Tant de neige et si peu de pain

WILMOS_tant_de_neige_et_si_peu_de_pain  RL_2024

En deux mots
Quand éclate la Révolution russe, la poétesse Marina Tsvetaïeva se retrouve seule avec ses deux petites filles. Son mari a rejoint l’armée blanche et la poétesse n’a plus de nouvelles. Face aux bouleversements et à la grande famine, elle essaie de survivre, tente de conjurer les malheurs par l’écriture.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Marina, danseuse de l’Âme

Béatrice Wilmos revient sur les années noires vécues par Marina Tsvetaïeva à Moscou. Confrontée à la Révolution russe et à la famine, seule avec ses deux filles, la poétesse va tenter de sauver sa famille et essayer de trouver un salut par l’écriture. Un roman déchirant.

Marina Tsvetaïeva, née le 8 octobre 1892 à Moscou, va vivre les plus grands bouleversements qu’a connu la Russie à l’aube du XXe siècle. Fille de la grande bourgeoisie, elle suit des études à Lausanne, puis à la Sorbonne, après avoir appris l’italien, le français et l’allemand. Le roman s’ouvre en 1906, au moment où elle vient d’enterrer sa mère. Un deuil qui est aussi un funeste présage, même si les années qui suivent sont sans doute ses plus heureuses. En Crimée, où elle séjourne, elle rencontre Sergueï Efron, son Serioja. Ils se marient en 1912. La même année, elle met au monde sa fille Alia. «Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un «second Pouchkine» ou bien «le premier poète-femme», voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant!» écrivait-elle alors, bien déterminée à réussir dans son entreprise littéraire.
Mais la Révolution qui couve va en décider autrement. Irina, sa seconde fille, naît en 1917 sans que son père ne puisse assister à l’heureux événement. Serioja s’est engagé en 1914 et a choisi, au début des troubles, de rejoindre l’armée blanche. Il ne donnera plus de nouvelles pendant des années.
Ces années moscovites, qui forment le cœur de ce roman, sont dramatiques, marquées par une terrible famine. «En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon.»
En 1919, Marina ne sait plus comment elle va pouvoir nourrir ses filles, et décide de confier Irina à un orphelinat. Elle y mourra, laissant sa mère inconsolable: «Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina! S’il y a une chose que tu sais: c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat.»
Béatrice Wilmos, qui s’est solidement documentée, raconte avec force détails ces journées harassantes, ce drame à la fois collectif et individuel, cette «fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou.» Alors, reviennent ces vers de Pouchkine que Marina connaît par cœur et qui sont en exergue du livre :
« Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments;
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… »
Si aujourd’hui on peut se brûler à la lecture de son œuvre, cela tient du miracle. Car les carnets de la poétesse ont disparu ou ont été disséminés. Il faudra toute la ténacité de sa fille pour parvenir à les retrouver et à tenter de les mettre en forme.
Car Marina avait depuis longtemps oublié ses rêves de gloire. «Elle était fourbue, d’âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page.» Sa dernière confession est déchirante – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c’est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l’Âme.»

Tant de neige et si peu de pain
Béatrice Wilmos
Éditions du Rouergue
Roman
160 p., 18,90 €
EAN 9782812625473
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Russie, à Moscou et en Crimée, à Feodossia. On y évoque aussi Lausanne, Paris et Berlin.

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1919, Marina Tsvetaïeva a vingt-sept ans lorsque, en pleine guerre civile, elle se retrouve seule à Moscou avec ses deux filles. Son mari s’est engagé dans les armées blanches et elle ignore s’il est toujours en vie. Dans une ville sous le joug du froid et de la famine, les difficultés matérielles la contraignent à laisser ses fillettes dans un orphelinat. Alia a sept ans. C’est une enfant d’une intelligence exceptionnelle. Irina a deux ans. Mal aimée et sans doute atteinte de troubles mentaux, elle va mourir de faim. Un drame qui pousse Marina à revenir sur sa vie passée pour essayer de comprendre comment elle en est arrivée à laisser périr son enfant dans un orphelinat, alors qu’elle en avait sorti l’aînée quelques jours plus tôt.
Avec ce roman fervent, Béatrice Wilmos nous fait traverser deux années d’une vie percutée par la Révolution. Dans un dénuement extrême, Marina Tsvetaeva vole de l’encre pour écrire des poèmes, raconte dans ses carnets la douleur comme les joies dérobées aux désastres du temps, se retient de s’effondrer lorsque la tragédie la frappe. Poétesse, mère, femme amoureuse, Marina Tsvetaeva nous bouleverse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Samedi saint, 28 mars 1920. Veille de Pâques. Marina note la date sur son carnet. La fenêtre dans le toit est ouverte. Déjà le soleil réchauffe le bois de la table sur laquelle elle écrit. Alia dort encore. Irina aurait eu trois ans le 13 avril prochain.
Elle a très peu pensé à elle ces derniers jours. Vivante, elle était si souvent absente que cette absence-là, celle de la mort, inéluctable, définitive, ne lui semble pas si différente. Qu’Irina fût là, dans le palais-grenier, ou à Bykovo, dans la maison de campagne de Lilia, ne changeait rien. Elle ne fut jamais pour
elle une réalité. En fait, elle n’a même jamais cru qu’elle grandirait. Elle ne pensait pas à sa mort. Elle n’imaginait pas qu’elle mourrait dans l’enfance. Ce n’était pas cela, non. Simplement, c’était une créature sans avenir. Elle l’avait toujours su. Elle ne l’avait jamais aimée au présent, toujours en rêve. Elle ne la connaissait pas, ni ne la comprenait.
Elle regarde les trois photos qui ont été faites d’elle. Sur la première, prise par Lilia, elle a un petit visage rond, encadré de boucles, un immense front un peu bombé, des yeux sombres, profonds. Elle était tout juste revenue à la maison, pleine de santé et les joues rosies par le grand air après deux semaines à Bykovo. C’était au début de l’automne dernier. Il faisait encore beau à Moscou. Elle chantonnait d’une voix si juste
et bouleversante les premiers mots d’une comptine, « Pipeau zoue Pipeau zoue Pipeau fus’lé Pipeau doré ». Elle caressait la tête de Marina en disant « a-i-i, a-i-i-, a-i-i », ce qui voulait dire « gentille » avait traduit Lilia. Elle souriait, d’un sourire pudique, comme embarrassé, d’un sourire si rare comme rares étaient les fois où Marina l’avait prise sur ses genoux. Elle le faisait au retour d’une longue absence qui lui avait laissé croire qu’elle allait aimer Irina. Mais l’attrait de la nouveauté passait, l’amour tiédissait. Ne demeurait plus que la stupide et étrange Irina qui ne comprenait rien à rien, la gloutonne qui salissait sa robe, qui mâchouillait son chiffon et cachait son visage dans son bras replié. – Elle se cache pour échapper à tout, elle se fait son nid, disait Nadia, la nourrice à laquelle Irina s’était attachée. Elle se nichait dans ses bras, la tête enfouie contre son épaule, abandonnant son chiffon, laissant courir ses petites mains dans son cou et sur ses joues. Nadia la serrait contre elle, soufflait sur ses yeux, faisait mine de la dévorer de baisers. Irina riait. Marina n’en éprouvait aucune jalousie. Au contraire ! L’amour que Nadia portait à Irina la dispensait, elle, de l’aimer. Elle observait de loin les gestes précis et tendres qu’elle avait pour savonner Irina, l’essuyer doucement avec la serviette et recoiffer ses beaux cheveux souples et dorés.
Elle se réjouissait de n’avoir pas à le faire elle-même. Elle était incapable de cette tendresse, elle le savait. Elle lavait Irina en la brusquant et l’enfant gémissait, la tête détournée, son torse maigre et ses petits bras raidis sous l’eau froide et le linge rêche avec lequel elle la frottait. Elle détestait plus que tout la
mettre sur le pot, ordonnait à Alia de le faire, voyait sa mine apeurée et dégoûtée, et se détournait.
Nadia ne couchait jamais Irina sans lui chanter une berceuse. Parfois, un petit sanglot interrompait le chant. Il se faisait un silence puis la berceuse reprenait. – Il faut lui caresser la tête, disait-elle en sortant de la chambre, sinon Irina ne s’endort pas.
Alia pose avec sa petite sœur sur les deux autres photos, prises dans le studio du photographe de la rue Bolvanovka. C’était juste après l’anniversaire des sept ans d’Alia, fêté avec une poignée de sucre candi et des crêpes de son sur lesquelles Alia avait fiché deux cierges à moitié consumés que lui avait
donnés la vieille femme de l’église Boris-et-Gleb.
Est-ce vraiment ses filles, ces visages mornes, ces poses figées dans un décor artificiel ? Irina avec ses yeux comme des billes, écarquillés et d’encre noire, sa petite bouche serrée, la couronne duveteuse de ses cheveux au-dessus de son grand front, une expression d’attente et d’incompréhension dans le regard. Alia apparaît toute frêle dans une robe trop courte qui dévoile ses jambes maigres, chaussée de grosses bottines bien peu enfantines. Ses yeux cernés semblent démesurés. Ses cheveux sont coupés au bol. Sur la première photo, elle a appuyé sa tête contre celle d’Irina. Un geste de tendresse et de protection peut-être. Mais non. Alia n’aime pas vraiment Irina, elle en a un peu peur. Le photographe a dû dire – Rapprochez vos
têtes mes petites, sinon vous n’entrez pas dans le cadre. Alors elle a incliné sa tête pour obéir et l’a bien vite redressée quand tout a été terminé. Sur l’autre photo, Irina est juchée sur un tabouret et Alia se tient debout à côté d’elle, un livre ouvert à la main. Le photographe a enroulé le pied du tabouret dans une étoffe qui lui donne l’aspect d’un rocher factice. Irina a ce même regard grave et interrogateur, une esquisse de sourire apeuré. Ses petites mains sont posées dans les plis de sa robe, une robe blanche toute chiffonnée. Marina avait fait tirer ces photos pour les envoyer à Serioja. Elle voulait qu’il voie combien ses filles avaient grandi. Mais elle avait renoncé. Elle ignorait où il était.
Irina, telle qu’elle l’a vue pour la dernière fois à l’orphelinat, ne ressemblait à aucune de ces photos. Elle déambulait entre les lits du dortoir, amaigrie, son cou tendu comme celui d’un oisillon, les cheveux en bataille, ses yeux sombres, immenses, vides. – Irina ! Regarde qui est venu te voir ! a crié une surveillante. Mais Irina s’est détournée, sans un sourire, et elle a continué son chemin, chancelante dans sa robe d’indienne rose raidie de crasse, un croûton de pain serré dans sa main. – Marina ! Excusez-moi mais elle ressemble affreusement à un phoque ! Affreusement ! a dit Alia.
À qui parler d’Irina ? À personne ! Alia ne sait pas. Elle ne lui a pas dit qu’Irina était morte. Elle a repoussé dans le débarras le fauteuil où elle dormait. Alia n’a posé aucune question et elle ne paraît pas s’étonner de l’absence de sa petite sœur. Sans doute la croit-elle encore à l’orphelinat.
Marina retarde sans cesse le moment de lui dire la vérité.
À Lilia et à quelques rares amis, elle a raconté qu’Irina était morte d’une pneumonie et leur a fait comprendre qu’elle ne voulait plus aborder le sujet.
« Ne pleure pas sur moi, ô Mère, toi qui m’as mis au tombeau… » Cette prière que chantaient les Flagellantes, moniales sans monastère errant par les chemins, résonne dans sa tête. C’était à Taroussa, à la Maison des Sables, au matin du Samedi saint. Elle courait hors de son lit et se précipitait à la barrière du jardin. Les femmes se tenaient là, avec de grands rameaux de saule aux chatons gris, cueillis dans les bois. Impatiente et excitée, elle attendait qu’arrivât sa mère qui donnerait des œufs, de la farine et des fruits
confits pour que les Flagellantes puissent confectionner le koulitch de Pâques. Elles la bénissaient et l’invitaient à rompre le jeûne avec elles. Sa mère refusait d’une voix sèche et l’entraînait vers la maison. Il faisait encore froid. La rivière Oka se libérait à peine de la glace. Les bancs de sable et les roseaux étaient couverts de neige. Au-dessus des champs dépouillés tournoyaient les milans.
Une première strophe jaillit.
Deux mains reposent doucement
Sur la tête du petit enfant
Elles m’étaient données
Une pour chaque tête.
La poésie comme une urgence pour attester de ce qui existe, l’arracher à l’indifférence, empêcher l’effacement. Car – écrire, c’est vivre. C’est vouloir que quelque chose soit, et soit, peut-être, de manière éternelle. Quand ce n’est pas vivre, la main se refuse à la plume.
Deux mains reposent doucement… Un poème rendra-t-il Irina plus vivante dans sa mémoire ? Ne pas croire à sa mort, ce n’est pas pour autant l’imaginer vivante et en bonne santé. C’est plutôt, comme les ronces du chemin tiraillent et arrachent le bas de la robe, garder accrochés à la conscience, en dépit de la volonté, la petite silhouette d’Irina recroquevillée dans le couloir de l’orphelinat de Kountsevo et le détour qu’elle a fait pour qu’elle ne la retienne pas, puisque de toute façon elle existe si peu alors qu’Alia est malade, seule dans l’immense dortoir, et pleure de rage et de peur.
Malgré les deux mains serrées
Les plus hargneuses possible
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Habillée de sa robe en laine à carreaux, Alia était allongée sous une mince couverture d’une repoussante saleté, le crâne rasé et les yeux irrités d’avoir pleuré. Elle poussa un cri de désespoir à la vue de Marina – Oh! Marina! Que de malheurs! Que de malheurs! Et sortant de sous son oreiller une mèche de ses cheveux, elle dit en sanglotant – Je l’ai gardée pour vous, en souvenir.
Dans les lits voisins, des petits gémissent ou somnolent, couchés tête-bêche, à peine couverts. Tous ont les cheveux rasés. À cause des poux, a expliqué la directrice.
Deux mains pour lisser, caresser
Les deux têtes sublimes
Deux mains et voilà qu’une
Est en trop, en une nuit !
Elle a emporté Alia loin de l’orphelinat et laissé Irina.
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Comme la mort fait peu de bruit, comme elle est simple.
– Ni tonnerre, ni éclairs, ni « ça commence !!! » Mais simplement et tout à coup : la personne ne respire plus. Sans crier gare !
Sans crier gare ? Vraiment ?
Le jour de la mort d’Irina et peut-être même à l’heure de sa mort, un oiseau est entré dans la chambre où dormait Alia et trois petites bougies ont roulé sur le plancher. Marina y a vu un signe du destin mais elle s’est trompée sur sa signification.
Pas un instant, elle n’a songé à Irina. Seule Alia occupait son esprit. L’oiseau et les trois bougies étaient signes de guérison. Elle en était d’autant plus heureuse que le 2 février, on célébrait la Présentation du Seigneur au Temple, fête aimée entre toutes. Avec Alia, qui ce matin-là, précisément, se sentait mieux, elle est allée à l’église Boris-et-Gleb pour allumer les trois petites bougies devant l’icône de la Présentation. Au retour, pleine d’une force rayonnante, elle a rangé et nettoyé le palais-grenier, lavé les rideaux, et vidé la cendre du poêle. Elle a coupé des bûchettes pour le feu et poussé contre le mur
le bois mort ramassé dans les squares.
Claire et sur le cou très fin
Sur la tige légère
Je n’ai encore pas du tout compris
Que mon enfant est en terre…
Le destin l’aura flouée. L’oiseau et les petites bougies roulées au sol étaient signes de mort et non de guérison. Ils étaient là pour Irina et non pour Alia.
La nuit dernière, elle a rêvé d’elle. Vivante ! Elle est debout devant elle, dans la robe rose trop longue, et tient un croûton dans sa main. Elle est restée morte pendant deux jours, constate-t-elle dans son rêve. Sommeil léthargique. Maintenant, elle est bien vivante. Pâle et maigre certes mais encore assez vive pour
attraper un croûton de pain et le grignoter en déambulant dans la chambre. – Irina ! Tu veux du lait ? Et dans la semi-conscience du réveil, ces mots prononcés à voix haute – Je savais bien qu’elle n’était pas morte !
Par la fenêtre ouverte, elle entend les notes d’un piano. Alia est réveillée. Montée sur une chaise, elle observe la course des nuages et rêveusement dit – Marina, il y a un nuage qui passe.
Peut-être est-ce la fumée du bûcher de Jeanne d’Arc ? Peut-être est-ce l’âme de votre mère ?
– Ou celle d’Irina, murmure-t-elle et son cœur se serre quand elle pense à la trop courte vie de sa petite fille. – Pourquoi es-tu venue sur terre ? Connaître la faim, chanter « aïe doudou aïe doudou », te balancer, essuyer des rebuffades… Étrange, incompréhensible, mystérieuse créature, étrangère à tous, avec des yeux si magnifiques ! Et une robe rose si horrible !

Personne ne les a invitées à rompre le jeûne. Bien sûr, Marina aurait refusé. Mais l’invitation aurait été le signe qu’elles n’étaient pas totalement seules, qu’on pensait à elles dans une maison au moins. Elle-même n’a fait aucune course pour fêter Pâques. Tout est trop cher. Les œufs, la farine, les raisins secs, la paskha… Le café a encore augmenté.
Est-ce possible un jour de Pâques sans la paskha, sans le koulitch, sans amour, dans une solitude totale?
Chez les autres, elle en est sûre, le téléphone sonne, les visiteurs frappent à la porte. On entre, on sort. Il y a du thé chaud et des craquelins, peut-être même des fruits. N’en arrive-t-il pas de temps en temps de Crimée ? – La vie va, tout le monde est au cœur de quelque chose. Alia et moi, nous sommes en dehors
de la vie, des parias. Que faire d’autre qu’écrire ? Elles pourraient aller se promener mais elle n’en a pas le courage malgré le soleil et l’air léger de ce début de printemps. Elle n’a pas plus envie d’aller voir des amis. Pourquoi aller quémander leur présence quand, elle en est sûre, ils n’éprouvent pour elle que de la pitié ? « Son enfant est mort, et son mari combat au loin, et Alia qui est si maigre… »
La journée est finie et nul coup frappé à la porte n’a rompu leur solitude et le silence du palais-grenier. Lassitude, tristesse, abandon… Il lui semble que son âme en est submergée, et c’est à peine si elle supporte la vision d’Alia, perdue dans le grand lit, ses yeux marqués de bistre fixés sur le plafond, immobile, rêvant certainement à d’étranges fantaisies. Elles ne fêteront pas Pâques. – Alia ! Quand on est aussi abandonné de tous que nous le sommes, toi et moi, inutile d’aller importuner
Dieu! Nous irons nous coucher comme des chiens! – Oui, oui, bien sûr ma gentille Marina ! Des comme nous, Dieu doit les visiter lui-même! Car nous sommes des mendiants timides, pas vrai ? Et qui ne veulent pas gâcher sa fête.
Un pas dans l’escalier, venu du premier étage. La voisine, Elizaveta Goldman, frappe à la porte. Elle tend un petit morceau de beurre enveloppé dans une gaze. Puis c’est au tour de la femme du cordonnier Grandski, arrivée de la maison d’à côté, d’offrir un grand bol de soupe.
Comme il suffit de peu pour retrouver le goût de se lever et d’aller quelque part ! Peu importe où. De remercier. Peu importe qui. La vie, Dieu, le hasard, les bolcheviques mêmes qui, à force de la dépouiller de tout, lui ont appris à s’émerveiller d’un rien.
L’heure de l’office des matines a été fixée à deux heures trente dans la nuit, a dit la femme du cordonnier. Marina et Alia iront toutes les deux à la cathédrale du Saint Sauveur. – Marina ! Je vous l’avais bien dit que Dieu viendrait nous chercher!
Il n’est pas impossible qu’on les aime après tout. À Bykovo, Lilia ne les oublie pas, ni Assia, là-bas en Crimée, dont Marina est sans nouvelles depuis si longtemps – deux sœurs inséparables pourtant, éloignées maintenant l’une de l’autre, avec entre elles l’immensité de la Russie en guerre, comme une infranchissable muraille. Et quelque part, s’il est vivant, Serioja pense sûrement à elles.
Dans la rue, des gens se hâtent, emmitouflés dans leurs manteaux, par petits groupes ou solitaires, suivant la ligne jaune des réverbères – cette ligne qui fuit et nous conduit, et qui déjà parle de résurrection et d’immortalité, pense Marina en leur emboîtant le pas, la main d’Alia serrée dans la sienne.
Devant la cathédrale, une femme attend avec ses deux petits garçons. L’un d’eux lui échappe et court vers le parapet qui surplombe la Moskva. Marina lâche la main d’Alia, saisit le garçon dans ses bras et, le tenant étroitement, le juche sur la pierre. Elle tremble à l’idée qu’il ne tombe. La mère lui sourit.
L’enfant éclate de rire. Il a l’âge qu’aurait Irina. Elle sent sous ses côtes la dure balustrade. L’eau est noire, le ciel est noir, un grand silence s’est fait autour d’elle.
À l’orphelinat, Irina s’approchait dangereusement de l’escalier. Raide, avec de hautes marches, des arêtes dures, immense pour elle, si frêle qui, soudain, se penche vers le vide et vacille. – Irina, sors de là, tu vas tomber, lui crie-t-elle. Une petite fille, assise sur une marche, observe et chantonne – Pas tombée, pas tombée… et va tomber… et se casser !
En un éclair, un sentiment aigu de tendresse pour Irina lui brûle le cœur, une ardente et insupportable tendresse, gaspillée, inutile désormais, jetée dans le cours indifférent du fleuve en contrebas. »

Extraits
« Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un « second Pouchkine » ou bien « le premier poète-femme », voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant! » p. 38

« la fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou. » p. 42

« Ces vers de Pouchkine qu’elle connaît par cœur et qui sont en exergue du livre
Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments ;“
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… » p. 43

« Elle était fourbue, d’âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page. – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c’est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l’Âme. » p. 76

« Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina ! S’il y a une chose que tu sais : c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat.» p. 92

« En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon. Le retour à la maison avec des carottes, des pommes de terre, une ration de lait pour Irina, sans viande. Elle chauffe le lait et en donne une part à Alia. Il est vite bu. Il faudra donc repartir demain matin, encore plus tôt pour ne pas rater la distribution, montrer à temps ses tickets qui lui donnent droit à une ration supplémentaire. » p. 105

À propos de l’autrice

BEATRICE JAULIN, AUTRICE, PARIS, LE 4 OCTOBRE 2023

Béatrice Wilmos © Photo J. Balague

Journaliste, écrivain, Béatrice Wilmos est l’autrice de trois romans parus chez Flammarion (La Dernière Sonate de l’hiver et L’Album de Menzel) et Belfond (Le Cahier des mots perdus). En janvier 2024, elle a publié au Rouergue Tant de neige et si peu de pain consacré à la poétesse russe Marina Tsvetaeva. (Source: Éditions du Rouergue)

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Les ciels furieux

VILLENEUVE_les_ciels_furieux  RL_automne_2023

En deux mots
À huit ans, Henni se voit confier la charge d’Avrom, le dernier né d’une grande famille vivant dans un shetl à l’est de l’Europe. Une vie paisible soudain fracassée par l’arrivée d’hommes bien décidés à massacrer, à piller et à détruire. Henni parvient à fuir, mais va se retrouver seule sur la route.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Marcher, c’est s’échapper»

Dans un roman servi par une langue poétique, Angélique Villeneuve raconte un pogrom perpétré dans un shetl d’Europe de l’Est à travers les yeux d’une fillette de huit ans devenue une juive errante. Un roman puissant, un conte poignant.

Dès les premières lignes, nous voilà pris dans la folie meurtrière: «Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.»
Henni a huit ans et vient d’échapper à un pogrom dans cette Europe de l’Est où, au début du XXe siècle, les juifs étaient chassés, pillés, massacrés.
Un drame qui entre en résonnance avec le 7 octobre dernier et qui prouve que l’antisémitisme reste plus d’un siècle plus tard solidement ancré auprès d’êtres abjects. La fillette vivait paisiblement dans ce village auprès de sa nombreuse famille, de sa grande sœur Zelda et venait de se voir confier un nourrisson, le petit Avrom, son «trésor».
Si elle a pu échapper aux fous furieux avec Zelda et son frère Lev, si elle comprend que marcher, c’est s’échapper, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien le froid et la faim peuvent faire de ravages. Désormais, c’est seule avec son désespoir qu’elle devient juive errante et c’est avec ses yeux d’enfant qu’elle regarde ce monde qu’elle ne comprend pas.
Un monde qui se résume à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Et c’est ce qui fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de traiter de la grande Histoire, mais de trouver quelque chose à manger, un endroit où se protéger du froid, un motif d’espérance. À l’instinct.
L’écriture d’Angélique Villeneuve rend parfaitement ces perceptions, Trouvant même de la poésie dans ce drame, quand l’innocence permet de se construire un rempart à l’incompréhensible violence. Pour que la vie prenne le pas sur la mort, pour que l’humanité gagne contre la barbarie.
J’ai retrouvé dans ce roman l’univers d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. On y retrouve ce regard différent, cette candeur qui devient une force, ce magnifique chant de résilience, quand on s’appuie sur les beaux moments vécus pour se construire un avenir. C’est pour Henni une manière de cheminer avec les siens qui, même morts, l’aident à dépasser sa peine.

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve
Éditions Le Passage
Roman
216 p., 19 €
EAN 9782847425048
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Europe de l’Est, sans plus de précision

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. Et c’est comme si on marchait derrière elle, dans le froid, effaré mais renversé aussi par le monde que, pour survivre, elle recompose en pensée. Ce chemin semé de batailles, d’éblouissements et de crocs transcende à la fois l’incompréhensible nuit des violences et le feu de l’enfance.
Dans sa langue puissante et charnelle, Angélique Villeneuve traque les sursauts de grâce dans le moindre repli et brosse le portrait d’une petite fille exceptionnelle : actrice de sa propre vie, portée par un amour fou pour les siens, Henni est inoubliable.

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Les premières lignes du livre
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’appa¬raissent en nuée les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissements chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
À mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots. Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien.

1
Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet. Elle tamise la farine, coupe en tranches les radis, les échalotes et les concombres. Elle fait tremper le plat de terre dans lequel a rôti le klops. Elle s’occupe des poules dont la noire est sa préférée à cause de sa drôle de démarche. Elle étend les petites pièces de linge, elle traque les accrocs, les ourlets vaincus, les boutons perdus.
Et, après le déjeuner, elle tue les mouches qui tremblent aux fenêtres. Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
Le frère aîné aurait raillé la croqueuse de mouches à coup sûr s’il avait été témoin de la scène. Lev ne perd pas une occasion. De toute la famille il est d’ailleurs le seul à ricaner, à épier, lui qui ne fait rien de son temps et traîne dehors avec n’importe qui.
Si elle était déjà jeune fille, le père exigerait sans doute l’excellence, mais Henni n’a que cinq ans alors il lui passe tout. Les pères, paraît-il, doivent faire en sorte d’être craints par l’ensemble de leurs enfants, mais Arie Sapojnik n’a pas réussi à obéir au rabbin. On voit qu’il essaie mais n’essaie pas vraiment, ou alors pas longtemps, surtout avec ses filles, surtout avec Henni.
Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main. Ce n’est pas mon système, il dit dans sa moustache quand il croit que personne ne l’entend.
Le père travaille au-dehors, dans le shtetl et au-delà, on ne sait pas avec précision à quoi il s’occupe. Il achète ou il vend des choses. Ce qu’on sait c’est qu’il rentre fourbu, marmonnant mais aimable pourtant, capable d’apprécier le travail qu’en son absence on a accompli.
Le père estime que les garçons doivent étudier pour se faire une place dans le monde, mais les garçons pas toujours. Il est loin, pour Lev, le temps quotidien de la maison d’étude. Seconder le père ou même prendre sa suite un jour ne l’intéresse pas. On le sait, il l’a dit.
Henni, elle, apprend sans école, elle a la confiance paternelle et elle a Zelda.
Quand on y pense, elle a aussi Ita, la jeune fille qui vit quelque part de l’autre côté du village et qu’on aperçoit parfois sur la place du marché ou sur les chemins près d’ici. Ita Sandler, dont la seule beauté donne envie de grandir. La nuit, on pense à elle le cœur serré. Jamais, avec cette coiffure en forme de champignon on ne deviendra à moitié aussi belle que la belle Ita, dans les cheveux de qui le soleil se tient prisonnier.
Mais chaque jour on grandit.
Tiens plutôt le chiffon dans ta main comme ça, dit la sœur qui sait faire car elle a huit ans. Zelda n’a pas besoin d’avoir un tabouret, elle a la taille pour tout. N’appuie pas trop et commence par le haut, ajoute-t-elle en lui attrapant le bras pour montrer. Tu vois. Pas la peine de passer deux fois. La saleté est comme nous, elle tombe.
Zelda est celle qui sait car la grand-mère morte l’année précédente lui a tout appris. Zelda est aussi celle qui sourit. Elle ne tombe jamais. Ne moque pas, ne gronde pas davantage que le père, et console. Elle est Zelda, savante, admirable, à nulle autre pareille.
Dans la pièce, près du poêle, la mère est assise sur le fauteuil en bois ciré et porte sur la poitrine la fameuse broche en grenat vert de l’Oural qu’on n’a pas le droit de toucher. Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait. On n’y arriverait pas. Et quand ses rares visiteuses pointent le nez, la mère se tait. Elle se remplit l’estomac de thé bouillant, très fort et très sucré, de biscuits, de lekech que la fille du cordonnier qui est aussi sa cousine vient juste d’apporter. Ce sont les autres qui parlent, tandis qu’à demi assoupie elle entreprend la digestion du riche gâteau aux œufs de Macha.
Si la mère ne s’intéresse ni à la conversation générale ni aux événements de la vie familiale, c’est qu’elle a un motif. Elle couve ou se remet de ses couvaisons. Aussi, il ne faut pas faire de bruit autour d’elle, ça la fatigue. À sa figure qui se replie on dirait même que les sons lui font mal. Les bébés, surtout eux, ne doivent rien réclamer. La mère baisse les paupières pour ne pas voir mais ses oreilles entendent dès l’instant où les petits entrouvrent le bec.
Les enfants n’ont pas à pleurer, pense la mère. C’est son système à elle. Si Henni et Zelda le savent bien, les bébés l’oublient trop souvent. Alors au premier vagissement il faut lâcher ce qu’on fait et courir pour empêcher ici des ¬catastrophes aux conséquences inimaginables.
Soupirs et râles sont le langage des mères, a vite compris Henni. Les mères sont tristes et lourdes, glacées. Leurs yeux chavirent s’ils sont ouverts et peuvent même, on l’a vu, se mettre à déborder à l’évocation de sujets qu’on a oubliés car ils sont interdits. Les bébés sortent d’elles par magie et c’est à la fois une joie et un malheur. C’est Lev, le grand frère, qui l’a dit avec sa drôle de grimace. Un grand malheur.
Les mères des autres, paraît-il, ne ressemblent en rien à la leur. Elles veillent à ce que leur progéniture soit nourrie, chauffée, vêtue, soignée aussi bien que possible. Leurs yeux font des trous dans la tête des membres de leur famille pour voir ce qui se passe dedans. Tout le jour elles s’agitent, s’emportent, s’affolent, elles parlent à tort et à travers et qu’on soit fils, fille ou mari on les a sur le dos. Les mères des autres sont harassantes et considérables.
Pessia, c’est sûr, ne ressemblera jamais à la voisine aux joues rouges, par exemple, celle qui chante en étendant son linge de l’autre côté du chemin de terre. Ivan, son fils sourd et bizarre, l’accompagne s’il ne fait ni trop chaud ni trop froid et fait semblant de l’aider. La mère Straigorodski passe la moitié de son temps à discuter avec lui qui ne répondra pas, et l’autre moitié à travailler dans son jardin. Les jours de shabbat on la voit qui s’active, comme si elle ne pouvait faire autrement. Son mari est mort, son enfant unique pas vraiment réussi. C’est une drôle d’histoire. Lev a trouvé la formule. La veuve Straigorodski n’est pas comme nous, il dit.
Il a ajouté que si eux, les Sapojnik, côtoient si peu de monde et sont relégués en lisière de bourgade, loin du centre vivant du shtetl où toutes les choses adviennent, c’est à cause d’elle, leur mère seule et triste à pleurer vissée sur son siège chaque heure de chaque jour de l’année. On ne sait pas si c’est vrai.
Avoir une mère sur le dos est une perspective inquiétante et de toute manière on n’a pas besoin d’amis ou de gens dans les jambes puisqu’on a Zelda, et que Zelda est tout. Peut-être qu’un jour ça changera, mais pour l’heure, on se trouve bien comme ça.
Ça changera, a dit Lev en plissant les yeux. Ça non plus on ne sait pas si c’est vrai.

2
Quand Henni atteint l’âge de huit ans, Zelda ne l’a pas attendue. Elle en a déjà onze et depuis un bout de temps, on ne la rattrapera jamais.
Les cheveux de l’aînée sont longs jusqu’au milieu du dos, mousseux et doux, leurs pointes ont roussi aux lumières des étés, tandis que ceux d’Henni sont très bruns et coupés plutôt court, en forme de champignon. Ils s’emmêlent facilement. Henni râle en y plantant le peigne, bientôt les larmes aux yeux. Alors, presque toujours, Zelda apparaît. Elle claque de la langue et déploie l’édredon de ses bras, de son cou. Dedans, on est l’un des bébés aux paupières fermées. Le peigne s’échappe des doigts ouverts, il tombe mais on ne l’entend pas. Rien n’a plus d’importance. Ce qu’on est devenue alors dans les bras de Zelda est impossible à dire.
À cette époque, il y a du changement dans la maison pour la plus jeune des filles Sapojnik. Une fois par semaine, après le shabbat, Henni est chargée de préparer le repas. Ses spécialités sont les knishes et les kreplach à la viande. Enfin, pas tout à fait. Henni se dit qu’un jour, ce sera la vérité, mais pour l’heure Zelda seule est capable de façonner comme il faut les petits chaussons en forme de kreplach ou de knish. Les siens crèvent en cuisant et ne ressemblent à rien.
Ça n’est pas grave, dit le père. Ça viendra. Il lui sourit en tapotant sa joue, hoche la tête. Sa moustache est brillante, bien lissée. Il a raison, ça viendra. Certains savoirs se sont mis dans les mains de ses filles sans qu’on s’y attende, beaucoup d’autres ont été gagnés à force d’observation et de tentatives. C’est le système.
D’ailleurs, Henni obtient déjà de bons résultats avec le pain de viande. Pendant de longues minutes elle en tapote la chair douce des deux paumes pour arrondir le mélange de bœuf haché dans le plat et lui faire adopter la forme adéquate. Ensuite, elle se languit nerveusement tandis qu’il rôtit dans le four, espérant qu’il ne brûlera pas comme la première fois.
Ce klops est merveilleux, dit le père assis à la table. Les proportions de viande et de pain sont parfaites.
Les débris brunâtres qui luisent joyeusement sur sa langue lorsqu’il ouvre la bouche indiquent qu’il dit la vérité. Son plat est réussi. Toutes les assiettes sont vides. Zelda sourit, Iossif a la bouche barbouillée de gras. Quant à la mère, son ventre qui gonfle à nouveau la tient allongée à l’écart, gémissante, tour à tour affamée et prise de violents écœure¬ments. Son avis ne compte pas.
Le klops d’Henni est mon plat préféré, conclut le père. Zelda ne tique pas, ou à peine, on dirait qu’elle n’est pas jalouse, comme si l’évidence de sa supériorité dans tous les domaines était suffisante. L’empereur, pense Henni, n’a pas besoin d’être couronné chaque matin. Et puis Zelda a les bébés. Les louanges ont moins d’importance dès lors qu’on a les bébés.
Alors que dehors le temps commence à fraîchir, une machine à coudre entre dans la maison.
Elle est pour toi, dit le père qui vient de l’apporter. Quand il soulève le couvercle en bois de la boîte, Henni n’en croit pas ses yeux. La machine est pour elle qui, depuis trois saisons, s’employait à coudre à la main pour de menus travaux.
Au début, elle ne fait qu’activer la manivelle avec fascination pour observer l’aiguille ronronnante s’abaisser et se relever sans jamais se lasser, mais la mère finit par se mettre en colère. Elle glapit. Si on veut qu’elle en supporte le raffut, il faudra faire quelque chose d’utile avec cet instrument.
Bientôt, confie le père à Kreina Schifman venue en visite, Henni se chargera de l’intégralité des vêtements de la famille, y compris les pantalons d’homme.
Si Dieu le veut seulement, conclut à mi-voix l’amie de la mère. De son côté, elle n’y semble pas opposée. Kreina a même promis de consacrer à Henni un peu de son temps, pourtant si précieux avec son vieux mari coincé dans son lit par la maladie, puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans. Elle viendra donner quelques leçons pour exposer les rudiments de la chose, ensuite la petite se débrouillera seule.
Qui m’a enseigné ces affaires, à moi, dit Kreina en gonflant la poitrine. Personne. Que Dieu me tue à cette même place si je ne dis pas la vérité.
Et la revoilà partie avec sa mère et ses grands-mères mortes, qu’elles soient heureuses au paradis où personne ne se soucie de couture.
Henni ne sait ni lire ni compter bien loin mais elle aime apprendre l’apprentissage, comme elle dit. Elle remercie Kreina Schifman d’un sourire et, hochant la tête à intervalles réguliers, fait mine de découvrir des histoires au moins cent fois déversées sous ce toit.
Pour la première leçon, Kreina apporte une bobine de fil, des boutons de corne et un métrage de coton bleu ciel criblé de taches de sauce ou de va savoir quoi.
Ce n’est rien, dit-elle à Henni qui les désigne du doigt en silence, ça ne se voit pas.
Ça se voit, mais Kreina porte de vieilles lunettes qui doivent raconter ce qu’elles veulent, alors on tient sa langue. On écoute et on essaie de retenir la méthode pour passer le fil à toute vitesse dans les entrailles de la machine puis dans le chas minuscule de l’aiguille.
Maintenant, Kreina va confectionner pour le petit frère Iossif une jolie chemise de jour neuve. Avec patience elle détaillera chacune des étapes, depuis la prise des mesures jusqu’aux finitions. Zelda viendra voir si elle veut : ce sera une bonne chose pour son édification de jeune fille, assure la maîtresse couturière en soulevant une paire de sourcils insensés.
On la regarde à l’œuvre sans en perdre une miette. Zelda est occupée ailleurs la plupart du temps.
La conclusion est que Kreina Schifman a moins de patience et de connaissance qu’elle croit. La pauvre qui n’a pas eu d’enfant n’a aucune idée de la manière dont sont faits les bébés. À la fin de l’après-midi, après que, de colère, elle a lancé une demi-douzaine de fois à travers la pièce la paire de ciseaux maladroite – que le démon l’accable de rouille –, la blouse est terminée. Pinçant le col entre ses doigts marqués de morsures d’épingles, Kreina présente le résultat de son acharnement à la famille réunie devant elle à l’exception du père absent. Kolia fait ses dents sur l’arrondi d’une cuillère. Iossif cuve son rhume. La mère dort. Les sœurs, elles, sont attentives.
L’une des manches bée étrangement au milieu de la poitrine de la blouse neuve, et l’autre, qui résistait, a dû être déchirée à droite pour en agrandir l’ouverture.
Essaie, dit Kreina à Iossif.
Arrangeant, la morve au nez et l’œil doux, le bébé se laisse faire. Zelda et Henni s’unissent pour lui enfiler tant bien que mal la chemise. Du côté gauche, sa main tordue émerge à peine de l’emmanchure et son bras replié au-dedans le fait ressembler à un drôle d’oisillon.
Kreina prend l’air sérieux, son grain de beauté vibre contre sa narine comme le gros corps d’une mouche d’été, plein de pattes.
Oui, oui, marmonne-t-elle en réfléchissant. Ses sourcils se hérissent derrière ses grandes lunettes éclaboussées de gras, ses lèvres s’avancent dans un bruit de succion. Zelda et Henni contemplent leur frère sans un mot.
Tourne un peu.
Iossif ne tourne pas, il marche à peine et ne comprend pas tout. Aussi Kreina, complaisante, se déplace-t-elle avec lenteur autour de lui, sa jupe tapissée de morceaux de fil bien tendue sur son ventre. Du bout des doigts, elle lisse la toile dans le dos de Iossif comme pour en faire ruisseler les gouttelettes brunes par terre. Un beau petit coton, dit-elle. Bien souple et bien frais. Et puis elle fixe Henni, ferme un œil.
Tu vois, ma fille ? De la constance et de l’application. Que Dieu me confonde s’il existe une autre manière. Que ma langue pourrisse à l’instant.
Henni hoche la tête.
Tu as vu ça, Pessia ? lance-t-elle aux yeux fermés de la mère.
Après le shabbat suivant, Kreina arrive directement avec Macha pour le thé et les leçons de couture sont finies.
Soulagée, Henni s’y met toute seule. C’est mieux de toute façon, notamment à cause du grain de beauté qui s’est installé à côté du nez de Kreina et empêche de penser à autre chose qu’à lui. On craint de le voir tomber comme un fruit mûr sur ses genoux, ou pire, dans son assiette de lekech.
Pour lui permettre de s’entraîner, Macha a apporté sa contribution sous la forme de vieux torchons. La veuve Straigorodski, dit-elle d’un air de conspiratrice, va encore les chercher longtemps derrière sa maison.
Henni pique pendant des heures la toile raide et perdue d’auréoles, elle ouvre des boutonnières et coupe le tissu en peinant parce que les ciseaux ne sont adaptés ni à la taille ni à la vigueur de sa main. Elle reprend des ourlets, mesure avec précision le corps des bébés sans trop savoir quoi faire ensuite, elle qui ne s’était risquée à ce jour qu’à de modestes rapiéçages.
Puis elle se lance. Sous la table, Iossif l’aide en collectant avec patience les épingles fugueuses. Chacun une tâche à sa mesure.
Comme Kreina Schifman avant elle, Henni rate ses premières manches et personne ne la moque ni ne la punit. C’est la manière des Sapojnik, répète le père. C’est le ¬système. Au début on essaie, et si ça ne marche pas on essaie autrement. Encore et encore.
Alors elle découd et reprend inlassablement son ouvrage. Elle vaincra les obstacles les uns après les autres. Faire de travers est plus fatigant que réussir du premier coup, on l’a bien compris, et se coucher moins fatiguée fait tellement envie qu’on doit progresser à tout prix. On maîtrisera bientôt les gestes, la coupe, les plis, le crantage, la canette, le pied-de-biche, la tension du fil dans le ventre de la machine.
Elle n’a peur de rien, ma petite fille, dit son père en lui embrassant le poignet.
Peur de rien mais peur d’eux, ne peut s’empêcher de penser Henni, mais pour ça c’est comme pour la mouche avalée autrefois, personne n’a à savoir. Pour eux il n’y en a qu’un qui sait, qui sait un peu, et c’est déjà bien trop.

3
Et puis, à huit ans passés, en plus de la cuisine et de la couture il y a du nouveau pour les filles.
Les bébés.
Si Zelda a déjà Iossif et Kolia, le jour d’Henni est arrivé. À son tour, enfin, de posséder quelque chose de vivant. Au début de l’hiver, la mère a fabriqué pour elle un garçon minuscule. Il s’appelle Avrom. Ses yeux sont clairs comme l’eau.
Une paire de bébés pour la grande Zelda, un premier pour Henni. C’est le système. Les nouveaux-nés dorment peu, jamais quand on veut, et ils demandent beaucoup. Ils ont faim, et pas seulement de bouillie et de lait. La faim de savoir, dit le père, est précieuse. Bientôt, Iossif qui a quatre ans ira d’ailleurs découvrir le Pentateuque au heder. On n’aime pas y penser car on sait que là-bas, à l’école, le système est différent du leur. Les garçons s’y font malmener, paraît-il, s’ils sont distraits ou ne comprennent pas assez vite.
Pour les soins du nouveau bébé, Zelda montre les gestes, analyse à haute voix les mimiques, distingue les cris qui sont des mots de ceux qui n’éclatent que pour fatiguer, énerver la maison entière.
Henni la regarde faire depuis des années, elle aide, elle apprend, cette fois ce sera pour de vrai. Ce sont ses bras, ses mains, son jugement propres que la famille attend maintenant de voir en action. Elle se sent prête. D’ailleurs elle a un don pour ça. Elle le sait, elle le dit et Zelda est d’accord. Le garçon qui est son bébé est à elle, aussi sûr que Kolia et Iossif sont à la sœur aînée.
On a entendu le père chuchoter à Kreina Schifman que ses filles seront si Dieu le veut d’excellentes mères après leur mariage. Kreina a souri sans rien dire. Que Dieu, pense Henni, ne s’avise pas d’anéantir sur place Arie Sapojnik, car il ne ment pas, pauvre père, il est seulement un peu en retard. Elles sont déjà, que le mauvais œil les épargne, l’une et l’autre des mères accomplies.
Quand l’un des trois petits se met à pleurer, la voix du père ou celle de Lev s’élève aussitôt.
Zelda !
Ou alors :
Henni !
Ton bébé pleure !
Et vite, vite, elles accourent avant que la mère ne commence à souffrir de leurs cris à tous.
Somnolente, celle-ci nourrit les enfants dans le fauteuil en bois ciré quand on les lui apporte. Il suffit d’installer le nourrisson de telle façon qu’il ne risque pas de glisser du sein. Quand on revient, on change de côté. Parfois, si on sent que la mère s’endort ou faiblit, on restera accolée tout du long, attentive, les yeux passant des lèvres cirées de lait du bébé à l’intouchable broche en grenat de l’Oural.
Hormis les heures précautionneuses de tétée, Henni ne se sépare presque pas du bébé. Lev dit qu’elle l’empêche de dormir et de digérer à le traîner ainsi partout, mais qu’est-ce qu’il y connaît et de quoi il se mêle.
N’écoute pas, dit sa sœur, il n’est rien d’autre que jaloux, et elle a raison car qui étreindrait Lev de son propre gré plus de deux respirations d’affilée. Réfléchis, dit aussi Zelda. En tant que fils aîné, par la force des choses Lev n’a pu avoir pour seule mère que la mère.
Elle hoche la tête d’un air mystérieux en prononçant ces mots, presque triste, les yeux agrandis. On ne sait pas imaginer la mère livrée à elle-même.
Zelda n’ajoute rien sur son propre cas, mais on devine, on a fait ses calculs. Pour Zelda, bien sûr, ça n’est pas comme pour Lev, pour Zelda il y a eu Grand-mère qui, à l’époque, venait de s’installer chez eux car elle n’avait plus de mari sur lequel régner. Le résultat est là. Zelda sait maintenant tout faire et tout dire, tout penser.
Avrom, lui, est aujourd’hui à Henni comme elle est à Avrom. Pour ce petit-là sont venus dès les premiers jours un millier de chansons, un millier de surnoms et de gazouillis. Assise sur son tabouret, l’enfant sur ses genoux, elle les pose en secret dans le trou de son oreille, sur le sommet du crâne, dans son cou, sur son poitrail qui respire. Le bébé entend, il comprend, il l’examine avec ses grands yeux vides comme si Henni était quelque chose de bien plus beau qu’elle n’est, un morceau de ciel, un triangle de glace parfaite¬ment transparent ou une pomme rouge accrochée à son arbre pour l’éternité.
Avrom ne ressemble pas à Lev qui a les oreilles décollées et la tête pareille à un œuf posé sur un cou crasseux de poulet. Avrom n’aura jamais ni le caractère ni les yeux mauvais du grand frère. Ça se voit. On ne saurait même le comparer à Iossif et Kolia qui sont pourtant, à leur façon, de beaux enfants sans méchanceté.
Avrom surpasse de mille verstes la majestueuse machine à coudre apparue à l’automne, les gâteaux aux œufs de Macha, la rivière à toutes les saisons, les fraises les plus rouges et les plus brillantes. Il fait grandir de l’intérieur celle qui en a la charge, provoquant dans la tête et dans tout le corps l’apparition secrète d’éclats lumineux et sonores. Avrom est le trésor d’Henni. Avrom est le cœur étincelant de son cœur. »

À propos de l’autrice
VILLENEUVE_Angelique_©Frederic_BlitzAngélique Villeneuve © Photo Frédéric Blitz

Angélique Villeneuve est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Fleurs d’hiver (Phébus, 2014), Nuit de septembre (Grasset, 2016), Maria (Grasset, 2018 ; Grand Prix Société des Gens de Lettres de la Fiction) et de La belle lumière, 2020. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Le Passage)

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Le Manoir des glaces

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En deux mots
Eleanor découvre sa grand-mère assassinée. Alors que l’enquête de police piétine, elle se rend avec son compagnon et l’exécuteur testamentaire dans le vaste domaine dont elle vient d’hériter. Alors qu’un hiver rigoureux s’installe, elle cherche à en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais la mise à jour de secrets de famille ne semble pas plaire à tout le monde. L’assassin rôde toujours.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée de ma grand-mère

Camilla Sten nous revient avec un thriller tout aussi glaçant que «Le village perdu». Cette fois une héritière est confrontée à de lourds secrets de famille et à un tueur qui rôde autour du manoir isolé qu’elle est venue découvrir alors que l’hiver et la nuit s’installent.

Ce thriller saisissant s’ouvre par un interrogatoire. Eleanor doit tenter d’expliquer les circonstances de la mort de sa grand-mère. En lui rendant visite, elle l’a découverte avec des plaies au cou, des ciseaux dans la main. Mais elle a aussi croisé son assaillant, un homme en noir, qui a pris la fuite. Le problème, c’est qu’Eleanor souffre de prosopagnosie, le trouble de la reconnaissance des visages. Son cerveau n’enregistre pas les visages humains et se contente de détails comme la vivacité d’un regard. L’enquête s’annonce particulièrement délicate.
D’ailleurs cinq mois plus tard, elle piétine toujours. En revanche, les formalités de succession peuvent suivre leur cours. Eleanor découvre avec stupéfaction qu’elle hérite d’un grand domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm.
Elle décide de se rendre sur place avec Sebastian, son compagnon, et d’un avocat, Rickard Snäll. «Quand elle débouche de la clairière, elle découvre une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir.» Elle constate que sa tante Veronika, la sœur de ma mère, a également fait le voyage. En revanche, Bengtsson, le gestionnaire du domaine, semble s’être évaporé. Et ce n’est pas le seul mystère qui plane au-dessus de ce vaste domaine. Au cours de leur inventaire, Eleanor va découvrir un carnet rédigé en polonais dans une petite chambre occultée et va tenter d’en savoir davantage sur l’histoire de ses grands-parents.
Qui était vraiment Vivianne? Qui aurait pu vouloir la tuer? Et pourquoi voulait-elle garder l’étrange manoir secret? Mais à chaque fois qu’elle progresse dans ses recherches, elle est confrontée et de nouveaux mystères.
Camilla Sten a choisi de scinder le récit en deux périodes, la quête d’Eleanor pour trouver les réponses à tous les secrets de famille et en parallèle la chronique des années 1960, lorsque Viviane vivait dans le domaine. Une construction qui permet au lecteur de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette atmosphère si sombre. Les événements sont de plus en plus dramatiques et la saison – le froid et la nuit s’installent – ainsi que l’isolement – le domaine est loin de tout, les communications interrompues – vont renforcer la peur qui s’installe. Quand l’avocat est grièvement blessé, Eleanor ne peut s’empêcher d’imaginer que l’assassin de sa grand-mère rôde toujours. Aussi décide-t-elle de rentrer à Stockholm au plus vite.
Mais un véhicule en travers de la route va l’obliger à rebrousser chemin et à affronter le tueur.
Bien entendu, le thriller construit autour d’une maison isolée et de l’atmosphère angoissante n’est pas nouveau. Le cinéma et la littérature ont abondamment traité le sujet. Mais aussi Camilla Sten elle-même dans son précédent thriller, Le village perdu. Elle s’est aussi souvenue d’un roman de sa mère Viveca, Les nuits de la Saint-Jean, pour combiner les deux temporalités. Et c’est très réussi. Le suspense est au rendez-vous, la peur décuplée du fait de la prosopagnosie d’Eleanor, une maladie qui va bien compliquer l’enquête.
À l’heure où l’automne s’installe, n’attendez pas la nuit noire ou les grands froids pour vous plonger sous la couette avec ce Manoir des glaces!

Le manoir des glaces
(Arvtagaren)
Camilla Sten
Éditions du Seuil, cadre noir
Thriller
412 p., 21,90 €
EAN 9782021515367
Paru le 13/10/2023

Où?
Le roman est situé en Suède, à Stockholm et dans une région isolée du pays, en pleine forêt.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ainsi que dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Eleanor n’aurait jamais imaginé assister au meurtre de sa cruelle mais bien-aimée grand-mère Vivianne. Sur le seuil de l’appartement, elle croise le tueur. Mais atteinte d’une maladie rare, la prosopagnosie, elle ne peut reconnaître les visages.
En état de choc, elle apprend de surcroît que Vivianne lui a légué un manoir isolé dans la forêt suédoise dont elle n’avait jamais entendu parler.
Accompagnée de sa tante Veronika, de son compagnon Sebastian et d’un avocat un peu étrange, Eleanor se rend, angoissée, dans ce lieu inconnu. Le manoir dévoile peu à peu ses secrets et semble avoir été le témoin d’un passé terrible. Que cachait Vivianne ? Pourquoi n’avoir jamais mentionné l’existence de cette bâtisse ?
Beaucoup d’interrogations et si peu de temps, car le blizzard se lève et l’ombre des bois pénètre dans le domaine de Haut Soleil. Commence alors un huis clos pour le moins glaçant…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’Ivresse du noir
Blog Blacknovel 1
Blog Ma voix au chapitre


Bande-annonce du roman «Le Manoir des glaces» de Camilla Sten © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.

ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.

ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.

PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel. À mon grand soulagement, il avait esquivé les condoléances.
Tout d’abord nous devons parler de Haut Soleil, avait-il annoncé de but en blanc.
Avec une grande concision, il avait expliqué que Vivianne possédait des documents selon lesquels un bien était enregistré à son nom. Un ancien domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm, qu’elle avait hérité de feu son mari – mon grand-père.
– Je crois que mon grand-père est décédé aux alentours de Noël. Ils passaient les fêtes au domaine. Ça a dû arriver là-bas. C’est peut-être pour ça qu’elle a cessé d’y aller.
Sebastian fronce les sourcils.
– Comment est-il mort, déjà ? Il me semble que tu ne me l’as pas dit.
– Non, c’est vrai. Je n’en suis pas sûre moi-même. Elle n’en parlait jamais. Elle n’aimait pas parler de papi. J’ai toujours pensé qu’il avait été emporté par une crise cardiaque ou quelque chose dans le genre. En tout cas, il n’était pas malade. Ça a dû être assez brutal.
Les habitations se font plus rares. Nous avons dépassé de charmantes maisons de campagne puis des fermes, et ne voyons désormais que de vieilles bâtisses décaties aux murs en ruine et aux vitres brisées. Nulle trace de pas ou de roues sur la couche de neige glacée qui recouvre les prés. La région semble abandonnée. On se sent seul au monde.
Je regarde par la fenêtre en me rongeant l’ongle du pouce, une mauvaise habitude qui me suit depuis l’enfance et dont je ne parviens pas à me défaire. J’arrive de temps à autre à arrêter plusieurs mois d’affilée, puis un coup de stress me fait replonger. Depuis ce soir-là, je n’ai même pas essayé de me retenir. Mes ongles sont réduits à l’état de moignons déchiquetés, mes cuticules sont à vif.
Le GPS nous indique d’une voix monocorde de tourner à droite. Sebastian quitte la route et s’engouffre dans la forêt.
Direction, le domaine de Haut Soleil.

Anushka, le 18 juin 1965
Avant mon départ, ma mère m’a dit qu’ici il ferait froid. Très froid. Qu’il fallait que je me prépare à toujours être frigorifiée. Elle m’a fait ranger d’épais pulls dans ma valise et enfiler son gros manteau par-dessus le mien qui était élimé.
Mais dans cette maison, il fait une chaleur à crever. Je me sens trop grande pour mon enveloppe corporelle. Lourdaude, gonflée.
Nous sommes à la campagne depuis quatre jours et je me demande bien comment je vais tenir. On ne peut même pas ouvrir les fenêtres. Quelqu’un a peint les chambranles à grands coups de pinceau, ce qui les a complètement englués, et j’ai beau savoir que c’est vain, je ne peux m’empêcher de tirer sur la poignée, lorsqu’ils descendent au lac. J’appuie le front contre la vitre brûlante, y laissant des taches graisseuses.
Je les essuie avant qu’ils rentrent, pour qu’Elle ne voie pas.
Il dit toujours que c’est l’été le plus chaud de l’histoire, et semble étonnamment ravi même quand Il s’évente avec son journal à la table du petit-déjeuner. Je me contente de sourire, sans répondre. Elle croit que je ne le comprends pas, mais c’est juste que je ne sais pas quoi répondre.
Au début, je me taisais parce que j’avais honte ; les mots semblaient si maladroits dans ma bouche, mes phrases si laides et hésitantes. J’avais toujours été vive. C’est ce que disaient les voisins à ma mère quand j’étais petite : « Elle n’est pas jolie, mais elle est vive », « Estime-toi heureuse d’avoir une fille aussi éveillée. Aux jambes aussi rapides que l’esprit ».
Maintenant, je me sens bête. Depuis mon arrivée, j’ai l’impression que mon intelligence s’est envolée.
Ici, je ne suis pas drôle non plus. Personne ne rit à mes blagues, personne n’est impressionné par mes raisonnements. Pire, personne ne veut entendre ce que j’ai à dire. Si je garde le silence, ils pensent que je ne comprends pas, et si je parle, ils n’entendent que mes fautes d’accent et en déduisent que je suis sotte.
Ce n’est pas la vie que ma mère voulait pour moi. Ce n’est pas une chance qui m’est offerte.
Je ne suis dans ce pays que depuis quatre mois et je sais que je dois tenir bon, mais pitié, maman, tout ce que je veux c’est rentrer à la maison.
Si seulement je pouvais rentrer.

ELEANOR
– Là ! s’écrie Sebastian, m’arrachant à mes pensées.
Je sursaute et lève les yeux.
Après des kilomètres de champs, une route étroite nous a menés à travers une forêt dense aux grands troncs couverts de givre. Nous débouchons sur une clairière qui accueille plusieurs bâtiments. Une route en terre monte vers le manoir – une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir. Plus loin, on devine des maisons plus modestes et un petit lac entouré de roseaux gelés. La glace bleutée s’étire à la surface, parfaite, intacte.
– Waouh, incroyable ! s’enthousiasme Sebastian.
– Oui, c’est impressionnant. L’avocat avait parlé d’un manoir, mais ça…
Je hausse les épaules.
– Et ces autres petites constructions ? Qu’est-ce que c’est ?
J’essaie d’embrasser le domaine du regard. Certains des bâtiments ne sont pas si petits. L’un d’entre eux fait presque la moitié de la surface de l’édifice principal – ça doit être une écurie ou une sorte de hangar car il est un peu en retrait, caché à la lisière du bois.
– Plein de choses. Je ne sais pas.
À ma grande surprise, deux véhicules sont garés dans l’allée. L’un d’entre eux est une Volvo grise anonyme mais l’autre…
– Je croyais qu’il n’y aurait que l’avocat et nous ? s’étonne Sebastian en arrêtant la voiture.
Je secoue la tête.
– Moi aussi.
Au même moment, j’aperçois la sœur de ma mère, vêtue de l’un de ses innombrables manteaux noirs, appuyée contre la façade de la demeure, cigarette à la bouche. J’ajoute, d’un ton sec qui ne me ressemble pas mais qui l’espace d’un instant me fait penser à Vivianne :
– C’est typique de Veronika !
Aucun d’entre nous ne fait mine de vouloir sortir de la voiture.
– Je ne pensais pas qu’elle viendrait, dit Sebastian, la voix teintée d’une inquiétude qu’il ne parvient pas à dissimuler.
Sebastian n’a rencontré Veronika qu’une fois mais c’était amplement suffisant. Ça l’est pour la plupart des gens.
– Moi non plus. Elle avait dit qu’elle ne viendrait pas.
Ses mots exacts étaient les suivants : Il aurait fallu que cette vieille bique me paie pour y aller. D’une certaine manière, Vivianne la payait puisqu’il fallait faire estimer le domaine pour qu’elle touche sa part de l’héritage.
Je ne suis pas proche de Veronika. Je ne sais pas si Veronika a des proches. Quand j’étais petite, elle nous rendait visite et m’apportait toujours des cadeaux. Elle arrivait, toujours de noir vêtue, dans un nuage de fumée de cigarette à l’odeur à la fois glamour et écœurante. Puis elle avait cessé de venir. Depuis plusieurs années maintenant, je ne la vois plus que pour Noël, autour d’un long repas guindé où nous dégustons de la selle de chevreuil, de la gelée de groseilles et du gratin de pommes de terre. Veronika et Vivianne se toisent, les yeux mi-clos, chacune à un bout de la table et je tente de créer tant bien que mal un ersatz de bonne ambiance.
Je la voyais, plus exactement. Nous ne fêterons plus Noël toutes les trois. Pas avec Vivianne.
Veronika contemple la voiture de Sebastian avec le regard nonchalant, légèrement dégoûté qu’elle jetterait à un blaireau écrasé sur le bord de la route. Son manteau ébène trop large pend comme une paire d’ailes repliées et son sévère carré court de jais encadre son visage oblong.
Ses cheveux ont toujours été son trait le plus caractéristique. Il m’arrive de tressaillir quand je vois dans la rue une personne coiffée d’un carré court de la même couleur ; je croise son regard et j’attends qu’elle détourne les yeux sans me reconnaître avant d’oser souffler.
Sebastian éteint le moteur.
– Ne t’en fais pas, me rassure-t-il. On n’est là que pour quelques jours. Et puis, elle va sans doute se lasser et rentrer dès demain.
Sebastian, cet éternel optimiste.
– Ça doit être l’avocat, reprend-il au moment où j’aperçois un homme.
Si Veronika fait penser à un corbeau, l’exécuteur testamentaire semble tiré d’une banque d’images de photos de juristes. Il porte un pardessus gris assorti à sa Volvo – je ne peux m’empêcher de me demander si c’est à dessein –, les cheveux soigneusement peignés vers la gauche le long d’une raie parfaitement rectiligne, des gants en cuir et une serviette coordonnée posée à ses pieds alors qu’il nous attend en haut de l’escalier à l’entrée du manoir.
– Bonjour, lui dis-je en sortant de la voiture.
Je ferme la portière. Après cet habitacle surchauffé, l’air de février me revigore.
– Victoria ? demande-t-il avec cet accent typique de Stockholm qui doit rendre difficile pour lui un séjour prolongé hors de la capitale. Nous avons échangé par téléphone, n’est-ce pas ? Je suis Rickard Snäll, du cabinet Lindqvist.
C’est lui qui m’avait contactée quelques semaines plus tôt en m’informant qu’il serait temps de visiter le Haut Soleil pour procéder à un inventaire de succession. Il est plus jeune que je ne l’ai pensé quand je l’ai aperçu depuis la voiture. Il doit avoir la quarantaine bien tassée d’après les rides autour de ses yeux et les mèches grises dans ses épais cheveux bruns. Un autre avocat, plus âgé, était en charge du testament.
– Eleanor. (Je souris pour ne pas sembler désagréable.) Je préfère Eleanor.
– Ah. Ravi de vous rencontrer enfin, Eleanor.
Sa poignée de main est chaude et ferme. Je la lâche un peu trop vite.
Mon pouls accélère, palpite dans mes veines.
Ce n’est que l’avocat qui va s’occuper de l’inventaire. Aucun danger. Tu lui as parlé au téléphone, tu te rappelles ?
Je cherche un autre point où fixer mon regard pour ne pas le dévisager et je tombe sur Veronika. Elle jette sa cigarette dans le gravier, l’écrase du talon d’un geste aussi brutal qu’efficace et lève les yeux sur moi.
Pendant plusieurs secondes, personne ne dit mot. Elle attend que je me lance. C’est une technique de Vivianne, même si Veronika se mettrait en rogne si je le soulignais. Je craque la première.
– C’est génial que tu aies pu venir.
Ses lèvres s’étirent dans un sourire. Mais seulement vers la gauche. Petite, je pensais qu’elle le faisait à dessein. À l’époque j’étais encore émerveillée par ma tante qui me prodiguait une attention distraite, de celle qu’on accorde à un chiot. Son attention durait plus longtemps que celle de Vivianne, mais son humeur était plus changeante. Je la vénérais pour cela.
Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsque la fougue de Veronika avait commencé à se calcifier et à se changer en agressivité, que Vivianne m’avait confié avec mesquinerie que ce défaut avait été causé par une paralysie faciale temporaire dont ma tante avait souffert avant ma naissance. C’était en réalité une bénédiction, avait affirmé Vivianne avec son sourire parfaitement symétrique. Elle ressemble tout de même à son père. Cette paralysie a au moins conféré à son visage du caractère.
– J’ai changé d’avis, lance Veronika. (Elle n’a ni regardé ni salué Sebastian.) Je ne suis pas venue au domaine de Haut Soleil depuis mon enfance. Je ne pouvais pas manquer ça. (Elle hausse légèrement les sourcils.) Ah ah ! Voilà le petit ami. Je vois.
Sebastian affiche son plus grand sourire, comme si elle l’avait salué poliment.
– Ravi de vous revoir, Veronika.
Bien joué !
Veronika le dévisage quelques instants puis hoche sèchement la tête. Elle se tourne vers l’avocat.
– Et vous êtes… ? s’enquiert-elle, sourcils haussés, comme si elle était restée plantée là sans se présenter ni lui accorder un regard jusqu’à notre arrivée.
C’est sans doute exactement ce qui s’est passé. Il la contemple comme on regarderait un chien qui vous grogne dessus.
– Rickard Snäll. Avocat. Je suis ici pour vous aider à procéder à l’inventaire de succession et à l’évaluation du bien. (Il se tourne vers moi.) C’est vous qui avez la clé, n’est-ce pas ?
– Oui.
Je monte les marches, fouille dans ma poche, la main moite. J’évite son regard.
– Elle se trouvait dans l’enveloppe découverte dans l’appartement de Vivianne. Avec l’adresse du domaine de Haut Soleil et le numéro de téléphone de Bengtsson. Je ne sais pas si elle ouvre autre chose que le bâtiment principal. Possible qu’il y ait des serrures aux autres portes, dans ce cas c’est peut-être Bengtsson qui a les clés. C’est…
– Celui qui s’occupe du domaine, oui, termine Rickard. J’ai essayé de le contacter au numéro que vous m’avez indiqué mais je n’ai pas eu de réponse.
– Moi non plus.
Cela fait plusieurs semaines que je tente d’appeler le gestionnaire, sans succès. Je tombe directement sur le répondeur. D’après le premier avocat, le testament de Vivianne précise que son salaire doit lui être versé sur la succession jusqu’au partage de l’héritage.
– Il a peut-être arrêté, suggère Rickard.
Je ne croise pas son regard, j’introduis la clé dans la serrure et tente de la tourner. Le verrou résiste mais finit par céder. La porte s’ouvre sur des gonds silencieux et bien huilés.
Voilà donc le manoir de Haut Soleil. Le secret que Vivianne m’a caché toute ma vie.

ELEANOR
Nous entrons dans un vestibule spacieux au parquet massif, agrémenté d’un authentique tapis persan. Le plafond est haut – probablement plus de trois mètres – et la lumière qui filtre par les fenêtres de part et d’autre de la porte inonde toute la pièce.
L’intérieur ne semble pas avoir été laissé à l’abandon. Juste une fine couche de poussière sur le sol, pas de toiles d’araignée dans les coins, des vitres plus ou moins propres. Sous un grand miroir sur le mur de gauche se trouve un guéridon, le genre de meuble qui n’a d’autre fonction qu’attirer le regard avec ses pieds sculptés peints en jaune et son marbre tacheté, d’ailleurs suffisamment propre pour briller dans la lumière de la fin d’après-midi.
Bengtsson a beau ne pas décrocher son téléphone, il s’est clairement occupé de cet endroit. Lui ou quelqu’un d’autre.
– C’est elle ? s’enquiert Sebastian.
Je ne remarque le portrait que maintenant. Les rayons du soleil frappent le miroir de l’autre côté de la pièce, de sorte qu’il attire l’attention et éblouit à la fois. Pourtant, comment ai-je pu passer à côté du tableau ? Il est immense, sans doute deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large, sombre ; la peinture à l’huile est si épaisse qu’elle semble vouloir dégouliner de la toile.
C’est un portrait de famille. Un homme, une femme et deux fillettes se détachent sur un fond gris foncé. L’homme est installé dans un fauteuil, la femme sur l’accoudoir, les jambes coquettement croisées. La plus jeune des fillettes se tient à côté d’elle, une poupée dans les bras – l’enfant ne peut pas avoir plus de deux ans – et la plus âgée – cinq ou six ans – est assise aux pieds de son père, en robe carmin agrémentée de rubans blancs. Son visage est un ovale blanc anonyme où s’ouvrent de grands yeux bruns perdus dans le vague, ses cheveux sont coiffés en deux tresses noires.
– Nom de Dieu !
Dans la bouche de Veronika, ces mots forment une phrase complète dégoulinante de mépris.
– Oui, dis-je à Sebastian. (Je déglutis.) Ça doit être Vivianne et Evert. Et les filles…
– Moi, m’interrompt Veronika en désignant sa version à deux ans.
Impossible de regarder les joues rebondies, les boucles brunes et les petites lèvres roses de l’enfant sur le tableau et de reconnaître la femme sèche aux sourcils fins à côté de moi.
– Et… Vendela, ajoute-t-elle, d’une voix un peu plus suave, en indiquant ma mère.
Ah ! Si seulement je pouvais reconnaître quelques traits de ma maman dans la fillette du tableau, dans les tresses soigneuses ou les sourcils droits, dans les petites mains ou les jambes parfaitement repliées, mais les souvenirs de ma mère sont flous. J’avais trois ans et quatre mois quand elle est morte. Vivianne ne m’a jamais informée de la date précise, autrement j’aurais aussi compté les jours et les semaines.
Le jour précis de sa mort ? Quelle importance, Victoria ! J’entends encore la voix cruelle de Vivianne dans ma tête. Avec son accent arrogant, typique des nantis de Stockholm, et son petit défaut de prononciation à peine discernable dont elle n’avait jamais réussi à se défaire tout à fait. C’était comme si certains sons se retrouvaient au mauvais endroit dans sa bouche. Je me suis toujours demandé si elle zozotait enfant ou si elle avait eu un bec-de-lièvre opéré très tôt, mais je n’avais jamais osé poser la question.
Elle n’est plus là, désormais. Je ne saurai jamais.
Les souvenirs fragmentaires que je garde de ma mère ne sont pas son visage mais son odeur, la sensation de coller mon nez contre sa nuque, sa voix quand elle riait ou me grondait. L’épisode qui reste le plus précisément gravé dans ma mémoire est le savon qu’elle m’avait passé parce que j’avais manqué de me faire écraser par une voiture. J’avais fondu en larmes et elle m’avait serrée fort dans ses bras, si fort que toute ma tristesse s’était envolée.
Je n’ai en revanche aucun souvenir de mon père. Vivianne m’a dit que c’était un moins que rien, qu’il ne méritait pas ma magnifique mère, qu’il avait mis les voiles dès qu’il avait appris sa grossesse. À mes dix-huit ans, j’ai pu lire son nom sur mon acte de naissance. Je l’ai retrouvé sur Facebook et lui ai envoyé un message. Pas de réponse. Pour l’instant, il semblerait que Vivianne ait eu raison.
Sebastian entoure mes épaules de son bras. Je crois d’abord qu’il a lu sur mon visage les signes de cette mélancolie sans contours, aussi brève qu’intense, mais il commente le tableau :
– Elle était vraiment… hum.
Bien sûr, il ne regardait pas ma mère. Il contemplait Vivianne. Toujours Vivianne.
Je sais ce que signifie son « hum ». Ça m’agace sans raison valable. Car c’était une vraie beauté. À plus de soixante-dix ans, elle était encore belle, d’une manière presque féroce. Sa peau marmoréenne artificiellement tendue, son maquillage agressivement féminin, ses cheveux d’une douceur étonnante. Elle luttait avec hargne contre le passage du temps qu’elle considérait comme une agression personnelle.
Surtout quand elle avait compris que le combat était perdu d’avance.
Parfois, un joli visage est tout ce qu’on possède, Victoria.
Mets-toi un peu de rouge à lèvres. Tu n’es pas assez brillante pour pouvoir te passer d’être jolie !
Sur ce tableau, elle doit avoir la trentaine. Evert, près de quarante ans. Impossible de ne pas la contempler, assise sur l’accoudoir. Elle porte un cardigan bleu et une jupe gris perle ajustée – elle n’a jamais apprécié la couleur, Vivianne, sauf sur les ongles et les lèvres. Ses cheveux de jais ondulés encadrent son visage avec douceur, sa peau est blanche comme de la crème, assortie aux perles qui pendent à ses oreilles, ses lèvres pulpeuses, couleur carmin, forment un sourire parfaitement équilibré et énigmatique. Ses mains sont longues et minces, l’une posée sur l’épaule d’Evert, l’autre sur ses genoux.
Peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’elle est représentée avec plus de détails et de lustre que les autres membres de la famille. Même la petite cicatrice au menton est peinte ; une fine ligne blanche qui ne fait que renforcer l’harmonie de son visage. N’y a-t-il que moi qui la vois, ou le portraitiste a-t-il aussi été fasciné ? Comment est-il possible que la femme sur le tableau, presque cinquante ans plus tard, avec un visage différent, des cheveux différents, des vêtements différents, puisse être avec une telle évidence, sans l’ombre d’un doute, Vivianne ?
– Oui, vraiment…
Je ne parviens pas à dissimuler la tension dans ma voix. Je me détourne du tableau et croise brièvement le regard de Veronika.
J’ai l’impression que ses yeux sont brillants de larmes, mais le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu.

ELEANOR
Je pensais que nous allions jeter un rapide coup d’œil à la demeure avant de choisir nos chambres, mais la visite immobilière improvisée est plus longue que prévu. C’est un voyage dans le passé ; pas tant dans les années soixante-dix, sans doute la dernière décennie où la maison a été habitée, mais à la fin du dix-neuvième siècle. La bâtisse est tout en longueur avec des pièces en enfilade. D’un côté du hall d’entrée se trouvent une cuisine dotée de tous les ustensiles dont on peut rêver ainsi qu’une salle à manger spacieuse et élégante. Les deux pièces sont reliées par un couloir de service. Les meubles de la salle à manger sont si luisants que je suis prise d’une honteuse envie de les lécher. De l’autre côté du vestibule s’ouvre une splendide salle de séjour ou plutôt, comme l’aurait dit Vivianne, un salon. Les pièces sont vastes, les carreaux en faïence lustrés sont couverts de somptueux tapis et les meubles semblent tous être des antiquités.
L’étage est composé de quatre chambres à coucher, deux salles de bains et une bibliothèque servant également de cabinet de travail avec un bureau qui fleure bon le cuir et l’encaustique. Les portes des chambres sont toutes grandes ouvertes. Les fenêtres donnent à l’ouest.
Trois des chambres sont identiques : carrées, meublées d’un large lit à baldaquin, d’une armoire, d’une commode sculptée et d’une élégante table de chevet placée sous la fenêtre. Seuls les coloris varient.
La quatrième chambre est plus grande. C’était celle de Vivianne, je le comprends immédiatement. Je ferme la porte et me détourne. Nous dormirons dans les autres.
À côté, une autre porte. Tapissée de papier peint, comme pour se fondre dans le mur. Je n’aurais probablement pas remarqué sa présence si Sebastian n’avait rien dit.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’étonne-t-il.
En l’absence de poignée, j’introduis l’index dans la serrure et je tire. La porte résiste à peine avant de s’ouvrir.
Les gonds grincent. C’est la première fois que cette maison émet le moindre bruit. Je n’avais encore entendu ni crissement ni craquement. Tout semble graissé, huilé, lustré. À l’exception de cette petite porte.
Dehors, la nuit tombe rapidement mais cela n’a aucune importance pour la pièce sans fenêtre dans laquelle nous nous trouvons. Il fait si noir que Sebastian sort son téléphone portable et allume la lampe torche. La lumière crue éclaire une petite chambre à coucher austère. Un lit étroit, sans drap ni couverture, adossé au mur. Un matelas rayé surmonté d’un simple oreiller.
La pièce est quasiment vide, hormis le lit. Une chaise à barreaux au pied du lit et un bol en étain par terre.
– Qu’est-ce que c’est que ce cagibi ? s’enquiert Sebastian.
– Elle était destinée au personnel, dit la voix de Veronika derrière nous.
Je me retourne. Veronika s’est arrêtée, appuyée contre la rampe de l’escalier.
– Quand j’étais petite, personne ne l’occupait, mais mon père m’a raconté que c’était une chambre de bonne. Ça l’avait été, en tout cas. Quand on venait, le personnel habitait toujours dans les dépendances. Maman ne voulait pas qu’ils soient là la nuit. Personne n’avait le droit de dormir là-dedans.
Veronika observe la porte.
– Je crois que c’est pour cacher la porte qu’elle a fait mettre du papier peint dessus. Quand j’étais petite on la voyait à peine, mais un après-midi Vendela et moi sommes venues discrètement. Nous avons découpé le papier pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la pièce.
Elle pince les lèvres et poursuit.
– Elle nous a flanqué une telle raclée ce jour-là que mon père s’est interposé. D’habitude, il n’intervenait jamais.
Sebastian est mal à l’aise, il ne sait comment réagir. Une partie de moi le plaint, une autre éprouve un soudain agacement. C’est injuste, j’en ai conscience. Je suis injuste.
Ce n’est pas sa faute s’il a grandi avec des parents qui n’auraient pas l’idée de lui décocher des gifles à l’envoyer valser au sol. Ce n’est pas sa faute si la simple idée de lever la main sur un enfant le révolte.
C’est une bonne chose.
Cela ne fait pas de lui quelqu’un de faible ou de pourri gâté. Seulement quelqu’un de sain. »

À propos de l’autrice
STEN_Camilla_©Stefan_TellCamilla Sten © Photo Stefan Tell

Camilla Sten, née en 1992, est la fille de Viveca Sten, superstar suédoise de polars.
Elle étudie actuellement la psychologie à l’Université d’Uppsala et a déjà publié une série pour la jeunesse (L’île des Disparus, éditions Michel Lafon) à quatre mains avec Viveca. Après Le Village perdu, un thriller très original dans la lignée de Stephen King ou de John Ajvide Lindqvist, elle publie Le manoir des glaces. (Source: Éditions du Seuil)

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L’été en poche (34): Dix âmes, pas plus

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En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Dix âmes, pas plus

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík!
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

L’avis de… Gilles Médioni (Marie France)
« Ragnar Jónasson semble se délecter des ambiances de bout du monde. Ici, il nous embarque dans le petit village de Skálar, à l’extrême nord-est de l’Islande où Una, jeune enseignante peu sûre d’elle, décide d’aller passer une année pour faire l’école à deux fillettes. Arrivée sur place, elle découvre un lieu-dit hostile animé par seulement dix habitants, et comprend vite qu’elle n’est pas la bienvenue. Même la maison où elle loge semble être hantée. Le jour de Noël, l’une des fillettes est assassinée. L’étau se resserre autour de l’étrangère. Jusqu’où les habitants seront-ils capables d’aller ? L’auteur islandais fait régner dans ces pages une atmosphère angoissante et surnaturelle qui dérange. »

Vidéo


Ragnar Jonasson présente son roman «Dix âmes, pas plus». © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (21): Blizzard

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En deux mots
En plein blizzard Bess sort de son abri avec un enfant qu’elle perd de vue après quelques secondes d’inattention. Commence alors une course contre la mort pour survivre et retrouver l’enfant, à la fois pour elle et pour la poignée d’habitants de ce coin d’Alaska partis à se recherche. Au long de ce récit haletant, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Blizzard

Les premières pages du livre
« Bess
Je l’ai perdu. J’ai lâché sa main pour refaire mes lacets et je l’ai perdu. Je sentais mon pied flotter dans ma chaussure, je n’allais pas tarder à déchausser et ce n’était pas le moment de tomber. Saleté de lacets. J’aurais pourtant juré que j’avais fait un double nœud avant de sortir. Si Benedict était là, il me dirait que je ne suis pas suffisamment attentive, il me signifierait encore que je ne fais pas les choses comme il faut, à sa manière. Il n’y a qu’une seule manière de faire, à l’entendre. C’est drôle. Des manières de faire, il y en a autant que d’individus sur terre, mais ça doit le rassurer de penser qu’il sait. Peu importe, j’ai lâché sa main combien de temps ? Une minute ? Peut-être deux ? Quand je me suis relevée, il n’était plus là. J’ai tendu les bras autour de moi pour essayer de le toucher, je l’ai appelé, j’ai crié autant que j’ai pu, mais seul le souffle du vent m’a répondu. J’avais déjà de la neige plein la bouche et la tête qui tournait. Je l’ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n’a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. S’il avait posé les bonnes questions, si j’avais donné les vraies réponses, jamais il ne me l’aurait confié. Il a préféré se taire, entretenir l’illusion, prétendre que j’étais capable de faire ce qu’il me demandait. Au lieu de cela, dans cette terre de désolation qui suinte le malheur, je vais ajouter à sa peine, apporter ma touche personnelle au tableau. Il faut croire que c’est plus fort que moi.

Benedict
Rétrospectivement, je crois que j’ai senti que quelque chose ne tournait pas rond. C’est un peu comme lorsque vous avez la sensation qu’un insecte vous chatouille l’oreille. Vous faites un geste pour vous en débarrasser, mais en réalité c’est une alarme, votre alarme interne, réglée au strict minimum. Pas assez forte pour vous faire bondir, mais juste assez pour vous empêcher de dormir tranquillement. Je dormais justement et je me suis réveillé en sursaut. Était-ce un pressentiment ou bien le courant d’air froid qui venait d’en bas ? Je ne sais pas. J’étais tellement fatigué d’avoir passé les derniers jours dans l’excitation, à relever les pièges, à ranger le matériel et à nous préparer avant que n’arrive le mauvais temps. J’ai toujours aimé les tempêtes, et surtout le moment juste avant, quand il faut tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois pour tenir quelques jours et se faire un espace clos, le plus hermétique possible. Et puis, quand la tempête est là, se claquemurer avec la cibi qui grésille, une tasse de café brûlant pour se réchauffer les mains et le feu dans la cheminée qui se rebelle à cause de la neige qui tombe dans le conduit et du vent qui s’y engouffre. J’entends la maison qui craque et qui gémit comme un petit vieux. Parfois, j’ai l’impression qu’elle me parle, comme elle a peut-être parlé à mes parents et à mes grands-parents avant eux, de génération en génération, jusqu’au premier Mayer qui a décidé de s’installer ici, en terre hostile, et de prétendre qu’il serait plus fort que la nature. La maison est encore debout et je suis bien au chaud à l’intérieur, protégé par ses murs, comme un diamant dans son écrin. Sauf que je suis tout seul. Quand je suis descendu de l’étage, la porte était grande ouverte et la neige s’était déjà engouffrée par paquets. Ça m’a énervé. J’ai crié : « Bon Dieu, Bess, tu peux pas fermer cette foutue porte ? On va tous crever de froid par ta faute ! », mais elle n’a pas répondu. C’est seulement à ce moment-là que j’ai vu que les bottes du petit n’étaient pas là et que leurs vestes n’étaient plus accrochées au porte-manteau. J’ai compris qu’elle était sortie avec lui, alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard.

Cole
Si le Seigneur m’entend, je jure solennellement que je boirai plus une goutte d’alcool. J’ai tellement mal à la tête avec le truc que ce salopard m’a fait boire. Appeler ça de l’eau-de-vie, c’est vraiment se foutre de la gueule du monde. Je sens plus ma gorge et j’ai le bide en vrac. C’est à vous donner l’envie de virer bonne sœur, même si j’ai pas l’attirail pour ça. Je sortais à peine des toilettes à cause de la courante que l’alcool m’avait causée quand ça a tambouriné de tous les diables à la porte. C’est pas un temps à mettre un bon chrétien dehors, alors je me suis reboutonné comme j’ai pu et j’ai attrapé mon fusil. On sait jamais ce qui peut courir les bois. J’ai crié : « C’est qui ? », un truc auquel un ours pourrait pas répondre, mais il y avait trop de vent dehors pour que je puisse entendre quoi que ce soit. Les coups ont redoublé. Ma foi, j’avais pas le choix. J’ai tourné le verrou, entrouvert la porte avec mon pied et j’ai visé l’entrebâillement au cas où. « Tire pas, Cole ! C’est moi ! » qu’il a crié. J’ai reconnu la grosse voix grave de Benedict. Il était couvert de neige, ça lui faisait comme des épaulettes de général de pacotille et il avait déjà le bout des cils tout blanc, avec des gouttes de givre comme des décorations de strip-teaseuses. Enfin je dis ça parce que j’en ai vu une en photo dans un magazine qui traînait chez Clifford. La fille avait des petites gouttes rouges au bout de ses faux cils, ça lui faisait un regard bizarre, comme une poupée. Il paraît qu’il y a des types qui aiment ça. Benedict m’a poussé d’un coup pour refermer la porte derrière lui. Il a même pas enlevé son couvre-chef. Il s’est appuyé contre le mur, a passé sa main sur son visage et puis il a dit, comme s’il avait vu passer un revenant : « Bess et le petit sont partis. Ils sont dehors. » C’était tellement crétin comme idée que j’ai rigolé. « Me fais pas rire, Benedict, elle est pourrie ta blague », je lui ai dit. « Tu crois que je serais sorti avec ce temps, juste pour te faire marcher ? » qu’il m’a répondu. J’ai vu rien qu’à sa tête qu’il était sérieux et bon sang, si c’était vrai, alors on avait du souci à se faire. Il a tout juste dix ans, le môme, et l’autre, elle a pas deux sous de jugeote. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce qu’on fait alors ? » et il m’a répondu un truc qui m’a pas fait plaisir : « Qu’est-ce que tu crois ? On va les chercher. » Ça, c’était pire que la bibine de Clifford et j’ai eu comme une envie d’en reprendre une lampée.

Freeman
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit avec ce temps. Le vent souffle tellement fort autour de la maison que je ne sais pas comment elle tient encore debout. J’ai l’impression que les murs sont pris dans un étau entre la poussée des rafales et la neige qui s’accumule. Dieu sait comment je vais réussir à en sortir quand tout sera fini. Lors de la première tempête que j’ai vécue ici, je suis resté bloqué deux jours. Il y avait bien cinq pieds de neige devant la porte et je ne pouvais pas ouvrir les volets des fenêtres que j’avais stupidement fermés, une erreur de débutant, m’avait dit Benedict. J’ai dû grimper jusqu’au grenier, à mon âge, et redescendre par la lucarne avec une corde. L’opération n’a pas tout à fait marché comme je le souhaitais. Je me suis déboîté l’épaule dans la chute et il a quand même fallu que je m’occupe de pelleter la neige avec mon bras valide avant de pouvoir trouver de quoi bloquer l’autre bras. Ce coup-ci, j’ai essayé de déblayer le plus possible tout autour de la maison en espérant que ce soit suffisant. C’est quelque chose qui ne s’invente pas, savoir survivre. Là d’où je viens, on n’a pas à se poser de questions pour savoir si la neige vous empêchera de sortir. Il n’y a pas de neige, pas le moindre flocon, et si j’avais le choix, je préférerais cent fois être là-bas plutôt que dans ce pays à supporter mes rhumatismes. Le froid, l’humidité, ce n’est pas bon pour ma vieille carcasse. Ce serait un comble d’avoir survécu à tout ce que j’ai connu pour mourir maintenant, moisi comme une vieille branche pourrie. Qu’est-ce que je fais là alors ? Je suppose que s’Il a voulu que nos routes se croisent et que je m’enterre au bout du monde, c’est qu’il y avait une bonne raison à cela. Il sait que je suis un pécheur, mais si mon Dieu de miséricorde a un plan pour moi, j’attendrai jusqu’à ce que la lumière soit faite. Je suis gelé, mais j’attendrai puisqu’il le faut. Et, pour être tout à fait honnête, je n’ai pas vraiment d’autre choix.

Bess
Je ne vois rien. La neige s’envole du sol en tourbillons et lorsque je lève les yeux vers le ciel c’est une vraie purée de pois. L’air est incolore, comme si toutes les couleurs existantes avaient disparu, comme si le monde entier s’était dilué dans un verre d’eau. Je regrette de ne pas avoir fait plus attention quand Benedict essayait de décrire le fonctionnement des blizzards au petit. J’aurais peut-être su ce qu’il fallait faire, à part ne pas sortir bien sûr, mais ça, il est trop tard pour le regretter. Je tourne le dos au vent, appuyée sur ce que je suppose être un rocher. À moins que ce ne soit un ours qui hiberne, ce qui réglerait mon problème. Je ne parviens pas à réfléchir à la conduite à tenir, mais je vais me transformer en bonhomme de neige si je ne bouge pas. Je ne suis pas complètement idiote, je sais dans quel pétrin je me suis fourrée. Il faut que je bouge, que je trouve le gosse ou que je retourne à la maison chercher Benedict, même s’il pourrait avoir envie de me décoller les oreilles à grands coups de baffes si je reviens seule. Je ne peux pas rentrer, je ne peux pas lui expliquer, ce serait trop d’un seul coup. Il est solide, mais il y a des choses qui sont trop dures à entendre. De toute façon, je ne peux pas laisser le petit tout seul. Puisque je ne sais même pas dans quelle direction aller, je vais marcher droit devant moi, c’est ce qu’il a dû faire. C’est bête parfois un gamin, ça fait des trucs sans réfléchir, à l’instinct, même un petit génie comme lui. Alors si je ne réfléchis pas, moi, j’avance tout droit. C’est sûrement ce qu’il y a de mieux à faire.

Benedict
Cole met un temps fou à se préparer, il traîne les pieds. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Qui aurait envie de sortir avec ce temps ? Vivre ici c’est déjà dur quand il ne neige pas, mais en pleine tempête, c’est comme être dans le ventre du diable, d’après Freeman. Lui, je ne suis pas allé le chercher. Il est trop vieux et il ne voit pas bien loin. Je ne sais même pas ce qu’il est venu faire ici. J’avoue que j’ai bien ri quand il est arrivé il y a deux ans avec son van et son matériel flambant neuf. On aurait cru un jeune retraité en goguette, mais un retraité seul, dans un coin isolé, pas vraiment ce que vous vendent les formulaires. C’était surtout le seul Noir à la ronde et il paraissait aussi incongru au milieu du paysage qu’elle, quand elle est arrivée avec sa mini-jupe en velours et ses santiags blanches. Il n’avait pas tout à fait le profil d’un type qui serait venu se frotter à la nature sauvage, même s’il est bien plus en forme pour son âge que ne le seront jamais Clifford ou Cole à force de passer leurs soirées à boire. Je croyais qu’il ne tiendrait pas l’hiver avec ses mitaines et son bonnet, ce n’était pas vraiment l’équipement adéquat. Il est toujours resté évasif sur ce qu’il faisait avant d’arriver ici, si ce n’est qu’il avait été militaire dans sa jeunesse. Ça pouvait expliquer qu’il ait su comment tenir malgré le climat. On ne l’a pas aidé la première année. Les gens ont beau être solidaires dans le Nord, ils ne vont pas non plus tout risquer pour un inconnu. Une fois, je l’ai aidé à changer la courroie de sa motoneige. Il l’avait rachetée à Clifford, ce vieil escroc. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas acheter d’occasion par ici. Si leur propriétaire s’en est débarrassé, c’est qu’il y a une bonne raison à cela. Elle tombait tellement souvent en panne que Freeman a fini par éplucher tout le manuel que Clifford avait daigné lui donner. Ce n’était pas un grand sacrifice de sa part, il ne l’avait jamais sorti de son emballage, à se demander s’il sait seulement lire. Freeman a intégralement démonté la machine et, après l’avoir bricolée, elle marchait mieux que la mienne, ce qui n’était pas difficile. J’ai bien vu que Clifford était vexé qu’il ait réussi à la remettre à neuf alors qu’il n’y était jamais arrivé. Il avait cru lui jouer un mauvais tour en lui vendant une épave et il s’était retrouvé comme un idiot. Je me suis dit que Freeman avait de la ressource pour un vieil homme. Quand il s’est démis l’épaule, il est arrivé sans se plaindre et il m’a demandé si je pouvais l’emmener voir un médecin parce qu’il n’arriverait pas à conduire tout seul. Je ne vais pas mentir, ça ne m’arrangeait pas de faire cinquante miles jusqu’au dispensaire, mais je l’ai emmené quand même. S’il avait survécu à son premier hiver ici, c’est que la nature ne le rejetait pas. Peut-être que, d’une certaine façon, elle le tolérait. On ne peut pas en dire autant de Bess, ni du petit. Un jour, elle m’a dit que leur présence ici était un non-sens. C’était sa manière à elle d’exprimer ce que tout le monde pensait tout bas : ils n’avaient rien à faire là. Je ne sais pas si la nature les a absorbés ou si elle va les recracher, morts ou vivants. Tout ce que je sais, c’est que c’est de ma faute. Je n’aurais jamais dû les ramener. Même si j’avais promis à sa mère que je prendrais le petit avec moi, je n’aurais pas dû le faire. Je n’en serais pas là aujourd’hui, à chercher un gosse et une fille au milieu de la neige, au milieu de nulle part.

Cole
Une chose est sûre, j’avais pas envie d’y aller. Il faut vraiment être dingue, je me suis dit. En plus – mais ça, je l’ai évidemment pas dit à Benedict – ils sont peut-être déjà morts de froid ou d’une mauvaise chute, ou alors ils ont fait une sale rencontre. L’hiver a été long, il y a des animaux qui ont autant les crocs que moi. J’ai quand même prévenu Clifford avec la cibi et il m’a dit que c’était pas son affaire et qu’il avait pas l’intention de sortir avec ce temps. Ça m’a pas vraiment étonné, même si je pensais qu’il aurait quand même bien aimé retrouver la fille, à défaut du gamin. J’ai traîné autant que j’ai pu. J’ai cherché mes chaussettes les plus chaudes et aussi les petites fines en soie que sur les conseils du vieux Magnus j’enfile d’abord, même si elles sont tellement reprisées qu’elles ne tiennent plus que par l’opération du Saint-Esprit. Je savais bien qu’on allait se retrouver plus gelés que des Esquimaux. Benedict m’attendait, appuyé contre le chambranle de la porte. Il avait l’air d’avoir pris dix ans d’un coup. C’est sûr que les savoir dehors, c’était le pire truc qui puisse arriver, il était bien placé pour le savoir. Des types emportés au printemps par les rivières en crue, écrasés par l’arbre qu’ils étaient en train de tailler, ou retrouvés raides comme des bouts de bois dans des fossés, il en avait vu plus que son compte quand il était petit et que la scierie tournait encore. Mais un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m’en souvienne, c’était pas encore arrivé. Et Benedict savait bien pourquoi. Parce que ça n’a pas de sens, et qu’ici tout a un sens, parce que chaque geste vous coûte un effort et que Dame Nature, elle vous fait jamais de cadeaux. C’est ça le deal. Vous voulez vivre ici ? Profiter de l’air pur, du gibier, du poisson ? Être libre de vos actes, ne rendre de comptes à personne et peut-être ne croiser aucun être humain pendant des semaines ? Libre à vous. Mais le jour où vous vous retrouverez nez à nez avec un kodiak ou que votre motoneige ne voudra plus démarrer alors que vous êtes à des miles de votre piaule, il faudra accepter l’idée que personne vous viendra en aide, à part vous-même. C’est pas un truc que cette satanée bonne femme peut comprendre. J’ai fini par trouver les chaussettes. J’ai pris une vingtaine de cartouches pour le fusil. Benedict avait pris le sien et j’allais ouvrir la porte quand je me suis souvenu de la gnole de Clifford. Ça, c’était bien un truc à prendre pour une expédition aussi dingue. Sûr que j’en sentirais à peine les effets dans ce grand bazar. »

L’avis de… Alexandre Fillon (Sud-Ouest)
« Le premier roman de Marie Vingtras se déroule sur une terre hostile du Gand Nord. En Alaska, l’hiver, chaque geste vous coûte un effort. Il faut sans cesse lutter contre les assauts de la neige et du vent. La dernière tempête de la saison fait rage. Bess n’aurait jamais dû lâcher la main du gamin pour refaire ses lacets. Le petit de dix ans a échappé à sa surveillance en un instant. Depuis, il demeure introuvable. Bess, qui reconnaît volontiers qu’elle a un certain don pour se retrouver « dans le merdier », se lance à sa recherche. En plein blizzard, elle n’est pas la seule à s’activer. Il y a aussi l’oncle de l’enfant, Benedict, son père au nom de la loi. Benedict est flanqué de Cole, un sacré râleur qui estime que « les bonnes femmes, c’est que des ennuis ». Ici, on entendra aussi la voix de Truman, l’ancien policier qui a servi au Vietnam dont on se demande comment il a atterri dans un coin pareil. Tous sont bien cabossés, tous ont eu leur content de blessures, en plus d’être mis à mal par le climat ambiant. La maîtrise narrative de Marie Vingtras impressionne. Son « Blizzard » est une implacable réussite. »

Vidéo


A l’occasion des Correspondances de Manosque 2021, Marie Vingtras présente Blizzard © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (09): Sauvagines

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En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Sauvagines

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix
Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

L’avis de… Anne-Frédérique Hébert-Dolbec (Le Devoir)
« L’imaginaire foisonnant de Gabrielle Filteau-Chiba s’incarne dans les pages et dans sa langue furieuse avec une telle intensité qu’on pourrait presque toucher la forêt et ses habitants nocturnes, reflets de l’imprévisibilité, des craintes et de la tension qui animent la construction narrative. »

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A l’occasion du festival America, Gabrielle Filteau Chiba présente son ouvrage «Sauvagines». © Production Librairie Mollat

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Chercher Sam

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En deux mots
Mathieu est désormais sans-abri. Il erre dans les rues de Montréal à la recherche de sa chienne Sam, perdue dans un moment d’inattention. Une errance qui va lui permettre de faire quelques rencontres importantes, mais qui est surtout l’occasion d’une introspection éclairante sur les drames qui ont jalonné sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chacun cherche son chien

La Québécoise Sophie Bienvenu avait connu un joli succès avec ce roman que les éditions Anne Carrière ont eu la bonne idée de publier de ce côté de l’Atlantique. N’hésitez pas à suivre Mathieu dans les rues de Montréal, à la recherche de sa chienne Sam.

Mathieu cherche un endroit où passer la nuit. Il est un «itinérant», comme on dit à Montréal. Les Québécois ont toujours eu le sens du mot juste, celui qui ajoute du sens et de la poésie là où les Français cherchent l’efficacité de l’acronyme, comme SDF. Soulignons donc d’emblée que l’une des grandes forces de ce roman, c’est justement sa langue. Ici l’oralité et le parler québécois donnent au récit un ton à nul autre pareil. Rassurons à ce propos tous ceux qui imaginent devoir lire ce roman un traducteur franco-québécois à la main. On comprend parfaitement cette langue imagée, on la «traduit» à l’aide du contexte et, si vraiment on éprouve le besoin d’une explication de courtes notes de bas de page éclairent certaines expressions. Mais revenons à Mathieu. Si l’on découvre bien plus tard comment il y fini dans la rue, on comprend d’emblée qu’il a déchiffré la sociologie de sa condition. «Les itinérants, tu peux leur donner de l’argent, tu peux leur faire un sourire, ou même leur demander comment ça va, mais tu peux jamais, jamais, jamais les toucher. Parce que t’as beaucoup trop peur que notre misère s’attrape.»
Une misère qui désormais lui colle à la peau et qu’il partage avec sa chienne Sam. Le pitbull lui offre chaleur et affection, sans aucun doute ce dont il manque le plus. Et s’il doit avoir une chance de se reconstruire, ce sera grâce à elle. Alors quand il la laisse seule pendant deux minutes et qu’il ne la retrouve plus en revenant, on imagine la catastrophe que cela représente pour lui.
Désormais, il n’a qu’un seul but: chercher Sam.
Avec Mathieu, on arpente alors les rues de Montréal dans une sorte d’urgence que le style rend parfaitement. On partage sa quête, on espère qu’au détour d’un carrefour c’est la truffe «frouillée» (froide et humide) de Sam qui émergera. Mais après les premières heures, on comprend la difficulté de la tâche. Car aux dangers que courent tous les animaux dans la grande ville, il faut ajouter la mauvaise réputation des pitbulls et les razzias qu’opèrent les organisateurs de combats de chiens. Ce que va découvrir Mathieu fait froid dans le dos. Et ce qu’il livre au lecteur au fil de son introspection sur sa famille et sur l’enchaînement de circonstances qui l’ont mené dans la rue est tout aussi bouleversant, de sa rencontre avec Karine alors qu’il avait 16 ans jusqu’à sa vie de solitaire huit ans plus tard. Sans père, sans mère, sans femme, sans enfant.
Dans sa préface à l’édition canadienne, la romancière et éditrice Marie Hélène Poitras révèle que Sophie Bienvenu a recueilli Mathieu et son chien: «Dans la vraie vie, Sophie l’a aidé à payer les soins vétérinaires de son chien; il s’est confié à elle, lui a raconté son quotidien, ses écueils et petites joies.» Une tranche de vie qui a nourri ce roman dans lequel l’émotion est à fleur de peau et qu’on feuillette le cœur de plus en plus serré. En espérant qu’effectivement, «un jour, Sophie dirigera le chœur des voix qu’elle aura fait naître. Les loups et les chiens des quartiers paumés hurleront à la lune en écho à ce chant. Sophie présidera alors la plus belle chorale qui soit: celle de la parole libérée.»

Chercher Sam
Sophie Bienvenu
Éditions Anne Carrière
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782380822861
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman est situé à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mathieu vit dans la rue. Sam, sa chienne, l’aide à continuer. Quelque chose le tue, qui n’est pas le froid ou l’indifférence des autres. Quelque chose l’empêche de respirer. Quand Sam disparaît dans les rues de Montréal, Mathieu part à sa recherche et, sans le vouloir, ouvre la porte à ses démons. Chercher Sam s’intéresse aux survivants. Dans une langue à la fois crue et tendre, Sophie Bienvenu déboîte puis remonte le délicat assemblage de poupées gigognes qui constitue la mémoire humaine, jusqu’au cœur, jusqu’à la plus petite raison d’espérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Chantal Guy)
Radio-Canada
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Hop sous la couette
Blog Trouble bibliomane (Marie Jouvin)
Blog Pause lecture avec Kikine

Les premières pages du livre
« Avant, Sam et moi on se calait dans l’entrée du magasin de tissus qui a brûlé, sur Masson. On pouvait étaler nos shits sans qu’elles partent au vent, ça fait qu’on avait un peu l’impression d’être chez nous. Sam dormait dans le coin, même que les gens s’arrêtaient pour me demander « Y est où ton chien ? » tellement on la
voyait pas de la rue. C’était un bon spot, mais on a pas pu rester là trop longtemps parce qu’ils ont commencé à faire des travaux en dedans, pour mettre je sais pas quoi à la place du magasin de tissus. P’têt’ un resto.
Sûrement un resto.
Avant ça, on était souvent en avant du Poivre et Sel. C’est un bon endroit, mais justement, trop. Une fois, on était même quatre à quêter : moi pis Sam, le vieux avec sa casquette, le gars avec sa guitare pis son chien-loup et un petit Noir qui vendait du chocolat pour son école. Évidemment, le kid nous clenchait tous, fait
qu’on s’est tannés et on a voulu aller se prendre une pointe de pizz en mettant tout notre cash ensemble. Le vieux a essayé de nous crosser, l’autre gars s’est énervé après, le gérant de la place nous a chassés en menaçant d’appeler la police. Dehors ç’a dégénéré. Ils se sont mis à se taper dessus en se traitant d’osties de voleurs. Le chien-loup essayait de pogner les mollets
du vieux, mais comme il était attaché, il se rendait pas, jusqu’à ce que les deux gars se ramassent à terre, où là, il a réussi à lui mordre l’avant-bras. Le vieux s’est mis à gueuler « rappelle ton chien, rappelle ton chien ! ».
Il essayait de fesser dedans, mais ça donnait rien. Il s’est pissé dessus et s’est tourné sur le ventre pour se cacher le visage. Le gars a crié « lâche ! » et son chien a lâché. Il l’a détaché et il est parti en gueulant et en se retournant une couple de fois pour être sûr que ses insultes se rendaient bien où elles étaient supposées.
Le vieux s’est assis, appuyé contre le mur. Il frottait son avant-bras en chignant comme un kid qui s’est fait péter la gueule, alors que c’était lui qui avait cherché le trouble, à la base.
Le peu de monde qu’y avait dans la rue à cette heure-là, en plein après-midi un jour de semaine, s’était attroupé autour pour être sûr de bien voir, d’un coup qu’y en ait un des deux qui tue l’autre, ou quoi. C’est pas tous les jours qu’on a la chance d’être témoin d’un meurtre.
Une fille s’est approchée du vieux et s’est agenouillée à côté: «Monsieur, ça va? Je vais prendre votre bras pour regarder ce qu’il y a, c’est correct?» Les autres trouvaient ça dégueulasse, ça se voyait. Y en avait qui la trouvaient courageuse, y en avait qui se faisaient croire que si elle y était pas allée, ils y seraient allés, eux, mais la vérité, c’est que tous, ils trouvaient ça dégueulasse. Parce que les itinérants, tu peux leur donner de l’argent, tu peux leur faire un sourire, ou même leur demander comment ça va, mais tu peux jamais, jamais, jamais les toucher. Parce que t’as beaucoup trop peur que notre misère s’attrape.

C’était jamais assez propre, chez nous. Ma mère nettoyait tout, tout le temps. J’avais pas le droit de toucher rien parce que je faisais des traces de doigts. J’avais pas le droit de marcher nulle part parce que je faisais des traces de pieds.
— Tu vas-tu le laisser vivre ?
— On voit bien que c’est pas toi qui nettoies sans arrêt.
— Tu nettoies pas, t’essayes d’effacer les traces de vie.
Là, mon père se levait, mettait son manteau et me faisait un signe de tête pour que je l’accompagne. Je courais chercher le mien.
«Non non non, toi tu restes ici avec maman!» que ma mère me disait. Et à mon père: « Tu m’enlèveras pas mon fils, certain.»
Avec le temps, j’ai fini par arrêter d’espérer qu’elle me laisse sortir avec lui. Avec le temps, p’têt’ à cause de sa lâcheté, p’têt’ aussi à cause de la mienne, j’ai fini par le détester.
On est pas encore en novembre, mais il commence à faire vraiment froid, surtout la nuit. Dans le parc, Sam renifle l’air d’une façon weird, pas de la même façon que quand elle repère un écureuil, ou du jus de poubelle.
Comme si ça lui piquait l’intérieur du nez, comme si elle savait que ça s’en venait. Elle me regarde pour me demander si j’ai un plan, pis ben… j’en ai pas, de plan.
Fait que je la pogne par le cou et je lui fais une colle. Ça la rassure pas, mais ça me réchauffe. Un peu. Notre première nuit dehors, j’ai pleuré. Pas vraiment de tristesse. De vide. De qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
C’était au mois de décembre, mais y avait pas encore de neige. J’avais entendu dire qu’on pourrait p’têt’ dormir à la Maison du Père, alors je suis allé voir, mais ils acceptent pas les chiens, là-bas. Alors je me suis retrouvé sous un porche du centre-ville, dans une ruelle qui sentait les vidanges, le vomi et la pisse. Je me suis calé entre un vieux rack à vélos et le mur, sous l’escalier de secours. Je fixais la porte de garage en face de moi. La nuit la faisait passer du jaune au brun. Quand tout le monde dort, le laid et le pire en profitent pour ressortir. Je voyais pas ça, avant. J’essayais de respirer correctement, comme une femme qui accouche, ou plutôt comme un gars qui court. Inspirer, expirer… pour pas étouffer. Mais ça puait trop, alors je suis parti pleurer. Sam léchait mes larmes et elle me donnait des coups de nez frouillés. Froids et mouillés.

Elle arrivait en tapant des talons sur le plancher. Ça faisait vibrer le bloc entier, même si elle était toute légère. Le chien la suivait de tellement près qu’en regardant vite vite, on aurait cru un genre de centaure ou d’animal bizarre avec un cul de chien et un devant d’humain. «Sam arrête pas de me donner des coups de nez frouillés pour que je m’occupe d’elle!
—C’est quoi ça, “frouillé”?
—Ben! (Elle me regardait comme si j’étais le dernier des imbéciles.) Froid et mouillé: frouillé!
—Ben ouais, je suis con.»
Elle s’approchait pour me caresser le bras, genre mais non mais non (mais un peu quand même), et elle posait sa tête sur mon épaule en soupirant.
«Tu fais quoi?»
–Notre première nuit dehors, le centre-ville était si désert qu’on aurait dit que mes pleurs résonnaient dans tout Montréal, qu’ils rebondissaient d’immeuble en immeuble, de porte barrée en fenêtre fermée… p’têt’ jusqu’à elle. Sam m’a donné sa patte et elle m’a regardé. Dans le noir, je voyais juste ses yeux orange qui reflétaient la lumière d’un lampadaire. J’ai mis ma tête dans son cou et je l’ai tenue comme quand j’étais petit et que je m’endormais en pleurant sans vraiment savoir la raison, en serrant mon ours en peluche. On pourrait croire qu’une fois adulte, j’aurais su pourquoi je pleurais, mais non. Y avait trop de choses, beaucoup trop de choses. Tellement qu’il a fallu que j’en choisisse une. «J’ai plus de maison.» Je sanglotais vraiment, pour la première fois depuis trop longtemps. C’était du sérieux laisser-aller. Y avait personne pour me dire de me ressaisir et qu’y avait pire que moi. Y avait personne pour me dire qu’il était là, alors que je me sentais tellement seul que j’étais vide et sec à l’intérieur. J’ai répété Pourquoi moi? dans ma tête tant de fois que je crois que j’ai fini par le demander tout haut. T’es en train de rater ta vie. Tu pourras pas dire que je t’ aurai pas prévenu. Fuck you, mom. C’est toi qui m’as raté. J’ai reniflé un bon coup. Trop. J’ai failli vomir. Sam s’est couchée à côté de moi. La lumière s’est éteinte. C’est ça notre vie, maintenant. Arrête de pleurer et dors. Je suis là, ça va bien aller.
–Normalement, ma mère était toujours à la maison quand j’y étais. Pas parce qu’elle avait quelque chose à faire, juste pour être là. Je sais pas ce qui s’est passé avec elle, avec moi ou avec nous. Un jour, je regardais la télé la tête posée sur ses cuisses, et le lendemain, elle était devenue comme le bruit du frigo: tu te rends compte à quel point il t’énervait juste quand il arrête. Et quand le bourdonnement repart, ça finit par te rendre fou. P’têt’ que c’était dû aux fausses couches qu’elle avait faites après ma naissance. Mon père disait que c’était ça, en tout cas. Il fallait être gentil avec elle, et patient, parce qu’elle avait beaucoup de peine. Mais ma peine à moi, due au fait que tout le monde se foutait de ma peine, justement, tout le monde s’en foutait. Ça me faisait de la peine, et c’était comme l’histoire de la poule ou de l’œuf. »

Extrait
« La joie dure une seconde. Ces matins-là, on est presque bien, et j’ai presque envie d’en profiter un peu. Mais j’ai trop peur que mon cerveau embarque et gâche tout, alors je ferme les yeux sur le rose et les chats, je me retourne pour bien sentir le sol sous mes os et je sors les deux bras du sac de couchage d’un coup, comme si je plongeais dans un lac gelé. N’importe quoi pour ne pas penser. Sam soupire. Je me rendors. C’est apaisant, un cœur qui bat sous ta main. Même si c’est rien qu’un cœur de chien. »

À propos de l’auteur
BIENVENU_sophie_Annik_MH_de_CarufelSophie Bienvenu © Photo Annik MH de Carufel

Sophie Bienvenu est autrice, poète et scénariste. Écrivaine de l’oralité, elle donne voix à des personnages de la marge. Son premier roman, Et au pire, on se mariera, a été publié à La Mèche en 2011, puis aux éditions Notabilia en 2013. Il lui a notamment valu le prix des Arcades de Bologne en 2013. Chercher Sam, publié en 2014 au Cheval d’août, est un immense succès de librairie au Québec, il est en cours d’adaptation cinématographique.

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Tendre hiver

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En deux mots
Jean et Joseph partent dans le midi. Une escapade amoureuse qui a aussi pour Jean un autre but, rencontrer le poète qu’il admire et auquel il aimerait présenter ses textes. Une rencontre lourde de conséquences.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une vie pour la poésie

Dans son nouveau roman Jérôme d’Astier raconte le voyage de Jean et Joseph dans le Luberon où vit le poète qu’admire Jean. Un récit brûlant, entre amour et abandon, passion et désespoir.

Jean et Joseph s’aiment. Les deux artistes, Jean taquine la muse, Joseph dessine, décident de partir avec leur petit pécule dans le sud de la France. Mais arrivés sur place, ils constatent que l’hiver dans le Luberon n’est pas aussi clément qu’ils l’imaginaient et vont chercher à lutter contre le froid. Ils vont finir par dénicher une maison abandonnée et s’y réfugier.
Et si le feu dans l’âtre a de la peine à prendre, ils brûlent d’une autre passion. Jean se met en quête de l’adresse du grand poète qui vit dans la région et qu’il rêve de rencontrer.
Bien aidés par le hasard – ils croisent la route de deux personnes qui ont précisément rendez-vous chez lui – ils sont accueillis par le grand homme et sa gouvernante.
Et si Joseph est séduit par leur hospitalité, Jean est au paradis. Très vite, il est adoubé par son aîné qui l’encourage dans sa passion, l’invite à revenir lui présenter ses textes, à poursuivre leur conversation autour de leur passion commune.
Ce faisant, il creuse un fossé entre les deux amants, inconsciemment ou non. L’un voit la vie en rose, l’autre voit son horizon s’assombrir.
Jérôme d’Astier choisit les ellipses, une météo changeante, un geste un peu plus brusque, une parole qui tombe comme un couperet pour dire le mal-être de son narrateur qui voit son ami s’éloigner de plus en plus de lui. Avec une économie de mots, il dit la dépression qui gagne du terrain, le contraste entre deux vies qui se séparent avant même de s’être vraiment trouvées. Mais tout au long de cette épreuve initiatique, il distille aussi avec subtilité les indices qui donnent au lecteur l’impression que la messe n’est pas dite. Qui de Jean ou de Joseph tirera le mieux les leçons de ces jours d’hiver dans le massif du Luberon? Je vous laisse vous faire votre opinion.

Tendre hiver
Jérôme d’Astier
Éditions Arléa
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782363083337
Paru le 4/05/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le massif du Luberon et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce, cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie. Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant. Un hiver, comme une parenthèse enchantée et lumineuse dans la vie de deux garçons, Jean et Joseph, qui partent ensemble, fuyant leur famille, leur quotidien. Ils partent sur un coup de tête vers le Lubéron, prêts à tout recommencer, à moins que tout ne commence enfin.
Portés par leur amitié amoureuse, ils se réfugient dans une maison abandonnée, au milieu de la nature endormie. Là, ils vivent comme des Robinsons, et rien, ni le froid, ni la précarité de leur bivouac, ni le manque d’argent ne les atteint. Portés par leurs rêves, tous leurs sens en alerte, ils se nourrissent d’absolu, de beauté et de liberté. Mais ils ne sont pas là par hasard. Jean écrit, la poésie est sa nourriture quotidienne.
Il veut approcher celui dont les livres l’accompagnent dans un éblouissement de chaque instant. Une lettre envoyée dans la fièvre, et c’est la rencontre avec celui qui deviendra une sorte de mentor. Joseph qui, au début, partage ce bouleversement, sera bientôt délaissé, condamné à être le spectateur impuissant de l’éloignement de son ami. Leur complicité solaire faiblira. Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie.
Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis couché avec Jean, nous sommes enroulés l’un contre l’autre, nos corps accolés font une boucle, un méandre du temps. Nous avons laissé les autres, les professeurs, les patrons, les parents, moi une mère dévorante et un frère qui me battait, lui des vieux qui jouent à s’envoyer des assiettes à travers la tronche. Nous sommes sauvés, pour le moment.
Nous sommes arrivés ici il y a une semaine. Tout est nouveau dans ce pays. Jean admire la couleur que prend le ciel quand souffle le mistral. «Regarde», me dit-il et il m’agrippe le bras et le serre. Il serre si fort que je sens son admiration. Son admiration me fait un bleu à cause de la couleur du ciel.
«Mais regarde donc!» Je lève les yeux, je hisse le regard jusque là-haut. «Mais oui, Jean, je vois, je vois.» Ses yeux boivent une grande rasade de ciel. Et il pousse un soupir comme celui qui a étanché sa soif. «On a envie de se jeter là-dedans comme dans une piscine», dis-je. Alors, il me passe le bras autour du cou et attire ma tête qu’il tient fort contre la sienne.
C’est l’hiver. Il fait froid. On ne pensait pas qu’il faisait si froid dans le Midi. Mais les gens d’ici nous ont appris qu’en janvier ou en février il pouvait neiger. Et que la neige pouvait tenir pendant une semaine ou même davantage. J’ai dit à Jean: «Ce serait bien. J’espère qu’il va neiger.
— Oui, moi aussi, je voudrais que ce soit blanc, a-t-il répondu. Tu te rends compte, si le soleil brille ensuite, avec cette lumière, on pourra à peine regarder!» Nous attendons la neige.
La neige, pour lui aussi, c’est comme si l’enfance tombait du ciel. «Nous ferons un bonhomme, dit-il, devant la maison. Un grand bonhomme, le plus haut possible.» Je me souviens comme la neige transformait la ville, autrefois. Paris n’était plus le même. On avait mis une sourdine et les gens étaient contents, au début.
«Jean, dis-je, tu sais, quand on marche dans la neige, ce bruit, ce petit craquement étouffé. L’autre jour, quand tu mâchais ta pomme près de mon oreille, ça faisait un peu pareil.» Jean sourit.
«Moi, dans ma ville, dit-il, elle ne tombait pas souvent. Rarement même. C’était un événement. Mais alors, une fois la plage a été couverte. Ça c’était sensationnel. Les petites vagues plates qui venaient toucher cette poudre et l’écume qui se confondait avec elle. La mer était toute calme, d’un gris très pâle. Et la neige mettait partout une lumière étrange, une lumière qui mord et qui réveille. »
Nous sommes arrivés en décembre. On ne voulait pas passer les fêtes avec les parents. La famille on s’en foutait. Il n’y avait que lui et moi. À la gare déjà, dans le haut-parleur, la voix avait un accent. Cela amusait Jean. Il essayait de l’imiter, il répétait les paroles des gens et maintenant, il y arrive. «Je suis un gars du Midi», dit-il en faisant chanter sa voix.
C’est drôle parce qu’il est blond comme les blés et que ses yeux sont bleus. Des fois, quand il entre dans une boutique, il parle comme ça. Mais il y en a peu qui se laissent prendre, à cause de son teint trop clair. On voit bien qu’il a poussé dans le Nord, comme les endives. Comme il en rajoute, l’autre jour l’épicière lui a dit: «À vous entendre, on croirait que vous venez de Marseille.» Il m’a donné un coup de coude, «Tu vois», m’a-t-il fait en sortant.
Nous avions l’impression d’être dans un autre pays et les gens nous paraissaient tellement plus aimables. Ils ont l’air de prendre leur temps, comme si les aiguilles avançaient moins vite. Et ils sont bavards. Jean aime cela. Il peut rester une demi-heure à l’épicerie où il est simplement allé acheter une bouteille de vin. Si l’épicière était jeune et jolie, je me poserais des questions. Elle s’appelle Yvette. C’est une femme de quarante ans, j’ai l’impression, je ne suis pas très fort pour donner un âge aux femmes. Elle est boudinée dans sa blouse de nylon. Son sourire charmant laisse briller une dent dorée. Sa bonne humeur est constante. Jean lui plaît, cela se voit. Quand elle lui pèse les fruits et les légumes, elle en met toujours un en plus pour le même prix. L’autre jour, une barre de chocolat: «Allez, celle-là, cadeau de la maison.» Elle parle des choses du village et de sa fille qui est à l’hôpital en ce moment. Elle s’informe. Jean est comme ça, il pourrait raconter notre vie au premier venu, sans impudeur. À sa première visite, en s’en allant, il lui a tendu la main. «Je m’appelle Jean, a-t-il dit, et mon copain, c’est Joseph, Jo, ça ne lui plaît pas.»
Nous avions pris le train de nuit, pour économiser. Quand nous sommes sortis de la gare, le vent soufflait fort. Quand je me tournais vers lui, je pouvais à peine respirer. Il me chauffait les oreilles. Et je me suis bientôt mis à grelotter. J’avais pourtant une veste en peau, doublée, et une écharpe. Mais je suis frileux. «C’est que t’es maigre, me dit Jean, t’as pas de graisse pour te tenir chaud.» Il a vu que je me recroquevillais et il m’a lancé: «Allez, on court jusqu’au café et on prend un jus.» Il me donne une bonne tape sur le dos comme un signal de départ. La courroie du sac sur l’épaule, nous traversons la place et nous remontons un bout de l’avenue jusqu’au premier bistrot. Il nous fait verser un peu de rhum dans le café. «Comme ça, tu auras chaud», dit-il.
Nous avons laissé nos sacs dans le café et nous nous sommes baladés pour voir la ville. Les platanes étaient déplumés. Cela faisait drôle de ne pas voir d’immeubles hauts comme à Paris. Il y avait toute la place pour le ciel. Dans les vitrines, les décorations de Noël fleurissaient. Jean s’est arrêté soudain. Les murailles et les bâtiments du palais l’épataient. C’était superbe. «Des papes ont vécu là, je ne sais même pas de quand à quand, et lesquels, et pourquoi, je suis inculte! Vraiment, comment est-ce que je vais faire pour me mettre tout ça dans la tête? J’ai pourtant eu mon bac.» Il parlait fort, il s’indignait carrément de son ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, de le prendre par le bras et de le secouer. «T’inquiète pas, lui disais-je, tu t’en fous, t’as pas besoin de savoir tout ça pour écrire des poèmes! – Pffffff! Tu crois? Mais oui, bien sûr!» À son regret, nous n’avions pas le temps de visiter, à cause du car.
Les poèmes, Jean en écrivait depuis la classe de seconde au lycée. Cela lui était venu comme ça, tout d’un coup, comme une poussée subite. Et cela recommençait. Moi, ils me plaisaient, mais je n’étais peut-être pas un bon juge. D’abord parce que je commençais à l’aimer. Et puis, il y avait bien des poèmes auxquels j’adhérais sans les comprendre et je ne savais pas pourquoi. C’est en partie à cause de la poésie que nous sommes venus ici.
Jean voulait absolument connaître le grand poète qui vivait dans le coin. Il avait lu presque tous ses livres, au lycée et quand il avait fait le maçon avec son père. Il les relisait encore. «La poésie, disait-il, c’est pas comme les romans, ça se relit, ça se rumine, tu comprends?» Moi, cela me faisait penser à la bible que ma mère avait toujours à son chevet et qu’elle n’arrêtait pas de toucher, comme un talisman, d’ouvrir et de butiner chaque jour, C’est à cause des livres du grand poète que le sac de Jean pesait si lourd. Mais avec ses muscles, il le portait aisément. »

À propos de l’auteur
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Jérôme d’Astier © Photo DR

Jérôme d’Astier est l’auteur de huit livres dont, Le Désordre (Arléa, 2000), Bain de minuit (Arléa, 2001), Mes Frères (Le Seuil, 2006) et Je parlerai de toi à mon ami d’enfance (Gallimard, 2008). (Source: Éditions Arléa)

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Les Confins

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En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
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Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

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Bivouac

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En deux mots
Les activistes écologiques canadiens ont trouvé refuge dans le Maine où ils vont parfaire leur formation. Raphaëlle et Anouk doivent quitter leur cabane pour aller se ravitailler avant de pouvoir regagner la forêt. Tous vont se retrouver pour mener le combat contre les sociétés dénaturent leur environnement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat des écologistes canadiens continue

Après Encabanée et Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba poursuit son engagement en faveur de la préservation de la forêt canadienne. Un combat contre la construction d’un oléoduc qui va virer au drame.

Nous avions découvert Gabrielle Filteau-Chiba avec son saisissant premier roman, Encabanée, qui retraçait le choix fait par la narratrice de passer un hiver en autarcie dans la forêt canadienne. C’est là qu’elle avait croisé pour la première fois le militant écologiste Riopelle. Puis dans Sauvagines, elle a suivi le combat de Raphaëlle, agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska. C’est dans ce second épisode qu’elle tombait amoureuse d’Anouk.
Avec Bivouac, le troisième volet de cette trilogie sur les combats écologiques – mais qui peut fort bien se lire indépendamment des deux premiers romans – elle choisit le roman choral qui va donner la parole à tous ces personnages, servis par une plume acérée.
Les premières pages retracent la fuite de Riopelle, le surnom de Robin. Il part chercher refuge dans le Maine à travers la forêt et le froid. Opposé à la construction d’un oléoduc qui dénature la forêt, il a bien essayé les recours juridiques, mais ils n’ont pas abouti ou ont été enterrés dans des procédures administratives, si bien qu’avec ses amis, il ne lui restait plus qu’à s’attaquer aux engins de chantier. Traqué par la police, il va réussir à rejoindre le refuge américain qui sert de base arrière aux militants. C’est là qu’il entreprend, avec ses pairs, de parfaire sa formation et ses connaissances en écologie et en droit de l’environnement avant de poursuivre le combat et de lancer l’opération Bivouac.
Après cette première partie, entre roman d’aventure et d’espionnage, on retrouve Anouk et Raphaëlle. Les deux amoureuses ont passé l’hiver dans leur yourte avec leurs chiens de traîneau, mais doivent désormais songer à refaire le plein de vivres. Anouk, qui doit céder à un ami une partie des chiens, ne voit pas d’un très bon œil le voyage jusqu’à une ferme communautaire, mais elle suit Raphaëlle. En se promettant de revenir au plus vite.
À la ferme Orléane, le travail ne manque pas et elles vont très vite trouver leurs marques. Mais des dissensions vont commencer à se faire jour, notamment après la perte accidentelle d’un veau et la constatation que tout le troupeau souffre.
Le retour va alors s’accélérer, avec le projet de démolir la cabane existante pour en ériger une plus solide et plus confortable.
Tous les acteurs vont donc finir par se retrouver dans le Haut-Pays de Kamouraska pour mener le combat contre ceux qui abattent les arbres et mettent en péril la biodiversité et accroissent le dérèglement climatique. Une confrontation qui va virer au drame et voiler de noir ce nouveau chapitre d’une lutte à armes inégales.
En fière représentante de la littérature québécoise, Gabrielle Filteau-Chiba continue à nous régaler avec sa langue imagée et ses expressions que le contexte permet de deviner. Remercions donc l’éditeur d’avoir fait le choix de ne pas «franciser» le texte, ce qui nous permet de savourer, par exemple, cette belle volée de bois vert: «Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.»
(Ajoutons qu’un glossaire en fin de volume permet de déchiffrer ces insultes ainsi que tous les mots québécois).
Reste ce combat désormais mené en groupe, servi par le lyrisme de la romancière. Elle nous tout à la fois prendre conscience des dangers qui menacent sans occulter pour autant les contradictions des écologistes. Mais c’est justement cette absence de manichéisme qui fait la force de ce livre, dont on se réjouit déjà de l’adaptation cinématographique, car les droits des trois volumes ont été achetés par un producteur.

Bivouac
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782234092938
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, dans le Haut-Pays de Kamouraska. On y évoque aussi un séjour aux États-Unis, dans le Maine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle et Anouk ont passé l’hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l’approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d’une agriculture et d’un vivre-ensemble révolutionnaires… ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d’aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d’« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l’opération Bivouac. Son objectif: empêcher un projet d’oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s’annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d’autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d’amour et d’aventure sur la défense de l’environnement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Journal de Montréal (Sarah-Émilie Nault)
Accès (Ève Ménard)
Coopzone

Les premières pages du livre
Première partie
Vers Allagash

Chapitre 1
Toucher du bois
Riopelle
À voir valser les conifères, à entendre grincer leurs troncs, je ne donnerais pas cher de ma peau. Tout ce qui compte dans l’instant présent : remuer les orteils, déglacer mes doigts, gagner du terrain plus vite que le froid.
Je suis seul. Je ne peux plus compter sur ma meute pour m’éclairer, débattre du chemin le plus sûr et des routes passantes à esquiver, à savoir si le rang du Nord me mènera paradoxalement plus vite à la frontière sud. Pas question que je sorte mon GPS tout de suite. La batterie ne fera pas long feu par un temps pareil. De toute façon, je n’arriverais pas à pitonner*1 tant mes doigts et l’écran risquent de figer.
Je vais de banc de neige en banc de neige, aveuglé par la poudrerie, un pas à la fois. La gifle du vent me fait contracter tous mes muscles, traverse ma capuche et ma tuque. J’entends des sifflements fantomatiques, qui hèlent sans jamais reprendre leur souffle, eux. J’aurais dû donner une autre chance au char. J’aurais dû.
Je revois mon père, qui donnait une volée aux appareils au fonctionnement intermittent, pour les relancer. Des fois, ça marchait. D’autres fois, il se défonçait les jointures en vain. Je me rappelle ses colères, le rose à ses joues, son torse bombé. C’est bien trop vrai, j’ai hérité de son agressivité quand les objets me chient dans les mains. Il y a aussi beaucoup de monde que je rêve de secouer en l’air. Mais la violence n’éveille pas les consciences, dirait m’man, à son époque bouddhiste. Je l’entends presque me susurrer : Anitya, tout est éphémère, mon garçon. Oui, tel le fourmillement des membres avant leur congélation.
C’est mauvais signe, ces apparitions du passé. Je reste imprégné des images qui me viennent, un continuum de guides qui m’aide à persévérer, tandis que je pose machinalement un pied devant l’autre, maintenant la marche ininterrompue vers l’avant. Ma barbe est incrustée de glaçons, qui rejoignent ceux de mon cache-cou en polair. Les étoiles scintillent comme mille milliards de diamants coupants. Mon souffle, qui n’est plus qu’un sifflement, me fait mal. Malgré mes pelures, je sens maintenant la morsure du froid gagner mes os.
Je divague. Un arbre me parle. Je pique vers lui, un hêtre de mon âge, pour flatter son écorce lisse. Toucher du bois. Mes bras sont raides comme des bâtons de ski. Je fais une prière tacite. Forêt, aide-moi.
Je marche longtemps encore, assez pour comprendre que la radio ne mentait pas et que la météo apocalyptique rend périlleuse toute tentative de survie à découvert. Je pense à Saint-Exupéry, écrasé en plein Sahara libyen, à ce que je n’ai pas compris du Petit Prince1. Je songe aux coureurs des bois égarés du temps de la colonie, à ce vieux pêcheur errant en mer d’Hemingway2. Tous allés trop loin. Est-ce la morale de ces histoires, dont j’ai oublié la fin ? Jeu d’esprit. À savoir si on se déshydrate plus vite dans le désert, brûlé de soleil en plein océan ou exposé au froid sur ce rang anonyme ? Mon esprit roule sur la jante, des routes qui ne débouchent sur rien aux banquises qui fondent, jusqu’aux neiges des sommets qui ne sont plus éternelles, en passant par tous ces espaces sauvages devenus hostiles, même pour les espèces qui s’y étaient adaptées au fil de mutations millénaires.
Je suis le plus mésadapté d’entre tous. Mammifère sans fourrure véritable.
J’avance longtemps, longtemps encore, en me parlant, habité par les quêtes d’hommes éprouvés par le climat, toutes époques confondues. Progresser par un temps pareil relève de la pure folie. Mais on m’a entraîné pour ce genre d’épreuves. Je n’ose pas enlever mes gants, même pour constater la gravité de mes engelures. Faut atteindre le point de rendez-vous, et vite. Je pense à Marius et aux autres. Je me demande s’ils ont tous réussi à s’échapper. S’ils sont déjà aux États-Unis, si les faux passeports ont passé aux douanes, s’ils sont menottés au fond d’un char de police ou dans une cellule des Services secrets. Si on les a laissés appeler notre avocate ou croupir dans une autopatrouille des heures et des heures sans chauffage, tous droits bafoués, jusqu’à une salle d’interrogatoire dont ils ne sortiront peut-être jamais.
Nous sommes autodidactes. Vandaliser des installations pétrolières, saboter de futures stations de pompage, forcer l’arrêt de trains charriant du pétrole lourd de l’Alberta, c’est devenu notre métier par la force des choses. Cette fois, urgence climatique oblige, il a fallu aller plus loin. Cet énième béluga échoué sur la rive de Trois-Pistoles nous a inspiré un coup de théâtre. Nous avons récupéré l’animal dans un linceul de toile bleue et l’avons transporté dans un garage, à l’abri des regards. Il fut décidé que, comme tous les bons petits écoliers, il irait faire une visite du Parlement.
Arielle a-t-elle réussi notre pari d’étendre la baleine morte sur une mare de mélasse, en plein centre de la place publique ? Ou s’est-elle heurtée aux gardes de sécurité, alertés par les caméras ? La tempête paralysante a-t-elle joué en sa faveur, toutes les forces de l’ordre étant mobilisées pour sécuriser les stations-service et aider les civils enlisés ? Le parvis de notre pétro-État était-il désert à l’aurore, puis noir de monde et de médias à midi ? Qui de mes frères et sœurs d’armes verra sa véritable identité percée et se retrouvera bientôt derrière les barreaux ? Comment les médias traiteront-ils la nouvelle, s’ils la couvrent ?
L’opération Baleine noire maintenant terminée, nos liens sont dissous. Et moi, il me faut faire mon bout de chemin sans réponses, tant que je n’aurai pas accès à un ordinateur crypté, en lieu sûr. Si, seulement si je parviens au point de rendez-vous.
Soudain, mon esprit cesse brutalement d’errer. À mon horreur, le froid mordant fait place à une sensation de picotement diffus, puis de chaleur douce – mauvais signe, mes engelures gagnent la manche. Je ne sens plus mes doigts mes mains mes orteils mes talons mes oreilles mon front mon nez. Je force le pas, comme un bison à bout de courage, m’accrochant à l’instinct de survie, tout en ruminant mes fautes. Et tout à coup, je me rappelle l’essentiel : les bandelettes autochauffantes, la boisson énergisante, l’huile de CBD, le contenu de la trousse et le protocole pour le rationner.
Sous le vent, je m’assois en boule et déchire les sachets un à un. Bientôt, mes mitaines seront cuisantes, j’avancerai boosté de guarana sans plus sentir la cristallisation de mes extrémités. Mes idées se placent, j’ai malgré tout franchi une bonne distance, la joie revient.
Sous la Voie lactée de mes sept ans, je rêvais de fusées interstellaires. Couché sur le dos, les mains derrière la tête, je perdais la notion du temps, perché dans ma cachette dans les arbres. J’veux jouer encore un peu dehors, maman, y a même pas de mouches ! Mon père m’avait construit cette cache, c’était à mes yeux l’ultime preuve de son amour. Elle était interdite aux adultes et aux filles. J’y ai lu tant de BD, joué au pirate avec un trésor constitué de pépites de pyrite de fer. J’y ai caché toutes mes trouvailles : mues de grillon, cailloux brillants, plumes de geai bleu, onces*2 de pot, capotes. Plus tard, j’ai tapissé mes murs d’articles et de portraits de Julia Butterfly Hill, perchée comme moi mais durant sept cent trente-huit jours pour sauver Luna, un séquoia millénaire, des coupes forestières. C’est là-haut que j’ai appris la honte d’être humain, coupable par association de la destruction de la vie sauvage. L’été de mes douze ans, ma cour arrière, un boisé d’arbres matures, a été rasée à blanc. Désormais, de ma cache, j’avais vue sur une faille dans le décor, une tranchée pour gazoduc. J’arrivais pas à m’y faire. Mets-toi des œillères, mon petit homme, disait p’pa. J’y suis jamais parvenu. Après tout, s’il y avait une Julia Butterfly Hill en Californie, il y avait de l’espoir. J’ai trouvé des têtus comme moi, d’abord chez les scouts, puis à l’exposciences, et enfin au cégep, en parcourant les babillards. On voulait se battre pour tous ceux qui nous conseillaient de détourner le regard de ce qui dérange, riant de nos idéaux soi-disant incompatibles avec la sacro-sainte croissance économique. Nous étions convaincus qu’il suffisait d’une étincelle pour les réveiller.
C’est plus dur que ça, finalement.
Notre Terre est en feu, mais ça leur importe moins que la fructification de leur pension. Les dérèglements climatiques engendrent des tempêtes monstres, comme cette vague de froid qui me scie les bras. L’écolo en moi me pousse à croire que je n’ai pas fini de servir la cause, que je dois continuer de marcher, qu’il faut que je m’en sorte, quitte à perdre quelques doigts. L’autre voix de ma conscience fait contrepoids, soufflant à mon oreille : T’es pas fatigué de te battre, de te mettre tout le monde à dos, de porter tout ce poids sur tes épaules ? On en a vu d’autres, hein, Cowboy ? On n’est pas faits en chocolat.
Bientôt, il fera noir comme dans le cul d’un ours. La fatigue telle une chape de plomb de plus en plus lourde sur mes épaules, je combats l’envie de me coucher par terre. Qu’il serait bon de me laisser aller dans la neige et le sommeil rien qu’un peu.
J’allume mon GPS. C’est là ou c’est jamais. Bip bip bip. Mes coordonnées. Bingo. Le point de rendez-vous, par là. La pile chargée à 97 %. J’arrête de mourir. Je vais pouvoir me sortir vivant du bois.
Déesse soit louée.

Chapitre 2
Sacrer le camp
Riopelle
L’aurore. J’y suis presque. Tous ces kilomètres franchis dans le noir, et cet espoir lumineux au loin. Marche vers le soleil, Riopelle, et tout ira. Je pique plus à l’est sur un sentier tapé par motoneiges et orignaux. Pas un instant cette nuit je n’ai pensé aux bêtes, au risque qu’elles remontent ma trace. Les ours noirs sont au chaud, lovés les uns contre les autres. Les cougars ne courent plus les rues depuis des lunes. J’ai plus peur de la bêtise humaine que d’être pris en chasse.
Comme Arielle, qui préfère les mammifères marins à ses pairs humains. Qui traînait deux poings américains dans ses poches pour se redonner du courage quand elle marchait seule, à Seattle, tard le soir. Qui a choisi la double mastectomie préventive pour ne pas subir le même sort que sa mère, morte au lendemain de sa retraite. Mais même avec la tête rasée, même sans poitrine, sa force de guerrière irradiait. Emplissait la pièce. Je la revois à bord du pick-up, il y a quelques jours, le béluga couché dans la remorque. Elle était la reine de notre jeu d’échecs, et elle avait foncé avec la détermination de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Je ferme les yeux un instant, imaginant mon char, très loin là-bas, blanc sur blanc. Flash foudroyant, frôlant la prémonition : mon imminente arrestation, mes doigts qu’on appuie dans l’encre noire, mon identité à jamais fichée, quand ils compareront mes empreintes à celles trouvées dans l’auto abandonnée, le jour du déraillement. Je prie pour que la tempête avale le char. Mère Nature, efface mes traces.
Je gobe encore quelques gouttes de CBD, m’accordant une pause GPS pour me recentrer. Soulagement quasi instantané. Je souris, apaisé par les couleurs, le violet des nuages, les rayons qui caressent l’horizon hérissé de conifères.
Je lève les yeux au ciel, je suis toujours libre comme l’air, je n’entends même plus d’hélicoptères. J’en souhaite autant à mes amis, où qu’ils soient.
Je n’en saurai rien. J’avance tête baissée, la mort dans l’âme.
Un mort. Le pire de tous les scénarios auxquels nous nous étions préparés. Le conducteur de locomotive n’a pas dû voir, non, les pancartes d’arrêt-stop fixées des kilomètres plus avant, doit avoir foncé de plein fouet sur les troncs d’arbres entravant les rails. Nous avions pourtant calculé et recalculé la vitesse du train et son délai de freinage, pour que les cargos de bitume aient le temps de s’immobiliser avant d’atteindre Saint-Pascal. Pourquoi, mais pourquoi le chauffeur n’a pas freiné ? À la radio, pas question d’autres victimes ni de déversement de pétrole lourd, ce n’est donc pas le pire du pire. Mais un innocent a perdu la vie par notre faute, par ma faute. Les médias et le politique récupéreront la nouvelle, nous démoniseront. Ils auront enfin de quoi semer la terreur. Et matière à entacher toute l’opération Baleine noire.
Et moi, hein ? Simple pion, je serai à jamais complice et responsable de la mort d’un homme. J’essaie de me souvenir des paroles de Marius. De la mission, de nos commandements, des risques inhérents à chaque opération d’envergure. Ses mots comme des bouées, sa voix de bateau-phare. Mais le maudit petit démon sur mon épaule me chuchote méchamment : L’enfer est pavé de bonnes intentions. Je le chasse en même temps que les branches qui me griffent au passage. Mieux vaut focaliser mon attention sur les paroles de mon mentor, sur les derniers kilomètres à franchir, repérer les drapeaux noués aux arbres.

Un tissu social, disait Marius. Quand vous vous sentez au bord du gouffre, rappelez-vous qu’il suffit d’un appel pour rameuter des gens qui sont prêts à tout pour vous aider. Pour eux et elles, vous êtes des héros.
Même maintenant, considérant les derniers événements ? J’imagine tous ces liens comme les câbles d’un grand filet, et moi, avançant tel un funambule en sécurité au-dessus du grand vide. Il faut avoir confiance en leur bienveillance, en leur total dévouement. Ces gens, au sacrifice de leur vie de citoyens irréprochables, nous offriront s’il le faut un lift, des vivres, un véhicule accidenté remonté en douce, des cartes d’appel prépayées, les clés de maisons vides, un lit chaud, de l’amour libre, des vêtements propres.
Un foutu bon tissu social.
J’extirpe ma boussole de ma poche intérieure. Plein sud astheure. J’ai du frimas aux cils. Je m’enfonce creux malgré les raquettes, mais le moral va mieux. Je rallume mon GPS et insère une carte SIM neuve dans le BlackBerry. Bip bip bip. Bien, les piles coopèrent. Je tire de ma mémoire des séries de sept chiffres, envoie un premier texto codé à mes contacts mémorisés. La ligne du Maine est droit devant, plus qu’à un kilomètre. Un sympathisant près de son téléphone viendra me rejoindre de l’autre bord sans tarder, le char plein d’essence et de couvertures. J’ai confiance.
Le Maine… Je l’ai visité, enfant, avec mes parents. J’ai des photos dans une boîte à chaussures et des souvenirs de sable dans mes oreilles, de pare-soleil jaune-rouge-bleu, de visages hâlés. Ma mère si jeune dans son tricot corail, l’afro de mon père dansant en l’air à chaque foulée lors de son jogging matinal. Toutes ces plages plongées dans le sépia et le beige.
Le Maine que je m’apprête à découvrir à froid me semble bien différent de l’image que j’en garde. Je progresse sous une forêt mixte, enneigée, les vallons galopants font place aux pentes douces des Appalaches. Depuis les dernières gouttes de CBD, je ne sens plus le froid. Je me laisse émerveiller par le paysage. Je n’ai plus l’impression de courir comme un lièvre. J’avance, vigilant. Je mange de la neige, laisse le soleil me brûler les lèvres, cède à une envie folle d’uriner. Pas évident de se déshabiller avec les doigts pris en serre d’aigle… En pissant mon trou dans la croûte polaire, une odeur féline me monte au nez. Me reviennent les instants de pur bonheur passés dans la cabane de l’ermite, comme arrachés à la réalité.
Si je me tire vivant d’ici, si un jour je reviens dans ces bois, j’ose espérer qu’on se reverra.

Chapitre 3
Passer les lignes
Riopelle
Je sais maintenant que je suis de l’autre bord. Quand j’ai vu la lisière sans arbres, cette voie libre de trente pieds parfaitement droite, j’ai su. Au cas où il y aurait des caméras dissimulées ou une quelconque surveillance aérienne, j’ai rabattu ma tuque par-dessus mes sourcils, remonté mon cache-cou jusqu’à mes yeux et foncé comme le dernier des chevaux sauvages. Mon cœur voulait me surgir du torse.
Une fois de l’autre côté de la frontière canado-américaine, au lieu de lâcher un cri, je m’accroupis, sur mes gardes. Et si des chiens pisteurs étaient déjà à mes trousses ? Mais non, Rio, ce seraient plutôt des drones. Je me risque quand même à ressortir mes appareils. Les écrans se fixent. Bip bip, le GPS me renvoie enfin mes coordonnées. Vaut mieux profiter du réseau pour informer sans tarder mes contacts de mon emplacement exact. Je remplace ma carte SIM par une nouvelle, rallume le cellulaire, en priant pour que la batterie ait tenu le coup. Déesse soit louée ! J’envoie un signal à mes contacts. Puis je retire la carte, que je jetterai dans une poubelle tantôt. Difficile de détruire les traces numériques sans produire de déchets, malheureusement.
En petit bonhomme, je guette un temps, entre les arbres, les brèches dans le chemin, cherchant par où passer pour approcher la route sans attirer l’attention. La carte à l’écran du GPS m’indique la présence d’un ruisseau non loin. Je décide de longer la route. J’en crois pas mes yeux : il y a là un écriteau – le tout premier que je croise, en sol américain – en français :
Pont du ruisseau à l’eau claire
Suis-je vraiment aux États-Unis ? Est-ce que ça peut être le ruisseau Dead Brook que me montre mon GPS ? La pile faiblit à vue d’œil. C’est sensible au froid, ces bibittes-là. Vite, décide-toi. Par là, j’aboucherais sur une route : Irving Rd, qui serpente sur des kilomètres et des kilomètres vers rien. Je le sens pas. Ou par ici, je pourrais reprendre le bois et longer la voie déneigée. En même temps, faut pas trop que je m’éloigne, mon lift est censé être en route. Censé… Non, confiance !
J’opte pour le bord de route et me cache derrière un tronc. Accès de frissons. J’engloutis la moitié de mes raisins secs et cacahuètes salées en répétant mon mantra – J’ai froid, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout – en boucle, pendant d’éternelles minutes.
*
Char en vue ! Freinant doucement, la musique dans le tapis, une familiale flanquée de panneaux de bois arrive en klaxonnant trois coups secs, puis trois encore. Pout pout pouuut, pout pout pouuut. On dirait le refrain de Vive le vent, vive le vent. Puis j’aperçois la conductrice, qui baisse la vitre pour me faire un signe de peace.
Je me précipite vers la route, oubliant que j’ai des raquettes aux pieds. Je déboule la pente, les mains accrochées à mon sac à dos, perdant presque mes babiches, jusqu’à plonger le plus gauchement du monde à l’intérieur du véhicule. Là, je me laisse aller. Chaleur utérine. Soulagement immense. J’ai envie de pleurer.
– Hello, mountaineer.
– Hi. Thanks for coming so fast ! J’avais tellement froid !
L’Américaine venue à mon secours porte des verres fumés surdimensionnés. Elle me sourit de ses lèvres généreuses, peintes en rouge. Sa dentition est presque parfaite, à l’exception de la canine de droite, cassée en deux.
– OK, on dégage. Moi c’est Catwoman, en passant.
Et c’est vrai qu’elle a ce quelque chose de la femme-chat dans Batman. D’abord, son imperméable noir laqué, tout capitonné de pics chromés, puis son capuchon en peluche léopard avec oreilles de chat. Et surtout, son sex-appeal très assumé.
J’abandonne tout mon passé derrière et fais peau neuve. Jamais trop de précautions.
– Enchanté, Catwoman.
– Just call me Cat ! Toi, t’es qui ?
– Robin.
– Robin, of course. Ça me fait plaisir de te rencontrer.
Plaisir. Est-ce que c’est la chaleur de l’habitacle qui m’étourdit et me donne un flash de la bonne samaritaine, encabanée loin derrière, sa courtepointe, sa peau de pêche, ses cheveux fous sur l’oreiller ?
Catwoman enfonce la pédale, file les kilomètres jusqu’à la pancarte d’accueil d’un tout petit village, dont la calligraphie dorée est couronnée d’un orignal, au pied d’une chaîne de montagnes.
Welcome to Allagash

Chapitre 4
Écowarrior
Robin
Je me réveille quand Catwoman bifurque sur un chemin privé, qui débouche sur un imposant bâtiment d’accueil en bois rond. Elle me fait sursauter en enfonçant le klaxon, reproduisant le même code sonore que plus tôt.
Quelqu’un à l’intérieur éteint puis rallume les lanternes de part et d’autre de la porte d’entrée.
– All clear, me chuchote-t-elle.
La voie est libre. Pas d’embrouilles jusqu’ici. Je n’y crois presque pas. Je suis à Allagash, Maine, aux portes d’une pourvoirie. J’étudie les lieux à travers le pare-brise givré. Dans un banc de neige, à droite, sont jouquées plusieurs paires de raquettes et de skis de fond. Je remarque à l’orée du bois un panneau indiquant les longueurs, en milles, des sentiers qui sillonnent le domaine : on se croirait devant un véritable gîte touristique. Trois bouleaux blancs centenaires traversent la galerie et la toiture. J’aime aussitôt cette construction, où les arbres font office de piliers, ce lieu reculé tout de bois massif, datant du temps où il y avait encore des feuillus et des conifères géants partout.
J’allais sortir. Cat m’attrape le bras. D’accord, je dois rester encore un peu à bord. Il y a des choses qu’elle doit me dire… dont certaines règles de base à respecter une fois qu’on sera rendus à l’intérieur. Mais je les connais déjà, ces étapes du renoncement à l’identité. Ces règles me font l’étrange effet d’un déjà-vu :
Ne jamais révéler son vrai nom, ni de renseignements personnels sur son passé, sa famille et ses anciennes relations. C’est beau. Riopelle de Cacouna s’est rasé et réincarné en Robin des bois. J’avais triché à ce niveau-là avec Arielle, qui aimait jouer dangereusement. À vrai dire, on brûlait tous de connaître l’élément déclencheur qui nous avait poussés chacun et chacune à devenir des hors-la-loi.
En cas d’arrestation, taire toute information qui pourrait servir à faire chanter d’autres détenus. Évidemment, le silence est d’or. Un droit.
Ne pas croire les promesses de remise en liberté des forces de l’ordre. Je fouille ma mémoire, sonde pour voir si je me rappelle encore les numéros des avocats qui couvrent nos arrières. Oui.
Disparaître des réseaux sociaux. Depuis mille ans déjà.
Aucun selfie, cellulaire, ni courriel personnel. Ça me fait justement penser aux cartes SIM que je dois faire disparaître immédiatement. Je sors de ma poche intérieure un restant de joint. Demande des yeux à Cat, qui m’épie, si j’ai le temps, si c’est OK. Pour toute réponse, elle me tend du feu. J’en profite pour faire disparaître les traces de mes appels au fond du cendrier. Note à moi-même de le vider dans un feu de joie dehors, aussitôt que possible.
J’ausculte les écorces des arbres alentour, tandis que Cat me parle des mesures de sécurité en place à la pourvoirie. Je me prête au jeu, la laissant guider la conversation. Pour tout dire, ça fait déjà plusieurs années que je vis ainsi, en homme invisible, mes pièces d’identité m’attendant en sécurité dans un coffre-fort dont je ne connais pas l’emplacement. Marius n’est pas le seul à en avoir la combinaison. S’il lui arrive quelque chose, notre avocate, maître Victoria Shields – elle l’a, elle, le nom de défenderesse, en plus du chien et du flair –, nous sortira du pétrin. C’est elle qui coordonne notre comité juridique.
Sans se réjouir de notre infortune, les juristes se préparent pour nos procès. Marius m’a raconté qu’ils ont hâte de plaider la « défense de nécessité », laquelle n’a jamais encore été accueillie favorablement dans une cause écologiste au Canada. Il s’agit essentiellement de faire reconnaître que l’urgence climatique et l’inaction des gouvernements poussent les uns à la désobéissance civile et d’autres à poser des actes criminels. Maître Shields devra alors démontrer que, dans cette situation d’extrême nécessité, les accusés auront, certes, dérogé à la loi et violé certaines règles, mais seulement afin d’éviter un mal bien plus grand à la planète et à la société. Nous comptons sur la couverture médiatique des procès pour diffuser largement notre message. Il est fondamental que l’opinion publique soit de notre côté afin de réussir à sensibiliser et à rassembler une masse critique de citoyens autour d’un projet collectif : assoiffer le capitalisme en réduisant notre consommation au maximum et en occupant le territoire convoité par les pétrolières et les forestières. Le but ? Que les gens comprennent la nécessité de militer, de sorte que le politique entende enfin la science, et l’urgence de changer le cap de notre Titanic.
Hop, je me tire du véhicule, manquant de tomber tant mes jambes sont fatiguées. Je cogne mes bottes l’une contre l’autre pour déloger les amas de neige. Le manteau en cuir de Cat geint au moindre de ses mouvements. Nos crampons crissent sous notre poids. Le froid est mordant, même une fois à l’abri du vent, sur la véranda. Je passe instinctivement la main pour lisser ma barbe et me bute à un menton piquant. C’est bien vrai. Je suis Robin maintenant, le Canadien errant. Je dois peaufiner mon personnage… et soigner mes engelures au plus sacrant.
J’aime l’entre-deux des missions : l’anonymat, les règles claires, les limites à ne pas franchir, ces codes qui nous protègent les uns des autres, faisant de nous les maillons solides d’une chaîne humaine à toute épreuve.
J’écrase mon mégot. Quelqu’un débarre la porte de l’intérieur. Catwoman et moi franchissons le seuil du bâtiment d’accueil. Je jette un dernier regard sur le stationnement. La pourvoirie semble équipée jusqu’aux dents : véhicules tout-terrain, outils pendus aux murs extérieurs, canots juchés sur des réserves astronomiques de bois, cordées ici et là du sol jusqu’au toit, et même tout le long de la véranda.
Le hall d’entrée est propre, des coussins à carreaux rouge et noir ornent les coins du grand canapé en cuir usé, face au manteau de cheminée en pierre des champs, flanqué d’une tablette équarrie à la hache mettant en valeur une collection de canards en bois. Je reconnais les formes et les couleurs du huard, d’un colvert mâle, les autres, je ne sais pas. Le lustre au centre de la pièce est typique des gîtes de style habitant. Fausses chandelles avec coulisses de cire, ampoules ovoïdes, ossature de bois. Aux murs, des martyrs : une collection de têtes de chevreuils, de panaches d’orignaux et de photographies de prises spectaculaires encadrées. J’éprouve toujours un malaise face à ces trophées. En vigie sur ma droite, un lynx empaillé aux yeux de verre, debout sur ses pattes arrière, semble sur le point de bondir sur celui qui oserait s’aventurer à sa portée.
Tandis que nous délaçons nos bottes, Cat me chuchote que personne ne s’assoit vraiment dans ce salon, qu’en fait il sert uniquement à accueillir les visiteurs inattendus et à détourner leur attention. Comme ces boudoirs soignés où on nous interdisait, petits garnements, de poser notre derrière, de toucher à quoi que ce soit. Des cliquetis de clavier captent mon attention. Au bureau d’accueil, une femme au chignon retenu par un crayon à mine étudie plusieurs écrans, ses yeux passant de l’un à l’autre, épiant les mouvements de tout un chacun. Les lieux sont surveillés par plusieurs caméras, donc. Elles doivent être bien cachées : je n’en ai repéré aucune depuis mon arrivée.
Cat, qui devine ce que je cherche des yeux, me pointe les écrans, puis, se plaçant derrière moi, souffle à mon oreille en m’indiquant du doigt où sont dissimulées les caméras. Une dans l’œil vitré du buste d’orignal au-dessus de l’arche, une autre dans l’œil gauche du lynx près du couloir. Et ainsi de suite.
– We’re watching you, m’avertit-elle en plaisantant à moitié.
– Good, vous surveillez nos arrières.
Clin d’œil aux dames qui couvrent mes arrières. La femme sans âge, au chignon grichu, me sourit de ses yeux ambrés. Je me sais en sécurité.
– Eagle.
La surveillante des lieux a bien choisi son pseudonyme. Elle a effectivement un regard d’aigle, un nez aquilin, et son échevelure ressemble drôlement à un nid défait. Manifestement diligente, Eagle fait peu de cas de notre rencontre et regagne son balayage des écrans en nous pointant du pouce le couloir gardé par le lynx empaillé.
Une rumeur joyeuse émane de la pièce du fond.
– They’re waiting for you.
Ils nous attendent. Mais qui ?
Elle appuie sur le bouton de l’interphone et avertit la maisonnée :
– Eagle at front desk. Catwoman et son invité sont en route.
Les voix se taisent. Bruits de rangement prompt de papiers. Chaises grinçant contre le plancher. Vague de chuchotements, sitôt la porte entrebâillée. Fusent jusqu’à mes oreilles quelques rires contenus.
Catwoman me pousse légèrement vers l’avant pour que j’entre dans la pièce, puis referme la porte derrière nous. Ils sont quatre, assis à une table ovale, les yeux bandés de cravates colorées. Les visages aveugles se tournent tous vers moi. J’ai froid dans le dos. Ils me voient sans me voir. Attendent en silence. Mais quoi, un discours ? Un mot de passe ?
Mes yeux parcourent les murs tapissés de cartes et d’images. On dirait une classe de géographie ou de foresterie. Les vitres côté stationnement sont recouvertes d’une membrane plastique qui laisse pénétrer une lumière mielleuse. On ne discerne des arbres dehors que leurs jeux d’ombres, leur masse sombre. Tout au fond, une ardoise noire, où les gestes circulaires pour effacer la craie ont formé des nuages. Au centre, fraîchement notée, cette citation que je connais :
Ce qui amène le triomphe des révolutions, c’est moins peut-être l’habileté des meneurs que les fautes, la maladresse ou les crimes des gouvernements. – HORACE PAULÉUS SANNON

C’est là que les pièces du casse-tête se sont emboîtées : le fait que ce soit écrit en français, la forme des lettres, cette calligraphie familière, plus de doute possible. L’homme tout au bout de la table. Ce barbu aux yeux masqués par une cravate écarlate. Je reconnais son sourire. Une bouille pareille ne s’oublie pas. Le poivre et sel de sa chevelure, le sourcil traversé par la cicatrice d’un ancien piercing, mais surtout : le tatouage délavé à son front, presque invisible : un code-barres. Ce ne peut être que lui. Abasourdi, je sens mon fardeau tomber d’un coup. J’ai retrouvé mon plus grand allié.
Marius se lève, et les visages anonymes pivotent vers sa voix.
– Bienvenue parmi nous, vieille branche. T’as réussi ta mission. Mais… comme tu dois l’savoir, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
Pourquoi ont-ils les yeux bandés ? Je tourne ma langue, recule d’un pas. De toutes mes « initiations », aucun groupe ne m’a accueilli avec ce genre de cérémonie auparavant. On n’avait pas été escortés de la sorte au temps de l’opération Baleine noire. C’est tant mieux si, de mission en mission, les ratés inspirent à Marius des stratégies plus peaufinées.
À la volée, j’étudie les feuilles épinglées aux murs. Je reconnais certains visages sur les coupures de journaux, qui me rappellent des missions précédentes. Les grandes luttes anticapitalistes de notre ère. Les figures de proue des mouvements de justice sociale et climatique. Des organigrammes liant des lobbyistes aux élus, des présidents aux chambres de commerce, des chaires d’université aux pharmacos. Autant de stratégies d’abus de pouvoir souillant l’environnement, asservissant les gens. Je ne peux m’empêcher de sourire en lisant sur un carton blanc, au mur :
Le public préfère les opprimés aux autorités. Brandissez vos faiblesses, elles vous protégeront. Lorsque les autorités auront recours à la violence, elles briseront le lien de confiance entre le citoyen et son gouvernement.
J’ai abouti dans un nouveau camp d’entraînement, donc. Une planque, à condition de prendre part à une prochaine mission, assurément. Je serre les poings et les dents de joie. Mes mains douloureuses reprennent du mieux. Il me revient en tête que, grâce à l’ermite et à son matériel de survie, je n’ai perdu ni orteils ni doigts. Et que je lui dois plus qu’un simple signe de vie. Je trouverai bien comment la remercier à la hauteur du risque qu’elle a couru en m’offrant son toit.
Les trois âmes aux yeux bandés patientent, sagement assises à leur place. Comme s’il pouvait voir à travers son bandeau, devinant mon emplacement exact dans la pièce, Marius s’adresse de nouveau à moi :
– Les yeux bandés, c’est pour que les collègues ici ne puissent pas t’identifier si tu décidais de ne pas rester parmi nous. Dans ta chambre, tu trouveras un document à lire et à détruire. Prends la nuit s’il le faut pour y réfléchir.
*
Cat ouvre grand la porte, puis tourne les talons. Je la suis sans plus tarder jusqu’au fond du couloir, qui débouche sur une pièce exiguë : une chambre très blanche à la fenêtre légèrement entrouverte, pour que s’en échappe l’odeur poignante de peinture fraîche. Le plancher, les surfaces sont nettes à s’y mirer. Pas de toiles d’araignée ni de poussière, ici. Dans ce décor minimaliste, les quelques objets utilitaires sont des touches de couleur bienvenues. Sur la table, on a placé bien en vue : une pile de feuilles vierges aux fines lignes bleues, un bol de punaises multicolores ainsi qu’une tasse contenant des stylos et une paire de ciseaux. Tout le nécessaire pour faire le tour d’une question. Je remarque, malgré la récente couche de peinture, que le gypse est criblé de centaines de minuscules trous. Il n’y a pas si longtemps, il devait y avoir toute une enquête épinglée au mur.
Je cherche des yeux le document censé me faire réfléchir toute la nuit.

Là. Sur le sac de couchage déroulé sur mon matelas repose effectivement une pochette. Assis en tailleur sur le lit, je m’apprête à l’ouvrir quand j’entends soudainement quelqu’un verrouiller la porte derrière moi. Je pense à Eagle, qui a des yeux sur tous les accès du bâtiment et sûrement même sur le corridor menant à ma chambre. Je souris. Je suis un prisonnier consentant. J’adore l’idée que, derrière ces murs, m’attendent le regard omniscient d’Eagle perché sur les écrans, l’exubérante Catwoman et sa canine brisée, Marius et trois autres recrues en pleine formation. Et moi, en garde à vue, je prends mon temps, reprends mon souffle. Avant de succomber à la fatigue, j’examine mes quartiers.
Dans la salle d’eau attenante, près de l’évier, on a posé une brosse à dents neuve et un savon encore enveloppé dans son papier ciré. Je caresse du bout des doigts l’émail de la baignoire, les robinets rutilants, et fais couler de l’eau brûlante jusqu’à ce que toute la chambre soit embrumée. Le temps qu’il se remplisse, je m’allonge sur le lit, les mains derrière la tête. L’oreiller dûment battu, je réalise que je suis bien trop épuisé pour lire. Je vois flou. Mes yeux tombent sur la seule surface de la pièce qui n’a pas été rafraîchie avant mon arrivée : le plafond. Le dernier chambreur y a laissé sa marque à l’aide d’un pochoir et de peinture couleur rouge révolution.
ÉCOWARRIOR.

Extraits
« Toutes ces forêts violentées, laissées toutes nues, à leur sort. […] La forêt est rasée lisse, comme le mont de Vénus d’une femme-objet. Il n’y en a plus de forêts vierges et millénaires, que des lignes d’essences à croissance rapide, plantées en vue d’être coupées. Pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital. »

« — Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.» p. 308

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_DRGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée (2021), a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines (2022), son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec et traduit dans de nombreux pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et les Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

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