La langue des choses cachées

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En deux mots
Un prêtre accueille le fils de leur guérisseuse, qui revient au pays pour reprendre le flambeau, afin de le mener auprès d’un homme qui craint de perdre son fils. Son extrême sensibilité va lui permettre de ressentir tous les maux de la communauté et mettre en lumière la violence des hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le guérisseur revient au village

Dans ce conte tragique servi par une langue poétique, Cécile Coulon raconte comment le retour d’un fils au village va réveiller de douloureux souvenirs. Appelé à reprendre le rôle de guérisseuse de sa mère, il va découvrir tous les maux qui gangrènent la communauté.

Nous sommes à une époque qui n’est précisément définie dans un lieu qui ne l’est pas davantage, pas plus que les personnages qui portent des noms génériques, le fils, la mère, la femme, le prêtre. Bref, tous les ingrédients du conte sont rassemblés pour nous offrir un récit aussi sombre que lumineux.
Sombre, parce que l’atmosphère est lourde, les crimes odieux. Quand le prêtre accueille le fils, de retour au Fond du Puits après un long exil, il espère qu’il succèdera à sa mère qui avait le don de soigner les corps et les âmes. Dès ses premiers pas dans le village, il ressent ce trouble, comprend que la violence des hommes continue de régir le quotidien de la communauté: «les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre».
Et si le père est un homme affreux, il aimerait sauver son fils sur lequel «il plante des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur». Mener à bien sa mission n’est pas chose facile pour ce successeur à la sensibilité exacerbée qui ressent d’emblée le mal qui préside aux destinées de ce microcosme et qui s’est instillé partout, dans les murs et dans les meubles, dans les corps et les âmes. Lui qui parle la langue des choses cachées, peut-il «rétablir l’équilibre du monde»?
Quand un enfant vient le chercher pour se rendre au chevet de sa grand-mère qui agonise, il se retrouve à l’endroit même où sa mère était venue soulager cette femme et comprend qu’ici résonnent «toutes les voix de toutes les femmes du Fond du puits depuis mille ans».
On le sait, Cécile Coulon aime s’imprégner de l’esprit du lieu pour dérouler ses histoires, comme dans Seule en sa demeure ou Une bête au paradis. Il n’en va pas autrement ici, dans cet endroit où suinte la violence et où règne le mutisme.
Où le temps est peut-être venu de parler cette langue des choses cachées pour ne plus laisser le viol impuni, pour ne plus subir le machisme ordinaire qui semble être inscrit dans les gènes.
Alors nous voilà du côté lumineux de ce roman, celui qui s’appuie sur les horreurs et la noirceur pour chercher une voie (voix) nouvelle.
Prenez la peine de lire quelques pages de ce livre à voix haute et vous comprendrez immédiatement son lyrisme hypnotique. La mélodie de ce texte d’une grande poésie ne vous lâchera plus. Alors vous ici parlerez la langue des choses cachées que Cécile Coulon enseigne ici dans toute sa pureté, comme une source cristalline s’écoulant au flanc d’une colline.

Cécile Coulon sera le vendredi 2 février 2024 à 20h à la Librairie 47° Nord à Mulhouse pour y présenter son livre.

La langue des choses cachées
Cécile Coulon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
134 p., 17,90 €
EAN 9782378804046
Paru le 11/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
À la tombée du jour, un jeune guérisseur se rend dans un village reculé. Sa mère lui a toujours dit : «Ne laisse jamais de traces de ton passage.» Il obéit toujours à sa mère. Sauf cette nuit-là.
Cécile Coulon explore dans ce roman des thèmes universels: la force poétique de la nature et la noirceur des hommes. Elle est l’autrice de Une bête au Paradis, Prix littéraire du Monde, Trois saisons d’orage, prix des Libraires, et du recueil de poèmes Les Ronces, prix Apollinaire. Avec La Langue des choses cachées, ses talents de romancière et de poétesse se mêlent dans une œuvre littéraire exceptionnelle.

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Cécile Coulon présente «La langue des choses cachées» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Prologue
Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.
Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. Ils se mêlent aux autres et les soignent, les apaisent, ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes. Comme des chiens de berger autour d’un troupeau affolé par l’orage, ces gens-là s’approchent d’un corps et immédiatement le corps parle avec eux, s’exprime, ils entendent, écoutent, répondent, ils guérissent, dans un fond de ferme, près d’un lit sale, à côté d’un berceau cassé, ils guérissent, voilà, on les appelle pour cela, mais c’est bien autre chose que nous ne comprenons pas.
Ils ont appris, très tôt, la langue des choses cachées.

À mi-pente, l’odeur du sang et des trembles mouillés lui parvint. Il avait marché longtemps : la journée finissait à mesure que la colline, derrière lui, s’arrondissait, et qu’une autre, devant lui, s’élevait. Le hameau gisait là, sous ses yeux abîmés par la bruine, il voyait un filet de maisons gris et noir de part et d’autre de ce qui ressemblait à une rivière, si étroite qu’elle disparaissait presque entre les arbres. Il distinguait deux ponts, bombés, plutôt larges, qui enjambaient fièrement le cours d’eau. L’église, toute menue dans cette vallée, tendait vers les nuages son clocher silencieux. D’où il se trouvait, il compta vingt maisons, trois longs bâtiments à l’écart – des étables –, une route qui piquait à l’entrée du village et sortait de l’autre côté avant de remonter.

C’était sa première fois.
Sa mère, âgée, ne quittait plus leur maison, à trente kilomètres. Quand on l’avait appelée, cette fois-ci elle s’était tournée vers son fils et il avait compris. Il prenait son tour. Il faisait suite.
– Où dois-je aller ?
– Entre deux basses collines. Il n’y a qu’un seul lieu-dit : le Fond du Puits. Ne traîne pas, tu es attendu.
– Et si je me perds ?
– Tu ne te perdras pas. C’est pour ça que les braves gens font appel à nous : car nous ne nous perdons jamais. Tâche de t’en souvenir.
Puis elle avait préparé un bagage léger et il était parti pour une journée de marche, les yeux fixés sur les basses collines à l’horizon, qui enfermaient un village où les âmes perdues avaient appelé.

Sur le chemin dix fois il s’était retourné, croyant sentir sa mère derrière lui. Mais rien ne bougeait, ni les trembles verts et longs, ni les prairies débordées par leurs fleurs. Le vent brisa le paysage en milieu de journée, il crut y entendre la voix de sa mère. Il devait avancer vite, passer la colline, arriver avant la nuit. Là, on attendait sa venue, il comprendrait, avait-elle dit, quelqu’un viendrait l’accueillir, on l’emmènerait dans une maison, et ça commencerait au bord d’un lit, près d’un malade. Cent fois il avait accompagné sa mère quand elle était appelée – il n’y avait pas d’autre manière de le dire, elle était appelée –, quand les hommes ne savaient plus où demander de l’aide. Les hôpitaux étaient trop loin, les médecins absents, les vieux refusaient d’être soignés autrement que par des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rebouteux. Les noms qu’on donnait à sa mère, elle s’en accommodait, et quand son fils lui demandait comment elle se définissait, elle répondait : « Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. »
Alors elle laissait celles et ceux qu’elle nommait « braves gens » utiliser le langage qu’ils voulaient pendant qu’elle apprenait le sien à son fils. Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir les choses cachées.

C’est une manière douce – trop douce – de raconter. Ce garçon, cheminant à dos de basse colline pour atteindre le Fond du Puits, ce garçon, jeune comme une tige, moins joli qu’un enfant mais plus qu’un adulte, ce garçon, pour les langues habituées aux choses cachées qu’il s’en va voir,
ce garçon est un drame.

Le Fond du Puits repose toujours à l’ombre : l’eau y est fraîche, l’herbe plus verte que sur les deux seins pelés qui l’entourent, une seule route le traverse, un clocher le grandit. Les maisons y sont bien rangées. Les vivants persistent à vivre. On ne quitte jamais le Fond du Puits sur ses deux jambes, mais toujours portés par d’autres. Des sorciers insolents ont fait ici de grands feux pour attraper le soleil et le soleil les a punis : plus jamais il ne vient. Parfois il effleure, en de rares occasions, il brûle les yeux, la peau éclate en bulles rouges sur le dos des enfants, alors on se terre encore plus loin, dans les arrière-cuisines et sous les appentis en bord de rivière. Le Fond du Puits s’appelle ainsi car, du sommet de la colline où le garçon se trouve, on n’imagine pas que la terre puisse accepter des endroits pareils.
Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. Sa mère n’a plus l’âge d’entrer en ces lieux. Il le sent, depuis la pente qui tourne entre des bosquets de genêts et des corridors de fleurs de carotte. Il n’y a aucun troupeau, aucun barbelé aux rives des champs, pas d’affût de chasse à l’orée des bois. Entre les basses collines, il n’y a rien que le Fond du Puits.
Il se demande s’il en sortira vivant.

La nuit tombe : le prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la mère le matin, il sait où la trouver, comment l’atteindre. Lorsqu’il demande, elle vient. Mais la mère est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois son fils arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d’enfance, la trace de la mère, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied. Le garçon s’arrête au milieu du chemin, il incline la tête et murmure :
– Vous savez qui je suis.
Le prêtre esquisse un sourire.
– Vous êtes le fils de votre mère et vous êtes arrivé bien vite. Suivez-moi.
Ils reprennent route côte à côte. De loin, on croirait des amis qui se rendent à un dîner sous les arbres, mais vite ils disparaissent, la nuit est entièrement là. Deux hiboux se répondent de l’autre côté du pont : le prêtre veut dire quelque chose, que c’est bon signe quand on arrive d’entendre ces hululements, rarement les oiseaux nocturnes souhaitent la bienvenue, mais c’est la première fois que le garçon vient ici et le prêtre sent son cœur battre à ses côtés à mesure qu’ils pénètrent dans la rue principale. Les maisons dorment : les deux hommes passent le pont, les chaussures du prêtre claquent sur les pavés inégaux et les savates du garçon glissent, il semble marcher sur l’air, pense le religieux. Le gave est furieux : le prêtre entend l’eau éclater sur les roches, il croit sentir le pont se dérober sous ses pieds. La rivière se retourne dans son lit : elle a commencé à ruer quelques heures avant l’arrivée du garçon, et son compagnon jurerait que sur son passage elle hurle, mais l’enfant aux cheveux de vieillard ne quitte pas l’église des yeux.
– Je dois dormir quelque part.
– Tout est arrangé : il y a une ancienne dépendance du presbytère à l’arrière, répond le prêtre en pointant du doigt un espace flou à côté du clocher. Votre mère a pour habitude de loger là.
Le fils se remet en marche comme si la conversation n’avait jamais eu lieu. Le prêtre connaît ces gens : rien du monde des hommes ne leur est inconnu, sauf les bonnes manières.

Ils suivent le bord de l’eau, cheminant sur d’anciens remparts écroulés, la nuit est pleine d’oiseaux hurleurs et de froissements de branches, on n’entend rien des maisons fermées, aucune lampe n’éclaire les fenêtres désolées et les paliers en forme de coquillage. Ils avancent sous un pauvre croissant de lune : le prêtre connaît par cœur le Fond du Puits, le garçon voit les choses cachées. Il n’a pas besoin de lumière, elle l’empêcherait de faire son travail. Sur la route entre sa maison natale et le hameau des basses collines, il a plusieurs fois protégé ses yeux du soleil, il s’est arrêté sous des arbres énormes. »

Extraits
« Certains comprennent les choses cachées. Ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu. »

« La maison est tenue par un homme violent: les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre: l’homme aux épaules rouges lève sur le fils des yeux sans âme, sans honte et sans remords. Sa femme n’est plus de ce monde, mais son fils, son unique fils croit-il, repose, vivant, dans ce lit qui est la seule place chaude de la maison. Le père est un homme affreux mais près de ce fils malade son inquiétude prend le dessus: il regarde son enfant avec la crainte de tout perdre. Il plante en lui des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur. C’est un homme monstrueux, il n’a fait que du mal autour de lui. Pourtant, son enfant, il ne l’a jamais battu, jamais touché. » p. 27

« Ce travail — sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font — permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. Mais si quelqu’un trouble le processus, si une voix recouvre celle des choses cachées, alors le fils sent trembler un autre monde, plus violent, plus noir, un lieu d’horreur. » p. 82

À propos de l’autrice
COULON_Cecile_©Julien_bruhatCécile Coulon © Photo Julien Bruhat

Cécile Coulon est née en 1990 au milieu des volcans d’Auvergne. En 2006, elle publie un premier texte dans une petite maison d’édition locale. Après avoir fait ses premières armes en région, elle est reçue, en 2009, aux Éditions Viviane Hamy, où elle restera jusqu’en 2018, publiant cinq romans, dont Le roi n’a pas sommeil (prix France Culture/Nouvel Observateur), et Trois saisons d’orage (prix des Libraires). En 2018, elle publie son premier recueil de poèmes aux Éditions du Castor Astral, Les ronces, et reçoit le Prix Apollinaire, ainsi que le prix Révélations Poésie de la Société des Gens de Lettres. Son roman Une bête au paradis paru à L’Iconoclaste en août 2019 a reçu le Prix littéraire Le Monde et a été élu le roman préféré des libraires. (Source: Trames)

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La prise du diable

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En deux mots
Florence respire l’amour. La jeune scandinave qui s’installe en Toscane avec son amant ne s’imagine pas que son idylle va tourner au cauchemar, à la relation toxique. Alors Minnie essaie de fuir Mickey.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’amour, ce pauvre mot, si galvaudé, si maltraité»

Lina Wolff, en retraçant l’histoire d’une relation toxique entre une Suédoise et son amant florentin, réussit un roman puissant sur l’emprise. Construit comme une mécanique implacable, il est aussi troublant que révoltant, fascinant que dérangeant.

Lorsqu’elle arrive à Florence, la jeune femme scandinave voit partout des amants. La grande ville toscane respire l’amour. Aussi n’a-t-elle pris qu’un billet aller pour rejoindre l’homme qu’elle aime. Il a beau être laid, au point où les gens qui les croisent se demandent ce qu’ils font ensemble, leur relation s’installe dans la durée. Elle change sa garde-robe, le rase, l’entraîne au club de sport. Désormais, il a dû sex-appeal et commence à attirer les femmes. Et à mentir. La vidéo qu’il lui présente en train de soulever de la fonte ne peut qu’avoir été tournés par une femme. Son intuition le la trompe pas, il n’y a qu’à regarder la façon dont il jette son regard sur la personne qui le filme.
«Tout s’accélère maintenant. Ça commence par des inflexions ou des insinuations qui dégénèrent en disputes, qui dégénèrent à leur tour en querelles spectaculaires. À quelques reprises, les voisins cognent au mur en criant Ho, vous allez vous calmer, oui?, Ce n’est pas possible, pense-t-elle. Ceci n’est pas la réalité. Je ne suis pas quelqu’un dont le comportement pousse les voisins à cogner aux murs. Je suis une personne réfléchie, calme, qui se maîtrise. Mais quand elle s’entend hurler, elle comprend qu’elle se trompe. Son image d’elle-même est déformée, pas besoin d’être anorexique pour se voir autrement qu’on n’est.»
Alors la jalousie s’installe. Et va tourner à la paranoïa. Minnie, comme la surnomme cet homme qui la veut aussi silencieuse et discrète que la souris, va bien tenter d’oublier son Mickey, d’abord en se jetant dans d’autres bras puis en prenant la fuite jusqu’à la Nouvelle-Orléans, mais là-bas aussi les choses ne se passent pas comme prévu et la Louisiane d’après Katrina devient un enfer.
Ce qu’il y a de fascinant dans ce roman, c’est sa mécanique. Comme une montre mécanique de haute précision, Lina Wolff insère un rouage après l’autre. Entraîné par le précédent, il forme un ensemble inextricable dont il impossible de sortir. La chronologie des faits semble inéluctable, l’issue programmée. Jamais peut-être n’a-t-on mieux décrit l’emprise, cette dépendance dans laquelle on s’enfonce comme dans un marais puant.
La prise du diable est tellement forte qu’il est impossible de fuir. À moins d’entrer à son tour dans la danse, de se rapprocher du démon et de son manège plutôt que fuir. C’est à la fois palpitant et révoltant, comme si la domination masculine était inscrite dans la relation. L’ironie, voire la poésie, venant en contrepoint de la violence, de l’horreur des situations.
Comme dans ses précédents romans parus chez Gallimard – Les Amants polyglottes (2018) et Bret Easton Ellis et les autres chiens (2019) – Lina Wolff explore la force magnétique du désir face à la rationalité des faits. Quand on voit le piège se refermer, mais qu’on se laisse quand même prendre.
Décidément, il n’y a vraiment pas d’amour heureux.

La prise du diable
Lina Wolff
Éditions Les Argonautes
Roman
Traduit du suédois par Anna Gibson
272 p., 22,90 €
EAN 9782494289307
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Italie, à Florence. On y voyage aussi jusqu’en Louisiane, à la Nouvelle-Orléans.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme scandinave s’installe à Florence où tout lui semble étranger et écrasant: les toits de tuiles, les tours des églises, l’homme qu’elle a rencontré. Elle se dit qu’elle vient d’une région trop froide, et qu’il pourrait être celui qui réchauffera la terre gelée en elle. La Prise du diable est l’histoire de cette femme, de son corps et de son esprit. Du pouvoir qu’elle a sur l’homme qu’elle tente de changer, et du pouvoir de plus en plus fort qu’il exerce sur elle.
Dans un récit haletant et dérangeant, Lina Wolff nous entraîne au cœur des mécanismes de l’emprise, et sonde la folie misogyne déguisée en normalité de notre société contemporaine.

Les critiques
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Blog L’élégance des livres

Les premières pages du livre
« En arrivant à Florence, la première chose qu’elle remarque et qui la stupéfie, ce sont les couples. Ils sont partout, sous les arcades voûtées du centre-ville, et un entrelacs de solives noires court au-dessus de leur tête. Tout est brûlant et grandiose, aux antipodes de ce qu’elle avait imaginé autrefois, quand son train avait marqué un long arrêt en gare de Florence. De larges flocons de neige tombaient doucement sur ce qui lui était apparu alors comme une ville frêle, froide, endormie. Or à présent, donc : des amants partout dans la chaleur. On les entend par les fenêtres ouvertes et même à travers les murs de l’appartement. Des cris de femmes suivis un peu plus tard de murmures et de rires.
– Est-ce que tout le monde baise comme ça tout le temps ?
– Oui. Tu trouves ça bizarre ?
– Non, dit-elle. Pas du tout.

Elle pense qu’elle est pour sa part issue d’un coin particulièrement aride, qu’elle a beaucoup à apprendre, et que cet homme est peut-être celui qui l’aidera à pénétrer cette réalité nouvelle. Les tuiles couleur ocre se déploient devant eux depuis le toit-terrasse de l’appartement. Vue d’en haut, Florence est la ville du deuxième chakra, celui du bas-ventre, dont la couleur est l’orange. L’ocre orangé est l’une des couleurs dominantes de cette ville. Tout coïncide, se dit-elle. Ça y est, tout coïncide, enfin.
La sueur se dépose sur leur peau telle une pellicule permanente. Elle aime l’odeur de sa sueur. Elle aime tout chez cet homme, bien qu’il soit si terriblement laid. Ses cheveux sont longs, noirs, mal peignés, et il les ramène sans cesse vers ses tempes et ses joues comme s’il voulait se cacher. Mais un tel visage n’est pas dissimulable et elle approche ses mains pour repousser la tignasse de l’homme jusque derrière ses oreilles. Il dit qu’il a honte. Elle dit qu’il a tort : son visage donne une dimension supplémentaire à sa virilité. De plus, il contraste délicieusement avec la grâce féminine de la ville. Il esquisse un sourire incrédule, presque timide. Les gens qu’ils croisent dans la rue le dévisagent, avant de tourner leur regard vers elle, puis de nouveau vers lui. Il dit que c’est la première fois que ça lui arrive.
– Ils nous regardent ainsi parce qu’ils ne comprennent pas comment quelqu’un comme toi peut être avec quelqu’un comme moi, dit-il.

Mais certaines femmes le comprennent. Elles le comprennent même très bien. Et manifestent leur intérêt de la manière propre à certaines femmes latines. Un jour au parc, alors qu’ils sont assis sur un banc, une femme s’approche pour boire à la fontaine voisine. Se plaçant juste à côté de lui, elle se penche de telle façon que son cul se retrouve à moins de cinquante centimètres de son visage. Il sourit avec satisfaction.
– C’est parce que je suis avec toi, chuchote-t-il. D’habitude, elles ne me voient même pas.
Naturellement, elle envisage la possibilité qu’il soit déjà en train de lui mentir. Mais elle ne s’y attarde pas. Il est là, après tout, à côté d’elle, détendu, les bras écartés et posés sur le dossier du banc, avec l’odeur de sa sueur qui monte de ses aisselles. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Il est inoffensif ; il rebute toutes les femmes sauf elle. Il n’est rien de plus qu’un petit gros inoffensif. Plus tard, elle songera (amèrement) que les petits gros inoffensifs, ça n’existe pas.

Rapidement, les femmes se prennent à le remarquer de plus en plus. Cela le ravit, elle le voit bien, et au début elle ne peut s’empêcher d’en sourire. Cette transformation, après tout, c’est à elle qu’il la doit. C’est elle qui est aux manettes. Elle qui ramasse tous ses t-shirts gris délavés et les jette. Elle qui fait en sorte qu’il s’achète des chemises en lin de couleur claire, un déodorant, un nouveau jean.
– Un jean, explique-t-elle, peut créer un corps ou le ravager, au choix.
Par exemple, on ne peut pas porter un jean délavé avec des chaussures noires, étroites et brillantes, dont le talon claque contre les pavés à chaque pas.
– À moins de vouloir passer pour un vendeur de guidages pour poids lourds, ajoute-t-elle.
– Mais c’est à peu près ce que je suis, non ?
Elle rit, gênée.
– Oui, c’est vrai. Mais ça ne devrait pas t’empêcher de garder tes belles chaussures noires pour les enterrements et porter plutôt des baskets au quotidien.
Il absorbe et apprend. Il la suit dans le centre commercial et achète docilement tout ce qui, d’après elle, pourra lui aller. Lorsqu’elle lui suggère de se raser entièrement la tête, ou de ne laisser qu’un millimètre de tapis noir, comme Shane dans la série The Walking Dead, il va voir sur Internet et acquiesce.
– Mais mon visage alors ? s’inquiète-t-il l’instant d’après. Les gens vont avoir peur !
– Je crois que tu auras l’air différent. Comme si tu ne cherchais pas à dissimuler quelque chose. Comme si tu étais fier de ton côté effrayant.
Il obéit. Tôt le matin, avant que la chaleur ne dépose une membrane poisseuse sur la ville, elle court avec lui dans les parcs. Peu à peu, le gras du bide s’estompe. Elle l’emmène à la salle de sport ; pendant qu’elle fait des abdos sur le tapis, il exerce ses biceps devant le miroir.
– J’ai l’air d’un cazzone, constate-t-il. Une bite géante occupée à faire des tractions. C’est parce que je n’ai plus de cheveux.
Elle rit. Elle adore l’entendre parler ainsi, prononcer des gros mots en transpirant, elle l’écoute telle une affamée. Là d’où elle vient, il y a si peu de place pour l’auto-ironie.
La transformation continue. Salade tous les soirs, fruits au petit déjeuner et, en guise de garniture, des tonnes de sexe pour que la virilité s’exhale par chacun de ses pores lorsqu’il quitte l’appartement. Elle se tient à la fenêtre. Satisfaite (mais naïve), elle contemple son œuvre, son miracle, faire sa sortie dans le monde.

Les aspects pratiques doivent être définis et réglés le plus tôt possible, pour qu’ils sachent tous deux à quoi s’en tenir.
– Bien sûr, dit-il. Vas-y.
Tout d’abord : quand elle a acheté son billet de train, elle a pris un aller simple, oui, il a bien entendu. Pas de billet de retour. Après tout, elle n’avait aucune idée de ce qui allait se passer une fois sur place. Mais son boulot alors ? Elle doit bien avoir un boulot, là-bas, chez elle ? Non, elle a donné sa démission. Elle n’avait plus la force de continuer. Elle haïssait cet emploi, il la dévorait, une petite bouchée d’elle était engloutie chaque jour, et à la fin elle en a eu marre.
– Tu as démissionné ?
– C’est ça.
Un matin elle s’est décidée. Elle est allée voir le chef, lui a expliqué qu’elle en avait assez de la vie de bureau, de la moquette couleur chair et des encadrements de fenêtres marron, et qu’elle avait en conséquence décidé de quitter son travail.
Il s’inquiète.
– Mais de quoi vas-tu vivre ?
– De toi, dit-elle.
L’espace d’un instant il a l’air exactement aussi effaré qu’elle l’espérait.
– Quoi ?
– Pourquoi, tu n’as pas assez d’argent ? Moi qui te prenais pour le genre d’homme sur lequel on pouvait compter.
La terreur semble s’être agrippée à ses traits.
– Oui, bien sûr, mais…
Elle rit et ajoute qu’il n’a pas de raison de flipper. Elle a de quoi vivre.
– Combien ?
– Assez pour ne pas devoir te faire payer pour le sexe.
Il toussote nerveusement. Elle dit que c’était une blague. Que c’est plutôt lui qui pourra se reposer sur elle le cas échéant. Il dit qu’il n’a jamais fait cela. Jamais profité d’une femme, jamais abandonné un poste, jamais eu de l’argent « comme ça » sur son compte en banque. Elle hausse les épaules. On est tous différents. Il dit qu’il vient d’une famille d’agriculteurs. Chez lui, dès lors qu’on choisissait de quitter la terre, il n’était pas question de démissionner d’un boulot sans en avoir auparavant décroché un autre. Elle hausse à nouveau les épaules. Comme je le disais, on est tous différents. Si elle reste longtemps à Florence, il faudra qu’elle s’active à un moment donné, qu’elle suive une formation et prenne un job, peut-être dans l’industrie, peut-être traduire des modes d’emploi. De plus, elle a toujours voulu apprendre l’interprétation simultanée et, à Florence, il existe deux écoles. OK, dit-il. C’est possible. Elle peut habiter chez lui quelque temps, comme ça elle n’aura pas à payer de loyer. Si elle a envie de rester un moment en Italie, chez lui, c’est OK. Elle pourra faire à dîner le soir. Comme ça ils seront quittes.
Elle fait le tour de l’appartement sous les toits, qui lui apparaît comme un royaume céleste. Deux salles de bains avec une douche dans chacune d’elles. Les toits de tuile, la coupole de Santa Maria del Fiore dominant tout le reste. Quelqu’un fredonne en bas dans la cour. Les jardinières du voisin débordent de fleurs. Le frigo contient du vin blanc bien froid. Les couronnes des pins se détachent sur le fond du ciel et, au crépuscule, une odeur acidulée de sève brûlée entre par la fenêtre de la chambre à coucher.

Les premiers temps, elle éprouve un contentement intense qui ne la quitte pratiquement pas. Dieu a créé la femme, et elle est pour sa part en train de créer l’homme. Peut-être est-ce pour cette raison que ça va déraper dans les grandes largeurs. Car le récit où elle croit vivre n’a au fond jamais existé. La femme ne crée pas l’homme. Aucune légende ou représentation historique n’en témoigne. Cependant, il apparaît bien vite que cette transformation qu’il lui doit lui ouvre sans cesse de nouvelles portes. Au dîner, il parle joyeusement des femmes qui lui ont signifié leur approbation pendant la journée. L’une est venue chercher son café à la machine qui se trouve pile devant son bureau, et pendant tout le temps que le café coulait, elle a gardé son fantastique cul tourné vers lui, comment donc est-il censé travailler dans ces conditions ? Il rit, non sans timidité, car il est encore suffisamment rondouillard pour ça. Elle sent qu’il veut qu’elle rie avec lui. Elle ne le fait pas. Il poursuit son histoire. Il aimerait tellement qu’elle puisse se réjouir, elle aussi, de la tournure favorable inespérée qu’est en train de prendre son existence. Il lui montre une vidéo de lui en train de faire des pompes sur les poings, beaucoup de pompes d’affilée, avec un grand sourire.
– Qui a pris cette vidéo ? demande-t-elle.
– Giorgio.
– Je ne te crois pas.
– Mais si, c’est Giorgio.
– C’est une femme qui te filme.
– Comment le sais-tu ?
– Ça se voit à ton expression, tu essaies de l’impressionner, tu ne sourirais pas ainsi à un homme.
Il la dévisage un instant. Puis :
– Tu es paranoïaque. Moi qui te croyais au-dessus des autres, comme une rose au bout d’une tige de chardon. Mais tu piques, en fait.
– Pourquoi ne pas te contenter d’avouer ? D’ailleurs, les roses aussi ont des épines. Dis-moi qui a tourné cette vidéo.
La vérité finit par sortir. Un nom de femme. Elle se met à crier.
– Comment veux-tu que je me sente en sécurité quand tu pars au travail ?
Elle lit dans son regard de la surprise, mais aussi la réponse à sa question. Cette réponse est très simple. Il ne s’agit pas d’elle et de sa sécurité. Il s’agit de son plaisir à lui et des hauteurs qu’il va pouvoir atteindre désormais.

Au quotidien, malgré la peine qu’il commence déjà à lui causer, il est d’un commerce agréable. Il se douche deux fois par jour et dépose ses chemises neuves chez le teinturier, si bien qu’elles sont toujours impeccablement repassées. Il porte un parfum de qualité ainsi qu’une lotion unisexe de marque espagnole dont il s’enduit le crâne. Intérieurement, elle le surnomme « Le Propre-sur-Lui ». Elle l’examine et découvre avec étonnement qu’il ne lui inspire presque aucune irritation. Elle l’observe, et il l’observe en retour. Il lui fait remarquer qu’elle est incroyablement silencieuse. Comme une petite souris, dit-il, ajoutant qu’il a toujours souhaité avoir une femme discrète comme une petite souris. Une Minnie Mouse qui ne fait pas d’histoires.
– Une Minnie Mouse ?
– Oui. Tiens, cela te va bien. Ça te dérange si je t’appelle Minnie ?
Elle hausse les épaules.
– Si je suis Minnie, alors il va de soi que tu es Mickey.
Il se regarde dans le miroir.
– Peut-être pourrais-tu me trouver un autre nom ?
– Par exemple ?
– Il toro ? Il toro divino ?
Ils rient. Elle enchaîne.
– Mickey c’est très bien. Qu’est-ce que tu veux dire quand tu dis que je ne « fais pas d’histoires » ?
Ah oui, réplique-t-il. C’est ça qui est formidable chez elle : elle parle toujours à voix basse et, quand elle s’active dans l’appartement, on ne l’entend pas. Même quand elle ouvre et referme les portes, les armoires, les placards, etc., elle le fait en silence.
C’est parce qu’elle a horreur du bruit, dit-elle. Et que les gens bruyants l’effraient.
– Tu es une princesse fragile.
– Pas du tout. Je sais me servir d’une perceuse et faire marche arrière avec une remorque, alors ne dis pas ça. Pour moi c’est une insulte.
– Mais, Minnie, ça ne me dérange pas si tu veux être un peu fragile avec moi. Les femmes fortes nous rendent faibles, nous les hommes. Si nous n’avons pas la possibilité d’être forts, que veux-tu que nous fassions de toute cette virilité qui nous encombre ?
Elle réfléchit.
– D’accord. Je veux bien être un peu faible. Maintenant que tu le dis, je sens que ça fait longtemps que j’en ai envie.
– Tu es parfaite, dit-il. Parfaite pour moi.

Elle est contente. Elle perçoit dans ses paroles un compliment de bon augure. Ce qu’elle ne saisit pas sur le moment, c’est que le compliment contient aussi une mise en garde. Elle doit continuer à être parfaite pour lui. Ne pas profiter de la première occasion venue pour saboter cette perfection qu’il croit percevoir chez elle. Sur le moment, elle se demande plutôt comment elle va réussir à masquer ses innombrables défauts afin de continuer à être parfaite à ses yeux. En réalité bien sûr, elle sait comme lui que sa perfection est une chimère. Ses défauts sont si nombreux que, si elle voulait en dresser la liste, elle ne saurait pas par où commencer. L’aspect physique, à vrai dire, elle n’a même pas la force d’y songer. Dès qu’elle prend du poids, par exemple, son apparence devient molle et blanchâtre, le gras se dépose autour de sa taille, elle devient grassouillette de partout, comme un cylindre, ou un genre de chamallow. Si elle reste trop longtemps au soleil, ses traits se dissolvent, des taches de couperose se répandent sur son nez et sur ses joues. Et ses cheveux ont toujours été raides et épais, plus proches du crin de cheval que du cheveu humain. Pour ne mentionner que quelques détails. Un autre défaut est la phobie sociale qui la submerge parfois. Cette peur des autres est mal vue dans son pays natal, mais bien plus encore dans un pays latin tel que celui-ci, où la vie sociale constitue l’arène même de l’existence. Où l’on doit oser faire sa place, parler d’une voix forte, occuper la scène, laisser la pièce de théâtre se déployer autour de soi sans lâcher son propre rôle, qui est un rôle central par définition. Le Propre-sur-Lui ne serait pas content s’il découvrait toute l’ampleur de la faculté qu’elle a de se dérober au monde et de se réfugier au fond d’elle-même. Dans son pays, il lui arrive de ne pas quitter son appartement pendant des jours parce qu’elle n’en a tout simplement pas le courage, et si elle le fait quand même, elle choisit les horaires où personne ne sera dehors. Pourquoi ? Elle n’en sait rien. Une autre de ses petites particularités, c’est que depuis ses études de traductrice et ses jobs occasionnels d’interprète, il lui arrive dans les situations de stress de ressasser son ressenti de façon compulsive, dans toutes les langues qu’elle connaît. Si elle n’y arrive pas, si un mot lui fait défaut, alors elle reste bloquée, incapable de passer à autre chose. Dans ce cas, elle se fige littéralement, car si elle continue ce qu’elle faisait, alors qu’elle n’a pas trouvé le mot qu’elle cherchait dans telle ou telle langue, une malédiction risque de se déclencher. Qui en a décidé ? Elle l’ignore, mais sait qu’il en est ainsi, et, parfois, il lui suffit de penser à quelque chose d’une certaine manière pour donner naissance à une sorte de réalité miniature, qui menace aussitôt d’enfler, de se répandre partout et de prendre possession de l’autre réalité, celle, à l’extérieur, qu’elle est en train de vivre. Voilà encore un défaut qu’il n’apprécierait pas : le fait qu’elle croie à certaines choses qui ne s’expliquent pas rationnellement. Ce n’est pas qu’elle y pense en permanence. »

Extrait
« Tout s’accélère maintenant. Ça commence par des inflexions ou des insinuations qui dégénèrent en disputes, qui dégénèrent à leur tour en querelles spectaculaires. À quelques reprises, les voisins cognent au mur en criant Ho, vous allez vous calmer, oui?, Ce n’est pas possible, pense-t-elle. Ceci n’est pas la réalité. Je ne suis pas quelqu’un dont le comportement pousse les voisins à cogner aux murs. Je suis une personne réfléchie, calme, qui se maîtrise. Mais quand elle s’entend hurler, elle comprend qu’elle se trompe. Son image d’elle-même est déformée, pas besoin d’être anorexique pour se voir autrement qu’on n’est. » p. 45

À propos de l’autrice
WOLFF_lina_©Gustav-BergmannLina Wolff © Photo Gustav Bergmann

Née à Lund en 1973, Lina Wolff est considérée comme l’une des voix les plus fascinantes de la littérature scandinave d’aujourd’hui. Son premier roman, Bret Easton Ellis et les autres chiens (Gallimard, 2019), rencontre instantanément le succès. Avec son deuxième ouvrage, Les Amants polyglottes (Gallimard, 2018), elle remporte en 2016 le prix August, le plus prestigieux des prix littéraires suédois. Elle est également la traductrice suédoise de Gabriel García Márquez, Roberto Bolaño et Karina Sainz Borgo. (Source: Éditions Les Argonautes)

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Basses terres

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En deux mots
Durant l’été 1976, toute la famille Bévaro se retrouve chez Elias. Après 17 années passées en métropole, Daniel est de retour avec sa famille. Et quand les autorités, inquiètes des grondements de la Soufrière, décide d’évacuer le sud de Basse-Terre, de nouveaux invités se joignent à eux. L’occasion d’éclairer les zones d’ombre de la généalogie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un été 1976 en Guadeloupe

Dans son nouveau roman, Estelle Sarah-Bulle explore le destin d’une famille guadeloupéenne. Alors qu’en cet été 1976, on craint une éruption de la Soufrière, les Bévaro se retrouvent. De génération en génération, la romancière explore leurs secrets de famille.

Nous sommes en juillet 1976 en Guadeloupe. C’est le moment choisi par Daniel pour retrouver son pays natal après 17 ans d’absence. Il arrive de Châteauroux, où il vit désormais, accompagné de son épouse Marianne et de ses enfants Diego et Adèle. À l’aéroport l’attend son père Elias et son cousin Francelette que tous sur l’île appellent Gros-Yeux. Chez Elias, la famille retrouvera les cousins, les frères et les sœurs et les amis, venus voir quelle tête avait désormais Daniel et à quoi ressemblaient sa femme et sa progéniture.
Après les retrouvailles et la première nuit, Daniel cherche à se repérer, «il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île.»
Durant les trois semaines de son séjour, il ira aussi rendre visite à son frère Ange, interné en asile psychiatrique, du côté de Basse Terre où vulcanologues et scientifiques débattent sur les risques d’éruption de la Soufrière. Après une expédition durant laquelle Haroun Tazieff et Claude Allègre ont failli perdre la vie, ordre est donné d’évacuer la zone sud, celle où vit Eucate. La vieille femme avait choisi de construire sa case sur les pentes du volcan et était bien décidée à rester là et à braver les jets de lave et de soufre. Il faut dire que jusque-là, elle avait déjà surmonté bien des épreuves, perdant notamment l’un de ses fils, emporté par la rivière un soir de tempête. Anastasie, sa petite-fille, était la seule à être restée à ses côtés, avec l’envie de comprendre ce qui était arrivée à sa famille, à dévoiler les parts d’ombre qui l’accompagnait.
Génération après génération, Estelle-Sarah Bulle va lever le voile sur les secrets de famille, explorant par la même occasion l’héritage de l’esclavage, puis du colonialisme et enfin du post-colonialisme. Entre la métropole et le département d’outremer, on comprend aussi que les principes de la République ne sont toujours pas appliqués, à commencer par l’égalité de traitement.
Eucate «accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs.»
Le hasard des parutions fait qu’en cette rentrée ce roman entre en résonnance avec La vie privée d’oubli de Gisèle Pineau qui paraît simultanément chez Philippe Rey. Ce roman analyse lui aussi «les conséquences des traumatismes des générations précédentes sur les suivantes.» Deux voix qui s’inscrivent en dignes héritières de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Basses terres
Estelle-Sarah Bulle
Éditions Liana Levi
Roman
208 p., 20 €
EAN 9791034908400
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Guadeloupe. On y évoque aussi Châteauroux, Aubervilliers et Sucy-en-Brie.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
En Guadeloupe, les toussotements de la Soufrière font partie du quotidien des habitants de la Basse-Terre. Mais en ce mémorable mois de juillet 1976, les explosions s’intensifient, les cendres recouvrent impitoyablement la végétation et beaucoup se résignent à partir en Grande-Terre. Au cœur de cette saison brûlante, les bourgs se vident et les destins se jouent. De l’autre côté de l’isthme, chez les Bévaro, l’heure est aux retrouvailles: dans la case d’Elias, le patriarche, s’agglutinent la famille de son fils venue de métropole et une flopée de cousins déplacés. Eucate, en Basse-Terre, n’a plus que sa petite-fille. Elle a autrefois érigé sa case sur les pentes du volcan pour fuir les vilénies de son patron monsieur Vincent et elle est bien décidée à y rester. Même si elle devait être la dernière, seule avec ses souvenirs d’un passé doux-amer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »

Il n’en avait pas raconté davantage. La voiture était repartie sous les vivats des enfants, dans une gerbe de terre noire. Eucate avait rincé la timbale dans la bassine et l’avait mise à sécher sur la fenêtre. Deux modèles dans toute l’île, pensa-t-elle fièrement, mais seul Ange avait des gants assortis à la carrosserie. «Pourquoi tu n’achètes pas deux tasses ? De la porcelaine blanche, qu’on ait au moins quelque chose de propre quand il est là. »
Plantée devant l’entrée, exactement là où se tenait Ange cinq minutes auparavant, Anastasie fixait sa grand-mère d’un air accusateur. « Il se fiche complètement d’avoir une tasse de porcelaine.
– Et pourquoi il vient chez nous ? »
Eucate regarda sa petite-fille puis pencha en avant son corps devenu massif, dont la chair s’amollissait avec les années. Elle fouilla l’étagère cachée derrière un morceau de madras. Après le scandale du début, les gens continuaient à ne pas comprendre la nature de ces visites.
Adrienne Lorifat, la voisine, en parlait à tout le monde en s’esclaffant: « Je vous demande un peu, de quel genre de faim souffre un beau soldat comme lui pour aller renifler dans une vieille assiette? » Mais Eucate savait bien ce qu’Ange trouvait auprès d’elle. Lentement, elle ramena à la lumière une casserole et un cube jaunâtre qu’elle tendit à la fillette.
« Il vient pour se reposer.
– Se reposer ? Il ne reste même pas dix minutes.
– C’est fini tes questions ? En tout cas c’est pas ton père, je te l’ai déjà dit, pas la peine de te faire des idées. Va plutôt mettre ça dans la citerne et reviens avec l’eau.»

Anastasie courut jeter le bloc de soufre dans l’énorme tonneau posé sur deux parpaings. Le cube disparut lentement dans les profondeurs aveugles. Quand elle se pencha au-dessus, l’eau ne lui renvoya pas tout de suite son visage. Il y eut d’abord les grandes ondes charbonneuses, puis les minuscules tourbillons des larves qui
vivaient juste à la surface. Puis un rond de ciel bleu-noir.
Si elle se laissait happer par ce ciel inversé, pensa-t-elle, elle chuterait longtemps. Peut-être qu’elle finirait par arriver à la mer. Elle nagerait et ressortirait en France, trempée, blanchie par le sel. Sur le chemin, elle trouverait Treize et l’emmènerait avec elle. Ils seraient bien, ensemble. Elle lui sourirait tout le long du voyage. Ils trouveraient alors Espérance sous la neige et retourneraient avec elle au fond de la ravine. Elle la reconnaîtrait tout de suite et caresserait avec amour son pied déformé. Elles formeraient toutes les deux un cercle avec Treize au milieu, souriant, sa peau de bébé aussi brune, lisse et douce qu’une graine de tamarin.
Quand elle rentra dans la case en faisant bien attention de ne pas renverser une goutte de la casserole, Eucate l’attendait avec un verre rempli de riz. «Faudrait que tu apprennes à cuisiner toute seule, Nana. L’école, ça va bientôt finir.
– Je ne suis qu’en huitième.
– Tu iras jusqu’en sixième, si je peux. Mais après, ce sera tout. Je te l’ai déjà dit et je te le redirai encore pour que tu t’y fasses.
– Je serai contente de ne plus aller à l’école. Je travaillerai et on achètera enfin de la vaisselle convenable.
– Très bien. Parce qu’après la sixième, ce sera fini. Je l’ai dit au directeur.
– Et l’argent de ma mère?
– Elle n’en gagne pas assez pour que je t’envoie étudier plus de deux ans encore. Et puis, faut la laisser souffler.
– Je me débrouillerai. Je n’aurai pas toujours besoin de toi. Et j’ai jamais eu besoin de ma mère, qu’elle continue donc à passer du bon temps en France. »
Anastasie avait déjà bondi vers la porte. Elle jeta un dernier regard aux bras tavelés de sa grand-mère, donna un coup de pied dans une grosse coquille vide d’escargot puis disparut. Eucate secoua légèrement la tête. Des gamins avaient sans doute encore rapporté à Anastasie qu’ils avaient vu son vrai père parader dans le bourg,
toute sa petite famille à son bras.
Neuf ans plus tard, Eucate pense la même chose: c’est toujours après des histoires concernant Santarèm qu’Anastasie affiche une drôle d’humeur. Songer à sa petite-fille lui procure un sentiment de tendresse impuissante. Mais contrairement à ce qu’elle a éprouvé pour Ange des années auparavant, ses pensées au sujet d’Anastasie demeurent teintées d’un peu d’optimisme. C’est ce qu’elle se dit alors que les pales d’un hélicoptère hachent le ciel cotonneux au loin, dans une tentative dérisoire de deviner ce que le volcan mijote pour les heures à venir.
En 1976, si Anastasie osait interroger Daniel, il lui parlerait de cette vieille DS de 1967 comme du premier signe que quelque chose s’était définitivement brisé dans le cœur de son frère. Et en effet, Ange avait commencé à sombrer bien avant que le volcan ne fasse définitivement voler en éclat ses rêves de France et de foyer uni avec Lucette et leur fille Coralie. Simplement, le réveil du volcan éclaire un instant le voyage qu’il a entamé dès l’enfance dans un enfer pavé de questions sans réponses, de solitude et de honte, tout bonnement de honte.

II
«Cette année-là, Ange a fait une fête à tout casser chez lui, à Saint-Claude», se remémore Daniel, assis à côté d’Elias, qui ne répond rien.
On ne voit pas le visage d’Elias sous son chapeau de feutre râpé, mais il écoute. Peu importe le sujet, il est heureux de converser avec son fils. Il n’en revient pas de parler à Daniel autrement qu’à travers un câble qui, d’après ce qu’on dit, court sous la mer sur des milliers de kilomètres avant de ressortir sur le corail blanchi de la côte. Il se demande comment il est possible de faire passer les mots au fond de toute cette eau sans que rien ne vienne fausser ce qui se dit. Il se demande si les mots passent mieux en ce moment, alors qu’il peut enfin toucher le bras de Daniel. Peu importe.
«Tu t’en souviens ? » insiste Daniel.
Elias hoche la tête même s’il n’a aucun souvenir de cette fête de 1967 de l’autre côté de l’île. Maintenant que Daniel est là, en ce rutilant mois de juillet 1976, tout va s’arranger. La première fois depuis dix-sept ans qu’il peut s’asseoir à côté de lui. Quand Daniel avait quitté l’île, son visage était encore rond avec l’opacité de l’adolescence renfermée. Il ne l’avait même pas vu en habit militaire, parce que Daniel était venu lui dire au revoir la veille, vêtu en civil. Ce n’était alors qu’un gamin de dix-sept ans.
Son plus jeune fils. Et le voilà revenu, marié avec deux enfants.
Elias mesure le temps passé au fait que pendant longtemps, il n’a eu des nouvelles de Daniel que par courrier. Une lettre tous les six mois environ. Parfois un an. Une année, une carte postale de Châteauroux, belle et grande cité comme on n’en trouve qu’en France. Il a soigneusement rangé la carte dans la petite commode au pied de son lit.
Quand Daniel lui a écrit pour lui annoncer son mariage avec une Blanche, les frères et sœurs d’Elias ont fait la moue. Campée sur le pas de la maison où elle a élevé ses cinq enfants, Atémise a serré les lèvres et calé son poing sur sa taille. Joël, celui qui vient juste après Elias, a secoué sa tête chauve d’un air écœuré: «Voilà ce que c’est de partir en France. » Elias a passé la main sur son crâne rasé et n’a rien dit, mais il a écrit le lendemain à Daniel pour lui dire son fait. Jamais, de son vivant, son fils ne gâterait le sang des Bévaro en épousant une Blanche.
Dix jours plus tard, il a reçu la réponse de Daniel, sèche et pugnace. Les frères et sœurs d’Elias ont continué à affirmer que ce n’était pas bon signe, mais Elias n’a plus jamais fait la leçon à son fils. Dans la lettre suivante, il lui parlait à nouveau de l’état des bœufs, des dernières colères de Berthe et des allées et venues incessantes des camions depuis qu’il avait autorisé le Kouli à extraire du tuf du morne dominant la partie la plus isolée des terres.
Dans sa dernière lettre, Daniel lui a écrit de se rendre le lundi suivant à quatorze heures précises au bureau de poste. Elias s’y est fait emmener par son neveu, le deuxième fils d’Atémise, qui conduit une mobylette. Il aurait pu y aller à pied, il l’a souvent fait. Une heure de marche à peine sans ces satanées chaussures qui lui font mal. Ils sont arrivés à la Poste bien avant la réouverture de l’après-midi. Assis sur les marches, Elias a attendu, ses larges orteils brun et ocre habitués à la terre écrasés dans ses chaussures de ville. Il n’avait rien emporté pour déjeuner. Il a eu le temps de saluer tous les hommes et femmes qui passaient par hasard devant lui. Parce qu’il est né là, au milieu de cette Grande-Terre plate et recuite comme un galet, il connaît tout le monde, depuis soixante-quinze ans qu’il sillonne les deux côtés si différents de la Guadeloupe. Il écoute ceux qui lui parlent de la Sécurité sociale et des droits qu’ils sont censés obtenir à égalité avec les Blancs. Ceux qui ont passé la journée à ramasser des bouts de ferraille pour les revendre au kilo mais font semblant d’avoir un bon job en ville. Les gens de sa génération comme les plus jeunes le saluent avec respect.
Lorsque le bureau a rouvert, il a expliqué son cas.
L’employée aux cheveux crantés avec du gel et au rouge à lèvres très brillant l’a mené jusqu’à l’un des téléphones accrochés au mur. Il a attendu encore une demi-heure en plaisantant avec les gens qui venaient timbrer des lettres,
recevoir des mandats ou téléphoner, comme lui.
À quatorze heures pile, l’appareil a sonné. Derrière les grésillements, Elias a entendu la voix de Daniel. Il a tenté de chasser l’idée de ces paquets d’eau par-dessus la voix de son fils et s’est mis à parler fort en agitant son bras pour ponctuer ses dires: la vache vendue au meilleur prix, le terrain où il a installé le fils d’Abeau sa sixième sœur.
Les reproches de Berthe au sujet de l’argent. Daniel lui a annoncé son arrivée en juillet prochain. Il lui a répété plusieurs fois l’heure et la date de son vol Air France. Il lui a dit de bien préparer leur venue à tous les quatre. Elias a promis que tout serait prêt et qu’il serait à l’aéroport du Raizet pour les accueillir.
Une fois qu’il a eu raccroché, Elias a clamé la nouvelle à la cantonade. Les gens du bureau de Poste lui ont serré la main ou tapé dans le dos. L’employée l’a félicité. «Ça fait plaisir de retrouver son enfant », elle a dit en hochant la tête d’un air satisfait comme s’il avait remis
quelque chose en place dans l’univers. «Vous allez lui réserver un bon accueil après tout ce temps. »
Elias compta que d’ici huit mois, en juillet, Daniel serait là, en vacances avec l’inconnue qu’il avait épousée et leurs deux enfants. D’après ce que son fils lui avait expliqué, comme ils avaient plus de quatre ans d’ancienneté, l’hôpital leur octroyait un mois complet de congé et la moitié du prix des billets d’avion. Pour la petite Adèle qui n’avait pas deux ans, ils ne payaient rien. Elias sortit de la Poste en repoussant son chapeau sur sa nuque, prêt à dérouler l’heure de marche. Il songeait à tout ce qu’il devait faire. D’abord, quitter la vieille case délabrée où il vivait seul depuis la mort des parents, son père en 1950, sa mère trois ans plus tard. Il était désormais le chef de la famille Bévaro, l’aîné de quatorze frères et sœurs. Il avait donc été normal qu’il prenne la minuscule case qui, d’après les habitants, était déjà là lorsque l’abolition de l’esclavage avait été déclarée, et personne ne lui avait disputé ce privilège. Mais rien ne l’avait poussé à entretenir l’endroit qui à présent se résumait à une ruine adossée à une autre ruine, près de l’école où ses trois enfants, Berthe, Ange et Daniel, avaient appris à lire et à compter.
Impossible d’accueillir là sa bru. Il savait où il allait faire construire la nouvelle maison.
Tous les habitants du bourg, surtout la flopée de Bévaro, le traitèrent à voix basse de fou quand il montra le terrain bosselé, perdu au milieu des champs de canne, suintant d’eau dans un migan de vert et de jaune à deux heures de marche du centre-ville. Pas de route digne de ce nom. Seulement d’énormes manguiers crépus, une galaxie de moustiques et une fois par jour entre juillet et octobre, au temps des récoltes de canne, des charrettes tirées par des bœufs d’une tonne qui encornaient le ciel fumeux en ahanant. Évidemment, il ne fallait pas compter sur l’électricité ou l’eau courante. Ce bout de campagne avait été oublié du développement poussif de l’île. La nuit dans ces empans à moitié en friches n’était qu’une béance emplie de criquets et de grenouilles hystériques. Elias n’en avait cure. Il tenait à vivre au milieu des terres héritées de ses parents. C’était lui qui les surveillait et attribuait une parcelle à chaque descendant en y plantant un gommier, si bien que là où un étranger ne voyait qu’un fouillis de mornes et de méplats jusqu’à l’horizon, Elias savait exactement ce qui revenait à chacun, tirant de cette charge une fierté bruyante. La plupart du temps, les frères et sœurs, cousins, neveux, parents plus ou moins éloignés, n’avaient rien d’autre à faire que lui apporter un litre de rhum ou un coui rempli de viande pour se voir attribuer un carré qu’ils se hâtaient de délimiter avec du fil et de louer à d’autres paysans. S’ils ne voulaient pas entendre parler
de la terre où avaient trimé leurs aïeux d’abord sous le fouet, puis dans l’espoir d’un avenir possible pour leurs enfants, ils pouvaient obtenir à la place une belle somme d’argent qu’Elias tirait du fond de ses poches. Dieu seul savait d’où il sortait ces poignées de billets froissés car depuis que la canne n’avait plus d’avenir, la terre ne rapportait quasiment rien, ne parlons même pas des bœufs aux côtes saillantes: les gens préféraient acheter des morceaux de charolaise ou de normande chez Prisunic.
Les autres Bévaro, agglutinés dans le bourg, étaient bien contents qu’il se charge de surveiller ces mottes glaiseuses où n’importe quel voisin attachait ses animaux en saluant de loin Elias, d’un geste vague mais toujours renouvelé, qui le remplissait de contentement. Les Bévaro l’encourageaient même, en lui rappelant souvent
qu’il était le chef de la famille. «Huit mois, ça ne sera pas suffisant », déclara Lormel, le quatrième frère d’Elias, en jaugeant l’endroit derrière ses lunettes de clerc de notaire.
Elias s’était frotté les mains sur son pantalon, les pieds enfoncés dans des bottes raccourcies au couteau. En ville, il avait posé, sur le bureau d’un entrepreneur recommandé par un ami, deux liasses chiffonnées assorties d’une poignée de main.
Les planches et le ciment arrivèrent la semaine suivante. Le travail se fit, lent mais régulier, interrompu seulement quand les pluies étaient trop abondantes, transformant le terrain en marécage, ce qui n’arrivait qu’en novembre et un peu avant Noël. En mars, la case (deux chambres et une pièce au milieu) était presque
achevée. Elle était posée sur une vraie chape de ciment, au bord du chemin emprunté par les charrettes, non loin de l’endroit où Elias, à la naissance de Berthe puis d’Ange puis de Daniel, avait planté dans la terre grasse mêlée au placenta un pied coco.
Les trois cocotiers s’élancent désormais à plus ou moins vingt mètres de hauteur. Le plus petit est celui de Daniel. « Il a fait une grande fête où il y avait une cinquantaine de personnes, reprend Daniel. Ses ouvriers et ses clients. Lucette, enceinte, mais ça ne se voyait pas encore. » Daniel parle comme s’il y avait assisté; c’est sa façon d’abolir le temps de son absence. « Il a embauché trois musiciens parce que la platine et les baffles installés dehors avec une rallonge, ça ne lui suffisait pas. Il voulait que tout le voisinage en profite. Au bout d’une heure, il était perché sur la DS. Celle qui était hydropneumatique. Tout le monde l’a vu danser sur le toit, dans ses chaussures pointues bien cirées et son costume cintré. La voiture tanguait. Il biguinait les yeux fermés, une main à plat sur l’estomac, l’autre en l’air. »
Elias hausse les épaules. Daniel continue parce qu’il veut bien faire comprendre l’enchaînement des choses à son père.
«Après la fête, il a pris le bateau pour Le Havre.
J’imagine que Lucette l’a accompagné à l’embarcadère et a agité son mouchoir. » Là, Daniel ne peut s’empêcher de penser que la femme d’Ange a été secrètement soulagée de le voir embarquer. Mais il ravale vite cette idée parce qu’être enceinte et voir son homme partir peut être une calamité comme une bénédiction. Il continue son récit d’une voix calme.
«Quand le bateau a fait escale à Porto Rico, il est allé se promener à terre et va savoir ce qu’il a fait pour rater le départ. Le voyage s’est arrêté là pour lui. Il a dû aller au consulat et raconter des salades. Là-bas ils ont tout de suite vu qu’il n’était pas dans son état normal. Ils l’ont rapatrié ici.
– Ouais ? fait Elias, en secouant la tête.
– Ensuite j’ai eu le coup de fil et il a fallu que je m’en occupe. Et puis que j’aille jusqu’au Havre récupérer ses affaires.»
Elias contemple la campagne tranquille. Daniel regarde son père puis lève les yeux vers le tumulte doux du vent dans les feuilles. Au loin, l’énorme trou creusé dans le tuf du morne offre sa blancheur douloureuse, marbrée de roux. Deux camions-bennes gisent au pied de la colline comme des éléphants au repos. Lorsque
Daniel est allé voir l’homme qui creuse ainsi les terres de son père et ne reverse qu’un maigre pourcentage de ses larges bénéfices, le type l’a toisé et a fini par déclarer : « Ici, on n’aime pas les étrangers qui viennent faire la loi. »
La remarque a électrifié Daniel. Une colère qui demandait à sortir depuis pas mal de temps s’est lovée juste au creux de sa poitrine. Il a répondu sèchement: « Je suis né ici, je vous signale.
– Ça fait longtemps, alors.
– Pas si longtemps.
– Alors c’est que vous avez oublié comment ça se passe.
– J’ai rien oublié du tout, justement. Vous devriez payer mon père beaucoup plus. »
L’homme s’est mis à agiter les poings, à éructer des mots en créole, mais comme Daniel ne bougeait pas et pire, semblait tenir à son idée, l’homme a essuyé son visage avec le chapeau qui écrasait ses cheveux raides et s’est dirigé d’un pas rapide vers le coffre de sa camionnette. Il en a sorti un coutelas. Le coutelas restait le long de sa cuisse mais rythmait de sa menace noire les paroles jetées à Daniel: « Je me suis mis d’accord avec Elias. Et parce que vous êtes là quelques semaines, vous voulez tout changer ? Je le redis, c’est pas un étranger qui va commander ici.
– Je parle pour mon père, né ici, comme ses parents et ses grands-parents. D’ailleurs, on était ici bien avant vous et vos familles qui ont débarqué d’Inde après l’abolition. »

Le Kouli a hurlé que lui n’avait jamais quitté la Guadeloupe, et sa voix résonnait dans tout le morne, suscitant une curiosité que Daniel pouvait sentir derrière les fenêtres aveugles des cases alentour. Elias est arrivé pour calmer les choses entre son fils et l’homme qu’il a laissé transformer le morne vert en carrière poussiéreuse contre quelques billets et une montre plaquée or. Les choses en sont restées là. Daniel a fini par tourner le dos à son père et au Kouli en haussant les épaules. Plus tard, il a eu honte de ses propres paroles. De leur inutilité surtout. Cette course à qui est plus guadeloupéen que l’autre, c’est absurde. Ça allait jusqu’au fonctionnaire blanc détaché dans l’île, qui avait un jour craché au visage d’Elias: « Ici, c’est chez nous. Si vous n’êtes pas content, retournez en Afrique. » Elias en riait encore en
le racontant à Daniel.
Daniel s’est juré de ne plus jamais répondre aux provocations qui peuvent surgir de partout. D’abord, pour préserver Elias. Ensuite, pour ne pas gâcher ses vacances. Car il doit se faire une raison: son retour dans l’île, après dix-sept ans d’absence, est un retour de « vacancier ».
Chaque matin et chaque soir désormais, et pour le reste des vacances, il salue de loin, d’un geste de la main, le Kouli qui lui répond de la même façon. Jusqu’au jour où l’homme se présente devant la case d’Elias et tend une bouteille de rhum à Daniel en disant: «Bon, sa ja fèt, laissé sa tombé : ça va, on ne va pas se fâcher pour ça. »

Extraits
« Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île. » p. 38

« La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d’Ange, la première fois qu’il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu’ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs. » p. 189

À propos de l’autrice

BULLE_Estelle-Sarah_©Patrice_Normand

Estelle-Sarah Bulle © Photo Patrice Normand

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère franco-belge. Elle a publié trois romans aux éditions Liana Levi, Là où les chiens aboient par la queue (prix Stanislas), Les Étoiles les plus filantes, et Basses terres. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Liana Levi)

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Cavaler seule

SCANLAN_cavaler-seule  RL_automne_2023

En deux mots
Iowa, Dakota, Nebraska… Sonia parcourt le Midwest pour essayer de se construire une vie dans un milieu machiste, celui du cheval. En assemblant les éclats de cette vie difficile, de l’enfance à l’âge mûr, on découvre une vie de travail et de violence, mais aussi de passion.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une vie avec les chevaux

Après avoir recueilli les confidences de Sonia, qui a passé sa vie auprès des chevaux dans le Midwest, Kathryn Scanlan a construit un roman sans concessions. Avec la volonté farouche se battre contre la violence et le sexisme.

Dès les premières lignes, le ton est donné: «Je suis née le 1er octobre 1962. Je suis née à Dixon, Iowa. Je suis née avec une luxation de la hanche. Le médecin a dit que je ne marcherais jamais. Il doit forcément y avoir une solution, a répondu ma mère. On m’a donc plâtrée des pieds jusqu’au torse en laissant juste l’espace nécessaire pour me langer. J’ai passé cinq mois comme ça. Ensuite, on m’a mis les jambes dans deux plâtres reliés par une barre de fer, et des souliers spéciaux. Au final, j’ai pu marcher.» On comprend d’emblée que la vie de Sonia sera un combat permanent. Si sa famille s’en sort tant bien que mal, elle promène sa solitude jusqu’au jour où elle croise un cheval et sait d’instinct que c’est avec lui qu’elle fera sa vie. Après avoir pu trouver de quoi payer une heure pour le monter, elle va chercher le moyen de rester près de lui et va finir par se faire embaucher par les patrons d’écuries. Là elle fait le dur apprentissage du métier de lad, se levant à quatre heures du matin pour soigner les chevaux, les nourrir, les laver, les entraîner. En la suivant, le lecteur va découvrir comment se pratique l’élevage, comment on sélectionne les chevaux et les jockeys, combien on évalue la valeur d’un cheval et quelles combines se cachent derrière tel ou tel traitement, comment on peut échapper aux contrôles antidopage.
L’univers de Sonia, voyageant d’un hippodrome à l’autre, est dur, violent, macho. Mais c’est celui qu’elle a choisi et où elle se sent bien. Souvent elle préfère ne pas quitter le champ de courses et ne sait rien de ce qui se passe à l’extérieur. Une abnégation qui va faire sa réputation, mais ne va pas la préserver de la violence ambiante.
À 17 ans, elle est violée par un jockey qui s’est introduit dans sa caravane, mais se tait pour ne pas perdre son travail. Et se coupe alors les cheveux très courts.
S’appuyant sur des entretiens enregistrés avec la «vraie» Sonia en 2018, 2020 et 2021, ce roman est construit sur de courtes séquences qui disent avec une langue simple, proche de l’oralité, la dureté de cette existence. Proche du journalisme, le roman présente les faits dans toute leur vérité, souvent brutale. Quand une amie se retrouve paralysée, par exemple, le sort qui lui est réservé tient en deux phrases : «Le mari l’a larguée, bien sûr. Il l’a larguée tout de suite». À cette banalité du machisme ordinaire répond un humour froid qui nait de la juxtaposition des scènes, sur le comportement excentrique des personnages, sur le recul de Sonia face aux événements. Et sur des formules qui claquent comme autant de slogans salvateurs : «Quand vos parents ne s’entendent pas, quand ils se disputent, quand il y a des abus, il vous reste toujours votre cheval. Les jours où rien n’allait, j’allais voir mon cheval et il arrangeait tout. C’est pour ça que je dis toujours que c’est mon cheval qui m’a élevée.»
Sans anthropomorphisme, Kathryn Scanlan explore aussi dans son livre ce lien tout particulier entre l’homme et l’animal, un lien dont Sonia se nourrit, mais qui est aussi l’occasion de colères froides, notamment face à la souffrance qui peut être infligée par les humains, soi-disant supérieurs.

Cavaler seule
Kathryn Scanlan
Éditions La Croisée
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux
200 p., 18€
EAN 9782413080329
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, d’abord à Dixon puis à Denton dans l’Iowa. On y voyage ensuite de Jackson, Dakota du Sud à Deerheart, Nebraska, puis comme dans le Michigan et le Kentucky, dans le Wisconsin puis en Floride.

Quand?
L’action se déroule de 1962 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai fait plein de chutes, mais je remontais aussitôt. »
Sonia est née dans le Midwest. Dès l’enfance, elle a décidé de devenir entraîneuse de chevaux. Débute alors un long chemin pour trouver sa place au cœur de l’hippodrome, en compagnie des hommes qui ne l’épargnent pas : jockeys excessifs, lads violents, propriétaires exigeants, bagarres et tricheries sur le champ de courses… Malgré tout, il reste ce lien magique avec les chevaux, qu’elle choie, qu’elle guide parfois jusqu’à la victoire. Sonia raconte tout, sans fard, dans une émotion pure.
Cavaler seule, écrit à partir d’une histoire vraie, est un roman qui se lit au triple galop et nous emporte de souvenir lumineux en récits dramatiques. Dans ses pages se révèlent un monde fascinant et le parcours d’une femme en lutte face aux obstacles – une impressionnante leçon de vie, portée par un style étincelant.

Les critiques
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Kathryn Scanlan présente «Cavaler seule» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« DANS LE PLÂTRE
Je suis née le 1er octobre 1962. Je suis née à Dixon, Iowa. Je suis née avec une luxation de la hanche. Le médecin a dit que je ne marcherais jamais. Il doit forcément y avoir une solution, a répondu ma mère. On m’a donc plâtrée des pieds jusqu’au torse en laissant juste l’espace nécessaire pour me langer. J’ai passé cinq mois comme ça. Ensuite, on m’a mis les jambes dans deux plâtres reliés par une barre de fer, et des souliers spéciaux. Au final, j’ai pu marcher. Je le dois au Dr Johnson. Ma mère disait toujours : Sans ce bon Dr Johnson…

LE VIEUX
On vivait dans un quartier pauvre, mais on s’y amusait beaucoup. Il y avait des étangs à poissons rouges, un terrain de motocross, la décharge et Jenny Bicyclette. On construisait des radeaux pour descendre le cours d’eau. La terre nous faisait vivre.
Au bout de la rue, il y avait une famille indienne qui avait quitté la réserve – le grand-père, les enfants et les petits-enfants. Les plus jeunes avaient notre âge, alors on passait beaucoup de temps ensemble. Le grand-père aimait bien me parler de sa religion et de ses croyances. J’adorais qu’il me raconte ses histoires et ses contes. Je l’appelais Grand-Père.
Le vieux, tout le monde l’aimait, mais il picolait. Et quand il était ivre, sa fille et son gendre le laissaient à la porte. Moi, je disais : Grand-Père peut venir à la maison, je dormirai avec ma sœur, comme ça, Grand-Père prendra mon lit. Il cuvait dans ma chambre et il rentrait chez lui après.
Sa fille et son gendre n’aimaient pas qu’il boive, mais eux aussi, ils buvaient. Ils se saoulaient et ils se battaient, leurs enfants se réfugiaient chez nous, et on appelait la police. On guettait les flics par la fenêtre de la chambre, et à leur arrivée, ils les embarquaient, menottes aux poings. Un jour, le mari a été emmené sur un brancard parce qu’il avait pris des coups de couteau.

CE N’ÉTAIT PAS SA FAUTE
Quand j’ai eu six ans, on a récupéré un gros chien qui n’arrêtait pas de se jeter sur moi et de descendre ma culotte avec ses pattes dans le jardin. Ce n’était pas sa faute, il n’était pas castré et j’avais pile la bonne taille.
Au bout d’une semaine, ma mère a renvoyé le chien chez l’homme qui nous l’avait donné. À mon retour, le chien avait disparu et j’ai pleuré comme une madeleine.
Puis mon oncle a entendu dire qu’un gars se débarrassait d’un poney shetland, mais c’était un étalon. Mon oncle a quand même emprunté une remorque pour aller le chercher. On louait une maison bon marché entourée d’une petite clôture blanche branlante. On a attaché le poney à un plot en béton sur le devant, là où il y avait plein d’herbe à brouter.
Un jour, des filles sont passées sur leurs juments et le poney s’est mis à hennir, tout excité. Je l’ai attrapé par le licol, il m’a envoyée valser contre le mur de la maison d’un coup de sabot. Ma mère a saisi le plot en béton pour l’arrêter mais il l’a traînée sur la route – du ski sur asphalte. Au bout du compte, un automobiliste lui est venu en aide et à deux, ils ont réussi à ramener le poney. Ma mère était couverte d’écorchures, de bosses et de bleus.
Le poney est reparti juste après ça.

MILK BONES
Avec Regina, la petite voisine qui avait mon âge, on se nourrissait de croquettes pour chien Milk Bones. On les mangeait par poignées qu’on prenait à même le sac.
Le matin, je me préparais seule avant d’aller en classe. Je mettais le rouge à lèvres de ma mère, ses robes et ses chaussures à talons.
En CP, huit filles m’ont plaquée contre les casiers en braillant : Frappez-la, frappez-la ! Je n’avais pas envie de me battre, mais quand l’une d’elles s’est jetée sur moi, j’ai envoyé balader mes talons et je lui ai réglé son compte.
On nous a conduites chez le directeur, et ma mère est arrivée plus tard. La fille avait le visage amoché et un œil au beurre noir. Je croyais qu’on allait me jeter en prison. Ma mère a dit: Ça serait pas mes chaussures, ça? »

Extrait
« Quand vos parents ne s’entendent pas, quand ils se disputent, quand il y a des abus, il vous reste toujours votre cheval. Les jours où rien n’allait, j’allais voir mon cheval et il arrangeait tout. C’est pour ça que je dis toujours que c’est mon cheval qui m’a élevée. » p. 34

À propos de l’auteur
SCANLAN_Kathryn_©librairie_mollatKathryn Scanlan © Photo DR – Librairie Mollat

Titulaire d’un diplôme en peinture, écriture et anglais de l’Université de l’Iowa, ainsi que de la School of the Art Institute de Chicago, Kathryn Scanlan est écrivaine de fiction et de non-fiction. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et des romans The Dominant Animal (2020) qui a été nommé meilleur livre de l’année par The Guardian, Southwest Review et Publishers Weekly et Kick the Latch, (Cavaler seule). En 2021, elle a reçu le prix de littérature de l’Académie américaine des arts et des lettres. (Source: Fondation Jan Michalski)

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Le tiers pays

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En deux mots
Angustias Romero a choisi de quitter son pays avec son mari et leurs deux enfants qui vont mourir durant cet exil. Pour leur offrir une sépulture décente, elle va demander l’aide de Visitación Salazar, qui a créé «Le tiers pays», un cimetière illégal. Et pour rester auprès des défunts, elle lui propose de l’assister. Sauf que leur initiative gêne la mafia locale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce pays d’où on ne sort jamais

Après son superbe premier roman, La fille de l’Espagnole, la vénézuélienne Karina Sainz Borgo confirme tout son talent avec cette histoire d’exil, de violence et de pitié. Le tiers pays suit le parcours de deux femmes fortes qui ont choisi de vivre en compagnie des morts.

Quand l’épidémie a commencé à frapper les habitants du village, Angustias Romero a persuadé son mari Salveiro de quitter la Sierra orientale pour suivre la route des migrants vers l’occident. Pour ses enfants, il est déjà trop tard. À peine la frontière franchie, ils meurent et viennent remplir une morgue déjà surchargée. C’est alors qu’Angustias entend parler de Visitación Salazar, une femme qui s’est donné pour mission d’offrir une sépulture décente à tous ces cadavres qui s’entassent. Elle va trouver cette femme énergique et lui proposer de la seconder.
Derrière un panneau de bois avec cette inscription, Le tiers pays, elle a investi l’espace pour créer un cimetière illégal où elle enterre les cadavres sans sépulture, notant simplement dans le ciment frais leurs dates de naissance – quand elle est connue – et de décès. C’est là qu’Angustias va enterrer ses deux enfants et c’est là qu’elle entend rester, dans l’ombre de cette femme forte, sans doute l’une des seules à ne pas craindre Abundio, le Parrain local. Car elle est désormais seule, Salveiro lui ayant fait faux bond. «Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.» Angustias devient alors Antigone.
Avec le minimum vital, Angustias va finir par imposer sa présence. Il faut dire que la tâche de Visitaciôn est immense. Dans cette région reculée, en proie à tous les trafics et où la corruption s’est imposée comme système politique, les cadavres s’accumulent. Et son initiative commence à déranger Abundio et ses sbires ainsi que ceux qu’on appelle les «irréguliers», des troupes armées qui séquestrent et tuent selon leur bon plaisir.
On sait depuis La fille de l’Espagnole combien Karina Sainz Borgo sait mettre en scène la violence et la douleur de l’exil, quand on se voit contraint de quitter un pays à la recherche d’un avenir meilleur. Mais aussi combien les femmes jouent le premier rôle. Angustias Romero et Visitación Salazar font mieux que résister. Elles prouvent aux forts en gueule combien ils sont faibles et lâches, comme le maire de Mezquite, Aurelio Ortiz, ou l’accordéoniste Jairo Domínguez, tous deux inféodés à Abundio.
On sait aussi combien l’écriture de la Vénézuélienne vivant aujourd’hui en Espagne est chatoyante, émotionnelle et poétique, faisant la part belle aux allégories et se rapprochant ainsi de glorieux prédécesseurs comme Borges et Cortázar.
Ce qui rend sa dénonciation sociale d’autant plus forte, elle qui aime à rappeler que l’Europe, où elle a trouvé refuge, a aussi connu des vagues d’émigration, pour fuir les famines ou le nazisme. Qu’on ne quitte pas son pays avec deux enfants sur le dos par plaisir et que face à une question aussi sensible, c’est la froideur et l’indifférence qui dominent, là où un peu de pitié et de compassion seraient un minimum.

Le tiers pays
Karina Sainz Borgo
Éditions Gallimard
Roman
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
300 p., 23 €
EAN 9782072958632
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé en Amérique latine dans un lieu imaginaire. Mais il pourrait s’agir d’une ville près de Cúcuta en Colombie ou, peut-être, du kilomètre 88 dans l’État de Bolívar au Venezuela.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Visitación Salazar est l’extravagante, gigantesque et mythique fondatrice d’un cimetière illégal aux confins de la sierra orientale et de la sierra occidentale, quelque part en Amérique latine. Il est appelé le Tiers Pays et c’est là que veut absolument se rendre une jeune migrante, Angustias Romero. Après avoir traversé clandestinement le désert et la frontière avec sa famille, cette ancienne coiffeuse, qui a tout laissé derrière elle, se retrouve seule, épuisée, complètement perdue. Elle n’a plus qu’un but : donner une digne sépulture aux siens. Or, le cacique local, les passeurs, les guérilleros, les narcotrafiquants et les militaires voudraient faire disparaître le Tiers Pays et récupérer le contrôle d’une région où tous les trafics sont possibles. Mais c’est compter sans le courage de Visitación et d’Angustias — nos deux Antigone modernes —, qui vont s’allier pour affronter, par tous les moyens, cet univers masculin de domination, de violence et de corruption.
Après le succès de La fille de l’Espagnole, Karina Sainz Borgo signe ici un deuxième roman remarquable. Inspiré de faits réels, Le Tiers Pays offre une narration qui évolue au fur et à mesure que l’intrigue se développe et mélange brillamment les genres du témoignage, du thriller, du western et de la tragédie antique, avec un hommage à peine voilé à Faulkner et à Rulfo.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Karina Sainz Borgo présente son roman «Le tiers pays» © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvée un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterri dans une décharge.
Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrées. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendaient des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.
À l’entrée de Las Tolvaneras pendait une pancarte peinte à la brosse: LE TIERS PAYS, un cimetière de non-droit où se retrouvaient les morts que Visitación Salazar enterrait en échange d’une aumône, et parfois même pas. Presque tous ceux qui gisaient là étaient nés et morts à la même date. Sur leurs tombes misérables, des gribouillis étaient gravés dans le ciment frais : l’écriture accidentée de ceux qui ne reposeront jamais en paix.
Visitación ne s’est même pas retournée pour nous regarder. Elle était au téléphone. De la main gauche elle tenait l’appareil ; de l’autre, des fleurs en plastique qu’elle a enfoncées dans le mortier fraîchement mélangé.
— Oui, ma belle, je t’écoute.
— Angustias, tu es sûre que cette femme va nous recevoir ? a demandé Salveiro.
J’ai hoché la tête.
— Je t’écoute, ma petite mère ! a-t-elle continué, débonnaire. Mais puisque je te dis qu’on n’en trouve plus, des cercueils ! Ooooh ! Il n’y a plus de réseauuuuu ! a-t-elle poursuivi, tragi-comique.
— Cette bonne femme est un moulin à paroles…, a ronchonné Salveiro.
— Mais tais-toi, Salveiro !
— Dis à ce type qu’il attende un peu ! a crié la femme en s’adressant enfin à nous. Les morts savent être patients ! Ils ne sont pas pressés, eux !
Une nouvelle rafale de vent nous a brûlé la peau. La terre de Mezquite ressemblait à une plaque en fonte jonchée de chardons et de larmes, un endroit où nul n’avait besoin de se mettre à genoux pour faire pénitence. Celle qui nous avait conduits jusque-là était largement suffisante.
Le Tiers Pays ressemblait à cela: une frontière à l’intérieur d’une autre où se rejoignaient la sierra orientale et la sierra occidentale, le bien et le mal, la légende et la réalité, les vivants et les morts.

L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps, comme les mauvais présages. Les criquets ont arrêté de chanter et une tumeur de poussière s’est formée dans le ciel, avant de se décharger en gouttes d’eau marron. À la différence des maux que nous avions déjà subis, celui-ci a pulvérisé nos souvenirs et nos désirs.
Le virus attaquait la mémoire, semait en elle la confusion, avant de la grignoter. Il se propageait à toute vitesse et plus le malade était âgé, pire c’était. Les vieillards tombaient comme des mouches. Leurs corps ne résistaient pas à l’assaut des premières fièvres. Au début, on a dit qu’il était transmis par l’eau, puis par les oiseaux, mais personne n’était capable d’expliquer cette épidémie d’amnésie qui nous a tous transformés en fantômes et a rempli le ciel de vautours. Le virus nous a abrutis avant de nous couvrir de peur et d’oubli. Nous marchions sans but, perdus dans un monde de fièvre et de glace.
Les hommes sortaient dans la rue et attendaient. Quoi? Je n’ai jamais pu le savoir.
Nous les femmes, nous nous activions pour tromper le désespoir : ramassant de quoi manger, ouvrant et fermant les fenêtres, grimpant sur les toits et balayant les cours. Nous accouchions en poussant et en criant, telles des folles à qui personne ne donnait rien, pas même un peu d’eau. La vie s’est concentrée en nous, dans ce que jusqu’alors nous avions été capables de retenir ou d’expulser. Mon mari aussi a attrapé le virus, mais j’ai mis du temps à m’en rendre compte. J’ai confondu les premiers symptômes avec son caractère. Salveiro parlait peu, il était réservé et n’avait aucune curiosité pour rien, au-delà de son petit monde. Lorsque je l’ai connu, il travaillait dans le garage familial et passait son temps à desserrer des boulons avec une clef en croix ou, couché à côté d’un cric hydraulique, à réparer une panne sous les tripes d’un camion détraqué. Je passais tous les jours devant le local noirci sans y prêter attention. Si je suis entrée un jour, c’est parce que j’avais besoin de graisse à moteur pour dégripper les serrures de la maison : un bidon de Trois en Un, quelque chose qui permette de lubrifier les ferrures, mais Salveiro m’a proposé de venir y jeter un œil.
— Ce ne sont pas les serrures. C’est le bois. Il est rongé par les termites, c’est pour ça que les portes ne ferment pas ; tu vois ça ? – Il m’a montré une fine poussière de sciure et de copeaux.
Il est revenu la même semaine pour examiner le toit et le reste de la maison. Il l’a inspectée de fond en comble : la poutre pleine de moucherons, les pieds de la table mal coupés ou la chaise mal sciée. Il allait et venait, une lime à la main. Il ponçait ici et donnait des coups de marteau là. Tout ce qu’il touchait cessait de grincer ou de crisser, comme s’il réparait les choses d’un simple regard.
— Angustias, qui c’est celui-là ?
— Le fils du garagiste, papa. Il est venu réparer les traverses et les cadres des fenêtres.
Après chaque visite, nous lui offrions une bière pour le remercier. Il s’asseyait sous le tamarin et se laissait interroger.
— Pourquoi vous ne laissez pas tomber la mécanique pour vous consacrer à ça ? Vous êtes doué, insistait mon père, mais Salveiro buvait sans répondre. Angustias a fait des études de coiffure. Lancez-vous : avec un diplôme de menuisier en main, vous pourriez monter votre propre atelier d’ébénisterie.
— Je viens d’ouvrir un salon de coiffure, l’ai-je interrompu pour me faire remarquer. Il est à deux rues d’ici. Tu veux passer te faire couper les cheveux ? Comme ça, je t’expliquerai les démarches pour s’inscrire aux cours.
Il s’est présenté le lendemain. Il portait un pantalon propre et une chemise bien repassée. Sa peau satinée et parfumée n’avait rien à voir avec ces bras toujours crasseux d’huile et de graisse. Après lui avoir frotté les cheveux avec du shampooing et de la crème, je l’ai conduit vers le fauteuil, j’ai couvert ses épaules d’une cape et je lui ai coupé les cheveux avec mes meilleurs ciseaux. Les mèches tombaient, encore humides.
Salveiro n’a pas suivi de formation de menuisier, mais il a continué à venir à la maison trois fois par semaine pour apporter une bricole ou arranger un détail.
— Angustias, ma fille, cet homme est un lourdaud, mais bon, s’il est à ton goût…, m’avait dit mon père à l’oreille avant de faire un sourire pour la seule photo que nous avions prise, devant les portes de la mairie où nous nous sommes mariés.
Mon mari était un homme honnête. Il était doué pour la bagatelle. Il savait me caresser avec la même patience que quand il sciait du bois. Il ne parlait pas, mais ça m’était égal. Et c’était bien là le problème : je n’ai même pas imaginé que ses silences avaient un rapport avec l’indolence qui envahissait les rues ; une nuée d’ennui qui a fini par ensevelir la ville.

Le jour de mon baptême, ma mère a choisi Angustias. Plus qu’un prénom, c’était un coup de griffe. Pour elle, le monde avait toujours existé dans le silence. C’est pour ça que quand quelqu’un m’appelle : « Angustias ! »…, je ne peux m’empêcher de penser à son destin de femme sans voix. Je suis à l’image de sa surdité et de son naufrage. Je suis endurante. Je suis faite pour supporter le malheur. Je parle sa langue.
Jusqu’à ce que naissent Higinio et Salustio je n’avais jamais songé à quitter la ville, mais les choses ont mal tourné. Les enfants étaient venus au monde prématurés et fragiles du cœur. À eux deux, ils ne pesaient pas deux kilos sur la balance de l’hôpital. Leurs petites mains ridées remuaient à peine. Leurs ongles étaient violacés et leurs yeux plissés. La vie n’allait interrompre qu’un instant leur chemin vers la mort.
Trois mois durant, j’ai attendu devant une couveuse, redoutant le pire. Bien que personne n’ait pu garantir que leur cœur allait résister, les médecins ont décidé de les opérer. Ils ont survécu, tandis que la ville continuait de s’effondrer sous la pluie terreuse qui tapissait les trottoirs. Je ne voulais pas que mes enfants grandissent dans cette vallée fantôme que tout le monde fuyait.
— On s’en va !
Salveiro m’a regardée, piqué par la vipère de l’aboulie, et il a continué de trifouiller les pièces d’un mixeur cassé.
— Je veux m’en aller, ai-je insisté.
— Tu crois que c’est si facile ? – Il a posé le tournevis –. Préparer un voyage, ça prend du temps…
— Tu peux rester si tu veux. Moi, je pars.
On a vendu nos meubles, nos draps, nos outils, ainsi que les miroirs, les fauteuils et les sèche-cheveux du salon de coiffure. Je n’ai gardé qu’une paire de petits ciseaux, que j’ai glissée dans ma poche et que je conserve encore aujourd’hui. Avec l’argent, nous avons pu payer une partie du billet de bus.

Nous avons quitté la capitale avec les enfants sur le dos et nous avons entrepris un voyage de plus de huit cents kilomètres ; la moitié en bus et l’autre à pied. Nous sommes arrivés à destination après avoir traversé huit départements de la sierra orientale, en plus des trois qui nous séparaient de Mezquite, un village de la frontière qui porte le nom d’un arbuste utilisé pour faire du charbon de bois.
Nous n’avions que quelques pièces, trois mandarines et un sac à dos avec une tenue de rechange, deux biberons et des sachets de lait en poudre que nous préparions dans les ruisseaux. Sur la départementale, une route qui traverse la cordillère centrale, avançait la colonne de migrants que nous formions. C’était comme ça qu’on nous appelait, nous qui fuyions l’épidémie.
Nous nous installions comme nous pouvions pour nous reposer et nous profitions du moindre ravin pour nous laver et cuisiner. Avant de reprendre la marche, je relevais mes cheveux pour ne pas gêner les enfants avec le frottement de mes mèches. J’avais fait le serment de ne pas les couper avant d’atteindre notre destination, quelle qu’elle soit. Salveiro marchait derrière moi, chassant les moustiques de ses mains et ramassant des bouts de bois qu’il mettait dans ses poches. Jour après jour, je sentais que je le laissais un peu plus loin derrière moi. J’étais persuadée que si je me retournais, j’allais le trouver écroulé sur le bord de la route, tel un arbre rongé par les termites. La nuit, je me suis souvent imaginée, me réveillant au milieu de nulle part, toute seule avec mes deux enfants. Je rêvais que je marchais à quatre pattes, transformée en lionne capable de humer dans le vent l’endroit où fuient les gazelles.
Les tentes dressées par les militaires à la frontière se distinguaient de très loin. La cohue de migrants qui affluaient en quête de nourriture et de médicaments pouvait se voir à des kilomètres. Ceux qui avaient encore de l’argent pouvaient partir en bus, les autres faisaient le chemin à pied, portant sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient transporter. Des réfrigérateurs, des lampes et des casseroles gisaient, abandonnés sur le bord de la route, jusqu’à ce que quelqu’un les récupère pour les échanger contre de la nourriture.
Lorsque nous sommes arrivés au premier poste de contrôle avant le pont, un soldat nous a arrêtés pour inspecter nos papiers. Il était jeune et mince, et sa tête mal rasée était couverte par ces plaques que laissent ceux qui ne savent pas se servir d’un sabot.
— Où allez-vous ? – Il s’est d’abord adressé à Salveiro.
— À la sierra orientale… – Mon mari semblait encore plus absent que d’habitude.
— Nous sommes en pleine sierra orientale, citoyen.
— Il a voulu dire occidentale, l’ai-je interrompu. Nous avons de la famille là-bas. Nous voulons leur présenter nos enfants.
Le sergent m’a regardée, sceptique. Je lui ai donné ma carte d’identité et Salveiro la sienne. J’ai aussi montré les actes de naissance, mais il les a à peine lus. Toute son attention était concentrée sur les jumeaux. Il les observait avec curiosité. Tout d’abord Salustio, qui était dans les bras de mon mari, et ensuite Higinio, qui dormait, la tête posée sur mon épaule.
Il m’a demandé leur âge. Je lui ai expliqué qu’ils étaient nés avant terme et que c’était pour ça qu’ils avaient l’air plus petits. Il a hoché la tête et a regardé les papiers une dernière fois. Sa femme venait d’accoucher d’une petite fille, également prématurée, a-t-il expliqué tandis qu’il consignait nos noms dans un carnet.
— Comment s’appelle-t-elle ? ai-je demandé.
— Qui ?
— Votre fille…
— Elle n’a pas encore de prénom.
Il est entré dans la cahute et en est ressorti avec un sauf-conduit pour traverser la frontière.
— Que Dieu soit avec vous. – Et il nous a tendu le papier.
C’est ainsi que nous sommes repartis, Salveiro, les enfants et moi. Et Dieu n’a jamais daigné nous tenir compagnie.

Mes enfants sont morts à Sangre de Cristo, le premier hameau que l’on rencontre après avoir traversé la sierra orientale. Ils ont quitté ce monde dans le même ordre que celui dans lequel ils étaient arrivés. Higinio, d’abord, et Salustio, ensuite. Je les ai emmenés dans trois hôpitaux différents, espérant un miracle, mais personne n’a rien pu faire pour eux.
Nous les avons enveloppés dans des linges et nous les avons transportés comme ça avant de trouver des boîtes. Ils étaient si petits qu’ils auraient pu tenir tous les deux dans une seule, mais nous ne pouvions tout de même pas les tasser comme des chaussures. Salveiro a voulu les laisser à la morgue en attendant que nous puissions trouver un peu d’argent pour les enterrer, mais je m’y suis opposée. Ils étaient morts, mais c’étaient mes enfants, et je n’allais pas les laisser entassés dans un réfrigérateur rempli de cadavres anonymes. À la morgue, je suis tombée sur une note scotchée sur la porte rouillée d’une chambre froide : « Vingt-cinq fœtus, à inhumer par sacs de sept. » Elle était écrite au marqueur noir.
J’ai emmené mes enfants jusqu’ici pour la même raison que celle pour laquelle je suis partie en les portant sur mon dos. J’ai cru que je pouvais les sauver de la maladie et de l’oubli, même si, au lieu de les éloigner de la mort, je n’ai fait que les escorter jusqu’à elle. La nuit, quand les chemins se peuplaient de voleurs et de crapules, nous cherchions une place dans un de ces foyers qui avaient commencé à fleurir de toutes parts. On n’y était pas toujours en sécurité, mais au moins on pouvait y reprendre des forces.
Dans ces baraquements faits de piles de briques d’aération couvertes de tôle ondulée, les femmes et les enfants s’entassaient, rendus fébriles par la faim. Il y avait aussi des vieillards hébétés, abandonnés par leur famille juste avant la frontière, et des enfants dont les parents avaient disparu en route. Les orphelins qui ne mouraient pas devenaient des délinquants à la petite semaine ou rendaient des services aux familles en échange d’un pourboire. C’étaient des âmes incomplètes, des passagers entre un monde et l’autre.
Une infime partie de ceux qui entreprenaient la traversée savaient à quoi ils s’exposaient. Ils marchaient pendant des heures, n’ayant que de pauvres couvertures pour se protéger du froid. Quand la nuit tombait, et s’ils avaient la chance de trouver une place dans un foyer, ils s’effondraient sur des paillasses et de maigres matelas, affamés et transis par le froid du désert, qui à cette époque de l’année rudoyait la frontière, sans pitié.
Dans une rue de la dernière ville de la sierra orientale, une femme de mon âge chantait, une petite fille de huit ou neuf mois dans les bras. Parfois quelqu’un passait et jetait quelques pièces dans le panier en osier posé à ses pieds. Le bébé s’agitait, sur le point de pleurer. Alors la mère cessait de chanter, lui mordillait les doigts et sifflotait pour qu’il se rendorme. Je n’avais pas de pièces à lui donner, ni d’enfants à protéger. Les miens dormaient d’un sommeil profond et irrévocable dans des boîtes à chaussures.
Au refuge, je les ai cachés sous la couverture, et une méchante femme a essayé de me les voler. Je me suis jetée sur elle et je l’ai prise par les cheveux : c’était tout ce que j’avais réussi à attraper dans la pénombre. Elle s’est débattue, avant de s’enfuir avec une des deux boîtes. Lorsque le couvercle en carton est tombé par terre, elle a sursauté, épouvantée. Ses yeux, enfoncés dans des orbites violacées, luisaient de désespoir : elle cherchait quelque chose à revendre, une paire de chaussures peut-être, mais elle n’a trouvé qu’un enfant mort.
Quand j’ai récupéré la boîte, j’ai constaté qu’elle avait volé l’argent qui nous restait et le sauf-conduit pour traverser le pont. Debout, face à la porte ouverte, je l’ai vue s’éloigner dans la rue. J’avais encore une de ses mèches dans la main.

À trente kilomètres de Sangre de Cristo se trouvait le plus grand marché noir de la frontière : Cucaña, un piteux pays de cocagne où les mères, grands-mères et filles venaient vendre leurs cheveux. Elles arrivaient, leur chevelure ramassée en un chignon, et repartaient tondues, serrant quelques billets : à peine de quoi acheter trois paquets de riz.
Le salon de coiffure le plus fréquenté s’appelait Los Guerreros, un endroit miteux où travaillaient des dizaines d’employées préposées à la tonte. Dehors, une cinquantaine ou soixantaine de personnes attendaient leur tour comme on va à l’abattoir. Los Guerreros n’était en fait qu’une baraque qui n’avait même pas de bacs à shampooing et se réduisait à une rangée de chaises en plastique.
— Pour les tiens on te donne soixante, mais pour ceux de ta mère, beaucoup moins.
— Combien ?
— Vingt. Ce sont des cheveux de vieille, ils sont ternes, on dirait de la bourre, ça ne vaut rien.
— Soixante, c’est tout ? Mais mes cheveux sont très longs, a-t-elle protesté.
— C’est le prix du jour. Si ça ne te plaît pas, va voir en face, a tranché l’employée. Personne suivante !
Je me suis approchée pour mieux écouter, et toutes les femmes qui faisaient la queue se sont retournées pour regarder ma tresse, qui à l’époque m’arrivait jusqu’à la taille.
— Une tignasse comme la sienne, a-t-elle dit en pointant ses ciseaux vers moi, ça vaut un peu plus.
— Combien ? ai-je demandé.
— Quatre-vingts.
J’ai rejoint la file d’attente au milieu des marmonnements. Les femmes m’observaient comme si je portais un diadème en or. J’ai craint qu’elles ne m’arrachent les cheveux pour récupérer l’argent qu’on m’en donnerait. Mais je suis restée, parce que cette somme, nous en avions bien besoin. Après l’épisode du vol nous n’avions plus rien, pas même de quoi acheter des biscuits ou de l’eau. Deux heures plus tard, je suis entrée dans la boutique.
Les coiffeuses coupaient les cheveux comme si c’était du crin de cheval. Elles tiraient sur les mèches avec un peigne et plongeaient les ciseaux au plus près du crâne, pour ne pas en perdre un millimètre.
— Pas comme ça, ai-je corrigé, il faut commencer par l’arrière et continuer sur les côtés.
— Tu vas m’apprendre mon métier ? On n’est pas dans un salon de coiffure, ici !
— Fais-moi confiance. Je sais m’y prendre.
J’ai sorti les ciseaux de ma poche. J’ai enfoncé mes doigts dans les anneaux et j’ai coupé. Les mèches se sont détachées comme des morceaux de corde cassée sur le papier journal qui couvrait mes genoux. Ma besogne terminée, je me suis levée sans même me regarder dans la glace et je me suis dirigée vers le comptoir où une femme sortait des billets de la caisse.
On m’en a donné soixante-dix, dix de moins que ce qu’on m’avait promis. J’ai pris l’argent et je suis partie.

À Cucaña, toutes les femmes arboraient la même coupe. Elles formaient un peloton de créatures tondues. Moi au moins, j’avais encore deux doigts de cheveux. Elles, même pas.
Quand elles n’avaient plus rien à couper ni à vendre, elles offraient leur corps aux camionneurs. Elles les attendaient au petit matin, à l’endroit où voyageurs et routiers prenaient leur petit déjeuner, des hommes qui négociaient les tarifs à l’arrière des trucks. Toutes ne trouvaient pas des clients. Celles qui y parvenaient faisaient leurs affaires en vitesse. Puis elles allaient se laver et boire l’eau terreuse des robinets des WC publics, où elles se retrouvaient pour se partager l’argent. Elles regardaient à droite et à gauche et parlaient à voix basse, de crainte qu’on ne leur vole aussi leurs paroles.
Dans la rue, des fillettes et des adolescentes attendaient ; à leur âge, elles ne pouvaient pas encore faire la même chose que les adultes et elles restaient à garder les plus petits. Il était difficile de savoir si elles faisaient partie de la même famille, mais la pauvreté me semblait être un lien de parenté bien suffisant. Elles demandaient de l’argent en échange de fruits pourris qu’elles trouvaient dans les ordures pendant la nuit.
Ces gamines passaient leurs journées à vendre des produits qu’elles ne pouvaient même pas se payer. Elles vivaient au milieu des bagarres entre les vendeurs du marché, des vols et des délits. Elles avaient tout juste de quoi se nourrir, mais elles devaient gagner leur pain à coups d’arnaques et d’embrouilles. Avec le temps, elles avaient appris à prospérer elles aussi. Elles ne savaient pas lire couramment et elles écrivaient à grand-peine, mais de la vie elles savaient déjà tout.
Cucaña grouillait de gens disposés à tout acheter et à tout vendre. La moindre vétille avait un prix : les médicaments, les casseroles, les vêtements, les cigarettes de contrebande, les cheveux, les dents sur pivot, les molaires en or, les meubles, l’électroménager… La biographie de presque tout le monde pouvait être reconstituée à partir des ventes aux enchères et des rebuts du marché.
J’ai demandé à Salveiro qu’il tienne pour moi les boîtes à chaussures et je suis entrée dans les WC publics pour me changer et me laver. Il n’y avait même pas de cabines, à peine trois cuvettes sales, séparées des lavabos par des rideaux en plastique. Il n’y avait pas non plus de papier toilette ni de poubelles. Je me suis cachée derrière le rideau et j’ai mis une serviette hygiénique ; c’était l’avant-dernière.
En sortant j’ai trouvé deux femmes qui parlaient devant un miroir fendu tout en se frottant les aisselles avec des chiffons humides. Elles sentaient la sueur et le vinaigre. Je les ai tout de suite reconnues. Nous qui venions de la sierra orientale, nous n’avions pas besoin de parler pour savoir d’où nous étions. Pour qu’elles ne me remarquent pas, je me suis lavé la figure avec le filet d’eau brune qui sortait d’un robinet rouillé.
Elles étaient encore jeunes, mais leur peau était tannée, froissée par la faim et la fatigue. Elles parlaient à voix basse d’une cousine qui était morte. C’est la première fois que j’ai entendu le nom de Visitación Salazar. Elles l’appelaient « la femme de Las Tolvaneras ».
— Elle a dégotté une niche pour ma mère. Elle nous a même aidés à la transporter.
— Elle est très loin du cimetière ?
— À une soixantaine de kilomètres, à côté de la décharge de Mezquite.
— Combien elle t’a pris ?
— Cette femme, l’argent, elle s’en fiche. Elle dit qu’elle est une soldate de Dieu. Elle se déplace toujours dans un pick-up gris. Va la trouver et dis-lui que tu viens de ma part.
— Et qui va me remplacer pour mon tour de garde ?
— On verra ça plus tard. Dépêche-toi ! Tu ne peux pas laisser Herminia à la morgue ; les cadavres, ils s’en débarrassent vite.
Elles m’ont regardée en silence, méfiantes, alors je suis sortie à toute vitesse. Au beau milieu d’un fossé plein de flaques et de boue j’ai changé d’avis. Je voulais avoir plus d’informations sur cette Visitación : son numéro de téléphone ou au moins une adresse où la trouver. Je suis retournée aux WC publics, mais elles n’étaient plus là.
Au niveau des cantines du marché, je suis tombée sur une fillette qui ne devait pas encore avoir treize ans. Elle s’est avancée d’un pas décidé. Sa taille de petite fille maigrichonne cachait un corps sur le point de devenir adulte. Ses bras étaient décharnés et ses seins, minuscules, semblaient figés par le jeûne et la vie précaire.
— Tu m’achètes mes tomates ?
D’une main elle tenait un bâton ; de l’autre, un sac de fruits et légumes gâtés.
— Elles sont pourries.
— Ben…, a-t-elle lâché. Je te fais un prix. Tu n’auras qu’à les laver.
— Je n’en veux pas, et je n’ai pas d’argent. – Elle s’est gratté la tête –. Tu connais la femme de Las Tolvaneras ?
— Celle qui enterre les morts ? – Les cheveux de cette petite étaient tellement sales qu’on aurait dit de la paille –. Elle s’appelle Visitación Salazar. Tout le monde la connaît.
— Où je peux la trouver ?
— Ici ! Elle vient tous les jours, tôt le matin.
Elle m’a regardée, suspicieuse.
— Et pourquoi tu veux lui parler ?
— J’ai besoin d’un coup de main.
Elle a planté le bout de bois dans la terre et a mis les mains sur ses hanches.
— Ici on a tous besoin d’un coup de main. Alors, tu me les achètes, ces tomates ?
— Une autre fois.
J’ai tourné les talons et je suis partie en direction des étals du marché. J’ai trouvé Salveiro là où je l’avais laissé. Avachi, il regardait dans le vide.
— On part à Mezquite. – Je lui ai arraché les boîtes des mains.
— Pour quoi faire ?
— Chercher quelqu’un qui va nous donner un coup de main pour enterrer nos enfants.

Il n’était pas encore huit heures du matin quand le téléphone a sonné. Le maire de Mezquite se regardait dans la glace, une lame de rasoir à la main. Une moustache de mousse encore fraîche sur les lèvres, il a répondu à l’appel d’Alcides Abundio, le propriétaire de Las Tolvaneras, l’homme le plus riche et le plus puissant de la frontière.
— Allô, Abundio !
— Vous êtes un sacré crétin.
Aurelio Ortiz s’est essuyé le visage et a noué la serviette autour de sa taille.
— Les gens défilent à la mairie pour faire l’aumône. Ils vont sûrement aussi demander où se trouve la folle.
— Laquelle ?
— Eh bien, Visitación Salazar ! Qui d’autre ? Celle qui vous a ridiculisé avec un fusil de chasse. Ou vous ne vous en souvenez déjà plus ?
En effet, ça méritait d’être oublié.
— Les aumônes, c’est fini ! a hurlé Abundio, hystérique.
— Avant le virus c’était différent, mais maintenant… rendez-vous compte. La sierra grouille de migrants.
— Il a bon dos le virus ! Qu’ils crèvent tous, mais loin de mes terres !
— Gardez votre calme… – Aurelio Ortiz a posé la lame à côté du robinet et a changé le téléphone de main –. Vous êtes passé au bureau ?
— Bien sûr que non ! C’est Gladys qui me l’a dit.
Le maire a essuyé le miroir embué. Il était persuadé que quelqu’un le regardait dans la pénombre.
— Je vous ai dit que je ne voulais plus d’embrouilles avec Las Tolvaneras, mais comme vous êtes en campagne vous n’en avez rien à cirer.
Ortiz s’est retourné pour voir qui ou quoi était en train de l’épier.
— Aurelio, répondez ! Je vous parle ! Parce que gouverner avec mon soutien, c’est pas bien compliqué, mais même ça, vous en êtes incapable !
— Ne le prenez pas comme ça…
— Je le prends comme je veux ! Visitación est en train de jouer les provocatrices. Sale négresse insolente, avec ses morts du matin au soir. Je vais l’envoyer les rejoindre si elle ne dégage pas de ces terrains !
— Attendez les avocats.
— Mais je m’en contrefiche des avocats ! Je vous ai fait nommer maire de Mezquite pour que vous vous chargiez de mes affaires !
— Abundio…
— Taisez-vous, Aurelio ! Et écoutez-moi bien : j’ai promis une parcelle au curé. Et il y en a d’autres qui veulent leur part du gâteau, vous savez de qui je parle. Tant que ces tombes seront là, je ne pourrai pas tenir parole.
— Écoutez-moi.
— Chargez-vous de Visitación Salazar ou je vous fais écorcher vif ! – Et il a raccroché.
Le maire a passé la main sur son front. Il était nerveux. Il ne voulait pas avoir plus de problèmes avec Visitación Salazar, mais depuis que la bataille pour Las Tolvaneras avait commencé, elle avait empiété un hectare de plus sur ce qu’elle avait déjà usurpé. Elle les avait tous bien eus : le vieil Abundio, le commando armé des irréguliers et les passeurs qui vivaient du trafic de drogues, de personnes et de marchandises. Elle les avait tous bernés et, évidemment, ça ne faisait plaisir à personne.
Chacun d’entre eux, pour une raison différente, avait Visitación Salazar en travers de la gorge. Le plus amer, c’était le curé. Du jour au lendemain, le terrain que lui avait promis Abundio pour construire la maison paroissiale lui était passé sous le nez. Dépité et furieux, il a d’abord appelé la police, puis il a écrit à l’évêque. Il a même obtenu son excommunication. Il l’a accusée de profanation et d’usurpation de sacrement des saintes huiles, puis de vol, et enfin de sorcellerie. « Cette vermine est en train de dévaliser les biens de la Sainte Église et des pauvres de la sierra occidentale ! » répétait-il en levant les bras, les paumes tournées vers le ciel.
Mais c’était autre chose qui tracassait le curé. Le projet de maison paroissiale cachait un autre plan : monter un tripot pour les ivrognes du village, les ruiner à coups de crack, de gnôle et de bachata, pour qu’ils finissent par s’entretuer à la machette. S’il les conduisait vers le péché, son œuvre serait éternelle.
Aurelio était très inquiet.
— Mais tais-toi ! Ou tu vas te réveiller avec la bouche pleine de terre ! a grondé sa femme la nuit où il lui avait raconté l’affaire.
— Salvación, ne te mets pas dans cet état, moi je veux seulement…
— Tu travailles pour le vieux. Et tu dépends d’Abundio, toi et tes enfants. »

Extrait
« Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.
Visitaciôn m’ignorait. Parfois elle me chargeait de menues tâches, mais rien de trop compliqué, et rien qui puisse gêner son travail. «Prépare du café, apporte-moi la pelle, coupe ces branches, va chercher ces pierres.» Elle sifflait les s en les aspirant et en accentuant la dernière voyelle des mots d’un coup de fouet autoritaire. » p. 80

À propos de l’auteur
SAINZ_BORGO_Karina_©Francesca-MantovaniKarina Sainz Borgo © Photo DR

Karina Sainz Borgo, née en 1982 à Caracas, est journaliste, blogueuse et romancière. Elle a quitté le Venezuela il y a une douzaine d’années et vit désormais en Madrid où elle collabore à différents médias espagnols et d’Amérique latine. La fille de l’Espagnole (La hija de la española, 2019) dont l’action se déroule à Caracas, est son premier roman. Il a fait sensation lors de la Foire du livre de Francfort en octobre 2018, les éditeurs d’une vingtaine de pays en ayant acquis les droits.  est son second ouvrage traduit en français. (Source: Livres Hebdo / Babelio)

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Les Contemplées

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En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

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Eloge de la séduction

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En deux mots:
Voilà des décennies que le machisme ordinaire fait des ravages, avec en point d’orgue, la suite des affaires #MeToo. Désormais, les relations hommes-femmes ressemblent à une guerre de tranchées. Alors, le temps est venu de demander conseil à Casanova pour retrouver une générosité complice, à égalité.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Savoir aimer

Un essai revigorant et riche pour bien commencer 2022. Avec David Medioni, qui veut redonner ses lettres de noblesse à la séduction, je vous souhaite la plus belle des années 2022, sous le signe de la générosité, de la fraternité et de l’égalité.

«Et si, au fond, la séduction et l’érotisme tels que nous les entendons n’étaient rien d’autre qu’une générosité complice où l’on donne autant que l’on reçoit, où l’on partage et où l’on ouvre l’ensemble de ses sens? Pour ressentir ensemble.» C’est la thèse défendue par David Medioni qui, après Être en train, nous offre cet essai qui fait le constat d’un dérangement des relations entre hommes et femmes qui soit se joue sur le rôle agressif, chacun des sexes défendant son pré carré et s’arc-boutant sur ses conquêtes, soit sur un nouvel ordre amoureux qui donne aux femmes, après #MeToo, le rôle de juge des règles autorisées en matière de séduction. Ce qui pour l’hétérosexuel commun est plutôt paralysant. Et ne parlons pas de la crise sanitaire venue compliquer encore davantage les choses.
Le constat ne date pourtant pas d’hier. Déjà, il y a des décennies on vilipendait Romain Gary lorsqu’il affirmait que «le drame des hommes et des femmes, en dehors des situations d’amour, en dehors des situations d’attachement profond, est une sorte d’absence de fraternité. Tout cela est dû à des siècles et des siècles de préjugés qui font que l’homme doit conserver son image virile et supérieure, la femme son image féminine, douce et soumise et que finalement, l’égalité dans l’explication franche, ouverte et libre (y compris dans les questions sexuelles) est un tabou.»
En critiquant cette «intoxication, cette infection virile» qui n’a que très peu de rapports authentiques avec la virilité ou ce qu’elle est réellement, le romancier était dans le vrai. On ne l’a pas écouté. Alors David Medioni, qui cherche à «tracer les lignes d’une masculinité pour le XXIe siècle a l’idée de partir pour Venise afin d’y rencontrer un maître en matière de séduction, le grand Casanova. Et le miracle se produit, assis dans une trattoria, il peut deviser avec l’auteur d’Histoire de ma vie, manuel inspirant pour tout séducteur et lui exposer son projet, «réinventer l’homme, pris dans un étau entre la performance patriarcale qui incombe – qu’on le veuille ou non – à chacun des hommes, et le nécessaire accueil des femmes dans l’égalité, C’est maintenant. Ou jamais.»
Après un instant de sidération devant l’état des relations entre hommes et femmes aujourd’hui, le Vénitien ne tarde pas à reprendre la main et à donner raison à son interlocuteur, fervent amateur du badinage et même de l’amour galant. Car il s’agit bien plus d’avancer ensemble, de se découvrir dans un respect mutuel que de conquérir. La séduction n’est pas une bataille, mais un subtil besoin de découvrir l’autre, quitte à se découvrir soi-même. Reste la délicate question de la sexualité. Que David et son interlocuteur cernent, notamment avec les femmes et les réflexions de Belinda Cannone Belinda, Amandine Dhée, Anne Dufourmantelle ou encore Delphine Horvilleur (voir à ce propos la bibliographie éclairante ci-dessous).
«Recentrons nous. Ce que j’avançais était qu’en plus de se transformer en érotisme au moment où elle entre dans le champ charnel, la séduction mute aussi en une curiosité complice et égalitaire des deux êtres humains concernés. Toujours entre deux partenaires de jeux. C’est ainsi que la sexualité érotique, faite de séduction, de complicité et d’égalité, est peut-être le plus grand champ des possibles qui soit et, par la même occasion, un terreau fertile d’élaboration d’un nouvel ordre social où l’homme et la femme, suite aux jeux qu’ils ont explorés et auxquels ils ont gagné ensemble, trônent désormais sur le pied d’égalité le plus parfait.»
Joli programme pour 2022!
Je vous souhaite à tous qui me faites l’honneur de me lire, de pouvoir partager la même émotion que Maria Casarès s’adressant à Albert Camus: «nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné?»

Bibliographie proposée par l’auteur
Breton André, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937. Camus Albert, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008.
Camus Albert, Casarès Maria, Correspondance (1944-1959), Paris, Gallimard, 2017.
Cannone Belinda, Petit éloge du désir, Paris, Gallimard, 2013.
Cannone Belinda, S’émerveiller, Paris, Stock, 2017.
Cannone Belinda, Le Nouveau Nom de l’amour, Paris, Stock, 2020.
Casanova Jacques, Histoire de ma vie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2015.
Char René, La Parole en archipel, Paris, Gallimard, 1962.
De Luca Erri, Impossible, Paris, Gallimard, 2020.
Dhée Amandine, À mains nues, Bègles, Le Castor Astral, 2020.
Dufourmantelle Anne, Blind date. Sexe et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
Dufourmantelle Anne, Éloge du risque, Paris, Payot et Rivages, 2011.
Dufourmantelle Anne, Puissance de la douceur, Paris, Payot et Rivages, 2013.
Emmanuelle Camille, Sexpowerment. Quand le sexe libère la femme et l’homme, Paris, Anne Carrière, 2016.
Flem Lydia, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, Paris, Seuil, 2011.
Horvilleur Delphine, En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Grasset, 2013.
Kundera Milan, L’Insoutenable Légèreté de l’être, Paris, Gallimard, 1984.
Le Tellier Hervé, Assez parlé d’amour, Paris, JC Lattès, 2009.
Lipovetsky Gilles, Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction, Paris, Gallimard, 2017.
Marcuse Herbert, Éros et civilisation, Paris, Minuit, 1955.
Mitterrand François, Lettres à Anne (1962-1995), Paris, Gallimard, 2016.
Nin Anaïs, La Séduction du Minotaure, Paris, Stock, 1958.
Nin Anaïs, Vénus Erotica, Paris, Le Livre de Poche, 1978.
Page Martin, Au-delà de la pénétration, Paris, Le Nouvel Attila, 2019.
Pépin Charles, La Rencontre. Une philosophie, Paris, Allary, 2021.
Sapienza Goliarda, L’Art de la joie, Paris, Viviane Hamy, 2005.
Sollers Philippe, Casanova l’admirable, Paris, Plon, 1998.
Thomas Chantal, Casanova. Un voyage libertin, Paris, Denoël, 1985,
Zeldin Théodore, De la conversation. Comment parler peut changer votre vie, Paris, Fayard, 2013.
Toute l’œuvre de Romain Gary, publiée chez Gallimard.

Éloge de la séduction
David Medioni
Éditions de L’Aube
Essai
160 p., 17 €
EAN 9782815943840
Paru le 3/12/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je vous écris de chez ces hommes qui se sont mis à douter, à s’interroger et à se dire qu’un changement était souhaitable. Je vous écris de chez ces hommes qui s’étonnèrent qu’aucun d’entre eux ne vienne prendre la parole et porter une voix aux côtés des femmes qui révélaient alors ce qu’elles avaient subi ou subissaient encore. Je vous écris de chez ces hommes qui exprimèrent alors la volonté et l’envie de se battre ensemble, femmes et hommes. Pour inventer du nouveau. […] Par où commencer ce que l’on pourrait appeler un chemin de désir, une construction intime, voire la création d’un “mâle” ? »
Dans ce vif essai, David Medioni déconstruit la virilité, brosse les contours d’une séduction égalitaire entre les sexes et rêve de générosité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Introduction
Lettre d’un homme un peu perdu
Je suis un homme hétérosexuel de 41 ans. Je vous écris de chez les lourds, les porcs, les connards, les dragueurs, les manspreaders, les harceleurs, les lâches, les qui « ne rappellent pas après une nuit de sexe », les qui ne se « rendent même pas compte que leur conception du monde est profondément machiste et genrée », les mariés qui cachent leurs alliances, les visionneurs de YouPorn, les peine-à-jouir, les deux minutes douche comprise, les qui « s’endorment après l’amour », les « qui se barrent au milieu de la nuit », les qui « ont fait des listes de leurs nanas avec les copains », les qui ne voient pas bien pourquoi c’est choquant de tenir la porte à une femme ou de lui proposer de porter sa valise, les qui ne trouvent pas choquant de dire « Mademoiselle » à une femme qui n’est pas mariée, les qui ont enterré leur vie de garçon avec une strip-teaseuse… Je vous écris de chez les hommes. De chez ces collabos du patriarcat qui oppresse les femmes. De chez ces hommes dont il ne faut plus « lire les livres », « regarder les films », « écouter les chansons », et qu’il conviendrait de « détester », voire « d’éliminer ».

Ça ne fait pas rêver. Et pourtant, convenons-en, si la barque est aussi chargée, c’est bien que quelque chose cloche. Profondément, intensément, structurellement. Un portrait ne peut pas être aussi négatif sans être basé sur des faits tangibles, sur un ras-le-bol, sur une souffrance intense, sur une forme de sentiment d’impuissance face au mur du patriarcat tellement consubstantiel à notre société que l’on ne le voit plus. Ce portrait, celui que certaines font des hommes, est légitime, nécessaire, mérité parfois, indispensable pour réinventer nos rapports. Pour qu’ils soient plus égalitaires, plus universels. Et pourtant, faut-il qu’il soit aussi violent, aussi peu nuancé, aussi à charge ?

Je vous écris aussi de chez les hommes qui ont ressenti un profond sentiment de sidération devant l’ampleur de la libération de la parole qu’a été le mouvement #MeToo. Dans cette sidération, il y avait à la fois le sentiment d’avoir peut-être été un jour le « porc » en étant un peu trop insistant dans la drague ; il y avait aussi le sentiment d’avoir été sourd, aveugle, et d’avoir profité allègrement et inconsciemment d’un privilège uniquement basé sur le sexe. Il y avait également l’interrogation de savoir si nos mères, nos femmes, nos sœurs, nos filles étaient elles aussi victimes de tout ce que #MeToo révélait. Je vous écris de chez ces hommes qui se sont mis à douter, à s’interroger et à se dire qu’un changement était souhaitable. Je vous écris de chez ces hommes qui s’étonnèrent qu’aucun d’entre eux ne vienne prendre la parole et porter une voix aux côtés des femmes qui révélaient alors ce qu’elles avaient subi ou subissaient encore. Je vous écris de chez ces hommes qui exprimèrent alors la volonté et l’envie de se battre ensemble, femmes et hommes. Pour inventer du nouveau. Je vous écris de chez ces hommes qui pensent qu’il faut encourager les colleuses d’affiches qui rappellent le massacre dont sont victimes les femmes, et qu’il convient aussi de ne plus jamais taire cette violence et lutter contre ceux qui voudraient le faire.
Je vous écris de chez ces hommes qui ont sincèrement cru que la déflagration serait telle qu’elle nous amènerait – collectivement – à construire de concert. Mais ce ne fut pas le cas. Les hommes ne furent globalement pas au rendez-vous. Se terrant dans le silence, se demandant comment agir, ou pis, critiquant la façon dont la parole s’exprimait. Puis, les fronts se divisèrent. Pour ou contre le « droit d’importuner ». Tu ne peux pas parler, toi, « actrice bourgeoise » tu es « has-been », tu marques un but contre ton camp. Tu en as bien profité de l’époque, alors ne « viens pas maintenant salir notre combat et ce pourquoi nous nous battons ». Et toi, l’homme, tu restes un ennemi. Tu continues de nous oppresser, de ne pas comprendre, de nous payer 25 % de moins à compétences égales. Tu continues de ne pas vouloir que nous puissions accéder à la même visibilité dans l’espace public. Tu nous infliges des Polanski, des Darmanin, des « Ligue du LOL », etc. Tu nous agaces avec ton male gaze ou tes porte-parole « masculinistes » qui viennent nous expliquer que nous sommes en train de vous « castrer ».

Je vous écris de chez les hommes qui ont vu ce débat passer d’un mouvement de société puissant, joyeux, nécessaire, indispensable, salutaire – pour les hommes comme pour les femmes – à une guerre de tranchées. Celle des féministes pro-sexe contre les autres, celles des intersectionnelles essentialistes contre les universalistes et celle, surtout, des femmes contre les hommes, alors tous mis dans le même sac.

C’est ainsi que nous en sommes arrivés à voir un homme barbu demander à un animateur télé qui lui donnait du « Monsieur » : « qui vous dit que je suis un homme ? ». C’est ainsi que l’on en est venu à lire des chroniques intitulées, dans des médias sérieux, « L’hétérosexualité est dangereuse1 », à voir émerger des « lieux de débats ou des médias qui s’affirment non mixtes », ouverts seulement aux femmes. C’est ainsi que lors d’un débat nauséabond sur la possibilité ou non d’adopter ou d’avoir des enfants pour un couple de lesbiennes on a pu entendre les propos suivants : « j’aimerais que l’on revienne sur la question de la référence paternelle. On peut arrêter deux minutes avec ça ? J’aimerais que l’on m’explique pourquoi il faut avoir une référence paternelle. Vous voulez faire sortir un peu des études sur le rôle des pères dans la société dans le monde entier ? Moi, j’attends hein, parce que personnellement, en tant que femme, ne pas avoir de mari m’expose plutôt à ne pas être violée, à ne pas être tuée, à ne pas être tabassée, et ça évite que mes enfants le soient aussi. » Ces mots sont terribles, caricaturaux certainement. Certes, ils viennent contredire des propos lamentables sur le fait que sans père, un enfant ne pourrait pas grandir normalement – les exemples inverses sont légion et ce n’est pas exactement le débat ici –, mais en les écoutant et en les réécoutant, une chose frappe : pourquoi ce ton guerrier, martial, péremptoire et définitif ?

Des mots et une tonalité qui font désormais partie de tout un discours militant qui n’a qu’un seul objectif : faire émerger un affrontement. Sinon, pourquoi n’est-il pas rare d’entendre des appels à l’élimination des hommes ? Pourquoi n’est-il pas rare de lire que l’imaginaire des hommes aurait conquis l’esprit des femmes ? »

Extraits
« Esprit de séduction et esprit critique, voilà deux outils que Casanova possède et qui nous seront certainement utiles pour interroger tous les dogmatismes d’aujourd’hui. Ils seront aussi un moyen pour tracer les lignes d’une masculinité pour le XXIe siècle, qui peut peut-être s’inspirer de la masculinité «casanovienne». Loin des schémas de la virilité de vestiaire, mais aussi loin des caricatures de l’homme comme ennemi. «Il faut réinventer l’amour», scandait Rimbaud. En le paraphrasant, disons qu’aujourd’hui, il faut réinventer l’homme, pris dans un étau entre la performance patriarcale qui incombe – qu’on le veuille ou non – à chacun des hommes, et le nécessaire accueil des femmes dans l’égalité, C’est maintenant. Ou jamais.
Et en général, pour se réinventer, il faut revenir aux racines. Non pas aux racines romaines, mais aux racines vénitiennes. Aux racines qui viennent du passé mais tendent clairement vers l’avenir.
Entre donc ici Casanova, avec ton cortège de mots, de sens, d’aventures. » p. 29

« le drame des hommes et des femmes, en dehors des situations d’amour, en dehors des situations d’attachement profond, est une sorte d’absence de fraternité. Tout cela est dû à des siècles et des siècles de préjugés qui font que l’homme doit conserver son image virile et supérieure, la femme son image féminine, douce et soumise et que finalement, l’égalité dans l’explication franche, ouverte et libre (y compris dans les questions sexuelles) est un tabou. Au moment de la parution du livre, Romain Gary est vilipendé. On l’accuse même de porter atteinte à la virilité des hommes et de vouloir mettre à mal l’ordre social. Chancel lui en parle. Il précise encore sa pensée. “Je ne critique pas l’homme, je critique deux mille ans de civilisation qui font peser sur l’homme une hypothèse de fausse virilité qui pèse sur la société et qui est catastrophique. Cette intoxication, cette infection virile, n’a que très peu de rapports authentiques avec la virilité ou ce qu’elle est réellement. » p. 44-45

« Recentrons nous. Ce que j’avançais était qu’en plus de se transformer en érotisme au moment où elle entre dans le champ charnel, la séduction mute aussi en une curiosité complice et égalitaire des deux êtres humains concernés. Toujours entre deux partenaires de jeux. C’est ainsi que la sexualité érotique, faite de séduction, de complicité et d’égalité, est peut-être le plus grand champ des possibles qui soit et, par la même occasion, un terreau fertile d’élaboration d’un nouvel ordre social où l’homme et la femme, suite aux jeux qu’ils ont explorés et auxquels ils ont gagné ensemble, trônent désormais sur le pied d’égalité le plus parfait. » p. 90

« Ovidie, si elle fait le procès de nos constructions érotiques et sexuelles, invite également chacune et chacun à l’interrogation et surtout à l’invention. Ainsi, elle rappelle aux hommes qu’il ne convient pas de « baiser tout seul », mais elle demande aussi aux femmes de s’interroger sur la façon dont leurs fantasmes sont construits. Surtout, ce qui est passionnant dans tous ces ouvrages, c’est qu’ils ne sont jamais normatifs et, au contraire, ouvrent un grand éventail de possibilités et de discussions. En liberté et en égalité. Dans une curiosité complice et égalitaire. Dans une forme de réhabilitation de l’idée même de générosité. Et si, au fond, la séduction et l’érotisme tels que nous les entendons n’étaient rien d’autre qu’une générosité complice où l’on donne autant que l’on reçoit, où l’on partage et où l’on ouvre l’ensemble de ses sens? Pour ressentir ensemble. Plus globalement, ce que viennent souligner avec intelligence et humour ces ouvrages, c’est que cette libération salutaire des mots doit entraîner une nouvelle donne. Une nouvelle donne dans les mœurs de nos sociétés encore plombées par des siècles de patriarcat. » p. 100-101

« Je les imagine toujours s’écrire des mots d’amour. Comme ceux d’une irradiante certitude de Maria Casarès à Albert Camus: « nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné? ». Camus et Casarès qui, eux aussi, choisissent la vie, la séduction, l’amour en parallèle. En addition. » p. 146

À propos de l’auteur
MEDIONI_David_©Anna_LailletDavid Medioni © Photo Anna Laillet

David Medioni est journaliste, fondateur et rédacteur en chef d’Ernest, qui lui a permis de rassembler ses deux passions, les livres et le journalisme. Celle des livres qu’il a cultivé très tôt en étant vendeur pendant ses études à la librairie la Griffe Noire. Après avoir bourlingué 13 ans durant dans les médias. À CB News, d’abord où il a rencontré Christian Blachas et appris son métier. Blachas lui a transmis deux mantras: «Ton sujet a l’air intéressant, mais c’est quoi ton titre?», et aussi: «Tu as vu qui aujourd’hui? Tu as des infos?». Le dernier mantra est plus festif: «Il y a toujours une bonne raison de faire un pot». David a également été rédacteur en chef d’Arrêt Sur images.net où il a aiguisé son sens de l’enquête, mais aussi l’approche économique du fonctionnement d’un média en ligne sur abonnement. (Source: Éditions de l’Aube / Ernest)

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Violence(s)

ANDRAU_violences

  RL-automne-2021

En deux mots
Des femmes se retrouvent à l’hôpital. Elles ne se connaissent pas, mais ont toutes été victimes du machisme, de la domination des hommes. Par bribes, elles racontent leur parcours, leurs espoirs, leur combat.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vivre une vie de merde et le savoir

Dans un premier roman choc, Paule Andrau a choisi de donner une voix aux femmes qui sont avant tout des victimes. Elle raconte leur quotidien, les violences qu’elles subissent et le difficile combat qu’elles mènent.

C’est à l’hôpital qu’elles se retrouvent, attendant d’être «prises en charge». Comme dans les administrations, on leur a donné un numéro. Elles sont là, un peu au bout de leur chemin de souffrance, pour essayer de se réparer. Mais le chemin est long. Car avant de pouvoir envisager une issue, il va falloir lâcher sa douleur, pleurer, crier, dire leur peine et leur mal-être, leur vie fracassée. « Écrire quoi? Que j’étais une fille à papa occupée à danser, à vibrer sous les mains des garçons d’abord, sous l’effet de toutes les drogues ensuite, à jouer ma vie sur un baiser, un shoot, une course de voiture, les cheveux déliés, la gorge pleine de rires. » Une histoire qui vient s’ajouter à d’autres histoires toutes aussi difficiles à vivre, toutes aussi violentes. Alors l’alcool, alors la drogue, alors tous les expédients sont bons pour ne plus « vivre une vie de merde et le savoir ». Sauf que ce n’est plus la vie. Tous ces artifices voilent une réalité qui finit toujours par leur revenir en pleine figure. Peu importe le milieu social – même riche, on peut être bafouée et humiliée, quittée pour une plus jeune – et peu importe l’âge. À dix ans, quand son père vous viole dans la buanderie, à vingt ans quand l’amour se confond avec le désir, à quarante ans quand on comprend qu’il sera difficile d’échapper à un quotidien éreintant qui ne laisse guère de loisir entre le ménage et les enfants ou à soixante ans, quand on est délaissée, abandonnée, vidée.
Quand on ne veut plus subir le poids d’une société qui pose l’égalité comme principe mais s’autorise à le bafouer outrageusement, à se complaire dans une mâle domination, alors on rêve de vengeance, de violence. On s’imagine Phoolan Devi faisant payer à tous ses violeurs leurs crimes abjects. Cette héroïne qui rend justice à « tous les enfants souillés, violés, battus à mort, tous ceux dont la rage de vivre a été brisée comme leurs mains, leurs dents, leurs membres ». Ou alors, on décide d’en finir. De se jeter dans le vide ou de foncer tout droit au volant de sa voiture.
Paule Andrau a construit son livre comme un puzzle, nous livrant les pièces d’une vie, celles d’une autre et d’une autre encore… Un récit éclaté qui correspond parfaitement à ces existences marquées à jamais. Ces mater dolorosa aimeraient tant pouvoir faire table rase d’un passé qui leur a tout pris, ne leur laissant au mieux que la colère. Pour que tous ces faits divers, ces histoires devenues trop banales ne se répètent plus dans l’indifférence générale.

Violence(s)
Paule Andrau
Éditions Maurice Nadeau
Premier roman
190 p., 18 €
EAN 9782862313047
Paru le 10/09/2021

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Violence(s) est roman construit sur une douzaine de récits de femmes évoquant les violences ordinaires ou extraordinaires qu’elles ont subies dans leur vie. Elles n’ont pas de nom. Mises bout à bout, les bribes de leur destin surgissent à travers ces paroles de femmes jamais dites, car elles se taisent, en devenant invisibles aux autres. Elles passent leur vie à attendre: leurs hommes, leurs enfants, leur vie même. Ce sont les vies de femmes rabaissées, humiliées, frappées, violées, torturées avant d’être tuées, juste parce qu’elles « sont femmes », celles dont on parle dans nos journaux et qu’on oublie. À travers ces paroles, ces cris interdits par toutes les conventions, elles témoignent de la violence qu’appelle partout cet « état de femme ». Toutes, même celles dont on dit qu’elles « ont réussi », malgré le « genre » auquel elles appartiennent. Ce roman les fait entrer dans la littérature pour ce qu’elles sont: des héroïnes du quotidien que sauvent leur courage et leur force de résilience, au bout du chemin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
En Attendant Nadeau (Gabrielle Napoli)
La Viduité
Proprosemagazine (Karen Cayrat)


Paule Andrau présente Violence(s) © Production Éditions Maurice Nadeau Les lettres nouvelles

Les premières pages du livre

« X.1
Depuis des mois, depuis des années, la visite rituelle à l’hôpital. Et chaque fois ce déferlement de la souffrance des autres qui la laisse gorgée d’horreurs pour plusieurs jours. Là, dans ce couloir qui sert de salle d’attente, des heures souvent avant l’entrée dans le bureau du professeur. Des femmes. Des femmes dont les yeux vides ressemblent à ceux des saintes du Greco. Derrière ces visages que la maladie consume, des histoires, des vies qui l’assaillent inexorablement et qui la consolent de la visite pas vraiment rassurante, pas complètement positive puisqu’il faut continuer le traitement et revenir le mois prochain sans savoir quand ça finira.
L’hôpital, lieu hors du monde et monde en soi. Dès l’ouverture de la porte vitrée, un sas qui fait basculer dans l’ailleurs. L’attente au guichet : il a fallu prendre un ticket comme pour le rayon fromage ou viennoiserie dans les grands magasins. Consommateurs ici aussi, tous consommateurs. L’attente parfois interminable, souvent entrecoupée par l’arrivée de brancards et les soignants qui passent devant tout le monde pour une urgence. Prioritaires. L’attente et la pensée qui court malgré soi pendant l’attente. Sous l’apparence neutre, rester assise, ne pas bouger les mains, faire semblant de ne pas sentir la tension monter dans les jambes, nouer le ventre. La pensée qui s’emballe vers les peurs les plus folles et loin au bout, la mort, la mort, la mienne. Ne pas regarder les autres car s’apitoyer sur eux, c’est s’apitoyer sur soi et alors, la grande débâcle, le grand déballage. Attendre les documents, ces petits carrés de papier automatiquement fournis par la machine et formant une ou deux pages de chiffres, de sigles incompréhensibles.
Chacun de ces petits carrés, un sésame pour un examen, un prélèvement, un soin spécifique. Munie de ce viatique, traverser des couloirs pour atteindre le service où elle a rendez-vous. Les secrétaires à qui il faut remettre les feuilles reçues du guichet de l’entrée. Moins douloureux: au fil des mois elle les a apprivoisées, les secrétaires. Elles parlent de leurs enfants, je parle des miens, elles demandent des nouvelles, elles me reconnaissent. Et puis le couloir qui sert de salle d’attente et où nous restons pêle-mêle, les urgences, les cancéreux, les sidéens, les leucémiques. Surtout ne pas se regarder, ne pas lever les yeux parce que chez chacun, la parole est au bord des lèvres, qu’un seul regard suffit à la mettre en œuvre et que quand elle se met en branle, plus rien ne peut l’arrêter. Nous le savons tous ; alors nous regardons nos mains, nous feuilletons un agenda, nous comptabilisons dans notre sac les petits papiers pense-bêtes utiles à la semaine, nous faisons semblant de lire les journaux qui sont là sur une table basse.
Et si écrire lui donnait de déposer enfin ces confidences et ces non-dits lourds du poids de l’humain qui l’empêchent de vivre elle aussi ? Si écrire c’était déposer entre les mains de tous les autres, dans la conscience de chacun un peu de ces secrets pour les partager enfin? Les mots, trouver les mots.
Peut-être juste laisser parler ces voix qui s’entrecroisent en elle, les laisser tisser cette toile de vies meurtries, brisées, les laisser faire, juste comme elles viennent, les laisser faire.
Y arriverai-je ? Je ne sais pas. Vais-je essayer ? Je n’en sais rien. Seulement dans ma mémoire le chant de cette femme kurde sous la tente qui récite une dernière fois l’épopée de sa race, celle qui va disparaître, celle dont le poème même dit la mort à venir, chant qu’elle déroule d’une voix ferme à visage découvert tandis que les autres femmes pleurent sous leurs voiles et que les hommes eux-mêmes cachent leur face de leur main. Mélopée étrange dont chaque strophe est un éloge guerrier qui se clôt pourtant sur une note tremblée et rauque comme un égorgement. Récit de hauts faits et de souffrances dont la célébration est dévolue à une femme comme si c’était à elle, plus qu’à tout autre, qu’incombait la déploration de la misère humaine, le thrène funéraire de ceux qui ont vécu et qui vont mourir.

Pleurer, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ? Pleurer parce que toute cette merde… Pleurer quand on est jeune, parce qu’après… On voit bien que ça continue, que tout continue au-delà des pleurs. Les mêmes erreurs, les mêmes à vous faire mal. La même laideur. La vie, ça dure.
Alors on apprend à ne plus pleurer. Ça ennuie les autres de vous voir pleurer, ils se sentent coupables. Au début, ils consolent. Ensuite, ils deviennent rogues. Alors, on pleure toute seule. C’est plus simple. Parfois, on étouffe. On croit qu’on va crever. On crève. Ça coule, ça coule sans arrêt, bêtement dans des endroits idiots, dans des moments sans signification particulière. Sans raison. Devant le visage fermé d’une postière derrière son guichet. Quand on est prise dans un embouteillage et qu’on sait qu’on n’arrivera pas, qu’on n’arrivera pas à l’heure, qu’on n’y arrivera pas, qu’on n’arrive à rien. Ou simplement parce qu’une bouteille d’eau qu’on remplissait vous a sauté au visage.
On se retrouve trempée. La fermer, s’asseoir sur une chaise et pleurer.
On pleure pour tout mais sans que jamais personne ne le voie. On pleure pour l’autre qui une fois de plus a menti. On pleure pour les enfants devenus ennemis. Pour la vie si longue et si vide. Rien toujours.

Avant, je me disais pour tenir, pense à ceux que tu aimes. À quoi penser aujourd’hui? Où sont-ils les gens que j’aime? Les ai-je jamais aimés? Y en a-t-il encore aujourd’hui?
J’ai été ridicule, j’ai cru à toutes ces choses qui n’existent pas. D’ailleurs, s’il fallait les dire, les nommer, je ne pourrais pas, je ne pourrais plus. Trop bête. Même les dire me paraît trop bête. Alors, les avoir pensées ! Mais il n’y a rien, rien, nada. Rien nulle part. Rien partout. Que reste-t-il de ceux à qui je pensais pour tenir ? Tous m’ont bien eue, le père, le fils… Et le Saint-Esprit. Et moi, je vivais de ça, ce frémissement de tout l’être pour le plaisir donné à l’autre, cette fébrile projection vers le moment où il serait prévenu dans ses désirs, cette attente imbécile d’un regard, d’un geste, d’un mot dont l’absence a chaque jour empoisonné ma vie. Quelle bêtise. Il faut être au bout de la route pour en mesurer l’étendue.

Moi je bois. Je m’imbibe. De façon lente, systématique. Jusqu’au moment où je me sens ailleurs. C’est si facile, si précis : je peux dire l’instant où tout va basculer, devenir enfin vivable. Au début, ça brûle. Je ne peux même pas dire que c’est bon. Ma lèvre inférieure gonfle, durcit. J’en ai une conscience aiguë, presque douloureuse, mais je sais que le plaisir en dépend. Ma lèvre brûle et peu à peu je ne sais plus que cela. Puis ça descend. Ça prend les membres.
Ils s’ankylosent, s’affaissent. Et je suis libérée. Libérée de moi-même. Cette sourde pesanteur. Le visage comme de la pierre. Je bois encore. Jusqu’à la paralysie, l’insensibilité.
Je ne sens plus rien. Je suis sûre qu’on pourrait me blesser, me faire saigner sans que je crie. Invincible, je suis devenue invincible.
Ça commence à être bien. Mes paupières tombent, ma bouche s’emplit d’eau et le monde s’efface, s’éteint dans la distance. Je sens mes pommettes comme si toute ma vie s’y trouvait condensée et alors j’oublie. J’oublie tout : mon amant trop jeune, mon argent trop présent, mon passé si dérisoire, si vide, mon avenir néant. Je bois et le soleil inonde mon corps épuisé, détend tous les fils d’acier des convenances, adoucit toutes les souffrances, comble tous mes manques, ces tenailles présentes dans chacune de mes articulations, chacun de mes muscles. Il me semble qu’alors je peux tout dire, tout faire. Toutes les murailles tombent et seule compte ma musique, ma musique à moi, celle qui rythme mes non-sens.
Moi, je bois. C’est si simple. Tout s’éteint dans une nuit si douce et moi je flotte, loin, sans lien avec rien.
Qu’est-ce que je bois ? N’importe quoi. Dans n’importe quel ordre. Avec la vodka, ça va plus vite. Avec des alcools doux, je fais durer le plaisir du naufrage. Je sens l’ankylose me gagner, je la devance. Douceur suave de la pierre qui prend lentement possession de moi. J’aime cet état minéral qu’anime seule la pensée. Je ne veux plus faire un geste.
Extase.

On se tait. Attendre la visite au professeur. On pénètre dans le bureau l’un après l’autre. L’importance des premiers mots : toujours pour moi une entrée en matière qui colore le commentaire des analyses, les indications données sur les marqueurs. Il faut encaisser, ranger quelque part en soi les informations avec leur netteté immédiate et leur imprécision sur l’avenir. Toujours le dialogue se fait pédagogique : le professeur veut que je comprenne ce qui se passe, il répète
J’ai besoin de vous, je ne peux rien sans vous, il doit le répéter à chacune et chacun de ceux qui viennent dans son bureau avant moi et derrière moi. Il faut trouver la force de rester assise, d’écouter avec attention, de faire reformuler certaines phrases pour m’assurer que j’ai bien compris. Ça n’est pas fini, ça n’est jamais fini. Épuisée, épuisée au point de me sentir tomber alors que je suis assise. Parfois je pleure. Il sait bien que ce n’est pas sur moi, je ne suis jamais comme il le dit qu’une petite malade, une malade presque guérie et qui a eu la chance de survivre. Je pleure sur cet univers inhumain, en marge de la vie, antichambre de la mort.
Je quitte l’hôpital. Je ne sais ni pourquoi ni comment chaque fois j’entends ces femmes qui ne m’ont pas parlé et que je ne connais pas. Je ne sais pas de quelle partie de moi elles se lèvent mais elles sont là, partout dans ma vie, obsédantes ; je vois les événements de leur vie, ce qui les a amenées là elles aussi. Elles sont si fortes, si violentes, si pleines des cruautés qu’elles ont subies qu’elles marchent à mes côtés et qu’elles couvrent le réel de leur cri. Écrire. Il faut écrire pour donner vie à tous ces corps abandonnés, marmoréens dans leur pesanteur et informes dans leur défection totale, écrire pour donner sens à ces regards égarés de celles qui sont en train de passer du côté de la mort.

J’ai été bête, bête. J’aurai dû partir, il y a dix ans, quand j’ai commencé à douter, quand un soir je me suis retrouvée chez moi, étrangère à ma propre maison, me demandant ce que je faisais là. Partir. Et au lieu de ça, j’ai travaillé. Travaillé deux fois plus. Un tourbillon d’activités. Une journée si dense qu’elle était à elle seule toute une vie: de six heures du matin à minuit, tout, travail, gym, heures supplémentaires, et la maison, les enfants, le mari. Tout ça pourquoi ? Au bout de la route, le grand trou. Ce creux au fond de la poitrine qui s’élargit à l’infini, le désir que tout s’arrête, que tout finisse, le désir obscur, tenace de l’immobilité, de l’insensibilité de la tombe, s’arrêter enfin. Que tout cesse, tout cesse.

Des années à haïr, à se refermer sur la souffrance comme sur un noyau dur. Construire de la vie tout autour et pour tenir, haïr. Haïr l’autre pour son silence abrupt, cette absence du regard qu’on ne rencontre plus. Cette présence pesante et aveugle pendant des années, là, en face de moi. Le bruit de ses mâchoires qui mastiquent. Pas un mot. Et quand on lui parle, rien. Pendant des années, moi aussi, je me suis tue. J’ai cru que ne pas dire me préserverait et surtout sauverait les autres, donnerait un sens à ce tas de souffrances obscures, à ces miettes de peine que chaque jour laissait derrière lui. J’ai cru que parler ce serait tout casser, tout détruire et le peu que j’avais, j’y tenais tant. Alors je me suis tue.
Mais ce n’était pas encore assez. Il m’a tout pris. Vous pensez, vous qui passez, quelle vieille femme laide, négligée, repoussante. Oui, je suis tout ça. Et méchante aussi, j’ai tant de haine. Il a fichu ma vie en l’air. Il a quitté son métier.
Alors, moi, je l’ai épaulé. Je continuais. Un coup de plus.
Se taire. Marcher la route de la vie. Serrer les dents. Se taire.
Il a fallu vendre la maison, se réfugier dans un quartier périphérique. Moins cher. Vivoter à deux sur mon salaire. Car moi, n’est-ce pas, j’étais fonctionnaire, une planquée, une qui ne foutait rien mais dont on avait besoin quand même. Une qui aurait une retraite, elle, tandis que lui… Une qui touchait de l’argent à la fin de chaque mois. L’argent, il le prenait, il en vivait, sans un merci, sans un regard, sans un geste qui m’aurait fait exister. L’argent, il le prenait, comme
il m’a tout pris. Alors, aujourd’hui, plus de maison, plus d’enfants, une petite retraite, la certitude d’avoir tout manqué, l’assurance de n’avoir plus rien à vivre. Je le hais. Je le regarde en silence, je le regarde pisser sur lui, je le regarde et il sait que je le
regarde.
C’est tout ce qui me reste : ce caillou de haine qui ne passera jamais. Je mourrai nouée autour de lui si je ne suis pas devenue lui toute entière avant.

Ces journées de folie, ce tremblement, chaque matin, quand il fallait quitter les enfants, les jeter devant une porte d’école encombrée et partir pour une journée interminable.
Le temps qui se détraque et qui vous talonne sans cesse des dix minutes qui vous ont manqué dès le début. Et, pendant douze heures, le sentiment d’être orpheline, dépossédée par l’abandon forcé des enfants. L’exil sans recours dans un monde incohérent, hostile qui nie tout de la maternité. Le déchirement de les avoir laissés derrière soi, les êtres aimés, sans savoir comment ils allaient passer cette journée, ballottés au gré de personnes que l’on ne connaît pas. Et la terreur, brusquement qui fige tout en soi, tout sauf le bruit du sang qui bat aux tempes : s’ils mouraient, si elle revenait de cette traversée chaotique de la journée pour les trouver morts. S’ils devaient s’éteindre, là, brutalement, sans elle – c’est si courant – un choc, une voiture, une chute. Chaque jour, pendant toutes ces années, cette certitude qui parfois la rendait idiote : la mort omniprésente que toute cette vie nie et qui seule est vraie.
Si fort, si dur, comme une pierre dans la gorge, le désespoir de ne pouvoir sortir des rails bien huilés de la vie sociale, de ne pouvoir se dégager et courir à eux pour dire.
Pour dire quoi ? Qui aurait compris ? Elle aurait paru folle, elle aurait dérangé l’ordre des choses comme elle provoquait la haine de cette mère d’élève qui lui reprochait d’inventer pour sa fille des chapelets de mots tendres, des guirlandes d’invocations matinales pour atténuer la séparation de chaque jour. D’ailleurs ils avaient tous beau jeu de lui dire qu’il ne tenait qu’à elle de ne pas travailler…
Ces images : brisé, à terre, broyé, sanglant, son enfant.
Et l’angoisse qui envahissait sa tête, incendiait sa poitrine silencieuse, le cri réfréné de la révolte et de la peur. Et quoi aujourd’hui ? Rien de tout ça n’existe puisque
personne ne l’a su. Elle n’a jamais rien dit. Avec qui partager ?
Et est-ce que tout ne devient pas pire quand on a dit ?

Plus rien ne peut me faire pleurer. Même pas moi. Surtout pas moi. Au fond, je me hais aussi. De tout ça.
D’avoir traversé tout ça. D’exister encore après tout ça. De ne pas en être morte. Mais je ne peux pas pleurer. Plus de larmes. C’est pas faute d’en avoir versé. Peut-être que ça se tarit un jour. Plus de source des larmes. Moi : quoi d’autre que cette poignée d’os desséchée ? Dès l’origine. Rien d’autre.
Rien d’autre. Bizarre quand même cette souffrance toujours neuve dans ce corps tout déformé par l’âge. Penser que j’ai été jeune. Penser que j’ai été belle. Quand ça? Penser que j’ai été une petite fille à la robe de broderie anglaise empesée.
La seule chose qui peut encore me toucher. Ce regard de petite fille que pose parfois sur moi une femme inconnue, au hasard de la rue. Cette tendresse pitoyable pour la vieille femme que je suis devenue et dans cette tendresse le double visage de l’enfance et de la beauté retrouvé pendant un court instant. Cette femme belle et douce qui me sourit et me pardonne tout ce que je suis, ce moment sans paroles, nos deux gorges nouées, la sienne de tout ce qu’elle devine, la mienne de tout ce à quoi j’ai renoncé. Deux femmes qui se regardent et qui savent. Celle que j’ai été, celle que, je l’espère, elle ne deviendra jamais.
J’ai cru à des mots, des mots vides de sens auxquels j’ai voulu croire. C’est ma faute bien sûr. Le mot de mon fils «parce que tu le veux bien». Oui, je voulais les aimer.
Même malgré eux. Mais l’amour donne plus de force aux coups qu’on reçoit. Le pire, découvrir que les êtres qu’on aime, une fois qu’ils se sont saisis de l’amour qu’on a pour eux, se constituent en continents étrangers. Hostiles. Durs et tranchants comme des couteaux. À chaque parole une entaille.
D’abord, les coups, on les prend. Ensuite on se rétracte, on les évite d’un brusque recul. Enfin on se blinde et on les fuit. On se contracte. On se racornit. Toute desséchée comme une vieille orange oubliée sur un coin de cheminée.
La peau durcie, figée. Encore de la couleur mais comme vernie. Vitrifiée par le temps.
Elle désormais, cette vieille femme où tout s’était recroquevillé, appauvri. Et chaque matin, la contemplation de ce désert, de ce sable. »

Extraits
« Alors le psy m’a dit d’écrire. Écrire quoi? Que j’étais une fille à papa occupée à danser, à vibrer sous les mains des garçons d’abord, sous l’effet de toutes les drogues ensuite, à jouer ma vie sur un baiser, un shoot, une course de voiture, les cheveux déliés, la gorge pleine de rires. Et que quand papa est mort, j’ai soigné ma mère, que je l’ai accompagnée et que, après, plus rien, seule avec moi-même, le visage glacé dans le miroir, trop apprêté, trop travaillé pour être encore vivant. Écrire quoi? Mettre de la merde sur le papier et après relire la merde refroidie. Dégueulasse, J’aurai été la seule à me relire. Vivre une vie de merde et le savoir, c’est une chose. Mais l’avoir tous les jours sous les yeux à travers des phrases qui se décomposent non merci. Alors je bois c’est plus simple. Et quand je bois, la merde devient paillettes et ce n’est plus la vie. » p. 25

« Oui, c’est moi Phoolan Devi. Dans ces minutes où j’attends l’adhésion ou le rejet de l’Assemblée, je ne pense qu’à ce moment d’ivresse où ma vengeance rendait à l’enfant suppliciée le poids de sa souffrance désormais assumée par les bourreaux, à un taux usuraire. Je suis Phoolan Devi: la foule dans les coursives de la rotonde scande mon nom et les députés sont eux aussi saisis de cette folie. J’entre sous la coupole au milieu des applaudissements. Et avec moi, marchent dans les acclamations, tous les enfants souillés, violés, battus à mort, tous ceux dont la rage de vivre a été brisée comme leurs mains, leurs dents, leurs membres, peuple d’ombres que chacun de mes pas réveille. » p. 59

« La facilité avec laquelle les êtres entrent dans votre vie. Un regard seulement et ils s’installent. Ou alors, ils arrivent sans même qu’on le sache, à la fois étrangers et intérieurs. Tout petit d’abord. Et puis ça grandit, ça devient tout, ça vous dévore. Et quand ils vous ont dépossédée de vous-même, que vous n’existez plus qu’à travers eux, ils décident que c’est mieux ailleurs ou que vous n’existez plus ou que vous n’en valez plus la peine ou qu’ils en aiment une autre.
Pour tant de femmes autour d’elles, ce statut ambigu d’épaves de la vie, laissées-là par le flot des êtres aimés, comme déshabitées et incapables de vivre autrement qu’au passé. Alors la peur d’être un jour confrontée à cette désertion. De voir se tarir un jour ces années de soins et d’amour, ces années où ils étaient son air et sa lumière, d’avoir à les regarder comme on fait des mirages, à la fois pénétrée de leur puissance, de leur présence, et toujours frustrée de leur évanescence. La preuve de son idiotie irrémédiable. » p. 104

À propos de l’auteur
ANDRAU_PaulePaule Andrau © Photo DR – Youtube

Agrégée de lettres classiques et professeur de chaire supérieure, Paule Andrau a longtemps enseigné la littérature. Elle a écrit jusqu’ici des monographies consacrées à Voltaire, Rabelais, Diderot, Stendhal, Barbusse, Gide ou Queneau. Elle est venue au roman en saisissant des bribes de destins sur les tickets de caisse des grandes surfaces. Elle a ensuite orchestré cette «partition» en imaginant ces histoires morcelées et inaudibles. Paule Andrau habite la région de Nice. (Source: Éditions Maurice Nadeau)

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Le bal des folles

MAS_la_bal_des_folles
  RL_automne-2019  68_premieres_fois_logo_2019
Sélectionné par les « 68 premières fois »

Lauréate du Prix Première Plume 2019
Lauréate du Prix Stanislas 2019
Sélectionné pour le Prix Renaudot
Sélectionné pour le Prix du Premier Roman

En deux mots:
En cette année 1885, Charcot poursuit ses travaux à la Salpêtrière. Louise, atteinte d’hystérie sévère, lui sert de cobaye pour ses expériences d’hypnose suivie par un public curieux. Mais l’attraction la plus courue du tout-Paris est le Bal des folles organisé avec les pensionnaires de cet hôpital qui est bien davantage une prison.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Eugénie et Louise, à la folie

Étonnant premier roman que ce Bal des Folles auquel nous convie Victoria Mas. Il a lieu à la Salpêtrière, où Charcot multiplie les expériences sur des femmes «différentes», souvent internées arbitrairement.

En 1885 à Paris, La Salpêtrière est un établissement plus que deux fois centenaire qui conserve la réputation de prison pour femmes qu’il a longtemps été. Après les mendiantes et les prostituées, on y enferme désormais les «folles», terme générique qui regroupe aussi bien les épileptiques que les retardées mentales, les hystériques que les maniaco-dépressives. Ce service, dirigé par Jean-Martin Charcot, expérimente beaucoup et pratique notamment l’hypnose au cours de séances qui sont devenues une attraction très courue.
BROUILLET_Charcot_lecon_Salpêtrière
C’est pour Louise, seize ans, l’occasion de tuer son ennui et de s’échapper quelques instants de cet immense dortoir où règne une discipline de fer.
Mais la jeune fille rêve de pouvoir fuir pour de bon, en compagnie d’un aide-soignant qui lui fait miroiter le mariage. Elle attend avec impatience le grand bal annuel durant lequel elle pourra s’envoler dans les bras de son futur mari. Un événement encore plus suivi et commenté, car la listes des invités rassemble les politiques, les scientifiques, les journalistes et les artistes.

Bal_des_Folles_©Dussault
En cette fin du XIXe siècle, le neurologue Charcot tente de sauver ses patientes de la folie en organisant pour elles des bals lors de la mi-carême. Dans un ballet baroque se côtoient, le temps d’une valse, le Tout-Paris et les aliénées.
Illustration Antoine Moreau Dusault pour Historia

En pleins préparatifs, quelques jours avant la mi-carême, Eugénie vient rejoindre les aliénées. Son seul crime est de converser avec les morts. Une déviance que son père n’accepte pas sous son toit. Aussi n’hésite-il pas à faire interner sa fille sans autre forme de procès. Toutefois, le pouvoir de la nouvelle venue va troubler Geneviève, l’infirmière jusqu’alors surtout réputée pour sa rigidité. Mais quand Eugénie lui transmet un message de sa sœur décédée et l’encourage à partir sans attendre pour Clermont-Ferrand où son père a été victime d’un accident, elle se sent redevable envers sa nouvelle pensionnaire.
Victoria Mas, d’une plume aussi alerte que documentée, sait parfaitement faire monter la tension. À mesure que se profile ce bal tant attendu, Geneviève prend toujours plus de risques pour qu’Eugénie puisse lui transmettre les messages de l’au-delà. En échange, elle promet d’aider la captive à fuir.
Loin de moi l’idée de dévoiler les rebondissements multiples de cette soirée mémorable et les destins de Louise, Eugénie et Geneviève. Aussi me contenterai-je de saluer la performance de la primo-romancière dont la plume n’a pas fini de nous séduire. Victoria Mas. Retenez bien ce nom !

Le bal des folles
Victoria Mas
Éditions Albin Michel
Premier roman
256 p., 18,90 €
EAN 9782226442109
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un voyage à Clermont-Ferrand.

Quand?
L’action se situe à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des Folles.  Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des airs de valse et de polka en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves et autres mousquetaires. Réparti sur deux salles, d’un côté les idiotes et les épileptiques; de l’autre les hystériques, les folles et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations de Charcot, désireux de faire des malades de la Salpêtrière des femmes comme les autres. Parmi elles, Eugénie, Louise et Geneviève, dont Victoria Mas retrace le parcours heurté, dans ce premier roman qui met à nu la condition féminine au XIXe siècle.

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Le bal des folles – Victoria Mas – © Production éditions Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le 3 mars 1885
– Louise. Il est l’heure.
D’une main, Geneviève retire la couverture qui cache le corps endormi de l’adolescente recroquevillée sur le matelas étroit ; ses cheveux sombres et épais couvrent la surface de l’oreiller et une partie de son visage. La bouche entrouverte, Louise ronfle doucement. Elle n’entend pas autour d’elle, dans le dortoir, les autres femmes déjà debout. Entre les rangées de lits en fer, les silhouettes féminines s’étirent, remontent leurs cheveux en chignon, boutonnent leurs robes ébène par-dessus leurs chemises de nuit transparentes, puis marchent d’un pas monotone vers le réfectoire, sous l’œil attentif des infirmières. De timides rayons de soleil pénètrent par les fenêtres embuées.
Louise est la dernière levée. Chaque matin, une interne ou une aliénée vient la tirer de son sommeil. L’adolescente accueille le crépuscule avec soulagement et se laisse tomber dans des nuits si profondes qu’elle ne rêve pas. Dormir permet de ne plus se préoccuper de ce qu’il s’est passé, et de ne pas s’inquiéter de ce qui est à venir. Dormir est son seul moment de répit depuis les événements d’il y a trois ans qui l’ont conduite ici.
– Debout, Louise. On t’attend.
Geneviève secoue le bras de la jeune fille, qui finit par ouvrir un œil. Elle s’étonne d’abord de voir celle que les aliénées ont surnommée l’Ancienne attendre au pied de son lit, puis elle s’exclame :
– J’ai cours !
– Prépare-toi, tu as assez dormi.
– Oui !
La jeune fille saute à pieds joints du lit et saisit sur une chaise sa robe en lainage noir. Geneviève fait un pas de côté et l’observe. Son œil s’attarde sur les gestes hâtifs, les mouvements de tête incertains, la respiration rapide. Louise a fait une nouvelle crise hier : il n’est pas question qu’elle en fasse une autre avant le cours d’aujourd’hui.
L’adolescente s’empresse de boutonner le col de sa robe et se tourne vers l’intendante. Perpétuellement droite dans sa robe de service blanche, les cheveux blonds relevés en chignon, Geneviève l’intimide. Avec les années, Louise a dû apprendre à composer avec la rigidité de cette dernière. On ne peut lui reprocher d’être injuste ou malveillante ; simplement, elle n’inspire pas d’affection.
– Comme ceci, Madame Geneviève ?
– Lâche tes cheveux. Le docteur préfère.
Louise remonte ses bras arrondis vers son chignon fait à la hâte et s’exécute. Elle est adolescente malgré elle. À seize ans, son enthousiasme est enfantin. Le corps a grandi trop vite ; la poitrine et les hanches, apparues à douze ans, ont manqué de la prévenir des conséquences de cette soudaine volupté. L’innocence a un peu quitté ses yeux, mais pas entièrement ; c’est ce qui fait qu’on peut encore espérer le meilleur pour elle.
– J’ai le trac.
– Laisse-toi faire et ça se passera bien.
– Oui.
Les deux femmes traversent un couloir de l’hôpital. La lumière matinale de mars entre par les fenêtres et vient se réfléchir sur le carrelage – une lumière douce, annonciatrice du printemps et du bal de la mi-carême, une lumière qui donne envie de sourire et d’espérer qu’on sortira bientôt d’ici.
Geneviève sent Louise nerveuse. L’adolescente marche tête baissée, les bras tendus le long du corps, le souffle rapide. Les filles du service sont toujours anxieuses de rencontrer Charcot en personne – d’autant plus lorsqu’elles sont désignées pour participer à une séance. C’est une responsabilité qui les dépasse, une mise en lumière qui les trouble, un intérêt si peu familier pour ces femmes que la vie n’a jamais mises en avant qu’elles en perdent presque pied – à nouveau.
Quelques couloirs et portes battantes plus tard, elles entrent dans la loge attenante à l’auditorium. Une poignée de médecins et d’internes masculins attendent. Carnets et plumes en main, moustaches chatouillant leurs lèvres supérieures, corps stricts dans leurs costumes noirs et leurs blouses blanches, ils se tournent en même temps vers le sujet d’étude du jour. Leur œil médical décortique Louise : ils semblent voir à travers sa robe. Ces regards voyeurs finissent par faire baisser les paupières de la jeune fille.
Seul un visage lui est familier : Babinski, l’assistant du docteur, avance vers Geneviève.
– La salle est bientôt remplie. Nous allons commencer d’ici dix minutes.
– Avez-vous besoin de quelque chose en particulier pour Louise ?
Babinski regarde l’aliénée de haut en bas.
– Elle fera l’affaire comme ça.
Geneviève hoche la tête et s’apprête à quitter la pièce. Louise marque un pas anxieux derrière elle.
– Vous revenez me chercher, Madame Geneviève, n’est-ce pas ?
– Comme chaque fois, Louise.
En coulisse de la scène, Geneviève observe l’auditorium. Un écho de voix graves monte des bancs en bois et emplit la salle. Celle-ci ressemble moins à une pièce d’hôpital qu’à un musée, voire à un cabinet de curiosités. Peintures et gravures habillent murs et plafond, on y admire des anatomies et des corps, des scènes où se mélangent des anonymes, nus ou vêtus, inquiets ou perdus ; à proximité des bancs, de lourdes armoires que le temps fait craquer affichent derrière leurs portes vitrées tout ce qu’un hôpital peut garder en souvenir : crânes, tibias, humérus, bassins, bocaux par douzaines, bustes en pierre et pêle-mêle d’instruments. Déjà, par son enveloppe, cette salle fait au spectateur la promesse d’un moment singulier à venir.
Geneviève observe le public. Certaines têtes sont familières, elle reconnaît là médecins, écrivains, journalistes, internes, personnalités politiques, artistes, chacun à la fois curieux, déjà converti ou sceptique. Elle se sent fière. Fière qu’un seul homme à Paris parvienne à susciter un intérêt tel qu’il remplit chaque semaine les bancs de l’auditorium. D’ailleurs, le voilà qui apparaît sur scène. La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l’élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l’espoir qu’il suscite chez ces aliénées. Il sait que tout Paris connaît son nom. L’autorité lui a été accordée, et il l’exerce désormais avec la conviction qu’elle lui a été donnée pour une raison : c’est son talent qui fera progresser la médecine.
– Messieurs, bonjour. Merci d’être présents. Le cours qui va suivre est une démonstration d’hypnose sur une patiente atteinte d’hystérie sévère. Elle a seize ans. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, en trois ans nous avons recensé chez elle plus de deux cents attaques d’hystérie. La mise sous hypnose va nous permettre de recréer ces crises et d’en étudier les symptômes. À leur tour, ces symptômes nous en apprendront plus sur le processus physiologique de l’hystérie. C’est grâce à des patientes comme Louise que la médecine et la science peuvent avancer.
Geneviève esquisse un sourire. Chaque fois qu’elle le regarde s’adresser à ces spectateurs avides de la démonstration à venir, elle songe aux débuts de l’homme dans le service. Elle l’a vu étudier, noter, soigner, chercher, découvrir ce qu’aucun n’avait découvert avant lui, penser comme aucun n’avait pensé jusqu’ici. À lui seul, Charcot incarne la médecine dans toute son intégrité, toute sa vérité, toute son utilité. Pourquoi idolâtrer des dieux, lorsque des hommes comme Charcot existent ? Non, ce n’est pas exact : aucun homme comme Charcot n’existe. Elle se sent fière, oui, fière et privilégiée de contribuer depuis près de vingt ans au travail et aux avancées du neurologue le plus célèbre de Paris.
Babinski introduit Louise sur scène. Submergée par le trac dix minutes plus tôt, l’adolescente a changé de posture : c’est désormais les épaules en arrière, la poitrine gonflée et le menton relevé qu’elle s’avance vers un public qui n’attendait qu’elle. Elle n’a plus peur: c’est son moment de gloire et de reconnaissance. Pour elle, et pour le maître. »

À propos de l’auteur
Victoria Mas a travaillé dans le cinéma. Elle signe avec Le Bal des folles son premier roman. (Source : Éditions Albin Michel)

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Mangoustan

GIUDICE_mangoustan
  RL_automne-2019  Logo_premier_roman

En deux mots:
Mélania a quelques soucis avec Donald Trump, Irina avec Édouard et Laure avec Philippe. Des épouses considérées par leurs époux respectifs comme un bien chèrement acquis et qui n’entendent plus jouer les potiches. La tempête s’annonce forte!

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mélania, Irina et Laure se rebiffent

Il fallait oser faire de Mélania Trump un personnage de roman. Pour son premier roman Rocco Giudice réussit ce pari et nous offre un brûlot féministe que les hommes seraient bien avisés de lire aussi!

Trois histoires, trois femmes, et des épisodes successifs les mettant en scène, l’une après l’autre. À l’image du cyclone tropical annoncé et joliment appelé «Mangoustan», Rocco Giudice va faire avancer son récit en cercle concentrique, comme des ondes qui se rapprochent au fur et à mesure de leur point d’impact, à Hong Kong, où les destins de Mélania, Irina et Laure vont finir par se croiser. Pourtant les chances étaient infimes pour que l’épouse du Président des États-Unis croise un ex-mannequin ukrainien et une suissesse en pleine crise conjugale. Mais n’anticipons pas et faisons plus ample connaissance avec les trois personnages au centre de ce roman.
Tout commence à Tel-Aviv, lorsque Mélania refuse ostensiblement la main de son Donald à la descente de Air Force One, provoquant un déferlement de commentaires sur les réseaux sociaux jusque-là plutôt prisés par le président. Est-il nécessaire d’ajouter que les épisodes mettant en scène la première dame sont authentiques et démontrent un vrai travail de documentation.
Après Israël, nous arrivons en Suisse où on sent aussi une tension entre Irina, agacée d’être appelée Irène par son époux Édouard. Une goutte d’eau qui fait déborder un vase que l’on imagine déjà bien chargé. C’est lors d’un voyage en Ukraine que le couple s’est formé. Irina, qui s’appelait en fait Natalia – Nacha pour ses intimes – a pris ce nom lorsqu’elle a commencé une carrière de mannequin.
C’est à Singapour que nous allons croiser un troisième couple, formé par Laure et Philippe. Là encore, l’usure de la vie commune – après 35 ans de mariage – va entraîner une douloureuse rupture. Ils vont toutefois céder à leurs enfants Armand et Sylvie, qui leur demandent de «faire semblant» pour la veillée de Noël qui rassemble la famille tous les ans en Suisse.
Melania n’est plus décidée à supporter toutes les incartades de Donald. L’affaire Stormy Bugsy la fait sortir de ses gonds et Stephanie, son attachée de presse est chargée de gérer sa communication via des tweets sibyllins, mais faciles à décoder. Pendant ce temps Laure déprime à Vésenaz et du côté de Megève Irina décide que son bout de chemin avec Christian doit s’arrêter.
Dans les chapitres suivants, on suivra Laure dans sa recherche d’emploi, Mélania lors d’une visite d’un centre d’accueil pour enfants de migrants au Texas et les préparatifs d’Irina pour son voyage à Hong Kong.
Laure, a accepté l’invitation de sa sœur Isabelle à l’accompagner là-bas pour un salon professionnel et Mélania prend aussi la direction de la Chine pour un congrès.
Elle va maintenir sa participation, même si on lui annonce durant le vol qu’un cyclone tropical devrait frapper Hong Kong.
Rocco Giudice va faire de Mangoustan, la reine des tempêtes, le symbole de ces crises conjugales. À la manière du typhon, elles vont balayer les mufles, écraser les paternalistes, annihiler les égoïstes, quitte à provoquer quelques dégâts.
On s’amuse beaucoup dans ce roman improbable où tout s’emboîte pourtant parfaitement et on est emporté par cette volonté farouche. Les hommes n’ont qu’à bien se tenir !

Mangoustan
Rocco Giudice
Allary Éditions
Premier roman
190 p., 17,90 €
EAN 9782370732941
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule sur toute la planète, à Washington, New York et à Mar-a-Lago
Au Texas, à Novo Mesto Kiev et Yahotin, à Megève, Ibiza, Rome, Londres, à Bali, aux Philippines et à Hong Kong, à Genève, Saint-Prex et  Vésenaz.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Melania est mariée à un Priape raciste et misogyne devenu président des États-Unis, Irina à un publicitaire condescendant, Laure à un homme sans goût ni saveur qui la quitte pour la femme de ménage après trente ans de vie commune.
Elles ne se connaissent pas mais ont tant de choses en commun. Une volonté de fer pour s’émanciper de leur mari dominateur. Un sens de l’humour vif et piquant.
Mais ce qui les lie par-dessus tout, c’est un typhon qui répond au doux nom de Mangoustan. Et qui s’apprête à balayer Hong Kong le week-end où elles s’y trouvent toutes les trois.

Les critiques
Babelio
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INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Super-typhon, subst. masc. : Cyclone tropical qui débute par le battement d’ailes d’un papillon et provoque, par effet boule de neige, de grands bouleversements. Syn. ouragan, tornade. Voyez ! Ça n’a l’air de rien, mais c’est un typhon qui se prépare!

Tel-Aviv
Il fait une chaleur de bœuf sur le tarmac de l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv, ce jour de mai 2017. Au bout d’un tapis carmin interminable, l’avion présidentiel américain semble relié à un long cathéter. Au pied de l’escalier d’accès, des représentants de l’État israélien, pour qui le temps se fait long, patientent en piétinant. Les corps se balancent comme des roseaux au vent. Benyamin est prêt. Son regard va et vient entre le tarmac et la porte du Boeing 747. « Mais putain ! Qu’est-ce qu’il fout ? se demande-t-il. On a l’air de crétins ! » Le Premier ministre israélien porte à son nez un mouchoir et souffle dedans. Les cuivres d’une fanfare militaire lancent dans l’air chaud des accords de parade. « S’il ne sort pas bientôt, le sable du Néguev aura raison des flûtes et des tubas. » La fille du Président américain, accompagnée de son mari, débarque par l’arrière tandis qu’on s’agite à l’entrée du jumbo-jet. En haut de l’escalier, le père apparaît enfin, le veston déboutonné, une cravate bicolore raide comme un fil à plomb et les cheveux brillants comme la Toison d’or. Sa chevelure flamboie littéralement. Est-ce pour cela que Melania, sa femme, protège ses pupilles derrière des verres fumés ? Il agite un bras en guise de salut, descend les marches feutrées et s’adonne aux poignées de mains qui s’imposent mais qu’il abhorre : « Bordel, je déteste ça ! Toucher des peaux molles, embrasser des joues flasques, ça me dégoûte. Si seulement je pouvais porter des gants, ces gants jetables en latex. » Le premier sur son chemin est le chef du protocole, suivi du président de l’État d’Israël et de sa femme. Benyamin est en quatrième position. « C’est vrai ce qu’on dit, constate le Premier ministre, il scotche ses cravates à sa chemise. » Son regard amusé s’attarde sur le nombril de son hôte tandis que le Yankee serre quelques pognes et tapote une épaule. Puis vient son tour :
– Tu y es arrivé, vieux lascar ! Président des États-Unis d’Amérique. Tu l’as mis bien profond à ces Démocrates de mon cul, hein ?
– Et à une foutue bonne partie des Républicains aussi, Benji.
– Je te présente ma femme, Donald.
– Oh, comme moi ?
Personne ne sait s’il blague. On se claque une bise, on se tient par les coudes et on se réjouit comme des farfadets autour d’un feu. Melania, elle, se tient en retrait. Toute de blanc vêtue, droite comme un passe-lacet, elle poireaute à côté des trois larrons. Lorsqu’elle voudra embrasser la femme du ministre, elle devra d’abord libérer ses doigts de la paume insistante d’un Benji frétillant.
– Elle pourrait quand même retirer ses lunettes, glisse-t-il à son épouse en reniflant.
– Tu es vexé parce qu’elle ne t’a pas calculé, grince-t-elle en retour, les pouces en l’air vers la Première dame.
L’incident advient après les discours de bienvenue et les allocutions de remerciements. Au moment où le couple présidentiel quitte les abords de l’estrade montée sur la piste, l’improbable se produit. Un détail à l’encontre de tout protocole, une fraction de seconde, et l’annonce, déjà, d’un bouleversement à venir. L’effet papillon, qu’ils disent. Ce jour-là, des millions de téléspectateurs à travers le globe voient Melania rejeter d’un geste sec la main tendue par son mari de président. »

Extraits
« – Ce n’est pas Irène, s’agace-t-elle, c’est Irina.
– Mais enfin, c’est pareil !
– Non, ce n’est pas pareil. Cesse de franciser mon nom chaque fois que tu me présentes à quelqu’un.
La salle de bains est l’endroit idéal pour les mises au point du matin. Irina se lève toujours en premier. Elle prend sa douche debout dans la baignoire et laisse ensuite couler l’eau pour le bain d’Édouard. Celui-là, qu’aucune occupation ne pousse hors du lit avant huit heures, se glisse sous la mousse quinze minutes avant qu’Irina ne quitte la maison.
– Si ça te gêne que je sois ukrainienne, trouves-en une qui soit d’ici, dit-elle en posant une noisette de crème sur son visage. Tu n’as que l’embarras du choix ; Marie-Christine, Françoise, Isabelle, c’est nettement plus rive gauche qu’Irina.
– Passe-moi la mousse à raser, lapin.
– On croirait que tu cherches à dissimuler mes origines. C’est humiliant et inutile ! Tu imagines bien que je ne trompe personne ; j’ai, comme qui dirait, un léger accent !
– Tout à fait charmant, par ailleurs.
Édouard, élégance ou lâcheté, avait pour habitude de fuir les conflits et redoutait la gravité presque autant que les voyages en seconde classe.
– Il faut qu’on parle de l’extension de la boutique. On déjeune ensemble ? demande Irina.
– On peut tout à fait déjeuner ensemble. Je passerai te prendre vers treize heures.
– Pourra-t-on parler de ce projet ?
– Je croyais que ta question portait sur le déjeuner seulement.
– Tu m’agaces, Édouard ! Je ne comprends pas que tu ne me soutiennes pas davantage. On est ensemble pour quoi, sinon ?
– Tu te le demandes vraiment ?
– Dans un couple, chacun est en droit d’attendre que l’autre l’accompagne dans ses projets. Tu n’étais pas aussi égoïste avec ton ex-femme ! »

« On ne quitte pas une femme sans raison. Pourtant il avait balancé : « Je n’ai rien à te reprocher, Laure. » Puis il avait ajouté : « Essayons de faire cela dignement, tu veux bien ? » Où allait-elle en trouver de la dignité à cette heure pitoyable de son existence ? Sa joie s’était effondrée sur elle-même. Elle était mortifiée. À cinquante-cinq ans, voilà qu’elle pleurait à nouveau comme une gamine. Si les enfants voyaient cela, ils la trouveraient pathétique, c’est sûr ! « À ton âge, on n’a pas le droit de se laisser aller comme ça. » Elle reniflait. Ses pores exhalaient, pensait-elle, une odeur de pitié.
« Mettre autant de soin à se séparer qu’à se séduire, pérorait-il devant ses amis, un Churchill coincé entre ses dents, est une élégance élémentaire. »
Pour la larguer, il avait attendu que la cadette ait, comme son frère quelque temps avant elle, définitivement quitté le foyer. Tuer la mère, oui, mais pas devant les enfants ; question d’élégance.
Elle avait pris un sacré coup de massue sur le front ; trente-cinq ans de vie avec lui, dont dix à Singapour où elle l’avait suivi. « Je fais quoi maintenant ? Je suis devenue femme avec lui, mère avec lui, je ne connais que lui.  » »

« Face à ses écrans, Wei de l’observatoire météorologique de Hong Kong est formel : le cyclone tropical qui s’est formé au large des côtes philippines se dirige tout droit sur la ville. Dans quatre jours, s’il ne dévie pas de sa trajectoire, il balaiera l’île avec des vents de plus de 200 km/h. Ce n’est, ni plus ni moins, que le plus puissant typhon mesuré depuis 1946. Pendant plusieurs jours, des masses d’air chaud se sont élevées au-dessus de la mer, créant de profondes dépressions. À une quinzaine de kilomètres de hauteur, l’air refroidit, descend en s’enroulant autour de la colonne d’air chaud. Tous les éléments sont réunis pour la formation de ce cyclone titanesque : une fois le moteur lancé, la rotation de la Terre entraîne les vents dans une ronde pareille à ces toupies à tige pour enfants qu’un bras céleste actionnerait avec véhémence. Pendant sept jours, la toupie ne s’arrêtera plus. Quand les dieux ennuyés iront jouer ailleurs, l’œil du succube se sera fracassé sur la terre. D’ici là, la tôle sifflera, les bâches s’envoleront et la pluie contrariée filera à l’horizontale. Les grues tourneront comme des girouettes sur les toits de la ville, les arbres plieront et les rivières bondiront hors de leur lit. Les édifices tangueront, les portes danseront dans leurs gonds et les vitres éclateront. »

À propos de l’auteur
Né en 1982 d’un père italien et d’une mère espagnole, Rocco Giudice vit entre Hong Kong et Genève. Mangoustan est son premier roman. (Source : Allary Éditions)

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