulgurants, forts, et Elsa aimait aussi cette brièveté, cette manière de ne pas s’étaler. C’était, lui semblait-il, une sorte de politesse, une façon de ne pas trop occuper le terrain, de laisser de la place aux autres, et cette place près de Béatrice Blandy, elle la prenait chaque fois qu’elle relisait un de ses cinq livres. C’était comme un dialogue entre elles, toujours aussi saisissant, aussi passionnant, un voyage dont elle ressortait à chaque fois différente. Elsa se sentait comme une dette envers Béatrice Blandy, elle lui avait transmis tant de beauté et maintenant elle n’était plus là, elle n’avait rien pu lui dire, c’était dommage. Elle aurait préféré la rencontrer finalement, lui faire savoir à quel point ses textes avaient changé sa vie. C’étaient eux qui lui avaient donné la force d’envoyer ses écrits à des maisons d’édition. De continuer, malgré les refus, et de publier, d’abord des nouvelles, puis de brefs romans, sur le modèle de ceux de Béatrice Blandy.

Au moment de rendre son nouveau manuscrit à son éditeur, Elsa eut envie de le lui dédier, « À Béatrice Blandy, trop tôt disparue ». Non, c’était ridicule. Excessif. Qui était-elle pour parler ainsi de sa mort ? Il valait mieux une évocation plus discrète, une citation par exemple, voilà, une phrase de Béatrice Blandy en exergue de l’ouvrage, une façon de lui rendre hommage sans en faire des tonnes.
Elle relut les cinq romans de Béatrice Blandy, stabilo à la main, à la recherche d’une phrase, une seule, qui résumerait ce qu’elle aimait tellement dans ses livres. L’exercice était plus complexe qu’il n’y paraissait. Béatrice Blandy n’était pas une écrivaine à petites phrases. Dès qu’on les isolait de leur contexte, les phrases de Béatrice Blandy perdaient de leur force, se révélaient simplement banales. C’était le texte dans sa totalité qui leur donnait du sens, qui les rendait si justes. Bien sûr, Béatrice Blandy n’était pas poète, elle était romancière, comment Elsa ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ?
À force de chercher, elle finit par trouver un passage qu’elle pourrait mettre en exergue, sans ridicule, ni pour elle-même ni pour Béatrice Blandy.
Le texte d’Elsa fut accepté par son éditeur et, après quelques corrections, publié au printemps sous le titre Forum. La narratrice de ce roman était mère célibataire et consultait régulièrement les forums de parentalité. Sur ces sites, les parents répondaient à des questions aussi variées que « A-t-on le temps de faire un jogging pendant la sieste de bébé ? » ou tout aussi bien, « Comment faire des économies quand on élève seule un enfant ? ». De plus, et c’était le cœur du roman, la mère célibataire faisait des fugues la nuit. Pas pour aller faire un jogging, mais juste pour prendre l’air, sortir, décompresser. Tout cela n’avait rien à voir ni de près ni de loin avec les romans de Béatrice Blandy, d’ailleurs les siens ne parlaient jamais d’enfants, pour la bonne raison, expliquait-elle dans un entretien sur France Culture, qu’elle n’en avait jamais voulu. Elle était écrivaine, insistait-elle, elle avait d’autres livres à fouetter. Elsa l’admirait d’autant plus qu’elle n’avait pas su elle-même résister aux injonctions de maternité, encore très fortes en province, où elle vivait.
Forum reçut un très bon accueil, et même si les mères célibataires n’eurent pas vraiment le temps de le lire, il lui permit d’élargir son lectorat, principalement des parents qui lui envoyaient des messages sur Facebook, expliquant que même en couple, ils vivaient des situations très proches, et ressentaient profondément le besoin d’évasion de la narratrice. Elsa fut pour la première fois invitée à des festivals, et le livre reçut même plusieurs propositions de traductions. Elle était intimement convaincue que la petite phrase de Béatrice Blandy, placée en exergue du livre, lui portait chance, qu’elle agissait tel un talisman, et que son autrice favorite, quelque part, veillait sur elle.
C’est à cette période-là qu’Elsa reçut une lettre, transmise par sa maison d’édition avec quelques semaines de retard.

Paris, le 23 mai
Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer. Je vous joins ma carte, avec mon numéro,
Thomas Blandy »

Extraits
« Vue de Lyon, la vie parisienne avec Thomas paraissait excitante, aventureuse, pleine de rires, de rencontres, de sorties. C’était Paris la liberté contre Lyon l’endormie. Paris la fête contre Lyon la défaite. Ici, elle s’ennuyait et n’avait qu’une hâte, que la semaine prenne fin et qu’elle puisse enfin filer par le premier TGV et retrouver sa liberté. » p. 91

« Qu’importe les personnes réelles derrière une œuvre, l’essentiel était l’œuvre elle-même. Notre époque survalorisait la figure de l’artiste aux dépens de l’œuvre, un titre ne se vendait bien que si l’auteur était capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préférait des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature était à l’opposé, et, si elle se présentait le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time, Elsa sentait qu’elle était loin, ailleurs. » p. 123

À propos de l’auteur
FIVES_Carole_©Francesca_MantovaniCarole Fives © Photo Francesca Mantovani

Carole Fives est romancière, nouvelliste et essayiste. Elle a notamment publié Une femme au téléphone, Tenir jusqu’à l’aube et Térébenthine. Quelque chose à te dire est son sixième roman.

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Et ils dansaient le dimanche

PIGANI_et-ils-dansaient-le-dimanche  RL-automne-2021

En deux mots
En 1929 Szonja quitte la Hongrie pour venir travailler dans les usines textiles de la région lyonnaise. Les rêves de liberté qu’elle caresse vont vite se heurter à la dure réalité des cadences infernales et des odeurs toxiques. Peut-être qu’un mari pourra lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Szonja ou la vraie vie

Paola Pigani s’est plongée dans l’histoire industrielle de la région lyonnaise pour retracer le destin des immigrés engagés pour produire la soie artificielle. À travers l’histoire de Szonja, ce sont les luttes ouvrières des années 1930 qu’elle fait revivre.

Deux jeunes filles essaient de dormir un peu dans le train qui les mène de Budapest à Lyon. Márieka et Szonja font partie d’un contingent d’ouvrières recrutées en Hongrie pour servir de main d’œuvre dans les usines de viscose. Depuis 1923, de «bons patrons» recrutent à tour de bras, notamment en Italie, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Arménie et en Espagne pour faire tourner ces usines monstrueuses ou la chimie transforme les matières premières en soie artificielle.
À peine débarquées de la gare de Perrache, un bus les conduit dans un pensionnat aux règles strictes où les religieuses les logent et les nourrissent contre un loyer défalqué de leur paie qui est inférieure à celle des françaises et à celles des hommes qui touchent 3,50 francs de l’heure. Là encore, il n’est pas question de se reposer, le travail attend. Après avoir pointé, dix heures éprouvantes attendent les salariés dans des relents de vapeurs chimiques. Pour Szonja comme pour les autres, il faut tenter d’apprivoiser les étapes de fabrication, tenir la cadence, apprendre une langue et des termes techniques qui ne lui disent rien.
«Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors, tandis que la pluie s’abat sur la verrière.»
Au fur et à mesure que les semaines passent, il n’y a guère que les sorties dominicales avec ses sœurs d’infortune qui mettent un peu de baume au cœur. Elles font alors le constat de leur échec. Leur rêve de liberté s’est transformé en une nouvelle servitude que leur maigre pécule ne pourra compenser. Reste la perspective de trouver un mari, de quitter le pensionnat Jeanne d’Arc, de fonder une famille. Méfiante, Szonja finit par répondre aux avances de Jean et accepte de l’épouser. Le couple va pouvoir emménager dans un appartement au quatrième étage de la cité. Une nouvelle expérience qu’ils doivent Gérer, trouver leurs marques, afin de partager au mieux leur quotidien de misère. Mais le combien le conte de fées est bien loin et très vite les soucis se transforment en griefs puis en coups. La crise de 1929 se fait aussi sentir aussi à Vaulx-en-Velin. Le travail se fait plus rare. Il faut fermer des unités, licencier. Le tout accompagné de relents xénophobes. Ceux qui échappent à la porte voient leurs conditions de travail se dégrader encore. La maladie, l’alcool et la violence domestique sont des fléaux qui s’étendent bien plus vite que les mouvements syndicaux qui réclament juste un peu de justice sociale.
En étudiant les archives et en fouillant la mémoire ouvrière, Paola Pigani ne donne pas uniquement de la chair et de la véracité à son récit, elle brosse un pan d’histoire qui résonne tout particulièrement aujourd’hui, au moment où une frange croissante de la population voit dans les immigrés la cause de tous leurs maux. Vision simpliste et nauséabonde qui ne tient pas au regard d’une réalité bien plus complexe. Szonja n’est pas sans rappeler, bien des années plus tard Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli ou encore, pour la solidarité ouvrière, le Germinal de Zola. Un roman fort, de ceux qui laissent une marque indélébile à ses lecteurs.

Et ils dansaient le dimanche
Paola Pigani
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034904303
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Vaulx-en-Velin et dans la région lyonnaise. On y évoque aussi les pays d’origine des migrants, et principalement la Hongrie et l’Italie.

Quand?
L’action se déroule de 1929 à 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur le quai de la gare de Perrache, un jour de l’année 1929, une jeune Hongroise, Szonja, a rendez-vous avec son avenir : la France où brillent encore les Années folles et l’usine qui l’a embauchée à la production de viscose. Répondre au désir des femmes d’acquérir ces tissus soyeux à bas prix ne lui fait pas peur. Son rêve, c’était de quitter le dur labeur de paysanne. À Vaulx-en-Velin, dans la cité industrielle, elle accepte la chambre d’internat chez les sœurs, les repas au réfectoire et les dix heures quotidiennes à l’atelier saturé de vapeurs chimiques. Les ouvriers italiens ne font-ils pas de même ? Elsa, Bianca, Marco et les autres tiennent les rythmes épuisants, encaissent les brimades des chefs, inhalent les fumées nocives contre de maigres salaires. Cela ne les empêche nullement de danser le dimanche au bord de la Rize.
Dans ces modestes vies d’immigrés, la grande crise fera irruption, amenant chômage, mise à l’écart des étrangers et affrontements avec les ligues. Portée par une inébranlable solidarité et une détermination à vivre, la colère constituera le socle de leur rassemblement, jusqu’à aboutir au Front populaire.
Après les soyeux, la légende lyonnaise des viscosiers.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
L’usine Nouvelle (Christophe Bys)
France 3 Auvergne Rhône Alpes (Franck Giroud)
SoundCloud (Lyon demain, Gérald Bouchon)
Blog Le tourneur de pages
Blog Surbooké (Laurent Bisault)
Blog Le fil de Mirontaine
Blog Alex mot-à-mots


Paola Pigani présente Et ils dansaient le dimanche © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
« Je t’attends, je serai patiente », m’a-t-elle dit dans un rêve, son visage voilé par un rideau. À peine ai-je eu le temps de distinguer une silhouette, des boucles brunes, des jambes maigres au ras d’une combinaison, une poignée d’épingles à cheveux sur une sorte de guéridon. De toutes mes forces, j’ai essayé de retrouver ses traits, de parfaire le rêve, donner chair à une image furtive, l’habiller de temps, de mémoire. Je serai patiente.
Ces mots m’ont poursuivie alors que je tentais de distinguer la provenance d’un bruit étrange dans la chambre. Il m’a semblé entendre une feuille tomber, puis deux. J’ai arpenté mon petit périmètre de silence. Le bruit a repris, comme la chute d’une présence infime. J’ai laissé mon regard flotter de part et d’autre de la pièce, oubliant tout ce qui pouvait parvenir de l’extérieur, oubliant la ville et ses rumeurs d’asphalte, le soleil trop fort qui cognait au carreau. Aux aguets entre les murs, je me sentais devenir la proie de moi-même. C’est alors que j’ai aperçu contre la plinthe une sorte de phasme, un brin de vie mi-paille mi-herbe qui tentait de retrouver le plein air, le plein jour, la pleine clarté. Une créature minuscule, une fibre froissée dans un coin de ma chambre et de ma vie.
« Je t’attends, je serai patiente, je reviendrai. » C’était elle, la femme de mon rêve. J’ai compris alors que je partirais de rien, d’un soupçon d’existence, d’un fil de rayonne aussi ténu que celui d’une araignée.
J’allais devoir écarter le rideau doucement, l’approcher, la nommer, la déloger aussi d’une des alcôves de la mémoire ouvrière. Cerner son histoire traversée de toutes les fatigues, de tous les élans. Suivre la ligne de l’Est jusqu’au passage des migrants, m’attacher à ceux qui avaient fondé une ville de banlieue autour d’une des plus grandes usines de textile artificiel en France, marcher dans les gravats, imaginer derrière chaque pan de l’effondrement ce qui s’était construit de la solidarité. Une épopée ouvrière, cosmopolite et fragile, au siècle dernier.
Parce que rien n’éblouit cette mémoire, sinon les traces de l’effort humain.

Épaule contre épaule, leurs deux visages dans l’anse de leurs cheveux mêlés. Impossible pour l’une de remuer une main sans réveiller l’autre. Szonja s’est endormie contre Márieka. Ni elles ni ceux du convoi ne traverseront l’océan, n’atteindront les Amériques. Tous suivront la voie tracée dit-on par MM. Gillet et Chatin. De bons patrons les attendent en France, convoitant depuis 1923 une main-d’œuvre servile et bon marché, qui ont cru en l’avènement de la viscose, cette soie artificielle dont se vêtent déjà à bas prix toutes les femmes d’Europe, dont on va pouvoir fabriquer les meilleurs parachutes pour la prochaine guerre.
Lorsqu’elle se réveille, Szonja fixe à l’angle du wagon les reposoirs en bois où valises et cabas à provisions ont été hissés. Une louche en cuivre dépasse de l’un d’eux et prend la lumière des réverbères à chaque gare. Un petit soleil témoin pour elle seule. Le voyage est si long depuis Budapest qu’un fragile mouchoir de poussière s’est accroché à la hauteur des rideaux en gros drap. Son regard oscille entre ces deux points d’accroche.
Des poivrons, des oignons crus passent de main en main, puis des œufs durs, des petits pains au pavot. Szonja voudrait tout avaler à la fois sans rien connaître des villes traversées – Vienne, Linz, Munich, Berne, Genève – ni des villages perdus dans le magma de la nuit. Être déjà arrivée, trois ou quatre jours plus tard à Lyon avec une vraie faim, un espace dans son corps et dans sa tête où pourraient s’incruster l’attente, le désir, une autre Szonja.
Pour l’heure, elle a du mal à se déplier dans ce compartiment où les voyageurs sont tellement serrés les uns contre les autres. Entre les pépiements des femmes, les montées de tabac des hommes et le tempo régulier du train sur les rails, elle n’a droit qu’à un sommeil coupé menu. Elle sait à peine ce qui l’attend, là-bas, un contrat pour quelques mois, chambre et repas dans un pensionnat dont les frais seront prélevés sur sa paie. Travailler dans une usine en France, loin des paysans de Sárvár, des champs de houblon, de betteraves, avoir une place parmi les hommes, gagner son propre argent. Szonja ne pense pas à être libre. Le pays qui s’annonce au-delà des brumes n’a pas de contours. Liberté et rêve ne ressemblent à rien.
Dans les couloirs du wagon, le petit monsieur à chapeau gris repasse pour la troisième fois avec une jeune femme qui traduit en hongrois ses consignes à tous. Ensemble, ils vérifient les noms sur un registre que l’homme tient avec autant de dévotion qu’une bible, s’assurent que personne ne manque, qui aurait renoncé la veille du départ, ravalé par une fiancée ou une mère en larmes, ou par le sentiment de trahir les siens. Peut-être se sent-il prophète à cette heure, l’homme si grave au registre, ayant le devoir de guider leur petit peuple indigent ? Parmi les six cents voyageurs, près de la moitié ira à Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon, les autres à Izieux et à Échirolles. Un contingent a déjà été détaché pour une usine de Colmar.
L’aventure en grise certains. Pour eux, la chance penche vers des collines, des rivières, des villes aux vitrines illuminées. Pour les autres, la peur se niche entre les mains croisées sur des genoux secs et sages. Ne pas remuer l’air, ne pas réagir à la promiscuité, ne pas entraver l’allant dans le convoi des vaillants.
Avant la prochaine gare, un couple s’agite, s’habille à la hâte. L’homme enjambe plusieurs paires de genoux couverts d’enfants et de victuailles, saisit leur unique valise. Sa femme secoue la tête sans un mot face aux visages étonnés du wagon entier. Tous les deux se dirigent vers le bout du couloir avant de sauter comme des fugitifs sur le quai désert. Des centaines d’yeux les regardent disparaître dans le noir. On ne veut pas savoir s’ils ont raison ou tort, s’il faut croire à la suite aveugle du voyage pour émigrer dans l’espoir.
Szonja imagine qu’après ce train il y en aura d’autres, et au bout des voies ferrées un tramway ou un autocar jusqu’à l’usine. Ses chaussures sentent déjà l’immobilité moite. Elle les ôte, traverse le wagon en socquettes, puis le suivant, une forêt avec ses odeurs fauves, ses hommes à la lisière des compartiments qui fument et l’avalent du regard. Elle s’écarte d’eux, se plaque contre les parois du couloir pour éviter de les frôler. Un grand brun lui glisse tout bas qu’elle ressemble à Erzébet Simon, lui demande si elle est juive, comme cette Miss Europa 1929 qui vient d’être élue plus belle femme d’Europe, beauté consolante pour le peuple hongrois depuis la dislocation de l’Empire. Szonja s’éloigne des garçons, ne rougit même pas à leurs allusions. Ils sont quelques-uns, comme eux, à vouloir mettre à profit les longues heures du voyage pour faire la cour aux filles, gagner du temps, ne pas risquer de les voir un jour entre les bras d’un Français. Ils rêvent de fiançailles sauvages en chemin de fer. Ils aimeraient franchir à deux, enlacés, les grilles du paradis de l’Homme nouveau.
Le crépuscule brouille les visages dans les coursives mal éclairées. Szonja revient s’affaler sur la banquette du wagon. La pluie bat les vitres tandis que ses voisins mangent un fruit en silence, gardent le plus longtemps possible leur couteau dans une main, un morceau de pain dans l’autre, pour que dure le goût d’hier. Leurs doigts attentifs autour du fruit ou de la miche déjà un peu rassie.
La jeune fille essaie de les oublier et de rendormir les dernières images qui s’enroulent autour d’elle comme la vieille laine de son chandail où glissent ses mains froides.
C’était quelques semaines avant le départ. Elle était restée assise sur un talus en bordure de champ, avait frotté la terre qui maculait ses bas de laine, s’était relevée un peu trop brusquement comme pour secouer le ciel de bruine et l’impression d’appartenir à un monde las. Une oie s’était approchée de la mare, à dix pas de Szonja, lourde et laide dans son gloussement poussif. Cette vision de grasse volaille sans désir de voler l’avait soudain traversée. Non, elle n’allait pas devenir ainsi. Faire sa vie avec un paysan de Sárvár ou de la plaine de Pécs. N’avoir pour horizon que des lignes tremblantes de blé, les houblonnières, les touffes bleues des choux, le vieux verger du père. Ne porter qu’une robe par saison, les mêmes chaussures toute la vie pour les mêmes routes villageoises.
Sa cousine Márieka l’avait rejointe et elles étaient allées à l’épicerie acheter du sucre et du fil à coudre, s’étaient attardées dans leurs rires, l’oubli des besognes, avaient gaspillé quelques minutes encore à lire des avis à la population sur le mur de l’école. Un vol de cigognes était passé au-dessus de l’église. Leurs deux visages tournés vers le ciel avaient suivi les ailes, les nuages dans la même blancheur de céruse, un flou presque sale. Szonja avait tiré sa cousine par la manche et l’avait contrainte de revenir sur leurs pas. Peut-être n’avaient-elles pas tout saisi de l’affiche de recrutement.
« Recherchons ouvriers hommes, femmes de seize à quarante ans, familles, couples, célibataires bien-portants pour un travail dans une nouvelle usine de textile en France. Contrat de trois mois renouvelable en fonction de la valeur à la tâche. Transport et logement assurés et déduits de la paie par quinzaine. Se présenter ici même le 4 novembre à partir de neuf heures. Priorité sera donnée aux anciens ouvriers de l’usine de Sárvár. »
Elles s’étaient demandé un instant ce que signifiait « bien-portants », s’étaient tâté les bras et pincé les hanches. Oui, elles pouvaient prétendre à un travail d’ouvrières là-bas, loin des terres magyares et de leurs hommes à longue moustache. Le balancement du panier qu’elles tenaient à deux avait repris entre leurs jupes. Márieka avait fait halte soudain. Grave, elle avait cherché dans les yeux de Szonja ce bleu d’enfance qui dansait encore. Lui avait secoué les mains. « Toi et moi, on va y aller ! »
Deux bouches en moins à nourrir dans leurs familles. Moins de draps à laver. Deux bouches à remplir de mots nouveaux, France, ouvrière, usine. Deux bouches qui redoubleraient d’audace, d’une faim vorace. Elles allaient se faire leur propre dot d’avenir.
Puis tout était allé très vite. Être pauvre, c’est savoir se jeter sans état d’âme dans un ailleurs. Plier sa vie dans une valise en carton bouilli, entre quelques vêtements et des rêves de second choix.
Leur grand-mère leur avait donné un coupon de tissu qu’elles avaient partagé pour se coudre deux robes identiques toutes droites, et avec les chutes elles s’étaient fait des rubans un peu grossiers pour se nouer les cheveux. Elles n’en aimaient pas le motif, des rayures gris et grenat. Elles n’aimaient ni leurs souliers plats, ni les premières, ni les dernières lamentations de la grand-mère, ni l’idée de monter dans un train interminable avec des villageois trop familiers.
Un matin, déjà éprises de leur nouvelle vie, elles avaient coupé leurs lourdes nattes pour dégager leur nuque, à la mode de Budapest, et elles s’étaient promis de ne jamais porter de fichu sur la tête. Une envie d’avoir une longueur d’avance sur la beauté des femmes alors que leurs pommettes rosies et leur allure gauche trahissaient encore leurs dix-sept ans. Les parents, eux, ne disaient rien, leurs filles ne partiraient pas pour longtemps, six-huit mois tout au plus. On les avait recommandées aux agents du recrutement et au prêtre, garant de la moralité des travailleurs : des jeunes filles droites et courageuses, ayant déjà embauché à la sucrerie près de Sárvár. Au moins, elles reviendraient avec un peu d’argent, après cette crise qui jetait tant de désœuvrés sur les routes.
La veille du grand départ, Szonja avait encore aidé le père à remplir un tombereau de betteraves, poussé les oies dans leur enclos, curé ses ongles terreux, lavé ses cheveux avec une excessive lenteur, enduit ses mains de saindoux pour en atténuer les gerçures. Puis elle était allée vider la bassine dehors pour regarder le soleil rougir les chaumes derrière le puits. Elle avait voulu provoquer contre l’anse du seau en zinc le petit cri de rouille de la chaîne qui l’amusait enfant, se donner le courage de balancer aussi les doutes et les craintes de la grand-mère. Après ça, ne rien entendre, ne plus rien voir, laisser l’eau noire, au fond, tout au fond. Tourner en rond dans le jour finissant, essayer de repousser la lumière alentour, penser à des choses simples et idiotes.
Szonja avait juré, craché sur le cuir de ses chaussures qu’elle les jetterait par la fenêtre du train même si elle n’en avait pas d’autres. Avec une vieille chaussette, elle les avait pourtant fait briller autant que possible pour leur donner un aspect neuf malgré les traces de betterave mauves. Elle avait usé encore de crachats pour ne pas gaspiller le cirage, changé les lacets effilochés. Bientôt elle marcherait sur le quai d’une gare, dans les rues d’une ville inconnue, se tiendrait autrement au bras de Márieka, le cou dégagé. Elles seraient deux marcheuses de l’avant, éprises d’une légèreté qui claquerait au soleil.
Ensemble, les deux cousines avaient préparé des œufs durs, du pain, glissé à l’intérieur des miches des messages de chance griffonnés sur des bouts de papier roulés, choisi des pommes pas trop mûres, cassé des noix, saupoudré des petits fromages de paprika et de poivre. Les éternuements de Szonja s’étaient mêlés aux larmes de sa cousine pour lui revenir en rires soulevant son corps de spasmes nerveux. Un instant, elles s’étaient laissées aller, sans aucun mot à la bouche, à des grimaces mêlant peur contenue et excitation idiote.
Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné.
Entre les arrêts du train pour recharger la locomotive en eau et charbon, une fatigue inexorable s’accumule, dans l’attente d’une escale plus longue. À Vienne, heureusement, les passagers ont pu arpenter les grands halls, acheter du pain frais, du lait, quelques crêpes, du tabac. Ils ont dû compter chaque pièce avec anxiété, prendre garde à réserver un peu d’argent pour les prochaines étapes. La plupart d’entre eux n’ont pas changé leur peu de monnaie hongroise. Pour les dernières escales en Suisse, en France, ils se contenteront d’aller aux toilettes, de respirer l’odeur métallique des gares.
Après deux jours de voyage, le train siffle longuement avant de s’arrêter au milieu de nulle part. Il faut habituer ses yeux aux fumées et vapeurs qui se mêlent au brouillard épais pour distinguer un semblant de gare et les toits d’une ville presque irréelle. Où sont-ils ? dans quel pays ? Les mécaniciens de la locomotive sautent sur le quai, affolés. Seuls le petit homme en gris et la traductrice sont autorisés à descendre pour s’informer : ils préviennent qu’on ne repartira pas avant plusieurs heures. Ils longent le train entier sous les fenêtres, répétant l’information et interdisant toute sortie. On détache la locomotive. L’opération secoue les premiers wagons et transmet l’onde d’inquiétude aux suivants jusqu’à l’extrémité perdue dans la brume.
Une nuée de corneilles afflue : de vieilles femmes tout en noir qui se précipitent et sortent de leurs cabas maintes choses à vendre. Leur haleine fume dans l’air glacé. Leurs mains qui semblent avoir été passées au brou de noix tendent à la portière et aux fenêtres des petits fromages, des chaussettes en tricot, des flacons d’eau-de-vie, des pommes. Après un bref marchandage, Szonja et Márieka en achètent quatre pour le prix de deux. Un géant passe ses gros bras à travers la vitre pour tirer à lui un sac entier. Il agite deux billets, demande encore trois fioles d’eau-de-vie. Des envieux regardent ses achats passer par les fenêtres, laissant entrer le froid. Szonja et Márieka ont l’impression de ne manger que des pommes depuis trois jours, ça lave les dents, ça fait briller nos bouches, mais une heure après, on a encore faim. Tant pis, elles s’en contenteront.
Toutes les vieilles s’agglutinent pour écouler le reste de leurs marchandises. Le monsieur gris essaie de les chasser en déclarant que, dans ce train à destination de la France, on n’a besoin de rien. Il crie presque À DESTINATION DE LA FRANCE. Mais dans ce convoi pour la France, on n’a prévu que l’eau et le pain, durci en moins d’une nuit.
Les pauvres femmes finissent par disparaître dans la brume, un fatras d’ailes sombres laissant derrière elles l’impression d’une halte dans une contrée hors du temps.
On ne sait plus si on attend le soleil ou la lune. Les va-et-vient reprennent dans les couloirs. Des soupirs de résignation gagnent tous les compartiments, que couvrent peu à peu les bruits d’allumettes qu’on craque pour une pipe, une cigarette, une lampe torche. Entre le froissement des pages tournées, missels ou journaux, le fil des bavardages las, des berceuses murmurées.
Le train repart enfin à la nuit tombée.
Les garçons qui ont remarqué Szonja repassent dans le couloir, insomniaques et nerveux. Szonja détourne la tête, baisse les yeux dans l’espoir qu’ils ne la reconnaissent pas, essaie de dormir un peu dans les bruits de papiers froissés, de mâchoires appliquées. Ils dévisagent toutes les jeunes filles, cherchent un peu de joie, en vain.
Márieka s’agite dans son sommeil, enfouit son visage dans son châle. Puis un à un s’éteignent les mouvements humains, le compartiment sombre dans le silence. Seule la plainte lancinante du train rythme la nuit. Szonja rêve qu’il s’arrête en plein champ. En quelle saison ? À quelle heure du jour ? Les wagons se vident en un instant. Une foule de femmes, d’hommes et d’enfants se répand dans l’herbe, sans bagage, sans chapeau ni manteau. Restée seule derrière la vitre du train, elle s’écrie « Revenez ! », mais personne ne l’entend.
Elle se réveille en sursaut. Tout le monde dort. Sauf une mère qui lange discrètement un bébé sur ses genoux. L’odeur des selles accroît le malaise de Szonja. La femme roule le linge souillé dans un vieux journal et, le temps de le porter dans le seau à déchets au bout du wagon, lui confie le petit. Elle caresse son crâne couvert d’un bonnet de coton, sa respiration lente lui fait du bien. Tous deux se laissent bercer jusqu’au retour de la mère. Les jeunes femmes échangent encore quelques signes. Une odeur de tabac s’échappe du couloir. L’aube est lente à venir. »

Extrait
« Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors tandis que la pluie s’abat sur la verrière. Elsa, à la sortie, la prend par le bras. » p. 46-47

À propos de l’auteur
PIGANI_Paola_Melania_AvantazoPaola Pigani © Photo Melania Avantazo

Paola Pigani est romancière et poète. Elle est l’auteure de trois romans remarqués, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2013), Venus d’ailleurs (2015) et Des orties et des hommes (2019). (Source: Éditions Liana Levi)

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Nézida

PATURAUD_nezida
  RL2020 Logo_premier_roman

 

En deux mots:
Née en 1856 à Comps dans la Drôme, Nézida est décédée vingt-huit ans plus tard. Si sa vie mérite un roman, c’est parce qu’elle portait en elle une farouche volonté de faire bouger les choses, de quitter son village natal et de devenir infirmière, voire médecin.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Nézida, en route vers l’émancipation

Nézida Cordeil, 1856-1884. C’est en découvrant une photographie de cette jeune femme que Valérie Paturaud a décidé d’en savoir plus et de nous raconter la vie de cette féministe avant l’heure. Un premier roman réussi.

Il y a quelques années maintenant, Valérie Paturaud s’est installée à Dieulefit et s’est intéressée à l’histoire de sa ville et de sa nouvelle région. Elle a alors appris que ce coin de la Drôme était connu pour être haut lieu du protestantisme et de la Résistance. En cherchant à en savoir davantage, elle a trouvé une photographie de femme portant la mention «Nézida Cordeil, 1856-1884». Intriguée par ce prénom peu usuel, elle est alors partie sur les traces de cette femme avant de choisir de la faire revivre dans son premier roman.
Elle nous entraîne dans la seconde moitié du XIXe siècle, du Second Empire aux débuts de la Troisième République dans ce coin de France où de nombreux Vaudois venus d’Italie ont trouvé refuge. La Drôme est alors le quatrième département le plus protestant de France et compte 26 pasteurs réformés. Et s’ils «prônaient davantage le réveil religieux que le combat politique», ils n’en instillaient pas moins dans l’esprit de leurs concitoyens de petites graines d’idées nouvelles. Il n’est de ce fait pas trop étonnant de voir Nézida s’interroger sur sa vie, son rôle et ses ambitions. Mais ne brûlons pas les étapes et revenons sur les jeunes années de cette femme étonnante. À l’image de sa fratrie et de ses amis, son destin semblait tout tracé. À Comps, dans son village natal, il fallait travailler la terre, essayer de trouver le meilleur parti, avoir des enfants et s’en occuper. Son père imagine par exemple qu’elle pourrait épouser son ami Isidore qui travaille au château, «cette imposante bâtisse qui dominait à la fois le village et ses habitants.» Si l‘idée ne semble pas lui déplaire à priori, elle a dans son caractère ce que certains voient comme un vilain défaut, une insatiable curiosité. Elle veut sans cesse apprendre et découvrir. Aussi décide-t-elle de seconder son Maître d’école après avoir très attentivement suivi ses leçons.
Et quand un jeune homme «venu de l’extérieur» tombe sous son charme, elle y voit le moyen de ses ambitions. Elle épousera André Delaitre et partira s’installer avec lui à Lyon. C’est dans une ville industrielle où les soieries vont connaître leur apogée qu’elle s’intéresse au prolétariat, qu’elle leur tend une main secourable, qu’elle veut ensuite aider en devenant infirmière, partageant ainsi le rêve de son amie Camille.
Si ce roman est réussi, c’est parce que Valérie Paturaud a choisi d’en faire un témoignage polyphonique, donnant tour à tour la parole aux différents acteurs (Voir la liste des personnages ci-dessous), à ses parents, à ses frères et sœurs. On a ainsi un panorama riche et vivant de la société et des opinions de l’époque. On peut aussi lire certains avis tranchés entre ceux qui voient dans cette femme courageuse et intrépide un exemple à suivre et ceux qui pensent que son ambition est démesurée et qu’elle déroge aux règles patriarcales et conjugales. Comme fort souvent, on imagine que la vérité se situe quelque part entre ces deux extrêmes. Que si elle ne s’était pas autant investie durant sa grossesse, elle aurait pu vivre un peu plus longtemps. Mais grâce à Valérie Paturaud, sans doute émue par son destin tragique, elle revit aujourd’hui.

Personnages principaux
Nézida Cordeil
Née le 18 novembre 1856 à Comps dans la Drôme.
Antonin Soubeyran
Né le 3 septembre 1853 à Dieulefit dans la Drôme.
Suzanne Cordeil
Mère de Nézida, née Gougne le 12 mai 1836 à Comps.
Pierre Cordeil
Père de Nézida, né le 12 février 1831 à Comps.
Paul Cordeil
Frère de Nézida, né le 19 septembre 1859 à Comps.
Jean-Louis Cordeil dit Léopold
Frère de Nézida, né le 10 mars 1862 à Comps.
Joséphine
Amie d’enfance de Nézida, née le 28 mars 1857 à Comps.
Jean-Antoine Barnier
Maître d’école de Nézida, né le 5 septembre 1820. Instituteur de 1841 à 1886, à Comps.
Ovide Soubeyran
Frère aîné d’Antonin, né le 11 avril 1851 à Dieulefit.
Henry Soubeyran
Frère puîné d’Antonin, né le 10 décembre 1855 à Dieulefit.
Louise Soubeyran
Mère d’Antonin, née Defaysse en 1816 à Dieulefit, épouse d’Antoine Soubeyran, son cousin germain.
Éliette
Garde-malade de Louise Soubeyran, née en 1861.
Camille Delaitre
Amie de Nézida, née le 30 janvier 1859 à Lyon.
André Delaitre
Mari de Camille, né le 20 février 1850 à Lyon.

Nézida
Valérie Paturaud
Éditions Liana Levi
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9791034902569
Paru le 28/05/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans la Drôme, à Dieulefit et Comps ainsi qu’à Lyon.

Quand?
L’action se situe de 1856 à 1884.

Ce qu’en dit l’éditeur
Septembre 1884. Nézida. Ils parlent d’elle. Ils ont grandi ensemble, l’ont côtoyée à l’école et au temple, au hameau et au village lors des marchés et des fêtes. Elle est de retour parmi eux, sur les hautes terres de la Drôme provençale où s’accrochent les familles protestantes depuis des siècles. C’est là qu’elle a été baptisée d’un prénom singulier. Elle a choisi la liberté et l’indépendance. Elle a su ne pas être captive d’une vie toute tracée et s’épanouir à la ville, Lyon. Sur son passage, elle n’a cessé de soulever l’étonnement et la réprobation. Et l’admiration aussi, même chez ceux qui ne pouvaient comprendre son opiniâtreté à ne rien renier, ni les siens ni elle-même, et accepter sa volonté d’être une femme inscrite dans la société, loin des frivolités mondaines. Une vie trop brève, fulgurante comme le vent sur les pierres de Dieulefit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Nathalie Jakobowicz, Librairie Le Phare, Paris)
RCF (Le livre de la semaine)


La rentrée de printemps des auteurs d’Auvergne-Rhône-Alpes 2020 / Entretien avec Valérie Paturaud à propos de Nézida © Production Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Silence.
Silence dans la maison. Pénombre et silence, les volets sont presque clos et impriment leur ombre de craie grise sur les murs qui soutiennent encore ce qui reste de vie. La bise noire s’insinue déjà en cette fin septembre. Un vent glacial et puissant venu du nord étouffe de ses voiles sombres les collines et balaie de mauve la terre. Il malmène les âmes comme les bêtes. Les légendes courent… Les hommes deviendraient fous, les femmes hystériques, les crimes commis ces jours de grand vent seraient amnistiés.
Le loquet du volet s’agite par bourrasques ; son battement ponctue l’absence de mouvement dans la pièce sombre. Quelques pommes sur la table, un reste de pain, le couteau, la cruche d’eau.
La tête penchée, le corps maigre mais si lourd, tout le corps vers l’avant, Paul Cordeil pousse de ses doigts une mie de pain, l’éloigne, la reprend, concentré sur cette action infime. Le temps et le silence s’étirent. Il lève un peu la tête, regarde l’horloge. L’aiguille s’est à peine déplacée depuis son dernier coup d’œil. La mie de pain occupe son esprit, le silence est tel qu’il se croit seul.
Près de la cheminée pourtant, une ombre de laine se déplace lentement, attentive à sa tâche. Au gré de ses gestes, lumière et obscurité varient dans la pièce immobile. Elle s’applique à remplir d’eau bouillante la cuvette émaillée, d’un geste sûr, de la marmite à la cuvette. Très lentement, elle se dirige vers l’escalier de bois. Elle passe devant Paul. Il ne s’interrompt pas, ne lève pas la tête. La première marche craque un peu. Ouvrir la porte sans pencher le récipient. Ne pas renverser.
Il fait encore plus sombre dans la chambre où les persiennes sont tirées, protégeant les vitres des assauts du vent. La chambre est simple : une commode sur laquelle la photo d’un soldat fait face au portrait de jeunes mariés. Une couronne sous un globe ovale : petites fleurs blanches, minuscules pétales liés par une fine tige de perles.
Deux chaises de bois clair.
Et le lit en fer.
Des draps blancs tout juste sortis de l’imposante armoire.
Fine, transparente, dans une chemise de nuit boutonnée très haut, le col humide, paupières baissées, longues mains teintées de bleu posées sur les draps amidonnés, un mouchoir de dentelle sur l’oreiller, Nézida dort calmement, désespérément… le souffle imperceptible.
La jeune fille s’avance au bord du lit, écarte un peu le drap. Elle trempe dans la cuvette chaude la serviette rêche qui attendait sur la table de nuit, soulève la chemise grège et pose le linge sur le ventre distendu. Eau fraîche pour le front, eau chaude pour le ventre. Elle fait de son mieux : le médecin viendra, ce soir, accompagné du pasteur, peut-être. La mort qui semble s’inviter dans la maison est bien silencieuse. La jeune fille envoyée par la matrone pensait que mourir était beaucoup plus bruyant. Pas de pleurs, pas de cris, plus de vie déjà. Elle imaginait que la mort s’accompagnait de larmes et de démonstrations effrayantes.
Ce silence la met mal à l’aise. Même les langes blancs dont dépassent quelques mèches brunes ne semblent pas vivants. Pourtant on lui a dit qu’Élise, la nourrice, allait venir allaiter l’enfant. Elle ne lui a pas prêté attention en entrant, lorsque, pour atteindre le broc posé sur la commode, elle a dû contourner le berceau. C’est comme s’il ne contenait rien. C’est ce qui la trouble le plus. Ici rien ne vit ni ne semble voué à vivre. Elle aimerait bien partir mais elle a reçu l’ordre de veiller jusqu’à l’arrivée du médecin. D’habitude elle garde les chèvres, la chienne qui a mis bas, le petit garçon de la voisine, le temps que la mère s’occupe des bêtes. Veiller le silence et l’obscurité, c’est la première fois, et elle n’aime pas ça du tout… mais elle ne peut désobéir, donc elle fait de son mieux.
Eau chaude, eau froide, pousser et retenir le berceau si l’enfant se mettait à remuer, redescendre doucement l’escalier, servir la soupe à l’homme assis, jeter un œil à l’horloge et espérer qu’enfin les voix des voisins, du médecin, du pasteur viennent rompre ce silence. »

À propos de l’auteur
Valérie Paturaud a exercé le métier d’institutrice dans les quartiers difficiles des cités de l’Essonne après avoir travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse. Installée depuis plusieurs années à Dieulefit, elle s’intéresse à l’histoire culturelle de la vallée, haut lieu du protestantisme et de la Résistance. Avec son premier roman, Nézida, elle signe un récit polyphonique intense et émouvant. (Source: Éditions Liana Levi)

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En deux mots:
Une femme habillée de latex est retrouvée morte dans un appartement de Lyon. Dans la pièce attenante, un homme prostré. L’enquête qui commence va nous entraîner dans le milieu BDSM de Lyon, mais aussi nous offrir une réflexion sur la sexualité et la quête de la jouissance, sur le couple et sur… la vie de famille!

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Maîtresse et esclave

Sabrina est retrouvée morte dans son appartement de Lyon. En racontant l’enquête qui suit Matthias Jambon-Puillet nous offre un premier roman qui explore une face cachée de la sexualité. À la fois étonnant, sans tabous, et surprenant.

Attention, livre chaud, livre choc! Cet Objet trouvé n’est pas à mettre entre toutes les mains, même s’il nous dévoile un pan fort intéressant de la sexualité connu sous le sigle BDSM et dont Wikipédia nous apprend qu’il signifie «Bondage, Discipline, Sado-Masochisme» et «désigne une forme d’échange sexuel contractuel utilisant la douleur, la contrainte, l’humiliation ou la mise en scène de divers fantasmes dans un but éro-gène. Au centre des pratiques sadomasochistes et fondé sur un contrat entre deux parties (pôle dominant et pôle dominé)».
Avec l’histoire de Marc, Matthias Jambon-Puillet va nous en offrir une illustration sai-sissante. Marc, c’est cet homme retrouvé par une brigade de pompiers un immeuble de la Croix-Rousse à Lyon. Chargée de vérifier si une jeune femme dont on est sans nouvelles depuis plusieurs jours est toujours en vie, elle va tomber sur le corps sans vie de Sabrina, ligotée dans une tenue de cuir qui ne couvre qu’un minimum de ses attributs généreux et sur cet homme prostré, recroquevillé dans la pièce attenante.
L’enquête commence. Elle va nous permettre, grâce à l’habile construction du roman, de découvrir petit à petit comment on en est arrivé à ce drame. Comment Marc a sou-dain basculé d’une vie à une autre. Comment, le soir de l’enterrement de sa vie de garçon, il a disparu, laissant Nadège, sa fiancée, désemparée. D’autant plus que, quelques mois plus tard, elle donnera naissance à un petit garçon qu’elle appellera Enzo.
L’habile construction du roman, qui fait alterner les points de vue, nous permet de suivre Marc et Sabrina – le dominé et la dominante – ainsi que Nadège et Enzo qui essaient de se construire un avenir avec Antoine. Jusqu’à ce fameux fait divers qui va remettre Marc dans la vie de Nadège. C’est l’heure des questions, des remises en cause, des doutes: «J’espère que je n’étais pas à côté de la plaque; pas pendant toutes ces années avec toi. Je crois que ce serait ça, le pire, que je sois passée à côté de qui tu es vraiment». Mais c’est aussi un formidable jeu de la vérité où les masques vont tomber les uns après les autres.
Évitant tout manichéisme, Matthias Jambon-Puillet nous propose une réflexion aigüe sur les liens qui unissent un homme et une femme, sur la quête de l’harmonie sexuelle, sur les limites du pouvoir que l’on peut avoir sur une personne et sur la pos-sibilité – ou non – de changer après avoir été pris dans un tel engrenage. Un premier roman parfaitement maîtrisé et une jolie performance, car avec un tel sujet les risques de dérapages étaient très nombreux.

Objet trouvé
Matthias Jambon-Puillet
Éditions Anne Carrière
Roman
200 p., 18 €
EAN : 9782843379215
Paru le 31 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Lyon et Villeurbanne. On y évoque aussi un voyage jusqu’au Saintes-Maries-de-la-Mer

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le soir de son enterrement de vie de garçon, Marc disparait, laissant seule sa fiancée, Nadège, enceinte de leur premier enfant. Trois ans plus tard, alors que Nadège a refait sa vie, on retrouve Marc: nu, dans une salle de bain, bras menottés dans le dos. Dans la pièce voisine, quelqu’un est mort – une femme gainée de cuir. Qui était-elle? Que s’est-il passé durant ces années? Et, surtout, quel futur pour Marc et Nadège?
Derrière l’énigme apparente se cache une histoire simple qu’il faut reconstituer, celle de trois personnes qui se cherchent, se frôlent, et doivent choisir comment mener leur vie.
Dans ce roman, Matthias Jambon-Puillet donne à voir un triangle amoureux atypique, qui trouve sa réalisation dans l’exploration des sexualités alternatives. C’est aussi, en filigrane, une réflexion sur la masculinité, l’engagement et la quête de la jouissance.

68 premières fois
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Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Nicolas Gary)
Les chroniques de Mandor (Entretien avec l’auteur)
Les Echos (Esther Attias)

Les premières pages du livre
« Prologue
Thibaut est l’homme par lequel l’histoire commence. C’est là son rôle. Il n’en avait pas conscience quand il s’est engagé dans les pompiers volontaires. Lui, ce qu’il s’imaginait du métier, c’était surtout sauver des vies, la camaraderie, le feu. Après plu-sieurs années de service, il connaît maintenant l’enjeu véritable. Il a accepté cette nouvelle fonction. Lorsqu’une intervention se déroule sans accroc, lorsqu’il sauve quelqu’un, résout un problème bénin, lui et son équipe ne font que maintenir la situa-tion initiale en place. «Non, vous ne mourrez pas aujourd’hui.» «Non, votre apparte-ment ne partira pas en flammes.» «Non, votre chat n’est pas perdu.» «Je n’ai rien à vous apprendre si ce n’est que vous avez évité le pire, que la vie continuera sans heurt.» Le revers de la médaille du mérite, ce sont toutes les tragédies, les catas-trophes, les arrivées trop tard. Dans ces cas-là, Thibaut constate, consigne et commu-nique l’information. Il est l’étincelle de la réaction en chaîne qui s’apprête à tout dévas-ter.
Il pense à tout ça, Thibaut, pendant que son collègue tape aux portes du petit im-meuble montée de la Grande-Côte, en plein milieu des pentes de la Croix-Rousse. La mission de ce lundi matin consiste à s’assurer qu’une jeune femme, dont on est sans nouvelles depuis plusieurs jours, est toujours en vie. Thibaut n’aime pas intervenir dans le quartier. Foule de complications que cet enchevêtrement de maisons sur ter-rains pentus, tous ces bâtiments de pierre qui se mêlent les uns aux autres, cousus entre eux par d’étroits escaliers en colimaçon. Par exemple, le petit groupe ne peut pas pénétrer dans l’appartement par la fenêtre, comme ils procéderaient s’il s’agissait d’un immeuble récent. Alors, avant d’enfoncer l’épaisse porte d’époque, et en l’absence de gardien, on interroge les voisins. «Quelqu’un a-t-il une clef?» Les col-lègues de Thibaut tambourinent, s’excusent, expliquent. Le cirque dure cinq étages et dix bonnes minutes avant que l’équipée ne s’avoue vaincue. Ils auront essayé. Thi-baut enfile ses lunettes de protection, retrousse ses manches, attrape le pied-de-biche qu’on lui tend.
Le pompier fléchit les jambes, raidit le dos, accélère le pouls. Il fiche d’un coup net la pointe de la barre en métal au niveau de la serrure, entre la porte et son cadre. Thibaut contracte des années de renforcement musculaire. Poignets, avant-bras, biceps, tri-ceps, épaules et pectoraux besognent de concert pour maximiser la pression contre le montant. La peinture s’écaille, le bois plie. La barre vient appuyer contre le verrou. Il ne s’agit dès lors plus que d’une question de force, jusqu’au point de rupture, là où les lois de la physique termineront le travail. Le reste de l’équipe s’écarte.
Le bruit fascine, la chair de bois qui hurle, le métal de la serrure que l’on pousse, c’est une lente agonie. La porte cède dans une gerbe d’échardes. Thibaut, pris de court, titube en arrière, on le rattrape. Ses muscles tremblent de la différence de sollicitation, passés de tout à rien, ses doigts restent crispés autour du métal. On lui reprend le pied-de-biche. La porte achève de s’ouvrir, soulagée parce que vaincue.
– Est-ce qu’il y a quelqu’un? Madame, c’est les pompiers. Est-ce que tout va bien?
Pas de réponse, pas même d’écho, aucun bruit, Thibaut pénètre dans l’appartement. Une entrée avec portemanteau, petit meuble orné de bibelots et courriers ouverts au-tour duquel se prosternent des chaussures alignées avec soin. Le couloir aux murs nus s’enfonce quelques mètres vers l’intérieur, enjambe une petite cuisine séparée pour arriver au salon. Plafond haut, poutres et pierres apparentes, la décoration est froide: meubles de verre et de métal, pas de magazines jetés en vrac sur le canapé. Seule source de chaleur au milieu du minimalisme, plusieurs étagères de livres habil-lent un renfoncement. L’appartement se déploie via une mince marche qui donne sur un second couloir. Thibaut remarque une ligne de démarcation en forme de relief sous le plâtre qui court du sol au plafond au niveau de la marche: il pénètre dans l’im-meuble voisin. Le logement s’étend entre deux bâtisses distinctes. Typique du quar-tier, datant de l’époque où les ateliers textiles ont été convertis en souricières pour la petite classe moyenne. »

Extraits
« – On m’a dit que tu n’obéissais qu’aux infirmières, pas aux médecins ni aux policiers. Tu ne réponds pas à leurs questions. C’est pour ça que tu es encore suspect. À moins que ce ne soit pour ça que tu n’es pas encore coupable. Je ne sais pas qui elle était ni ce qu’elle t’a fait et maintenant elle est morte. Je ne peux pas lui demander. Elle ne peut pas me répondre. Peut-être même qu’elle ne t’a rien fait, peut-être que tu étais toujours comme ça, planqué quelque part au fond. Notre couple n’était pas parfait, je me souviens de chaque engueulade, ces moments où on a bien cru en rester là. Et parce que tu confiais tes doutes et frustrations, je pensais te connaître. J’espère que je n’étais pas à côté de la plaque; pas pendant toutes ces années avec toi. Je crois que ce serait ça, le pire, que je sois passée à côté de qui tu es vraiment. La vérité, c’est que je n’en sais rien. Et sans cette femme, il n’y a que toi qui peux me dire. »

« « Quoi? » demande-t-elle? « Aucune importance en fait », répond-il. Les plans ont chan-gé, il est temps de prendre ses responsabilités. Il compte l’annoncer ce soir: sa fiancée est enceinte. Ce n’était pas prévu. Mais il ne regrette pas, promis. Elle veut le garder et lui veut faire ce qu’il faut, Sabrina ne comprend pas, en quoi l’enfant change tout, qu’est-ce qu’il l’empêche de continuer à étudier? Marc lève les yeux, regarde le ciel. Un enfant, c’est une responsabilité, morale, financière. Il doit se marier, il doit mettre la fac de côté, le temps de se stabiliser. D’ailleurs, ses parents l’y encouragent, feront ce qu’il faut pour les soutenir. Ils en ont beaucoup parlé, ils y tiennent. Son ami Nicolas lui a proposé de prendre une place à son atelier, en menuiserie, au moins les premières années du bébé. Ce ne sera pas si mal. Si le cœur de Sabrina continue à battre, ce n’est plus de désir. »

À propos de l’auteur
Né à Lyon en 1986, Matthias Jambon-Puillet vit à Paris. Il travaille dans le milieu du divertissement et des nouvelles technologies. Objet trouvé est son premier roman. (Source : Éditions Anne Carrière)

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Tenir jusqu’à l’aube

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En deux mots:
Une mère seule avec un petit enfant essaie de s’en sortir. On va la suivre tout au long de son combat quotidien pour mener de front son travail de graphiste et l’éducation de son fils. Une épreuve exténuante, un constat sans appel.

Ma note:
★★★ (beaucoup aimé)

Ma chronique:

Le dur combat d’une mère célibataire

Un nouveau roman percutant signé Carole Fives. Après Une femme au téléphone, elle nous raconte dans Tenir jusqu’à l’aube le quotidien d’une mère célibataire. Dramatiquement juste, formidablement prenant.

Il y a de ces livres qui vous secouent. De ces histoires qui vous remuent. De ces scènes qui vous restent ancrées dans la mémoire. Carole Fives réussit une nouvelle fois à attraper son lecteur dès les premières lignes de ce court et bouleversant roman. Nous sommes à Lyon où nous prenons le pas d’une femme pressée. Après avoir fait manger son fils, l’avoir couché, lui avoir lu une histoire et attendu qu’il s’endorme, elle s’est offert une escapade de quelques minutes. Prendre l’air, croiser des gens, se promener seule: un luxe quasi impossible pour une mère célibataire. Car chaque pas résonne déjà de ce sentiment de culpabilité. Il pourrait arriver quelque chose au bébé. Aussi se dépêche-t-elle de monter les escaliers et n’est vraiment rassurée qu’en constatant que l’enfant dort toujours.
Tout au long du roman, il va en aller de même. Au fil des jours qui passent le poids de sa responsabilité va croître, les moments de liberté se limiter à la portion congrue.
Dans son appartement, qu’elle n’arrive plus à payer, elle doit être attentive chaque minute car son fils a vite fait de transformer la cuisine en champ de bataille, la salle de bain en territoire inondé ou le coin jeu en studio de street art.
Quand elle va à un rendez-vous ou se promène au parc de la Tête d’Or, sa vigilance ne doit pas se relâcher non plus. Il suffit d’un instant d’inattention pour le perdre, pour qu’il s’en prenne à un autre petit garçon ou qu’il chute malencontreusement.
Bien entendu, elle cherche des solutions. Le père de l‘enfant ayant démissionné, elle essaie de trouver une place de crèche. Mais pour l’obtenir elle aurait dû s’inscrire dès la conception de l’enfant. Son grand-père l’accueille quelquefois, mais s’énerve du manque d’éducation de son petit-fils et s’étonne du laisser-faire de sa fille.
Ajoutons encore à ce tableau les rendez-vous avec l’administration qui va briller par son incompétence à régler les problèmes ou, sorte de sommet de l’humiliation, à sa visite chez le pédiatre. Une scène que je vous laisse découvrir par vous-mêmes.
On l’aura compris, le tableau dressé par Carole Fives ressemble à un long chemin de croix, une épreuve qui apparaît de plus en plus insoluble au fil des jours.
Le temps pour se consacrer à son métier de graphiste se réduit comme peau de chagrin, les dettes s’accumulent, pas plus le père que le grand-père n’apportent leur soutien.
Avec beaucoup d’à-propos, Carole Fives choisit d’agrémenter son récit en publiant d’une part des échanges menés sur internet avec des femmes rencontrant les mêmes problèmes et d’autre part des extraits de La chèvre de Monsieur Seguin, l’histoire qu’elle lit à son bout de chou et qui résonne très fort en elle.
L’épilogue de ce drame est aussi subtil que surprenant. Il nous prouve combien Carole Fives s’installe livre après livre, comme une voix originale de la littérature française contemporaine.

Tenir jusqu’à l’aube
Carole Fives
Éditions l’arbalète – Gallimard
Roman
192 p., 17 €
EAN : 9782072797392
Paru le 16 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Lyon. On y évoque aussi des voyages à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Et l’enfant?
Il dort, il dort.
Que peut-il faire d’autre?»
Une jeune mère célibataire s’occupe de son fils de deux ans. Du matin au soir, sans crèche, sans famille à proximité, sans budget pour une baby-sitter, ils vivent une relation fusionnelle. Pour échapper à l’étouffement, la mère s’autorise à fuguer certaines nuits. À quelques mètres de l’appartement d’abord, puis toujours un peu plus loin, toujours un peu plus tard, à la poursuite d’un semblant de légèreté.
Comme la chèvre de Monsieur Seguin, elle tire sur la corde, mais pour combien de temps encore?
On retrouve, dans ce nouveau livre, l’écriture vive et le regard aiguisé de Carole Fives, fine portraitiste de la famille contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Télérama (Christine Ferniot)
Slate.fr (Thomas Messias)
Lyon capitale (Kevin Muscat)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Lecturissime 
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Loupbouquin 


Carole Fives présente Tenir jusqu’à l’aube. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Avec quelle confiance l’enfant a avalé ses pâtes, ses légumes. Il a même terminé le yaourt aux fraises, son biberon de lait tiède. Avec ça, il devrait être calé.
Elle lui a lu une histoire, est restée près de lui jusqu’à ce que les petits poings se desserrent et relâchent enfin sa main.
Elle a encore patienté quelques minutes, l’obscurité de la pièce à peine perturbée par le stroboscope de la veilleuse lapin.
La porte d’entrée qu’elle referme avec mille précautions derrière elle.
Dans le hall, l’éclairage automatique se déclenche.
Il y a encore tant de monde dehors.
Un grand vent frais.
Marcher, juste, marcher. À peine le tour du pâté de maisons.
De la musique sort des fenêtres ouvertes d’un appartement, des rythmes de salsa. Elle perçoit des silhouettes. Des voix reprennent en espagnol un refrain qu’elle ne connaît pas. Quelqu’un se penche à la fenêtre, elle accélère.
Elle stoppe net devant la vitrine d’une agence immobilière. Les annonces s’illuminent sur les écrans LCD. Dernier étage avec terrasse, 1100 euros. Triplex ensoleillé, 850. La campagne à la ville, maison+ jardinet, 1200. Idéalement placé, traversant est-ouest, 850. Joli canut, pentes de la Croix-Rousse, 880.
Plus loin un autre appartement, une autre fête. Un son plus rock, plus puissant. Un livreur à scooter l’évite de justesse sur le trottoir, elle bondit et s’excuserait presque.
Une petite bande éméchée traverse la rue, il est vraiment! Il est vraiment phénoménal.
Mais son smartphone vibre déjà dans sa poche. Elle ralentit, savoure ses derniers pas. Le badge sur l’interphone, les escaliers quatre à quatre.
Sixième étage droite.
Elle rouvre la porte, essoufflée.
À l’intérieur, rien n’a bougé.
Dans la petite chambre, le ronflement régulier de l’enfant. Il est encore enrhumé, demain, elle lui fera un lavage de nez, même s’il déteste ça.
C’est bon pour ce soir.
Désormais elle tient ce trésor, elle pourra recommencer. »

Extrait
« Elle tapa avec son poing sur son fax, et lui sortit la liste des pièces à réunir pour monter le dossier. Et il n’y avait pas de temps à perdre, les délais étaient de minimum six mois avant d’envisager une audience devant un juge. Elle lui tapota l’épaule en la poussant vers la sortie, et lui assura que dans cette bataille qui commençait, elle n’était plus seule. En attendant, elle était priée de lui verser un acompte de cinq cents euros, à l’ordre du cabinet. »

À propos de l’auteur
Carole Fives est née le 12 novembre 1971 dans le Pas-de-Calais. Après une licence de philosophie et une maîtrise d’arts plastiques, Carole Fives entre à l’école des beaux-arts de Paris où elle obtient le diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP). Artiste plasticienne et vidéaste, elle écrit d’abord dans le cadre de performances sonores. Un premier recueil de nouvelles est publié en 2010, Quand nous serons heureux, qui est récompensé par le prix Technikart, présidé cette année-là par Alain Mabanckou. Elle est aussi auteur d’albums et de romans jeunesse notamment à l’École des Loisirs (Zarra, Modèle vivant… ) et chez Hélium. Elle travaille régulièrement avec les dessinatrices Dorothée de Monfreid et Séverine Assous. Après avoir vécu à Lille, elle s’est installée récemment à Lyon. (Source: Wikipédia)

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