Bientôt les vivants

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Prix Transfuge du meilleur roman français 2024
Finaliste du Prix Orange du livre 2024

En deux mots
De 1988 à 1997, l’Algérie vit des années noires. Selma, passionnée de chevaux et sa cousine Maya, qui se lance dans le journalisme, vont se retrouver prises, avec leur famille, dans un quotidien où les islamistes et l’armée vont se combattent à coup d’attentats et de massacres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Au cœur de la guerre civile algérienne

Après avoir retrouvé une figure de proue de la révolution cubaine avec «Laissez-moi vous rejoindre», Amina Damerdji explore la décennie noire en Algérie dans un second roman bouleversant. Il suit deux cousines, Selma et Maya, tentant de se construire un avenir dans un pays à feu et à sang.

Le chapitre initial de ce roman bouleversant s’ouvre sur le massacre perpétré en septembre 1997 à Sidi Youcef, dans la banlieue d’Alger. On y voit une petite fille assister à l’assassinat de son père et ses amis attablés à la terrasse d’un café par un groupe armé. Une horreur qui va choquer tout le pays, même si cette nouvelle exaction ne vient que s’ajouter à une longue liste de crimes sanglants.
Maya, la journaliste, décide de se rendre sur place et propose à sa cousine Selma de l’accompagner. Les deux jeunes filles, qui vivent dans une banlieue résidentielle de la capitale, tentent de continuer à mener une vie normale dans un pays qui ne l’est plus depuis longtemps.
Pour preuve, le récit reprend en 1988, au moment où la jeunesse demande plus de démocratie et de meilleures conditions de vie. Mais le gouvernement n’entend pas céder une once de son pouvoir et envoie les chars contre les manifestants. C’est le début de la décennie noire.
À l’époque Selma ne s’émeut guère. Elle ne pense qu’à ses cours d’équitation et à ses sorties à cheval. Dans sa chambre, les murs sont couverts de posters de purs-sangs. Son père, le Dr Brahim Bensaïd espère pouvoir continuer à lui permettre d’assouvir sa passion, à gâter son épouse Zyneb et à embellir la maison familiale en se consacrant corps et âme à sa passion, soigner. «Soigner, réparer, rendre aux enfants leur sourire malicieux, voir le soulagement épanouir le visage des mères, recevoir leur gratitude sous forme de gâteaux au miel et aux amandes.» Une éthique qu’il va être contraint d’assouplir un peu en se livrant à un trafic de médicaments lui permettant d’empocher des commissions.
Sous le portrait de Si Smaïl, l’aïeul décédé, la famille qui héberge sous un même toit la grand-mère Mima, les parents et leurs enfants ne va pas tarder à se déchirer entre les partisans de l’ordre, l’oncle qui rejoint les islamistes, et le chef de famille qui est résolument contre les religieux. Le quotidien de Selma devient alors un champ de bataille où toutes les haines s’expriment sans retenue. Alors, Selma galope. Elle lâche la bride pour fuir un présent empli de colère, de rage et de morts. L’Algérie plonge dans le chaos, et la jeune fille tente de survivre.
Après 1994 d’Adlène Meddi, la trilogie de Frédéric Paulin qui commence avec La guerre est une ruse, Nos silences de Wahiba Khiari ou encore les Nouvelles d’Algérie de Maïssa Bey, Amina Damerdji propose une exploration de la décennie noire à travers le regard d’une jeune femme. Et si elle a fui le pays au moment de la guerre civile, son roman restitue avec bonheur les parfums de son enfance, de la forêt d’eucalyptus aux plats cuisinés pour la famille. Un second roman qui confirme les promesses nées avec Laissez-moi vous rejoindre.

Bientôt les vivants
Amina Damerdji
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 21,50 €
EAN 9782073025708
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé Algérie, principalement à Alger.

Quand?
L’action se déroule de 1988 à 1997.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Aïcha courut à travers le village. Ses jambes tremblaient et son cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Elle connaissait le mot, dhabahine, les égorgeurs. Dhabahine, dhabahine ! »
Algérie, 1988. Après les premières émeutes sauvagement réprimées, le mouvement islamiste montre sa puissance grandissante. La jeune Selma vit dans la proche banlieue d’Alger. Elle n’a qu’une passion, l’équitation, qu’elle pratique dans un centre non loin du village de Sidi Youcef, où se déroulera en 1997 l’un des épisodes les plus atroces de la guerre civile. Elle consacre tout son temps libre au dressage d’un cheval que tout le monde craint, tandis que les déchirements de l’histoire traversent sa famille comme toute la société algérienne : certains sont farouchement opposés aux islamistes, d’autres penchent pour le FIS, d’autres encore profitent du chaos pour s’enrichir… C’est dans ce contexte tragique que Selma apprendra à grandir, trouvant dans la relation avec son cheval et avec la nature un antidote à la violence des hommes. Bien que le martyre du village de Sidi Youcef éclaire d’une lumière terrible les trajectoires des divers personnages, ce roman reste constamment chaleureux et humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV culture (Mohamed Berkani)
Transfuge (Alexandre Fillon)
Benzine mag (Benoît Richard)
En Attendant Nadeau (Maya Ouabadi)
Mare Nostrum (Marion Poirson-Dechonne)
Untitled mag (Marie Heckebenner)
Le Matin d’Algérie
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Sur la route de Jostein


Amina Damerdji présente «Bientôt les vivants» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« SEPTEMBRE 1997
Les ruelles de Sidi Youcef n’étaient pas éclairées. Il fallait se contenter du halo des fenêtres pour guider ses pas. Les familles dînaient porte entrouverte ce soir-là. Moins pour l’air doux de la fin d’été que pour le nif, le nez altier, l’orgueil de montrer qu’elles n’avaient pas peur. Vint l’heure où les enfants rechignèrent à dire bonne nuit à leurs camarades. Ils voulaient clore d’un dernier but leur partie de football. Leurs mères savaient les rappeler d’une voix ferme, sans mettre un pied dehors, sans salir leurs mules d’intérieur dans la poussière d’une route même pas goudronnée. À quoi bon gaspiller l’argent public pour trois kilomètres de hameau étiré sur une crête en bordure d’une forêt qui finirait par tout engloutir ? L’État à cette époque avait beaucoup mieux à faire. Beaucoup plus à faire. À se demander, d’ailleurs, ce qu’il faisait vraiment.
Aïcha fronça ses sourcils. Elle, la petite fille déjà un brin autoritaire, pressait sa grand-mère pendant que celle-ci la peignait. Vite, Jida ! Noue ma queue-de-cheval, plus vite ! Ne vois-tu pas que le gâteau de riz va refroidir ? Elle ne supportait plus la lenteur des gestes de la vieille femme, ses coups d’éponge ralentis sur la table, ses grimaces quand elle se soulevait de sa chaise. Du haut de ses sept ans, Aïcha ignorait tout de la langueur des muscles qui s’amenuisent, des vertèbres qui se tassent, du ploiement douloureux des chairs. Elle s’agaçait. Un instant plus tôt, Mahfoud, son père, avait osé quitter la table sans finir son repas. Il avait laissé un fond de lentilles dans son assiette – sa seconde certes, et alors ? Était-il obligé d’obéir aux voisins qui le hélaient par les fenêtres pour aller jouer aux dominos ? L’horrible partie de la fin du week-end, ce moment injuste où on lui volait les derniers instants avec son père, avant que ne commence l’harassante semaine, le déchargement des containers sur le port qui lui fabriquait ces bras de géant. Mahfoud s’était levé en mastiquant. Il avait trempé un dernier morceau de pain dans la sauce puis il était sorti.
Aïcha bouillonnait. Comment ? Sa mère avait cuisiné un gâteau de riz, et à cause de ce jeu stupide son père allait le manger froid ? Alors qu’il était succulent tiède, quand le lait parfumé à la fleur d’oranger faisait fondre les grains sur la langue, pas quand le frigidaire avait rendu l’ensemble pâteux et collant ! Allez, Jida, le chouchou rose ! Il ceignait à peine ses cheveux qu’elle se dégagea et courut au-dehors, tenant l’assiette à dessert entre les mains. Jida sourit. Cette petite mourrait pour son père, selon l’expression arabe qui, pour dire l’amour, dit la mort. À pas de louve, Aïcha s’approcha de la placette où les hommes jouaient. Leurs cinq ombres se croisaient sur le tabouret qui servait de table pour le jeu et pour le thé. Son père lui tournait le dos. Elle se cacha derrière une façade. Elle allait lui faire une farce. Elle allait lui ficher une frousse dont ils riraient pendant des jours. Elle plaqua ses omoplates contre le mur, plaqua l’assiette contre son ventre rond puis sursauta. Des pneus venaient de crisser tout près d’eux. D’un réflexe du pouce, elle empêcha le gâteau de tomber. Les joueurs avaient levé la tête. L’inquiétude dessinait des vagues sur le front d’Achraf, le plus jeune. Des voix d’hommes qu’elle ne connaissait pas les apostrophèrent durement. Pour qui se prenaient-ils ? se demanda-t-elle en se fâchant. Les portes des camions s’ouvrirent et des hommes vêtus d’un uniforme sombre en sortirent. Exactement les mêmes qu’à la télévision. Elle était au courant. Elle n’était pas de ces enfants dont on bouchait les oreilles. Sa maison était de toute façon trop petite pour qu’elle n’entende pas les chuchotements de ses parents. Ils lui avaient expliqué : Ceux-là, tu ne dois pas les craindre, ce sont des militaires qui chassent les terroristes. Les joueurs de dominos se levèrent pour répondre aux questions. Quelqu’un assurait-il la protection du village ? Non, personne en particulier. Sidi Youcef était trop près d’Alger et des casernes pour s’auto-organiser en milices. Un rictus déforma le visage d’un des visiteurs.
Si Mahfoud avait été plus attentif à cette moue, s’il avait été plus fin observateur des mimiques qui contredisent les discours, il n’aurait pas tourné le dos aux soldats, ni laissé ses épaules retomber. Il ne se serait pas félicité : voilà bien une patrouille de sécurité consciencieuse ! Il se serait inquiété d’autre chose que de l’amertume qui gagnait la théière. Papa ! Un homme en tenue sombre brandit une hache. Trop tard, Aïcha. Le son n’est pas sorti de ta gorge. Tant pis pour ta conscience. Tant pis pour tes souvenirs d’enfance. La lame fendit le crâne d’Achraf, qui hoqueta sur le sol. Mahfoud bondit. Il était pataud pour déchiffrer les figures, mais il savait cogner. Il se jeta sur l’agresseur, lui asséna un coup de poing en visant le centre du thorax. Que se passait-il ? Le père d’Aïcha recula. Le treillis de son adversaire s’était craquelé. L’homme le toisa en ricanant puis, plaçant ses deux mains sur son torse, déchira le vêtement. Une toile marron brute apparut. Les joueurs brisèrent leur verre, les pieds des chaises, prêts à se battre mais se sachant perdus.
Des hommes bondirent des camions en poussant des cris gutturaux. Ils avaient enroulé des chèches noirs autour de leur tête. La drogue embrumait leurs yeux. Un khôl poudreux intensifiait le tracé de leurs cils. Ils étaient vêtus comme les jeunes du village, de jeans et de baskets avec, en plus, des sabres à leur ceinture. Aïcha n’avait jamais vu de si grandes lames. Les joueurs de dominos hurlèrent.
Aïcha courut à travers le village. Ses jambes tremblaient et son cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Elle connaissait le mot, dhabahine, les égorgeurs. Dhabahine, dhabahine ! Quelques villageois, alertés par les hurlements, se montrèrent aux fenêtres et sur les paliers. Ils secouèrent la tête devant cette petite qui s’égosillait en tenant une part de gâteau dans ses mains. Voilà à quoi jouent nos enfants maintenant, soupirèrent-ils. Eux-mêmes avaient cessé depuis longtemps de réprimander leur progéniture quand elle feignait d’arracher la tête d’un petit frère en brandissant une branche taillée en couteau. Ils ne virent personne devant ni derrière elle. Certains rentrèrent chez eux en grommelant. Un vendredi soir tout de même. D’autres restèrent, anxieux malgré tout.
La main vacillante de Hakima s’agrippa au cadre de la porte. Elle lisait de la terreur dans les yeux de sa fille. Elle monta péniblement à la terrasse. Son ventre lourd de trois grossesses se serra. Elle regarda à droite puis à gauche. À l’orée de la forêt, elle reconnut, grâce aux phares des camions, la silhouette de son mari allongé sur le ventre, et le dos de cette chemise qu’elle avait raccommodée tant de fois. Elle redescendit si précipitamment qu’elle manqua de se prendre les pieds dans sa longue robe d’intérieur. Elle saisit la casserole de lentilles ainsi qu’une poêle huileuse. De retour en haut, elle leva les bras au-dessus d’elle et fracassa les deux ustensiles l’un contre l’autre, sans se soucier de la nourriture qui coulait dans ses cheveux ni de ses épaules qui crampaient. Elle s’époumona. Ils sont là ! Les terroristes sont entrés dans la ville ! Entre-temps, d’autres habitants étaient montés à leurs terrasses et fracassaient eux aussi poêles, louches et casseroles, si usées qu’elles ne reflétaient pas un rayon de lune.

Selma gratta son front de ses ongles ras. Quel tintamarre ! Un bruit pénible qui réduisait à néant ses efforts de concentration. Elle repoussa ses fiches de médecine vétérinaire. Là-haut, sur la photographie, le cheval bai la fixait de ses grands yeux mélancoliques. La cicatrice qui fendait le sourcil de la jeune femme ondula. Quel son étrange. Ni sec comme les déflagrations des bombes qui avaient explosé tout l’été dans le centre-ville d’Alger, ni diffus et crépitant comme celui des tirs que terroristes et forces de l’ordre – policiers, soldats, parfois simples appelés ou même civils armés – échangeaient habituellement la nuit dans la forêt. Un bruit chaotique provenant de l’autre côté du mont boisé de Baïnem. Côté terre, pas côté mer où Selma et sa famille vivaient au milieu d’autres maisons cossues. Elle savait bien qu’en cas de heurts il fallait surtout s’éloigner des vitres. Nombreux étaient ceux qui, seuls dans leur chambre ou leur salon, avaient senti les balles siffler si près de leur oreille qu’ils en étaient devenus fous quand, pire, ils n’avaient pas été blessés. Pourvu que cette fois ce ne soit pas un son triste. Qu’au contraire un incident la fasse rire. Elle était à l’affût de tout ce qui était susceptible de déclencher son hilarité, de contracter fort les muscles de son ventre afin d’expulser cette nervosité que les événements, comme on les appelait, l’obligeaient à emmagasiner. Elle ouvrit grand la fenêtre. Rien au-delà du mur de ciment dont on avait dû doubler la hauteur. Les rues étaient vides comme toujours à cause du couvre-feu. Dans le jardin, une silhouette avançait vers le portail.
— Maya !
Son carré de cheveux blonds virevolta, découvrant deux clavicules faméliques. Sa cousine la défia d’un retroussement de lèvres.
— Tu ne vas pas m’interdire de faire mon travail, toi aussi ?
Selma remarqua l’appareil photo qui creusait son chemisier. Maya avait changé. Depuis qu’ils s’en étaient pris à Naïma, sa collègue, la bavarde qui riait si fort qu’elle dérangeait tout le monde au journal, elle n’était plus la même. Elle sortait parfois seule, sans chauffeur ni instruction de la rédaction, simplement munie de son objectif. Son récent séjour de repos dans le désert, offert à toute l’équipe par une direction inquiète pour ses employés, n’avait fait qu’aggraver son état. Onze journalistes soudainement extraits d’une guerre civile qui déchirait le Nord mais où ils avaient pris leurs marques, catapultés au Sud, dans un hôtel luxueux de l’oasis de Ghardaïa, sans autre occupation que la contemplation des étendues de sable rocailleux, plongés dans un silence à peine troublé par les jappements des fennecs chasseurs de sauterelles.
Maya avait passé son temps à l’ombre brûlante des palmiers-dattiers, écrasée par la chaleur du Sahara qui lui avait ôté ses dernières résistances face au reflux de souvenirs. Elle avait ainsi vu défiler, comme les pages d’un album que quelqu’un aurait feuilleté à sa place, ces images qu’elle pensait avoir laissées derrière la porte de la chambre noire. Au bout d’une semaine, la cousine de Selma était rentrée plus mal en point qu’elle n’était partie. Irritable, les paupières boursouflées et les épaules secouées de tics nerveux. Elle restait pourtant belle. D’une beauté à vif, aux angles abrupts.
Une ouverture sur la rue se découpa dans le grand portail. Tu n’as qu’à venir, nargua-t-elle Selma avant d’enjamber le seuil de métal. Où ? À Sidi Youcef. Une attaque est en cours. Selma enfonça la pulpe de ses doigts dans le cadre plein d’échardes. Elle lui avait interdit de mentionner le village. Pas en sa présence. Pas depuis qu’elle avait cessé de rendre visite à Hakima et à Mahfoud dont les genoux s’étaient cornés à force de prier Dieu de leur rendre leur fils. Et puis il y avait Jida, la grand-mère d’Adel que Selma adorait parce qu’elle lui faisait penser à sa propre grand-mère, Mima, même si la première venait de l’Est kabyle et la seconde de l’Ouest tlemcénien.
— Je te suis.
Maya vit les jambes arquées de sa cousine apparaître en haut des marches de ciment. Était-ce dangereux ? Le sourcil fendu de Selma remonta haut sur son front. Maya soupira. Non. Sidi Youcef jouxtait une des principales casernes de la capitale. Il ne pouvait rien leur arriver. Elle referma précautionneusement le portail derrière elles. Inutile de réveiller les autres. L’angoisse avait écourté suffisamment de nuits dans cette famille. Les deux jeunes femmes traversèrent la forêt, feux éteints.

De sa terrasse, Hakima vit la lame de la hache disparaître dans le cou de son mari. Puis les tueurs entrer dans les maisons en défonçant les portes. Ils sortaient d’abord à coups de pied les hommes qui n’avaient ni armes ni endroit où se cacher. Ils les traitaient de traîtres, de vendus à la solde du gouvernement, de kouffar, de mécréants. Ils les égorgeaient sur les paliers. Puis ils allaient chercher le reste de leur famille.
Hakima avait encore deux enfants avec elle, son petit dernier, Hafid, qu’elle sortit des draps et Aïcha, qu’elle trouva recroquevillée dans les bras de Jida, la manche pleine du gâteau de riz qu’elle avait renversé sur la table. Hakima chercha de ses yeux affolés une cachette. Elle se creusa la cervelle. Elle courut dans la chambre, ouvrit les placards. Pas assez profonds. Derrière la cloison, elle entendit le couple de voisins murmurer : Je te tuerai. Avant leur arrivée, je te tuerai, puis je me tuerai moi-même. Elle repartit, chancelante, dans le salon. Ils se rapprochaient. Ils venaient de faire tomber leur antenne parabolique en psalmodiant. Ils envahirent la maison d’en face. Hakima reconnut la voix de Sofia, sa voisine qui allaitait encore, les implorer d’épargner son nourrisson puis des râles rauques quand les lames tranchèrent les cous. La seule issue était de monter à la terrasse puis de sauter de l’autre côté de la rue, au risque de se casser un bras ou une cheville. Elle fuirait, même blessée, même en rampant dans les ronces. Aïcha et Hafid la suivirent en lui tenant la main dans les escaliers. Leurs paumes glissaient dans les siennes. Les enfants se retournèrent. Et Jida ? Leur grand-mère les regarda en secouant la tête. Elle se sentait trop vieille, trop fatiguée. Elle attendrait son sort sur cette chaise. Aïcha poursuivit son ascension, le poignet tordu de douleur. Une fois en haut, la petite eut le vertige. Elle refusa de sauter. Hakima demanda pardon à Dieu et la poussa dans le vide. Puis elle ferma les yeux. Un, deux, trois. Elle rejoignit ses enfants dans les broussailles. »

Extrait
« Ce qui le passionnait, lui, Brahim Bensaïd, ce qui donnait du sens et de la chaleur à sa vie, se résumait en sept lettres: soigner. Soigner, réparer, rendre aux enfants leur sourire malicieux, voir le soulagement épanouir le visage des mères, recevoir leur gratitude sous forme de gâteaux au miel et aux amandes. Bien sûr, il aurait aimé gagner davantage. Acheter une citerne plus grande pour se doucher à l’eau courante même quand les coupures duraient une semaine. Il aurait voulu gâter sa mère. L’emmener au restaurant. Offrir à Zyneb des tenues affriolantes et de la lingerie fine qu’il aurait fait glisser sur ses cuisses. Et puis il y avait Selma. L’équitation coûtait cher. D’autant qu’un jour sa petite fille deviendrait étudiante. Anticipe, Brahim, tu ne vas pas la laisser gâcher ses chances en Algérie. Envoie-la en France. Charef avait aiguisé ses arguments. Certes, son nouveau salaire de chef de service permettrait quelques améliorations, mais elles ne suffiraient pas à une vie en devises de l’autre côté de la Méditerranée. Voulait-il continuer à faire vivoter sa famille dans une maison délabrée? Même pour un médecin les temps étaient devenus difficiles. Quand l’accepterait-il ?
— Tu n’auras rien à faire. Juste à nous passer les commandes et à empocher ta commission.
Brahim se racla la gorge. Il prit une profonde inspiration et posa sa main large sur l’épaule de son cousin. Il ne voulait pas le blesser mais c’était non. Il ne tremperait pas dans ce genre de combines. Et il refusait de frayer avec des généraux corrompus. » p. 68

À propos de l’autrice
DAMERDJI_amina_©francesca_mantovaniAmina Damerdji © Photo Francesca Mantovani

Amina Damerdji est née en 1987 en Californie; elle a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile puis en France, notamment en Bourgogne où elle commence à écrire de la poésie puis à Paris où elle réside aujourd’hui. Elle a aussi vécu deux ans à Madrid et passé plusieurs mois à Cuba. Chercheuse en lettres et sciences sociales, elle a publié des textes dans plusieurs revues de poésie et a écrit, en 2015, un recueil Tambour-machine. Elle est co-éditrice de la revue La Seiche. Après Laissez-moi vous rejoindre, son premier roman, elle publie Bientôt les vivants en 2024. (Source: Babelio / Lettres capitales)

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Un monde à refaire

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Finaliste du Prix RTL-LiRE 2024

En deux mots
Après la fuite de la Côte d’Azur des occupants allemands, un long travail de déminage commence. Des unités constituées de volontaires français, comme Fabien et Vincent, et de prisonniers allemands réquisitionnés, comme Hans et Lukas, sont chargées de déblayer au risque de leur vie les centaines de milliers de mines posées le long du littoral et dans des lieux stratégiques. Si leurs motivations varient, ils vont finir par fraterniser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La solidarité des démineurs

En explorant une page méconnue de l’immédiat après-guerre, le travail de déminage des côtes méditerranéennes, Claire Deya nous offre un roman poignant, entre règlements de compte et fraternisation, entre collaboration et justice.

Alors que la Seconde guerre mondiale s’achève, les derniers soubresauts du conflit continuent de marquer durablement les esprits. Sur la Côte d’Azur, l’ambiance est bien loin du farniente, car les bombardements ont laissé des traces béantes et les plages ont été défigurées et minées. Fabien a quitté le maquis pour prêter main-forte aux équipes qui chaque jour risquent leur vie pour nettoyer le littoral. À ses côtés, des volontaires plus ou moins volontaires et des prisonniers allemands. Contrairement aux accords de Genève, ils sont mis à contribution pour réparer ce que leur armée a souillée. Parmi eux, Lukas et Hans qui, au-delà des promesses de réduction de peine, voient dans ce travail une opportunité de prendre la fuite.
Quant à Vincent, s’il se jette à fond dans ce travail si risqué, c’est qu’il a déjà tout perdu. Ariane, l’amour de sa vie, a disparu. Mais il veut encore croire qu’elle est vivante et consacre tout son temps libre à tenter de la retrouver dans ce chaos. Il veut s’approcher des prisonniers allemands qui ont pu la côtoyer, car elle travaillait au château des Eyguières où l’occupant avait installé son quartier général. Engagée dans la résistance, elle avait pour mission de gagner la confiance des officiers et de leur soutirer des informations. Mais elle voudra aller au-delà de cet objectif et finira par disparaître sans laisser de traces, ou presque. Car Vincent caresse l’espoir de «savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était.»
Dans cette France en pleine effervescence erre une autre âme en peine erre, Saskia. Revenu des camps de la mort et passée par le Lutétia où on lui conseille de faire profil bas, elle retrouve sa maison familiale occupée par des bourgeois sûrs de leur bon droit. En attendant de pouvoir prouver sa bonne foi, elle accepte la proposition de Vincent de l’héberger chez lui.
Claire Deya va alors suivre les parcours respectifs de ses personnages dans un pays qui se cherche, entre profiteurs qui essaient de sauver leur situation et victimes qui tentent de faire reconnaître leurs droits, entre ceux qui ont soif de vengeance et ceux qui essaient de tourner la page très sombre de la guerre.
Tout au long des opérations de déminage, parfaitement détaillées et documentées, on va se rendre compte des nombreuses implications que ce genre de travail implique, à commencer par une confiance absolue dans les équipes à l’œuvre. Si c’est un peu contraints et forcés que Français et Allemands se retrouvent sur le même terrain, il leur faudra bien s’entendre pour rester en vie.
C’est dans ce climat explosif, au sens premier du terme, que pour Vincent et Saskia de nouveaux éléments vont apparaître sur le chemin difficile de leur quête respective.
Je l’ai dit, cette page d’Histoire est admirablement documentée, ajoutant au romanesque la force du témoignage, l’émotion du vécu. Un travail de mémoire remarquable qui entre en résonnance avec l’actualité brûlante et la multiplication des actes antisémites qui me pousse à conclure avec la dernière phrase du discours prononcé à l’UNESCO par François Heilbronn au nom du Mémorial de la Shoah: «Seules l’éducation, la science et la culture nourries par un projet universel et humaniste permettront que notre promesse faîte il y a 79 ans aux rescapés juifs du plus grand génocide de tous les temps, le «Plus jamais ça!», retrouve son sens et sa réalité.»

Un monde à refaire
Claire Deya
Éditions de L’Observatoire
Roman
412 p., 22 €
EAN 9791032930762
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur la Côte d’Azur de Marseille à Hyères, en passant par Saint-Tropez et Ramatuelle.

Quand?
L’action se déroule de de 1942 à 1946.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hyères, 1945. C’est presque l’été, presque la paix. Après cinq années de conflit, tous n’aspirent qu’à revivre, libres. Et pourtant, sur les rives de la Méditerranée, des millions de mines laissées par les Allemands menacent d’exploser. Qui s’en souvient? Comment trouver sa place dans ce monde que l’on ne reconnaît plus, lorsqu’on revient des camps, comme Saskia, ou du maquis, comme Fabien? Quand on recherche au milieu du chaos, comme Vincent, la femme qu’on aime d’un amour fou, incandescent, et qui a disparu? Pour saisir l’infime chance de retrouver Ariane, Vincent est prêt à tout, jusqu’à s’engager dans l’enfer d’une équipe de démineurs.
Entre Hyères et Saint-Tropez, des résistants, des aventuriers travaillent sous haute tension avec des prisonniers allemands à nettoyer les plages des engins de mort qui piègent la riviera. C’est presque l’été, presque la paix : certains reprennent leur souffle, d’autres risquent leur peau. Sans autre choix que de réinventer leur vie. Un portrait saisissant d’une période paradoxale et méconnue, pleine de douleur, d’espérance et de secrets indicibles.
Une fresque romanesque inoubliable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
C News (Anne Fulda)
Point de Vue (Jessica Louise Nelson)
Page des libraires (Aurélie Janssens)
Blog T Livres T Arts

Les premières pages du livre
« S’il retrouvait Ariane, Vincent n’oserait plus caresser sa peau. Ses mains avaient atteint des proportions qu’il ne reconnaissait pas. Dures, les doigts gonflés, leur enveloppe épaisse, rugueuse et sèche ; elles s’étaient métamorphosées. La corne qui les recouvrait était si aride que, même lorsqu’il les lavait, longuement, soigneusement, elles ne s’attendrissaient pas. Il restait toujours une constellation de fissures noires qui s’enfonçaient profondément dans l’écorce de ses paumes, de ses phalanges. La terre les avait tatouées de son empreinte indélébile en s’infiltrant dans les gerçures et les crevasses qu’avaient entaillées deux hivers en Allemagne.
Avant la guerre, quand il parlait, ses mains dansaient. Ariane s’en amusait et l’imitait. Il la revoyait, là, sur cette plage de la Riviera qui lui faisait face. La première fois qu’ils s’y étaient baignés, le soleil se levait à peine. Ils étaient encore étourdis d’avoir partagé leur première nuit ensemble. Ariane devait rentrer tôt chez elle pour que personne ne se rende compte de son absence. Ils étaient passés devant la plage. Ils avaient alors été saisis par l’impulsion irrésistible de prolonger leur nuit dans la mer. En face, le soleil se reflétait sur les îles d’or. Il se souvenait du maillot de bain qu’elle s’était confectionné en nouant avec des gestes de danseuse audacieuse un foulard autour de ses seins.
Ses cris en entrant dans la mer, sa façon de projeter son corps contre le sien, électrisée par l’eau glacée et le soleil levant… Ce corps salé, son désir iodé, la soie mouillée plaquée sur sa peau. Il aurait tout donné pour revivre cette insouciance et replonger dans cet amour.
Il resserra autour de son cou le foulard qu’il lui avait volé.
Il s’était évadé pour retrouver Ariane. Elle avait disparu. Plus personne n’avait entendu parler d’elle depuis deux ans, mais il la chercherait partout. Il ne pouvait pas croire qu’elle était morte. Impossible ; elle ne lui aurait jamais fait ça. Et puis, lorsqu’il était prisonnier, il avait reçu ces lettres énigmatiques…
Maintenant que le Sud avait été libéré des Allemands, tout allait être plus facile. Ils n’avaient pas encore capitulé, mais on disait qu’ils étaient foutus.
Il avait une idée pour retrouver Ariane. Cette idée ténue, il l’exagérait pour se rassurer. Mais la vérité, c’est qu’il s’accrochait plutôt à une vague intuition pour ne pas sombrer. Il était seul, démuni, et ce n’est pas le revolver qu’il cachait sur lui comme un talisman qui allait changer quelque chose.
Tandis que le reste de la ville se préparait à sa première grande fête depuis la guerre, en face de lui, en contrebas, la plage était dévastée. Des tranchées, des barbelés entravaient l’accès à la mer. Des pancartes interdisaient de s’approcher, rappelaient le danger. Un danger de mort : tout le long de la Côte d’Azur, les plages étaient minées.
Vincent entendait au loin les répétitions d’un orchestre amateur qui tentait quelques incursions dans de désinvoltes morceaux de jazz. Il faisait beau. Les gens autour de lui souriaient, ne pensaient qu’à l’été qui s’annonçait. C’était presque la fin de la guerre, et pour lui, sans doute, le début d’un enfer en solitaire.
*
De l’autre côté du parapet où se tenait Vincent, une douzaine d’hommes se déployaient sur la plage et progressaient, côte à côte, lentement, silencieusement. Armés d’une simple baïonnette, ils auscultaient le sable du bout de leur pique de métal pour détecter les mines enfouies par les Allemands. Fabien marchait à pas prudents, concentré, et chacun des hommes qui avançaient en ligne à ses côtés calait son pas sur le sien.
L’homme n’avait pas trente ans, mais il était devenu tout naturellement le chef du groupe. Son autorité fraternelle, sa formation d’ingénieur, son engagement, du maquis à la Résistance… Après avoir fait sauter tant de trains, il était considéré comme le spécialiste incontesté des explosifs. L’agent du Service du déminage avait immédiatement signalé cette recrue à son responsable, le résistant Raymond Aubrac.
Déminer était le préalable incontournable au relèvement de la France, mais les militaires, sur le front des Ardennes, puis en Allemagne, avaient été déchargés de cette mission par le gouvernement provisoire. Qui pouvait s’en occuper ? Déminer n’était pas un métier. L’épreuve était inédite. Personne n’en avait l’expérience. Il y avait si peu de volontaires… Fabien aurait pu aussi bien avoir tiré trois feux d’artifice depuis le pont d’un bateau, on l’aurait tout de même hissé au rang d’homme providentiel.
Des rumeurs affirmaient que les démineurs étaient tous des hommes perdus, sans foi ni loi, sortis du fin fond des prisons pour se racheter une conduite ou rafler une remise de peine. Pire, il se murmurait que des collabos essayaient de blanchir leur sombre passé en se fondant parmi eux. Quand, au ministère ou ailleurs, Raymond Aubrac sentait qu’on parlait avec mépris ou condescendance de ses hommes, il citait Fabien en exemple ; il était l’excellence incarnée.
Il l’était tellement d’ailleurs, que personne ne comprenait pourquoi il s’était engagé pour déminer. Fabien savait ce qu’on disait de lui : après avoir saboté des trains, c’est lui qu’il sabotait. Les autorités imaginaient que c’était une forme de désespoir, son équipe pensait qu’il cachait quelque chose, mais tous admiraient son courage. Il en fallait, et de l’abnégation, pour risquer encore sa vie au lieu d’en profiter.
Le ministère de la Reconstruction proposait des missions qui allaient de trois mois en trois mois. C’était parti pour durer : l’armée estimait à treize millions minimum le nombre de mines présentes sur tout le territoire. Treize millions… Alors, malgré la fatigue, l’épuisement, on encourageait les hommes à recommencer une nouvelle mission sitôt la précédente accomplie.
Depuis 1942, le mur de la Méditerranée avait été constamment renforcé par l’occupant. Les mines allemandes devaient empêcher le débarquement des Alliés, les mines alliées freiner le repli des Allemands. Bilan : les Français se retrouvaient piégés. En premier lieu les enfants.
Les plages de Hyères, Saint-Tropez, Ramatuelle, de Pampelonne, de Cavalaire : toutes étaient minées. C’en était fini de la dolce vita sur la Côte d’Azur. Plus personne ne pouvait s’y aventurer. Le port de Saint-Tropez avait été dynamité, tous les bâtiments en front de mer aussi, le pont suspendu du port de Marseille et le quartier Saint-Jean, réduits à néant. Dans l’arrière-pays, les routes, les voies ferrées, les usines, les bâtiments administratifs, tout était piégé par ces engins meurtriers. À chaque pas, on pouvait sauter. La politique de la terre brûlée s’était sauvagement perfectionnée.
Pour ne pas céder au vertige des chiffres et au découragement, Fabien restait concentré sur son objectif. Agir calmement, ne pas maudire le manque de volontaires, de formation, la pénurie de matériel et surtout l’absence cruelle de plan de minage ; ils avançaient à l’aveugle.
Soudain, à quelques mètres de Fabien, Manu, un jeune faune nerveux, s’arrêta et leva le bras : Mine ! Sa baïonnette venait d’entrer en contact avec une masse suspecte. Tous reculèrent instinctivement, les dents serrées. Ils ne s’habitueraient jamais. D’un mouvement de tête, Fabien les autorisa à s’éloigner plus loin que les vingt-cinq mètres réglementaires. D’un regard, il encouragea Manu à continuer : allongé, il devait fouiller délicatement le sol, dégager l’objet qui avait résisté à la pointe métallique. En caressant le sable avec ses mains, Manu fit apparaître un important cylindre de métal noir : une mine LPZ. Trente centimètres de diamètre. Douze centimètres de hauteur. Deux kilos et demi de TNT. Un engin de mort tous azimuts, capable de pulvériser un blindé de plusieurs tonnes comme tout être vivant qui avait l’imprudence de dépasser sept kilos.
Un démineur plus aguerri devait prendre le relais, la désamorcer ou la faire sauter. D’autres mines étaient enterrées à proximité ; il valait mieux la neutraliser. Même si c’était plus compliqué. Les mines étaient conçues pour exploser, pas pour être apprivoisées. Il fallait s’y attaquer à mains nues. Fabien s’en chargeait. Il savait faire – mais rien n’était jamais certain, il y avait trop de modèles différents – et cela lui permettait de maintenir le respect de son équipe. S’il était vraiment honnête, s’il acceptait de creuser au plus profond de lui, il y avait une autre raison pour laquelle il se mettait en danger, tous les jours, alors qu’il aimait passionnément la vie et que son sacrifice serait oublié aussi rapidement que tous les morts qu’il avait vus tomber autour de lui. Mais il n’était pas prêt à descendre aussi profondément, en tout cas pas aujourd’hui ; il devait se concentrer sur la mine. Une erreur, même infime, et on finissait déchiqueté.
Respirer. Ne pas trembler. Aucune pensée parasite. Ni mouvement brusque. Ne rien céder à la peur. La mine. Ne penser à rien d’autre… Il l’avait répété combien de fois à ses hommes, alors même que c’était parfaitement illusoire ?
Pour neutraliser la LPZ, il fallait d’abord s’attaquer à son allumeur à percussion : retirer le capuchon sur la soucoupe en dégageant le système à baïonnette, mettre le bouchon en position de sécurité. Puis sortir la mine de terre à l’horizontale, la placer sur la tranche, surtout pas à plat. Dévisser les cinq écrous, les cinq porte-amorces et les retirer. Sans trembler.
Comment rester calme ? Tout son corps se tendait pour s’enfuir. Comment respirer, le souffle coupé ? se concentrer, malgré l’assaut incessant des questions, des remords, des regrets ?
Impossible : au loin résonnaient les accords de la dernière chanson sur laquelle il avait dansé avec Odette, sa femme, et ces accords lui brisaient le cœur.
Fabien suspendit son geste pour mieux écouter. Est-ce qu’il ne se trompait pas ? Non, c’était elle. Mademoiselle Swing. La chanson dont il se moquait. Odette lui disait qu’elle portait bonheur. Et puis, aérienne et bondissante, n’était-elle pas un défi à la pesanteur nazie ? Depuis qu’Odette n’était plus là, il ne songeait plus à se moquer : sa musique légère lui paraissait d’une intensité bouleversante.
On dit qu’avant de mourir on voit défiler toute sa vie. Lui ne voit qu’Odette, Odette qui danse, heureuse, libre, lui sourit, Odette et ses boucles brunes, son corps de grand félin et sa distinction de chat qui se fout de tout. Odette avant son arrestation par les Allemands.
Hypnotisé, il ne bougeait toujours pas. Cela n’avait pas échappé à son équipe. Fabien sentit leurs regards braqués sur lui. Il se reprit.
S’il ne voyait pas défiler tout son passé mais seulement Odette danser, ça voulait dire qu’il n’allait pas mourir.
Après la neutralisation, le désarmement. Poser la mine à plat, mais à l’envers. Dévisser tous les écrous situés sur le couvercle inférieur de la mine. Ôter la bande de chatterton qui assemblait les deux couvercles, les désemboîter. Sortir le coffre explosif du couvercle supérieur. Dévisser le collier qui retenait le détonateur. Retirer le détonateur.
Mademoiselle Swing finissait d’égrener ses dernières notes et Fabien avait réussi à dompter la mine. Odette avait raison : la chanson lui avait porté bonheur. Ou alors c’était Odette, par-delà la mort, où qu’elle soit. Face à la mer, face aux îles d’or, sur cette plage qu’il aimait tant, il se disait qu’il avait vécu le meilleur de sa vie. Une femme qu’on a aimée dans le danger ne peut être remplacée. Odette restera l’irremplaçable.
*
La pause était toujours un soulagement. Avec cet orchestre amateur qui répétait au loin, l’équipe ne parlait que de la fête qui aurait lieu dans une semaine. Tout le groupe irait au bal oublier l’âpreté des missions, flamber, briller, se mêler aux optimistes, aux enthousiastes, aux impatients du monde nouveau. Ils voulaient devenir semblables aux autres l’espace d’un soir, avancer non plus comme des forçats solennels jouant leur vie à la roulette russe sur les champs de mines, mais se mouvoir comme des danseurs volubiles, croyant dur comme fer à une nouvelle vie, une nouvelle ère.
Fabien n’irait pas. Impossible de danser avec une autre qu’Odette. Il rêve bien d’une nouvelle vie, mais elle ne passera pas par un nouvel amour. À chaque pause, il repense à elle longuement, s’attarde dans les rêveries où il la convoque pour qu’elle apparaisse comme au premier jour où il l’a rencontrée, frondeuse. Ou la nuit, lorsqu’il enserrait sa taille de ses deux mains pour la hisser au-dessus de lui et contempler son corps souple et nu. C’était l’un des malentendus à propos de Fabien : tout le monde le prenait pour un homme d’action alors qu’il n’aspirait qu’à s’allonger au bord de sentiers ensoleillés pour rêver.
La journée n’était pas finie et Fabien considérait de son devoir de galvaniser son équipe. Il ne cessait de répéter à ses hommes que c’était leur honneur de libérer la France de tous ces engins meurtriers laissés par les nazis. Déminer, c’est encore résister.
Fabien donnait du sens à leurs missions. En libérant la terre de ces pièges mortels, ils se sauvaient eux-mêmes, se rachetaient, se délivraient de la culpabilité. Car tout le monde se sentait coupable : d’avoir trahi, menti, volé, abandonné, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas s’être engagé dans la Résistance – ou dans la Résistance de la dernière heure –, d’avoir tué un homme, plusieurs, d’avoir survécu là où tant d’amis étaient tombés. Chaque homme portait en lui cette part de culpabilité, immense en ces temps troublés et dont il devait, pour continuer d’avancer, sinon se débarrasser, au moins s’arranger. Fabien savait suggérer à ses hommes que le déminage pouvait leur apporter la rédemption que, sans se l’avouer, ils n’osaient plus espérer.
Ses hommes acquiesçaient, touchés. Peu faisaient semblant. Ses mots leur permettaient de ne pas regretter les risques qu’ils prenaient – ils étaient tous si jeunes – et d’accepter leur destin.
Fabien se rendit compte que l’homme au foulard qui les observait depuis plus d’une heure, du haut de la rambarde, s’avançait maintenant vers lui.
— Bonjour, je voulais savoir, vous embauchez ?
Fabien le considéra un instant. Au maquis, il avait acquis une intuition qui le trahissait rarement. Il savait quand un homme avait quelque chose de lourd à cacher :
— Je suppose que vous ne savez pas déminer.
— Il paraît que vous formez les gens sur le terrain.
— La seule chose qu’on te demande, c’est de ne pas avoir été collabo.
— De ce côté-là, pas de risque.
Malgré le regard droit de Vincent, la première impression de Fabien était confirmée par ses phrases courtes ; cet homme avait visiblement envie d’en dire le moins possible.
Vincent désigna les prisonniers, encadrés par deux gardiens, qui se tenaient à l’écart de l’équipe.
— Ça ne vous gêne pas de travailler avec des boches ?
— On les sort de leur camp de prisonniers. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils retournent au camp. Aucune complaisance. On va faire avec eux, jusqu’à ce que tout soit nettoyé.
Tout en parlant, Fabien observait les Allemands. Ils formaient plus de la moitié de son groupe. Le recrutement peinait à trouver des volontaires, les militaires avaient préconisé d’utiliser les prisonniers. Fabien connaissait tout de la vie de ses coéquipiers français. Les boches, il s’interdisait de leur parler. Il les haïssait tellement que cela lui faisait peur. Et il ne voulait pas se détourner de son objectif. Quand même… Il n’aurait jamais pu imaginer devoir travailler main dans la main avec leurs ennemis de toujours. Pire : au contact des mines, ils dépendaient tous pour leur survie les uns des autres. Le danger ultime. Quelle sinistre ironie.
*
Pour Lukas, qui essayait de prolonger discrètement la pause en fumant une cigarette, cela faisait bien longtemps que plus rien n’avait de sens. Il n’avait pas supporté que son pays sombre dans la folie ; même sa famille avait accordé sa confiance au dictateur qui avait piégé leur démocratie. Et lui, fou amoureux de la France, connaissant par cœur les œuvres de Baudelaire ou des surréalistes, était traité comme un monstre par les Français, comme si tous les Allemands avaient vendu leur âme à Hitler. Dans la librairie où il travaillait avant la guerre, il n’avait cessé d’alerter sur les dérives du national-socialisme, et il croupissait depuis neuf mois dans le baraquement d’un camp de prisonniers, glacial en hiver, étouffant en été, sans couverture, sans chaussures dignes de ce nom et sans aucune idée du moment où il serait libéré. Sa famille continuait de lui en vouloir – sans doute d’avoir témoigné de la lucidité qu’elle n’avait pas eue – et même avant que le courrier ne soit plus distribué comme depuis ces derniers mois, ne lui avait envoyé ni vêtement ni mot pour lui rappeler qu’il n’était pas seul. S’il retournait un jour dans son pays, il n’était pas sûr que ses parents l’accueilleraient. Qu’importe. L’Allemagne était sur le point de capituler – c’est ce qui se disait –, mais ça ne voulait pas dire pour autant que les prisonniers allaient être libérés.
Lukas avait entendu la conversation entre Vincent et Fabien. Personne ne soupçonnait qu’il comprenait le français. En uniforme, il était craint. Prisonnier, il était invisible. Il aurait aimé argumenter avec eux entre gens raisonnables. Mais qui l’était encore ? Aurait-il pu leur dire, auraient-ils pu l’entendre, qu’il ne comprenait pas que la France, le pays des droits de l’homme, se permette de donner des leçons de morale à tout le monde alors qu’elle employait des prisonniers de guerre en violation des accords de Genève ? Il était pourtant interdit d’utiliser les prisonniers à des tâches dangereuses et avilissantes. Bien sûr, il y avait des subtilités. Les prisonniers n’étaient pas obligés de déminer mais de détecter. Comme si une mine qui explosait faisait le distinguo, ciblait le démineur et épargnait les autres…
Les Français arguaient aussi que le déminage n’était pas explicitement mentionné dans la convention comme une activité dangereuse. C’était paradoxal, mais qui aurait pu prévoir en 1929, lors de la rédaction des accords, l’importance que prendraient les mines dans un conflit ?
C’étaient les Allemands qui, en secret, illégalement, avaient décidé d’en produire par millions, prenant par surprise les Alliés qui n’y étaient pas préparés. Et ce projet de destruction massive n’était pas le pire. Car tous commençaient maintenant à comprendre ce qu’avait été véritablement cette guerre. L’indicible. L’inconcevable. L’irréparable.
Alors Lukas finissait par se dire que si des Français lui avaient proposé de fumer avec eux une cigarette et de deviser sur les responsabilités des uns et des autres, il leur aurait donné raison, sans contester. Il faisait partie du camp des vaincus et des maudits, et n’aurait pas supporté que son camp soit celui des vainqueurs.
Il avait été capturé dans le Sud par les résistants des Forces françaises de l’intérieur, quelques jours avant le débarquement de Provence d’août 44. On était en avril 45, neuf mois après. Neuf mois enfermé rendait fou. Déminer lui permettait de s’extraire du camp, d’oublier les barbelés qui barraient l’horizon, la douleur de ceux qui agonisaient, les maladies, les blessures, et la faim, terrible, qui devenait une obsession. C’était ténu, mais les démineurs recevaient une ration plus substantielle de nourriture. Pour être capables de travailler sans s’écrouler.
En Allemagne, les Alliés capturaient des centaines de milliers de soldats. Ils en transféraient ensuite aux Français ou aux Russes, par convois entiers. Depuis quelques semaines, Lukas voyait arriver de tout, des défenseurs fanatiques du IIIe Reich, des hommes perdus, des invalides et des soldats enrôlés comme lui de force dans une guerre qu’ils ne voulaient pas faire.
Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’est voir arriver des enfants. Ils flottaient dans des vareuses immenses, terrorisés par cette guerre qu’ils connaissaient depuis toujours, par leurs aînés, par les mensonges, par ce qu’on leur racontait des Français qui voulaient leur peau et qui étaient capables de crimes atroces, par tous ces soldats autour d’eux, par ces transferts d’un camp à un autre, par ces voyages en train dans des conditions abominables. Ils avaient été enrôlés dans les derniers mois sur ordre d’Hitler. Ils avaient dix-huit ans, seize ans. Certains venaient d’en avoir quatorze.
À qui demander que quelque chose soit fait pour eux, en priorité ? Les Allemands n’existaient plus : ils étaient les boches, les fritz, les schleus, les frisés, les teutons.
Est-ce que les Français pouvaient entendre que des Allemands aussi haïssaient les nazis ?
La guerre avait pris plus de cinq ans de sa vie. La défaite lui volerait sans doute le reste. Pour motiver les prisonniers, on leur parlait de libération anticipée s’ils faisaient preuve de courage en déminant. Lukas ne se faisait aucune illusion.
Les démineurs français se croyaient libres. Il ne les enviait pas. Tous se mentaient à eux-mêmes. Ils étaient dupes des mots dont ils se gargarisaient. La grandeur de la France, l’ultime bataille contre la barbarie allemande. Déminer, pour un Français, est un honneur, pour un Allemand une punition. Les démineurs étaient persuadés d’être différents des prisonniers alors qu’ils étaient pareils, tous, Français comme Allemands, des hommes asservis, piégés, prêts à mourir pour le bonheur des autres, de ceux qui déjà piaffaient parce que les bords de mer seraient interdits tout l’été qui s’annonçait, mais qui dès l’été d’après, réinventeraient leur vie et leurs amours sur cette plage, se baigneraient, embrasseraient le soleil et la mer, et oublieraient très vite les sacrifices encourus sur le sable brûlant.
Qui aimerait un prisonnier de guerre allemand ? Qui aimerait un démineur, même français ? Après toutes ces années de guerre, plus personne n’avait envie de côtoyer la mort. Le grand amour de Lukas, si vivant encore pour lui, serait peut-être le dernier s’il n’arrivait pas à s’évader. Mais eux, les fous qui s’étaient engagés volontairement, ils ne voyaient pas qu’on les regardait au pire avec condescendance, au mieux avec pitié. Et ce n’est pas avec de la pitié qu’on bâtit une histoire d’amour.
Les démineurs pouvaient frimer au bal ou ailleurs, clamer haut et fort qu’ils n’avaient pas peur, croire en leur bonne étoile et leur héroïsme. Personne ne les prenait pour des héros. Ils avaient oublié ce principe qui règne depuis la nuit des temps : les hommes libres exigeront toujours des esclaves.
*
Adossé contre le mur en face du bureau de recrutement, Vincent hésitait. Il ne savait pas ce qu’il attendait, un signe, un miracle, une rencontre qui changerait tout. Il faisait toujours aussi chaud, comme la veille, comme le lendemain. Une jeune fille passa devant lui. Vingt ans peut-être. Elle lui sourit. À ses oreilles, des boucles en forme de marguerite. Son corps délié flottait dans une robe de coton jaune très pâle, presque blanc, mais c’est les boucles d’oreille qui accrochèrent le regard de Vincent.
Ses bras bronzés ondulaient le long de sa robe sans manches. Prête à partir au bout du monde, elle rebondissait allègrement sur le pavé avec ses sandales fines en corde qui laissaient apparaître le bout de ses pieds. Un minuscule sac en bandoulière voltigeait autour de sa taille, un livre d’Albert Camus s’accrochait à sa main ; elle aurait pu lui plaire, il aurait pu la suivre, il se décida à entrer.
Il n’eut pas à attendre. L’agent recruteur l’invita à s’asseoir et lui fit son cinéma. Selon lui le recrutement était l’étape la plus essentielle du déminage. Il allait donc examiner le passé de Vincent, ses motivations, ses aptitudes psychologiques.
Comme Fabien l’avait prévenu, si on découvrait que Vincent avait été au contact de l’ennemi, il serait immédiatement exclu. Vincent prit un air embarrassé.
— Au contact de l’ennemi, on peut dire que j’y ai été.
Le recruteur se raidit, offusqué.
— J’étais prisonnier en Allemagne. Alors, évidemment, les Allemands, je les ai côtoyés. Un peu plus qu’il n’est supportable… ajouta Vincent en souriant.
Le recruteur, soulagé, se détendit. Il aimait bien ça, cette connivence. Et pour souligner qu’il avait compris le trait d’humour de Vincent, il lui adressa un clin d’œil.
Après avoir expédié la description des risques encourus – c’était obligatoire –, il lui demanda quelles étaient ses motivations. Merveille du sadisme administratif qui déguisait en question anodine la vérité la plus crue : ce travail pénible, ingrat, est d’une dangerosité exceptionnelle, absolument personne ne voudrait être à votre place, mais nous aimerions que vous nous disiez à quel point vous rêvez de cet enfer. Vincent se plia à l’exercice.
— Ma motivation est simple : plus jamais un enfant ne doit mourir sur une mine laissée par les Allemands. Sinon, ils auront tout de même gagné.
À voix haute, sa réponse lui parut trop solennelle. Elle ne l’était pas pour le recruteur.
Il restait à aborder la troisième partie de l’entretien.
— Alors vous allez me dire, qu’est-ce que c’est « les aptitudes psychologiques au déminage » ?
Vincent n’allait rien lui dire du tout, mais il l’écouta avec attention.
— Figurez-vous qu’on ne nous a donné aucune indication, aucun formulaire à remplir, rien ! Heureusement, j’ai concocté mon propre questionnaire. Vous allez voir.
Nouveau clin d’œil. Non content de lui tendre avec moult précautions ses feuillets comme une œuvre à la pertinence exceptionnelle, il tint à commenter chaque question. On ne sait jamais, Vincent aurait pu ne pas comprendre.
— « Lorsque vous entendez un bruit inattendu, comment réagissez-vous ? » Vous sursautez ? Vous restez calme ? Parce que si vous n’avez pas de sang-froid, ça va être compliqué de travailler au déminage.
D’évidence, le recruteur semblait avoir oublié que Vincent avait fait la guerre. Il le retenait, trop heureux d’avoir un public qui l’écoutait énumérer l’excellence de ses judicieuses questions. Pourtant il ne pouvait ignorer que la sélection était quasi automatique : presque personne ne se présentait.
Il s’attardait sur les conditions financières qui se voulaient inespérées en cette période de pénurie – deux fois le salaire d’un manœuvre ! –, les diverses primes, repas et risques, qu’il lui vantait comme s’il s’agissait de privilèges inouïs et fortement surévalués – vous avez de la chance ! – et les avantages inouïs d’un emploi garanti. Il faisait durer le plaisir. Le sien essentiellement. Vincent sentit qu’il fallait que l’entretien se termine ; le dégoût lui montait aux lèvres. Il fallait peut-être le remercier de cette opportunité ? Il renfila sa veste, le recruteur le retint :
— Attendez, il me manque vos papiers et une signature.
— Mes papiers, je vous les apporte demain. Ma signature, en revanche, ça peut vite se régler.
Le recruteur lui tendit le contrat à signer. Et voilà, c’était fait. Vincent était engagé pour déminer. Il aurait dû trembler en signant, mais il exécuta cette signature d’un geste sûr. Il s’était entraîné. Le recruteur ne se douta de rien. Vincent sortit satisfait. Il avait signé un pacte avec le diable, mais il l’avait signé sous un faux nom.
*
Plus vite Vincent retrouverait Ariane, plus vite il pourrait revenir à son ancienne vie. Il allait faire comme pour son évasion. Un plan, appliqué avec méthode et détermination. Il savait faire. Il l’avait éprouvé. La première évasion, il l’avait manquée à cause d’une trahison. Mais la deuxième, il l’avait entreprise seul. C’est la leçon qu’il en avait tirée. Tout faire seul.
Arrivé en France, il avait été rattrapé par un saignement de nez. Un tout petit saignement de nez. Mais qui ne s’était jamais arrêté. D’un coup, toutes ses forces l’avaient déserté, comme si elles s’échappaient par ce mince filet de sang. Il avait dû rester planqué chez des amis, alité, anémié, incapable de bouger. Pendant trop de temps, il avait subi le régime inhumain des camps de prisonniers et son corps avait flanché. Dès qu’ils avaient pu, ses amis l’avaient fait hospitaliser au Val-de-Grâce.
Sa guérison relevait du miracle, mais il n’était que dans le regret d’avoir perdu tout ce temps sans voir Ariane.
À l’épicerie sur la place où il avait arrêté son vélo, il demanda s’il y avait des chambres à louer. On lui indiqua mieux : une petite maison de pêcheur en bord de mer.
Mathilde, une femme de cinquante ans au visage sculptural, était en train de repeindre les volets en bleu-gris. La maison était l’ancien atelier de son mari, fauché au tout début du conflit. Vincent ne posa pas de question ; Mathilde ne lui en donna pas l’occasion. Elle n’était pas femme à s’épancher auprès du premier venu.
Des murs blanchis à la chaux, des petits tapis ronds provençaux en corde comme il y en a dans les salles de bains que Bonnard aimait peindre. En visitant l’atelier, Vincent se dit que le mari de Mathilde avait aussi dû aimer la peindre nue dans la bassine de cuivre près du tapis rond. Elle était le genre de femme dont on se disait qu’elle avait dû être très belle, alors qu’elle l’était encore.
L’atelier était intemporel comme le sont les demeures modestes lorsqu’on respecte leur dénuement et leur simplicité. Un chat était entré par la fenêtre et paressait sur la table. Vincent le caressa. Il y vit comme un signe. Ariane avait toujours été attirée par les chats. Cette maison la ferait revenir.
Vincent aima tout de suite les murs nus, les meubles rares en bois brut, les tommettes comme seule touche de couleur cuivrée, sans doute fraîches et douces sous les pieds. La maison, sur deux niveaux, n’était pas grande, mais le blanc des murs, le bleu du ciel partagé par toutes les fenêtres amplifiaient l’espace. Derrière un paravent, il fut ému de trouver un piano, recouvert d’un drap.
Il dégagea le clavier, esquissa un morceau. Bach vint spontanément. L’émotion était trop grande. Il s’arrêta.
— Si vous voulez, je peux faire venir mon cousin. Il est accordeur.
Il maudissait ses doigts rompus, devenus si gourds. Seraient-ils encore capables de courir sur les touches ?
— Ça fait longtemps que je n’ai pas joué… mais si c’est possible, je veux bien.
— Alors nous allons faire affaire. Je fais confiance à ceux qui aiment le piano et les chats.
Mathilde lui sourit, soulagée de ne pas avoir à chercher plus longtemps un locataire. Elle avait visiblement autre chose à faire.
— J’habite en face. Quand vous jouerez, laissez la fenêtre ouverte. Ça me fera plaisir.
Une fois seul, il s’assura de bien fermer la porte. Il monta à l’étage, déballa ses affaires. Essentiellement des livres qu’il était passé chercher chez un ami. Certains étaient reliés. Il n’avait quasiment rien d’autre : un peigne, un rasoir, une chemise, deux marcels blancs – blanc sale –, un pantalon de rechange. Il mit ses affaires dans la commode, un livre sur la table, le reste sur un rayonnage, mais où cacher son arme ?
En un coup d’œil, il balaya l’ensemble de la chambre, aussi dénudée qu’une cellule de monastère. Après réflexion, il eut l’idée de laisser son revolver emmailloté dans l’un de ses marcels et de le coincer derrière l’un des volets intérieurs. Il ne les fermerait pas, il n’aimait plus dormir dans le noir. Là au moins, personne n’aurait l’idée d’aller le chercher, enfin, il lui semblait.
Puis il s’attela à une tâche plus compliquée. Il s’assit à la petite table dans l’angle de la pièce, pas plus grande qu’un bureau d’écolier. Il ouvrit son livre. À l’intérieur, sa carte d’identité. Il lui était douloureux de regarder sa photo. Cette insouciance, sa joie de vivre et son sourire avaient désormais disparu. Son regard était radicalement différent. Il avait changé, ça se voyait, et cette métamorphose semblait irréversible. Seule Ariane pourrait renverser le temps et lui rappeler qui il était : Hadrien Darcourt, celui qui ne désirait qu’être aimé par elle. Il n’était lui-même que lorsqu’elle posait ses yeux sur lui.
Dissimulée dans la reliure du livre, une autre carte d’identité. Sur la photo surexposée, un jeune homme blond, un peu frêle, des yeux très pâles, une peau diaphane. Presque un visage prédestiné à s’effacer. Hadrien entreprit alors, avec la lame de son rasoir, de détacher la photo de ses agrafes rondes en métal doré, sans l’abîmer, pour la remplacer par la sienne…
Depuis son évasion, Hadrien se faisait appeler par le nom inscrit sur cette carte : Vincent Devailly. À Hyères, Ramatuelle ou Saint-Tropez, partout où il fallait déminer, ça serait facile, il ne connaissait personne. Mais c’était tout de même bizarre de s’appeler Vincent Devailly : Hadrien détestait cet homme qui l’avait trahi en camp lors de sa première tentative d’évasion.
Alors, il aimait à penser qu’il était juste que grâce à lui, il gagne la liberté quasiment sans limites de faire ce qu’il voulait. Jusqu’où irait-il pour retrouver Ariane, faire parler ceux qui voudraient se taire, la venger de ceux qui lui auraient fait du mal, il ne le savait pas, mais ne voulait rien s’interdire. Désormais, Vincent Devailly, cet homme haï, devrait assumer à la place d’Hadrien sa part la plus sombre.
*
À la fin de la journée, alors que les démineurs remballaient, Fabien aperçut Vincent et sourit de le voir revenir si vite. Le matin, il n’était pas sûr de le revoir. Beaucoup étaient tentés par la paie, les primes, les bons d’essence, de vin, de cigarette, de pain. Mais au moment où ils sortaient du bureau du recruteur, ils entendaient au loin une mine exploser, les langues se déliaient, on leur rapportait une histoire abominable d’homme soufflé en moins de deux, dont le corps avait été éparpillé aux quatre coins d’un champ et ils préféraient encore crever de faim.
— Le recruteur t’a parlé du délai de réflexion ?
— Pour quoi faire ? Encore une hypocrisie administrative.
— T’as raison. Tout ce qu’ils veulent, c’est dire que t’avais le choix. Ici, beaucoup ne l’ont pas.
Au printemps, la fin du travail ne signifiait pas la fin de la journée. Le soleil était encore haut et c’était un soulagement pour tous les hommes. Ils s’étiraient. Ils renaissaient. En un instant, leur visage harassé se détendait. Une autre vie était alors possible, où ils redressaient la tête, souriaient de tout l’éclat de leurs dents blanches rehaussé par leur peau sale et hâlée, et défiaient les hommes et les femmes droit dans les yeux.
Pour sceller l’incorporation de Vincent au groupe, Fabien lui proposa de venir boire un verre avec eux. Max, une énergie pure, gouailleuse, offrit d’y aller avec sa Traction Avant. Il l’avait récupérée on ne sait où et l’avait passionnément remise en état en engloutissant intégralement sa paie pour la retaper. Grâce à elle, il offrait un air de fête à chaque départ de chantier.
Fabien monta à l’avant, ses trois meilleurs amis, Enzo, Georges et Manu, montèrent à l’arrière avec Vincent. Ils se serreraient un peu.
Il appréhendait d’avoir à se raconter. Mais il ne pouvait éviter une invitation au café. Et puis il savait depuis longtemps le secret de ceux qui ont quelque chose à cacher ; inciter les autres à parler. Ils ne demandaient que ça.
Sur la question des mines, Enzo était intarissable. Georges complétait, pour que Vincent soit complètement au courant.
— La liste est longue, entre les mines antipersonnel et les mines antichars, les mines bondissantes comme la S. Mi. 35 ou la S. Mi. 40, la Schümine 42 – active dès deux kilos et demi de pression –, la A200, équipée d’un allumeur chimique…
Les noms valsaient : la Stockmine, la Tellermine, la Holzmine, la Panzer-Schnell mine, la Riegelmine, la Topfmine… et d’autres dont les noms se perdaient dans les bruits de la route, ou dès que Max klaxonnait. Il y en avait tellement…
— Quand il n’y a plus eu de métal pour les fabriquer, ils ont pris du bois.
— Et puis ils en ont fabriqué en béton, en céramique, et en verre.
— Facile et moins cher. Indétectable. Comme le plastique.
— Et quand il n’y a eu vraiment plus rien, ils en ont bricolé encore avec du papier mâché.
— Bref, ils en ont fait avec n’importe quoi, pourvu que ça explose !
Le traité de Versailles avait interdit à l’Allemagne de se réarmer, mais elle avait inventé toutes ces mines, les avait fabriquées par millions, les perfectionnant année après année. C’était ça le but poursuivi : ne pas pouvoir les détecter ni les désamorcer, leur donner plus de puissance, plus de portée et les faire exploser. En matière de mines, la perfection à atteindre, c’était simple, c’était la mort.
— On dit qu’on n’arrête pas le progrès, mais c’est le progrès qui nous a arrêtés ! résuma Max.
Ils n’étaient pas encore en ville lorsque Fabien demanda à Max de ralentir la voiture. Un petit attroupement – des hommes et des enfants – isolait tant bien que mal un bout de chemin avec des piquets en bois. Max se gara, Fabien descendit. Il avait vu juste : les enfants avaient repéré un drôle de bout de tôle qui dépassait de la terre, avec trois antennes métalliques, qu’une récente pluie avait dû dégager.
Les trois antennes sur un raccord en W, la forme cylindrique de l’engin de petite taille, à peine dix centimètres de diamètre : il s’agissait d’une Shrapnel 35, la mine-S, l’une des mines les plus craintes. En bondissant du sol jusqu’à hauteur d’homme, elle ne laissait aucune chance de survie dans un rayon de vingt-cinq mètres. Au-delà, jusqu’à cent cinquante mètres, c’étaient des blessures dont on ne se remet jamais. Certains disaient même jusqu’à deux cents mètres. Deux allumeurs pouvaient se déclencher par traction et l’allumeur central sous une pression de trois kilos seulement.
Fabien détestait cette mine. Mais il n’avait pas le choix. Il allait faire avec les moyens du bord. Il fit reculer tout le monde. Il prit ses outils dans le coffre de Max et du fil souple sur un dévideur. Avec ses trois allumeurs ultra-sensibles, ce n’était même pas la peine de penser à la désamorcer ; il préféra la faire exploser. Max recula sa voiture pour bloquer la route en amont. Les démineurs interdirent l’accès en aval. Vincent, par réflexe, ramena les enfants contre lui.
Fabien resta seul avec la mine.
Il accrocha un filin dans l’allumeur à traction Zug Zunder 35 qu’il déroula prudemment en reculant avec des précautions de funambule sur plus de trois cents mètres. Lorsqu’il rejoignit les autres, il recommença à respirer.
D’un regard, il s’assura que rien ne viendrait perturber la mise à feu. Il leva le bras comme au départ d’une course automobile… puis l’abaissa et tira sur le filin d’un coup sec, déclenchant la mine.
En quatre secondes et demie, la S. Mi. 35 s’éleva dans les airs, furieuse, avec la force enragée d’un geyser. En jaillissant du sol, elle balança à trois cent soixante degrés ses billes d’acier incandescentes avec la puissance d’une lance à incendie et la démence d’un tireur d’élite sous méthamphétamine.
Barricadée dans sa carcasse de métal, la mine bondissante à dépotage commençait le carnage dès trente centimètres au-dessus du sol et jusqu’à deux mètres quarante. En principe, le seul moyen de rester vivant, c’était de plonger au sol et de s’y plaquer sans bouger. Seulement, en quatre secondes et demie, y compris le temps de réaliser, les principes ont rarement le temps d’être appliqués.
La voir de loin était à la fois étrange et terrifiant, à la façon dont un diable sort de sa boîte. Il y avait tout pour fasciner les enfants : la sophistication d’un tour de magie, la bizarrerie d’un automate et l’effroi de la mort violente.
Vincent entendit quelqu’un murmurer : Bouncing Betty. C’est comme ça que les Américains appelaient la S. 35. Comme Betty Boop. Pour rendre la guerre sexy – ou se rassurer –, les hommes aimaient dessiner des pin-up sur leurs avions et appeler comme des femmes les armes les plus meurtrières. Vincent avait vu des hommes se transformer en machine de guerre, et il allait maintenant apprendre à appeler les mines par leur prénom. Désormais hommes, femmes, mines, tous faisaient partie du même genre : le genre humain.
*
Quand ils arrivèrent au café, l’équipe avait presque oublié que Vincent était nouveau. Bouncing Betty avait été son baptême du feu. Il n’y avait pas plus efficace comme entrée en matière.
Fidèle à sa méthode, Vincent posa des questions pour éviter qu’on ne lui en pose. C’est donc exactement comme il l’avait prévu que la soirée se déroula : chacun des hommes avait autant soif de pastis que de se raconter.
Souvent sans attaches, ils venaient de milieux différents, d’horizons divers. Ils avaient été envoyés en mission dans le Sud-Est parce qu’il y avait urgence, mais ils pouvaient venir du Nord ou du Centre, et même de plus loin, d’Espagne ou d’Italie. Et que dire de leurs différences sociales, politiques ?
Max était communiste. Avant la guerre, il travaillait dans un garage.
— Je suis pas un intello mais comme mécano, tu trouveras pas meilleur que moi !
Fabien n’était pas d’accord : Max avait une culture politique. Quand on est au Parti, obligé. Beaucoup de résistants étaient communistes. Ça ne l’empêchait pas de le charrier sur l’attitude du Parti communiste au début de la guerre, piégé par le Pacte germano-soviétique. Manu, le plus jeune d’entre eux, la grâce d’une beauté qui s’ignore, l’appétit pour la culture d’un étudiant qui a dû arrêter ses études et le regrette chaque jour, ne possédait aucune carte d’aucun parti, mais avant-guerre, il avait manifesté pour la paix.
— Je me suis trompé, quoi…
Depuis, il préférait écouter plutôt que parler. C’était plus sûr. À côté de lui, Hubert détonnait avec son côté vieille France. Il était mince, athlétique et même si c’était le plus âgé de l’équipe – il approchait les quarante ans –, il pouvait abattre pas mal de boulot sans manifester aucun signe de fatigue. On soupçonnait un revers de fortune, dilapidée peut-être pour une femme. À moins qu’il ait été complaisant avec l’ennemi ? C’était peine perdue pour le faire parler. Il se débarrassait de toutes les questions embarrassantes en citant une maxime de La Rochefoucauld, souvent la même.
— « Ceux qui crient le plus fort à la morale sont ceux qui en sont le plus dépourvus. »
Cette phrase était devenue la blague favorite des démineurs, mais aussi leur rempart face aux jugements, leur arme ultime. Surtout pour Jean, dit le Taulier, parfois le gros, même s’il était plus costaud que gras. Ex-truand, ancien lutteur, nouveau repenti, il déclinait lui aussi, à sa manière, les pensées de l’illustre moraliste.
— J’ai fait des conneries, mais j’ai mon honneur. Tous les truands ont pas traficoté avec les boches si vous voulez savoir.
— T’as toujours pas dit pourquoi t’avais été en prison…
— Parce que j’ai le droit à l’oubli. Je suis désolé mais j’ai payé ma dette à la société.
— En quelle monnaie !?
— Avec des années de taule, qu’étaient pas marrantes.
— Ouais, mais ces années-là, tu les as pas passées à la guerre.
— Oh ça va ! La guerre, elle a pas duré si longtemps que ça, je veux dire, les combats.
— Pour ceux qu’ont pas résisté, non, c’est sûr !
Et puis il y avait Georges, qui venait du Sud-Ouest. Là-bas aussi les côtes étaient minées. Tout le mur de l’Atlantique. Mais il avait préféré s’exiler à l’est. Que fuyait-il ? Sa famille, de mauvais souvenirs, ou pire ?
Quant à Enzo, qui connaissait par cœur le nom des mines, il était marié, adorait sa femme, en parlait tout le temps. Il s’était engagé dans la Résistance au sein des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. Ce qu’il faisait là ? Il prétendait en riant ne savoir rien faire d’autre. Fabien ne le trahirait pas en expliquant les vraies raisons de son engagement. Enzo était arrivé d’Italie à cinq ans. Il avait vu des enfants jeter des cailloux sur son père et sa mère. Aucun d’eux n’avait jamais répliqué. Il avait grandi dans le quartier de Marseille qu’on appelait « la Petite Naples ». Quand l’Italie avait conclu le pacte d’acier avec l’Allemagne, on avait soupçonné tous les Italiens de collaborer avec l’ennemi. Pourtant, après avoir envahi la zone libre, les Allemands avaient, avec la police française, raflé tous ces Italiens qui vivaient à Marseille, les avaient enfermés au camp de Fréjus et avaient détruit leurs habitations. La famille d’Enzo faisait partie de ceux qu’on appelait maintenant « les évacués », et qui n’osaient pas protester…
Enzo voulait un bel avenir pour ses trois filles. Il n’en finirait jamais de prouver sa loyauté à la France. Faire partie des FTP n’avait pas suffi. Il rempilait en déminant. Les Italiens étaient souvent de très bons artificiers. Avec Fabien, Enzo était le seul à savoir neutraliser et désamorcer une mine et il possédait, ce qui était rare, une connaissance quasi encyclopédique de la multitude d’allumeurs qui les enclenchaient. Ce n’était pas seulement pour ses compétences techniques que Fabien l’adorait. Ils partageaient le même engagement dans la Résistance, le même sens de l’honneur, et ils arrivaient encore à garder pour les autres toute leur tendresse intacte.
Depuis qu’il déminait, Fabien avait tout vu défiler : des pro-de Gaulle, des anti, des résistants, des timorés et des planqués, des cathos, des athées, des communistes, des anticommunistes, un aristo, des déclassés, trois Italiens, deux réfugiés espagnols et ceux qui venaient de nulle part. Il régnait une fraternité étonnante au sein de ce rassemblement épars d’hommes qui étaient faits pour s’ignorer ou se haïr. Personne d’autre que les membres de cette troupe disparate ne pouvait comprendre ce qu’ils vivaient. Les risques qu’ils prenaient ensemble étaient un ciment fort. Leurs morts aussi.
Vincent était frappé par leur gaieté. Personne ne songeait autour de la table à contester son sort. Ils étaient heureux d’être en vie, heureux de pouvoir manger, heureux d’être ensemble. Ils regardaient les filles qui passaient dans la rue, et l’avenir leur semblait, comme à tous les autres, débordant de promesses.
Être démineur, c’est tout sauf être un bon parti. Ça ne les empêchait pas de plaire. Le désir n’a pas de règles, mais il a quelques constantes. Leurs corps, leurs attitudes faisaient entrer en résonance les ingrédients magiques qui déclenchent les étincelles. Et tout le reste : leur indifférence à côtoyer le danger, leur élégance à ne jamais se plaindre, ce mystère qui les entourait comme s’ils n’étaient pas le commun des mortels en s’engageant dans un combat inégal contre la mort. Peut-être qu’ils détenaient un secret, une aptitude particulière, tels ces Indiens qui, dit-on, ignorent le vertige et construisent des gratte-ciel en Amérique à des centaines de mètres au-dessus du vide. Valser avec le danger, l’enlacer à la lisière de l’abîme et tanguer sans trembler aux frontières de l’enfer les rendait irrésistibles.
Tandis que Léna, la patronne du café, apportait leur commande et qu’ils levaient leurs verres à toutes les beautés qu’ils apercevaient, leurs bras dénudés aux muscles saillants, tannés, dépassaient des manches de leurs chemises remontées haut sur leurs épaules. Les femmes leur renvoyaient leurs sourires. Après tout, ici, dans le Sud, la guerre était finie. On pouvait bien sourire à n’importe qui.
Léna remarqua tout de suite que Vincent était nouveau.
— Fabien a réussi à vous embaucher ?
— J’ai pas eu besoin de le pousser, qu’est-ce que tu crois ? Il est venu tout seul, comme un grand, répondit Fabien à la place de Vincent.
— Moi je crois que tu leur jettes des sorts. Ils te suivraient n’importe où…
— Je croyais que c’était toi, la spécialiste des sortilèges…
Léna partit chercher la suite de la commande en souriant.
Il n’avait pas échappé à Vincent qu’elle était belle et qu’elle possédait ce je-ne-sais-quoi qui retient l’attention, mais son seul objectif était d’orienter la conversation sur les Allemands. Il lança avec tout ce qu’il pouvait récupérer de désinvolture en lui :
— Alors, les schleus, maintenant qu’ils déminent toutes les saloperies qu’ils nous ont laissées, ils en sont toujours persuadés de leur « Arbeit macht frei » ?
À leurs éclats de rire, Vincent sut qu’il était adopté par les démineurs. En revanche, la réponse qu’il reçut n’était pas celle qu’il attendait.
— Ouais, enfin les Allemands, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas rester longtemps.
Ça ne l’inquiétait pas : ça l’anéantissait. Max surenchérit.
— On est fin avril, je te parie qu’au mois de mai, l’Allemagne aura capitulé. Et à la fin de la guerre, normalement, tout le monde rentre chez soi. Avec les bombardements qu’ils se prennent sur le coin de la figure, ils vont pas être déçus de ce qu’ils vont trouver en rentrant chez eux !
Vincent ne montra rien de ses inquiétudes et se tourna vers Fabien.
— T’en penses quoi ?
— Je te résume. Treize millions de mines. Trois mille volontaires. Tu comprends que dans l’équation on ait besoin des cinquante mille prisonniers.
— Donc ils vont rester ?
— Aubrac en voudrait même le double. Mais c’est loin d’être gagné : tout va se jouer à la conférence de San Francisco. Va falloir convaincre cinquante pays de violer le droit international.
— Oui enfin, les boches, on ne va pas les plaindre…
— Ah mais ça, tout le monde est d’accord pour que les Allemands réparent ! À genoux. À la schlague, même. Et pas que chez nous. Alors le déminage, pourquoi pas ? Seulement nos bien-aimés diplomates voudraient qu’on le fasse sans que ça se sache, sous le manteau. Aubrac est contre. Il a raison : on va se faire cueillir à la première occasion. Faire travailler des prisonniers sur des plages ou des routes à ciel ouvert, c’est pas discret…
— Mais là, les Allemands, ils déminent…
— Ils détectent, rectifia Fabien. La conférence vient de commencer – on profite du flou.
Léna était revenue apporter le reste des consommations.
— Moi je préférerais qu’il n’y ait que les Allemands qui risquent leur vie.
— T’inquiète, Léna, les risques, on les mesure.
— Un risque, ça ne se mesure jamais. C’est le principe !
— Léna, on est là pour se détendre ! Et puis tu le sais qu’on a une bonne étoile…
Bien sûr. Elle n’allait rien changer : les démineurs ne croyaient pas qu’ils allaient mourir en déminant, le gouvernement pensait qu’ils pouvaient déminer sans les Allemands, et ceux qui profitaient de leur sacrifice pensaient que le déminage se faisait tout seul.
En versant un verre de vin blanc à Vincent, elle s’attarda un instant sur son visage. Peut-être que celui-là était moins inconscient que les autres et qu’elle pourrait le sauver ?
— Franchement, pourquoi vous vous engagez ? Vous n’avez rien de mieux à faire que déminer ?
— Si on ne le fait pas, qui le fera ?
Les démineurs levèrent tous leur verre à la réponse de Vincent, comme si c’était une devise, un acte de foi, le serment des mousquetaires.
Léna s’était trompée. Il était comme les autres. Il s’accrochait à ses illusions. Personne ne peut vivre sans le déni, la seule religion universelle.
*
Deux jours plus tôt, Vincent avait retrouvé Audrey en bas de la volée de marches de la gare Saint-Charles. Il régnait à Marseille une joie de vivre et une fierté renforcées par la victoire magistrale contre les Allemands, qui vengeait les terribles rafles de janvier 43, et le dynamitage de mille cinq cents immeubles du quartier du Vieux-Port. Ordonnés par les Allemands et organisés par les Français, ces crimes étaient un traumatisme, d’autant plus que le premier flic de Vichy, René Bousquet, était allé de lui-même bien au-delà des espérances de l’occupant, comme il l’avait déjà fait lors de la rafle du Vel d’Hiv.
Les Marseillais n’avaient pas attendu qu’on vienne les libérer. Comme à Paris, ils s’étaient soulevés juste avant l’arrivée des troupes françaises et des Alliés et l’exaltation de cette insurrection victorieuse, la conviction irrésistible, décisive, des insurgés, était encore en suspension dans l’air, sur tous les visages, tous les sourires.
Audrey était rayonnante. Volubile, elle ne parlait que de la fougue qui s’était emparée de la cité phocéenne, d’un coup ; la foule tumultueuse dans les rues, les femmes et les enfants, le flot de gens, de gens révoltés et heureux, sûrs de vaincre. Le mouvement avait repris ses droits sur la cité engourdie, les rues vides et les passants rapetissés par la peur. C’était ça la Libération : les insurgés avaient gagné sur le cynisme coupable des collaborateurs et la morbidité nazie par leur ferveur de vivre.
Et puis Audrey s’enthousiasmait de la nouvelle vie qui s’annonçait.
— Cette fois, tout va changer. La preuve : demain, j’irai voter aux municipales ! Tu te rends compte ? Les voix des femmes vont compter. C’est pas trop tôt, non ?
Bien sûr, Vincent trouvait ça enthousiasmant, bien sûr, il s’en voulait de ne pas être transporté d’allégresse, comme elle, mais après avoir partagé ses emballements, ses convictions, il devenait pesant de ne pas parler d’Ariane.
— Tu as des nouvelles d’elle ?
Audrey appréhendait cette question depuis que Vincent lui était apparu en haut des marches de la gare, peut-être encore plus beau que dans son souvenir. Son regard intense, brûlant, qui ne brûlait malheureusement pas pour elle, avait gagné en intensité et en fièvre. Ses yeux noirs de loin et verts de près, pailletés pour celle qui le regardait les yeux dans les yeux, ne se détacheraient pas d’elle avant qu’elle ait répondu, qu’elle ait dit tout ce qu’elle savait, qu’elle ait craché tout ce qu’il voulait entendre.
Que savait-elle dans le fond ? Avec Ariane, on ne savait rien, on pressentait, on se trompait. Et lui, Vincent, voulait-il vraiment entendre ce qu’elle aurait pu dire, ce qu’elle appréhendait ? Elle reprit son calme. Elle allait engager la conversation pas à pas, gagner du terrain, on verrait bien.
— La dernière fois que je l’ai vue, c’était chez moi.
— Quand ?
— Il y a plus d’un an demi… En juin, juin 43.
— C’est le moment où ses parents ont cessé d’avoir de ses nouvelles.
— Tu es sûr ?
— C’est ce qu’ils m’ont dit. Elle a quitté leur ferme, ils ne l’ont plus revue.
— C’est pourtant eux qui lui ont demandé de reprendre sa vie. Sa mère allait mieux, ils n’avaient plus besoin d’être aidés.
Pour Vincent, il y avait un problème : Ariane avait continué de lui écrire qu’elle mettait entre parenthèses sa thèse de médecine pour seconder ses parents : sa mère était malade, leur apprenti avait été tué au début des combats. Un autre avait dû partir au STO. Tout seuls, avec les réquisitions incessantes des Allemands, ils ne s’en sortaient pas.
Audrey voyait bien que Vincent était déconcerté, mais les quelques réponses vagues qu’elle lui lançait en pâture, le temps de réfléchir, ne le rassuraient pas.
— Je ne suis pas la mieux placée pour te parler d’Ariane. Peut-être qu’Irène en saurait plus. Après tout, c’est elle son amie d’enfance, elle à qui elle disait tout.
— Irène s’est engagée pour rapatrier nos prisonniers. J’ai essayé de la joindre. À l’heure qu’il est, elle doit être au fin fond de l’Allemagne, ou en Pologne.
Audrey aurait aimé en savoir plus sur ce qui s’était passé pour Vincent dans ces camps de prisonniers, mais n’osait pas le brusquer.
Vincent entendait presque ses interrogations muettes, mais cela lui semblait inopportun, en cette journée radieuse, de rappeler les heures sombres de sa captivité dans d’atroces baraquements, ces heures imprégnées de terre boueuse, de froid, de peau et d’os glacés, de peur, de violences et d’humiliations, comme si toutes ces années n’étaient constituées que de mois d’hiver. Qui aime convoquer l’hiver au beau milieu du printemps ? Cela l’enveloppait sans doute d’une aura de mystère qu’il ne recherchait pas, mais c’était comme ça.
Vincent surprit le regard d’Audrey sur lui. Il était embarrassé d’avoir eu à se découvrir devant elle. Il lui était pourtant reconnaissant de ne pas avoir évoqué à voix haute ce qui rendait sa démarche sûrement insolite. Après tout, ce n’était pas à lui de rechercher Ariane. Audrey aurait sans doute mieux compris que celui qui vienne la voir, aujourd’hui, pour savoir pourquoi elle avait disparu soit l’homme à qui elle était mariée quand Vincent l’avait rencontrée. Personne ne savait qu’Ariane l’avait quitté pour Vincent, et il n’avouerait jamais à personne qu’ils s’étaient aimés en secret.
*
Le grand air sur le port, le tintement joyeux des gréements, les battements d’ailes des voiles rappelaient à Vincent sa vie d’étudiant et les cafés pris en terrasse, mais pour échanger des confidences, il fallait être seul avec Audrey, dans un espace fermé qui ne laisserait pas partir les émotions au gré du vent.
Il prétendit ne pas se sentir bien au milieu de tous ces gens, il n’avait plus l’habitude. Et puis le port avait tellement changé maintenant que les Allemands avaient fait exploser l’immense pont transbordeur. La prouesse technique de cette toile d’araignée géante, la modernité de ses filins d’acier faisaient la fierté des Marseillais et l’admiration des architectes du Bauhaus. Son absence était aussi criante que si l’on avait ôté la tour Eiffel à Paris. Et les ruines, là, en face du fort, toutes ces rues, tous ces immeubles détruits du quartier Saint-Jean qu’on mettrait un temps infini à reconstruire et qui empêchaient d’oublier. Elle comprenait ? Il mentait à peine et Audrey eut l’air sincèrement désolé.
— Tu veux rentrer ?
— On ne pourrait pas aller chez toi ?
Audrey aurait adoré qu’il lui propose cela auparavant, mais là, maintenant… Elle qui n’avait jamais deviné quel était le lien entre Vincent et Ariane avait bien saisi désormais qu’il n’était là que pour parler d’elle.
Elle l’amena dans le petit appartement dont elle avait hérité de sa mère. Perché au dernier étage, sous les toits, il s’ouvrait sur une minuscule terrasse, envahie de plantes sauvages qu’elle avait ramassées dans la campagne. Elle lui servit un café médiocre, mais au moins elle en avait trouvé.
— Ariane est restée trois semaines chez moi. Et puis elle est partie.
— Où ?
— Je ne sais pas ! Je pensais qu’elle essaierait de réintégrer l’hôpital. J’étais prête à l’aider. Je travaille à la Timone maintenant. Ils l’auraient engagée. Mais elle ne voulait pas. »

Extraits
« Et pendant que le gardien lui livrait ses pensées impérissables sur le monde comme il va, Vincent sentit qu’il tenait là le seul moyen de retrouver Ariane. Des mille façons qu’il avait envisagées, il n’en voyait désormais plus aucune autre de valable que celle, folle, de s’engager dans cette équipe de déminage pour s’approcher des prisonniers allemands qui venaient du château des Eyguières. Il allait pouvoir entrer en communication avec eux, les aborder par paliers, entamer des discussions décousues, puis peu à peu, les apprivoiser. Lentement. Sûrement. Gagner leur confiance et leur estime en travaillant d’égal à égal à leurs côtés. Savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était. Et s’il avait de la chance, débusquer au sein même de l’équipe de démineurs le soldat allié dont parlait Ariane, ou l’officier dangereux dont parlait Irène. » p. 64

« Quand on aime lire, on est sauvé. » p. 67

À propos de l’autrice
DEYA_Claire_©Eric_BotteroClaire Deya © Photo Eric Bottero

Claire Deya est scénariste. Un monde à refaire est son premier roman. (Source: Éditions de l’Observatoire)

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Bâtir le ciel

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En deux mots
À Salve, la vie est si bien réglée que nombre d’habitants rêvent de quitter ce paradis aseptisé. Leur horizon est une Île voisine, une cité qui, comme la tour de Babel s’élève vers le ciel. C’est vers ce perpétuel chantier, ce geste architectural qui n’est pas sans risques, que se rend la narratrice. Ce qu’elle y découvre va lui faire vivre de fortes émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Monter tout là-haut

Pour son premier roman Sarah Serre s’est souvenue de sa fascination de banlieusarde pour Paris. Avec «Bâtir le ciel», elle imagine l’attirance ressentie par une jeune femme par une île et son architecture en perpétuelle mutation. Une fascination qui n’est pas sans risques.

La narratrice de ce conte éprouve, comme nombre de ses contemporains une fascination pour l’île qu’elle aperçoit de sa fenêtre et pour laquelle certains sont prêts à tout sacrifier. Une île mystérieuse, une île qui est aussi terre de légendes et destination maudite, comme l’indiquent les affiches appelant les plus téméraires à la prudence, comme celle qui proclame «Y aller, c’est ne pas en revenir».
Mais, comme souvent, les jeunes ne rêvent que braver les interdits. Alors, forte de ses certitudes, «je crois avoir toujours su ce qu’elle était: une ville qui n’a jamais cessé de se construire, et toujours vers le haut. Ceux qui l’habitent n’en finissent jamais: une pierre sur une pierre sur une pierre, comme des fourmis. Voilà tout ce que j’ai réussi à apprendre en dix-sept ans», elle va à son tour braver l’interdit.
Elle rejoint un groupe d’hommes et de femmes assez intrépides pour gagner l’île et entamer son ascension. Dans cet univers minéral, elle se rend très vite compte de la difficulté de la tâche. Plus elle grimpe et plus elle souffre.
Et quand, après des jours éprouvants, elle dépasse le sommet de nuages, c’est un paysage insensé qui s’offre à elle: «des échafaudages absolument partout, qui recouvrent des centaines de bâtiments, une ville sur la ville, se soulèvent, se bousculent, tournoient au-dessus du vide et menacent de rompre. Jamais je ne pensais voir ce que je vois : un dôme qui pourrait abriter une vallée, tangue de gauche à droite comme un métronome. Des immeubles dont je ne perçois même pas la base, cachés derrière d’autres immeubles, derrière d’autres tours, coupoles, escaliers, ponts, temples, tout ce désordre architectural semble fait de papier et non de pierre tant il est ballotté.»
Persuadée qu’en participant à ce geste architectural, à l’édification de ces bâtiments, elle va réussir à se dépasser, à gagner le ciel, elle se joint aux ouvriers avant de devenir sculptrice. Elle entend, au sens premier du terme, apporter sa pierre à ce projet qu’une secte a nommé L’Élévation.
Comment ne pas voir dans cette quête une métaphore du progrès, de cette idée qu’en avançant dans la maîtrise des techniques et des savoirs, on laisserait derrière soi un monde meilleur. C’est fort de cette idée que jour après jour des milliers de personnes poursuivent inlassablement leur mission, même lorsque des accidents se produisent, lorsqu’un bâtiment s’effondre…
Personne ne prend le temps de faire une pause, de réfléchir. Qui se demande si les pierres vont suffire pour pouvoir atteindre le ciel? Qui s’occupe de savoir si les fondements de l’île sont assez solides pour supporter toujours davantage de constructions? Sarah Serre a choisi le conte pour nous mettre en garde. Face à un monde de plus en plus fragile, l’acharnement n’est-il pas coupable? Et au-delà, n’est-il pas déjà trop tard?
La chronique de la genèse de ce projet, que la romancière a choisi d’insérer entre les chapitres, laisse penser que tout était déjà écrit, mais qu’on n’a pas vraiment pris garde à cet avertissement. Nous sommes désormais aux portes de l’apocalypse. À force de jouer les apprentis-sorciers, de vouloir toujours davantage nous éloigner de nos racines, on construit finalement un monde qui n’a plus d’attaches. Les éboulements et les disparitions sur l’île sont symptomatiques d’une humanité qui part à la dérive. «Nous avons créé un monde en dehors de la Nature, un lieu où la pierre est déjà une aberration si près du Ciel. Désirant amener la Terre au Paradis et non l’inverse, nous avons apporté un monde de symboles et d’art, coupé de la Nature qui l’avait inspiré. Sans doute croyons-nous que ces décors nous protègent du chaos.»
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. En vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.

Bâtir le ciel
Sarah Serre
Éditions Le mot et le reste
Premier roman
176 p., 18 €
EAN 9782384312641
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman se déroule sur une île qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se passe sur deux époques distinctes, mais qui ne sont pas précisées.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rebutée à l’idée de passer son existence dans la très aseptisée Salve, une jeune femme part pour rejoindre l’Île, la cité qui se construit vers le ciel et à l’ombre de laquelle elle a grandi. Parvenue au sommet après l’épreuve de l’Ascension, elle
intègre rapidement une nouvelle génération de Bâtisseurs et rejoint le groupe des Sculptrices. C’est ici, là où les êtres humains sont cernés par la pierre et marchent au bord du vide, qu’elle pense trouver un sens à sa vie. Ainsi pendant des années
elle va s’oublier, travaillant dur pour se perfectionner alors qu’autour d’elles certains chutent ou disparaissent sous des décombres.
Mais que cache l’acharnement des Bâtisseurs et d’où vient la pierre qui leur sert à pousser toujours plus loin les limites de leur rêve d’Absolu ? Avec ce premier roman aux allures de fable, Sarah Serre questionne nos relations à l’art et à la communauté, nos croyances et dans le même geste, notre aveuglement.
Nous avons créé un monde en dehors de la Nature, un lieu où la pierre est déjà une aberration si près du Ciel. Désirant amener la Terre au Paradis et non l’inverse, nous avons apporté un monde de symboles et d’art, coupé de la Nature qui l’avait inspiré. Sans doute croyons-nous que ces décors nous protègent du chaos.
Sarah Serre nous offre un mythe moderne, inspiré et vertigineux, qui interroge le sens que l’on donne à l’existence, à l’effort et au vivre ensemble.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Sarah Serre présente «Bâtir le ciel» © Production éditions Le mot et le reste

Les premières pages du livre
« Vue de loin, l’Île ressemble à une gigantesque montagne de pierre. Elle s’élève, énorme, au milieu d’une plaine ratissée par le vent. Son ombre assombrit tout le pays. La terre située dans cette zone est incultivable, car plongée trop souvent et trop longtemps dans l’obscurité glaciale de l’Île. La végétation y meurt, les paysans ne se donnent même plus la peine d’y faire pousser quoi que ce soit.
Les voyageurs viennent de loin pour la contempler. Certains en ont aperçu les hauteurs de l’autre bout du monde et ont entendu les légendes qui circulent à son propos : on dit que cette montagne phénoménale a surgi de la terre en une seule journée, que les pierres y grandissent d’elles-mêmes, que ses habitants dansent sur des ruines, accompagnés du tambourinement de leurs dieux souterrains, on dit que c’est en punition que Dieu l’a fait sourdre de la terre, on dit, on dit…

En écoutant ces fables, murmurées par des gens qui n’ont jamais vu «l’Île», certains éprouvent une grande fascination. Ils ne peuvent s’empêcher de penser à elle. «Un jour» ils iront, ils monteront tout en haut; c’est leur désir, un rêve qu’autour d’eux on nomme obsession. Et, en effet, un jour ils quittent leur famille, leurs enfants, ils vendent leurs biens pour payer le voyage et partent, le nez en l’air; ils ne suivent pas une étoile mais un sommet caché derrière une mer de nuages. Ils empruntent des voitures, des trains, des paquebots, marchent à travers des champs et des plages; ils y vont. Ils courent des pays et des continents, hypnotisés par cette masse lointaine, «la montagne des fous».
Enfin ils arrivent, épuisés, éreintés, amaigris, et se plantent là, devant elle, subjugués et silencieux. Mais alors, il se passe une chose imprévue. Ils ont la gorge sèche, leurs jambes tremblent malgré eux – je les vois trembler! –, ils bégaient, voient trouble, ils éprouvent une répulsion atroce, innommable. Ils ont du mal à respirer, on les évente comme on peut car ils ont chaud et suffoquent – vont-ils vomir?
C’est sa masse gigantesque qui les écrase. «Ce n’est pas une montagne, mais dix, vingt, cent montagnes!» s’exclament-ils. Ils se sentent punaise, comme si le monde entier, avec ses océans et les bêtes qui se terrent dans les fonds marins allaient leur tomber sur le coin de la tête. «Comment peut-on vivre si près d’elle ? C’est inhumain!» Et malgré tout ce qu’ils se sont toujours dit, la certitude est là: l’Île n’est pas faite pour eux.
Alors, ils restent quelque temps à errer autour d’elle, à la fixer. Dans ce qu’ils prenaient, de loin, pour un amas de roches, ils voient à présent des constructions. Ils plissent les yeux, se concentrent, essaient de saisir les détails de ce qu’ils ne peuvent plus nommer «montagne».
«Là, regardez!» sur une mosquée gigantesque se tient – par quel miracle ? – une chapelle qui sert de pilier à une arche ! Sur un dôme s’élèvent des dizaines de tours ; des ponts en traversent d’autres qui se dressent d’on ne sait où. Le voyageur essaie de comprendre, mais son regard n’est pas habitué à tant de confusion et ne s’habitue pas. C’est pourquoi il repart.
Voilà l’Île. Pas une montagne mais une ville, et cette ville se construit vers le Ciel.

J’ai grandi dans les rues droites et propres de Salve, la ville qui s’étend aux pieds de l’Île et de laquelle je l’observais, dressée au milieu de nous comme un totem.
Petite, je ne suis pas la seule qu’elle fascine. Aux récréations, nous nous retrouvons dans un coin de la cour et formons un cercle où chacun révèle aux autres les légendes qu’il a entendues à propos de l’Île, cru entendre ou tout simplement inventées. Là, tout ce que nos parents, nos maîtresses et nos nourrices se chuchotent, nous le répétons, le déformons, le recrachons avec fougue. Nous nous figurons, tout là-haut, des terrasses d’émeraude, des palmiers mauves courbés au-dessus de jardins suspendus, des minarets d’or qui percent les nuages.
Les adultes, eux, refusent de nous en parler.
Dans n’importe quelle pièce, on me trouve immanquablement à côté de la fenêtre. J’insiste tant auprès de mes parents pour échanger nos chambres – la leur donne sur l’Île – qu’une fois n’est pas coutume, ils cèdent à mes supplications. Alors, je reste des heures à fixer cette montagne incroyable, à me tordre le cou pour essayer d’apercevoir son sommet, inextricablement dissimulé au-dessus des nuages. Je regarde et dessine avec envie le chemin qui tourne autour d’elle et qui conduit là-haut, tout là-haut.
J’oblige ma petite sœur, silencieuse enfant au teint pâle, à jouer avec moi, à imaginer ce qui se cache au sommet. Trop heureuse de pouvoir passer du temps avec moi, elle prétend s’intéresser à ce qui m’obsède.
Je l’aime particulièrement au couchant: l’Île prend un ton bleuté, les oiseaux vont hululer dans ses ruines et je les envie.
Mon premier contact avec elle est un homme que nous croisons sur le chemin de l’école, une amie et moi, et qui nous frappe par sa singularité. Ses habits, beaucoup trop grands, sont déchirés et sales, deux grands trous percent son pantalon au niveau des genoux. Il parle seul et sa démarche est étrange : dépassé par la foule des travailleurs qui s’exaspèrent de sa lenteur, il fixe ses pieds et se déplace en ligne droite, comme un funambule sur un fil invisible, parfaitement indifférent et comme aveugle aux autres.
Le soir, sur le chemin du retour, nous le retrouvons deux avenues plus loin : il regarde l’Île sans bouger et marmonne quelque chose. Nous nous cachons aux coins des rues et l’observons en riant. Il nous lance un regard. « Attention ! » je cache Diane derrière un arbre ridiculement mince, mais l’homme reprend sa marche lente et méthodique, sans sembler nous avoir remarquées. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je persuade mon amie d’aller le voir ; peut-être récolterons-nous des informations sur elle. Mais à chacune de nos questions, il fixe nos lèvres d’un air ahuri et mutique. Les gens qui vivent là-haut sont-ils vraiment comme lui ?
La seule chose qui l’interpelle, ce sont nos mains, qu’il regarde avec émerveillement. «Comme elles sont petites», il pose sa grosse patte contre la mienne, paume contre paume, «et blanches, et toutes douces». La sienne est barrée en tous sens de rides, boursouflée de cloques jaunes ; la mienne a l’air d’une colombe prise au piège d’une bête monstrueuse, car, détail immonde, il lui manque un pouce. Il nous agite cette infirmité sous le nez en riant, nous poussons des hurlements, mais insistons tout de suite après pour revoir la main difforme. Chacune passe son doigt sur le moignon
– Comment tu t’es fait ça?
Il fixe ma bouche, puis hausse les épaules.
– À cause du froid.
Son visage ressemble à sa main, écorché, rouge, zébré de rides. Son regard est différent, doux, attentif, mais quand il la regarde, la tête levée, la nuque pliée, il nous oublie complètement.
Un jour, nous ne le trouvons plus.

Les rues de Salve ont été bâties pour répondre aux besoins hygiénistes d’une époque révolue: on croyait que les miasmes, tenus pour responsables des maladies pulmonaires, seraient éradiqués en faisant circuler l’air dans la ville. La Science a depuis longtemps rendu désuètes ces théories, mais nous continuons à vivre dans des rues trop grandes, longues et identiques, toutes séparées en deux par de longs terre-pleins. Chacune donne sur un rond-point d’où partent cinq autres artères en tout point semblables. Tant d’espace a fini par m’étouffer.

À quatre heures, les nounous viennent promener leur poussette dans des parcs ceinturés de bouleaux plantés à équidistance. Les fenêtres des immeubles sont bariolées d’auvents rayés jaunes, rose ou bleus, qui évoquent une cité balnéaire. Et en bordure de cette ville proprette, un pic, une montagne titanesque, qui absorbe haine et silence.
Salve vit depuis des siècles dans l’ombre de l’Île. Peu importe où nous portons nos regards, elle est toujours là. Elle fait partie de notre horizon, impossible de ne pas la voir, et c’est pourtant à cela que s’évertuent les adultes. Ils font ce qu’ils peuvent pour oublier cette montagne qui nous cache le soleil toute une partie de la journée – en hiver, nous ne le voyons que deux heures par jour. À cause d’elle, nous grandissons pâles et chétifs, et à mesure que l’Île grandit, ils l’entourent d’un silence plus rancunier. On en parle qu’en chuchotant, dans les coins.
Bien sûr, l’idée de la raser a germé, des coalitions se sont formées, des conseils de guerre, des référendums, mais l’Île est toujours là. C’est que les gens d’ici savent très bien que sans elle, Salve ne serait qu’une ville comme les autres, et quelle ville veut être comme les autres? Alors ils laissent faire, impuissants mais patients, car ils le savent, ils le croient, c’est leur unique prière : un jour, il faudra bien que l’Île s’écroule.
Pourtant, elle continue d’absorber une partie de notre population, et ce, malgré les campagnes de prévention qui commencent dès l’enfance. «Partir pour l’Île, c’est ne jamais revenir !» ; «Je pars pour l’Île, adieu à ma famille!» Voilà les affiches qu’on trouve un peu partout collées aux murs. Bizarrement, elles ne font pas naître l’effroi mais aiguisent notre curiosité d’enfant. À trop nous répéter de ne pas y aller, nous n’avons que ce désir. À la sortie de l’école, nous nous précipitons vers elle, précédés de chiens errants qui vont renifler de son côté, et nous regardons avec envie le chemin qui serpente tout autour et monte, monte, monte au-dessus des nuages.
Très tôt, je la considère comme l’accomplissement de mes rêves ; ce que j’ai détesté du monde des adultes, leur vie triste et ennuyeuse, a trouvé son échappatoire dans son imbroglio de coupoles et de tours. Alors que Salve a bâti ses rues droites et symétriques, auxquelles elle a donné des noms pompeux – Place du Succès, Avenue de l’Exciting – l’Île semble n’être que chaos.

Pourquoi des hommes et des femmes disparaissent-ils du jour au lendemain ? Pourquoi empruntent-ils un chemin qui mène si haut que, nuages ou non, sa destination reste invisible à l’œil nu? Qui sont celles et ceux qui la peuplent? «Des fous», répliquent mes parents. Ce silence obstiné a duré toute mon enfance. Ils auraient dû se méfier, c’est ainsi qu’ils ont aiguisé ma curiosité.
À quel moment de ma vie ai-je compris ce qu’était l’Île ? Quand ai-je démêlé la vérité des racontars et de nos élucubrations d’enfants ? Aujourd’hui, je crois avoir toujours su ce qu’elle était : une ville qui n’a jamais cessé de se construire, et toujours vers le haut. Ceux qui l’habitent n’en finissent jamais : une pierre sur une pierre sur une pierre, comme des fourmis. Voilà tout ce que j’ai réussi à apprendre en dix-sept ans.

Un jour, Diane vient me voir, «mon père a disparu.» Il les a laissées avec des dettes. C’est pourtant l’homme le plus mesuré que je connaissais.

Extraits
« À quel moment de ma vie ai-je compris ce qu’était l’Île? Quand ai-je démêlé la vérité des racontars et de nos élucubrations d’enfants? Aujourd’hui, je crois avoir toujours su ce qu’elle était: une ville qui n’a jamais cessé de se construire, et toujours vers le haut. Ceux qui l’habitent n’en finissent jamais: une pierre sur une pierre sur une pierre, comme des fourmis. Voilà tout ce que j’ai réussi à apprendre en dix-sept ans. » p. 19

« Une tempête spectaculaire, que des masses mouvantes de nuages noirs annonçaient depuis quelques heures, dévaste les Chantiers.
La pluie tombe dru, en rafales visibles, presque solides comme des vagues. Elle fouette mon visage et s’ajoute à la confusion du paysage insensé qui s’offre à moi : des échafaudages absolument partout, qui recouvrent des centaines de bâtiments, une ville sur la ville, se soulèvent, se bousculent, tournoient au-dessus du vide et menacent de rompre. Jamais je ne pensais voir ce que je vois : un dôme qui pourrait abriter une vallée, tangue de gauche à droite comme un métronome. Des immeubles dont je ne perçois même pas la base, cachés derrière d’autres immeubles, derrière d’autres tours, coupoles, escaliers, ponts, temples, tout ce désordre architectural semble fait de papier et non de pierre tant il est ballotté. Est-ce que ce sont des hommes, ces petites silhouettes noires cramponnées à des rambardes, qui hurlent et qui prient ? Je m’accroche moi-même à une statue, mais à quoi bon ? À chaque nouvelle rafale, le beffroi où je me trouve vacille un peu plus, prêt à chavirer dans le vide. Un tourbillon de sable entre dans mes yeux et ma bouche. Je prie pour ne pas tomber, je prie pour vivre quelques secondes de plus.
Non loin de moi, un jeune homme crie sur une nacelle bringuebalante, retenue seulement par quelques cordes et cahotée en tous sens. Il beugle comme un cochon mené à l’abattoir.
Soudain la tempête se calme, remplacée par un silence lugubre. Mais les bourrasques reprennent alors avec plus de force : les grues se renversent les unes après les autres – mais où tombent-elles ? – derrière des immeubles, derrière des échafaudages, derrière des carcasses d’immeubles inachevés et simplement percés de trous.
Enfin, alors que je pensais le pire derrière nous, les liens de plusieurs nacelles cèdent, dont celle du jeune homme, les échafaudages s’effondrent, s’entraînant mutuellement dans le vide, et laissent à découvert la façade inachevée d’une église.
C’est ainsi que j’ai découvert l’Île.
Je pleure beaucoup les premiers jours de mon arrivée, me demandant ce qui m’a poussé à m’enterrer si haut. » p. 49-51

« On raconte que la première Architecte, Shamsi-Adad, aima passionnément un homme dont elle était l’amie proche, mais sans être aimée en retour, ce qui la rendit gravement malade.
Alors qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre, elle se mit à dessiner jour et nuit les plans d’une ville destinée à son amant, et la fit construire.
Comme celui-ci venait d’un pays lointain, Shamsi-Adad donna aux sculptures l’aspect des animaux de son pays ; les colonnes des édifices imitèrent les arbres où il grimpait enfant, les festons des bâtiments évoquaient les fleurs exotiques qu’il cueillait dans son jardin pour les offrir à sa grand-mère. Cette ville était parfaitement conçue pour cet étranger afin qu’il s’y sente chez lui. Les portes, les marches, les fenêtres, les allèges, tout était calculé selon ses dimensions, afin qu’il s’y déplace aisément. Mais cette ville devait en même temps le séduire: les cariatides avaient le visage de Shamsi-Adad, des émeraudes couleur de ses yeux ourlaient les portes des bâtiments. Ses plans prenaient en compte l’angle d’ouverture des rues, pour que le vent qui y passât imite le timbre de sa voix, doux et profond.
Ainsi, l’aimé retrouvait les signes familiers de son pays, mais une impression étrangère le séduisait : la présence minérale de Shamsi-Adad. Chaque recoin portait les marques de l’absente, qui se plaisait à lier leurs deux êtres dans la pierre. L’amour qui n’avait pas eu lieu s’incarnait dans la ville qu’elle avait créée. Il retrouvait leurs souvenirs communs dans les impasses de ce labyrinthe où il se promenait. Les frontons des portes cachaient des symboles qu’eux seuls pouvaient comprendre. Doucement, il se prit à rêver d’elle.
Il y habitait seul, mais la nuit, la Ville continuait de s’élever : les murs grandissaient, les pylônes s’allongeaient, les ponts s’étiraient, les escaliers montaient, tournaient. La pierre vibrante proliférait. Au matin, l’Île avait grandi comme une forêt, et lui ne cessait de monter, ravi d’une beauté architecturale sans comparaison. Chaque jour, il découvrait de nouvelles merveilles d’ingéniosité, il lui semblait que les édifices reflétaient son âme.
Jusqu’à ce que l’aimé comprenne dans quelle prison il s’était enfermé. Shamsi-Adad était morte depuis longtemps alors qu’il en était tombé amoureux. Il crut se jeter dans le vide, mais, parce que l’âme de la défunte régnait sur la Ville, il continua d’y vivre.
On raconte que l’amant séjourne encore en Bas, bercé par le vacarme d’en Haut. p. 85-87

« Nous avons créé un monde en dehors de la Nature, un lieu où la pierre est déjà une aberration si près du Ciel. Désirant amener la Terre au Paradis et non l’inverse, nous avons apporté un monde de symboles et d’art, coupé de la Nature qui l’avait inspiré. Sans doute croyons-nous que ces décors nous protègent du chaos. » p. 114

À propos de l’auteur
SERRE_sarah_DRSarah Serre © Photo DR

Sarah Serre, agrégée de Lettres Modernes, est enseignante en banlieue parisienne.
Bâtir le ciel est son premier roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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Le gardien de Téhéran

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En deux mots
Cyrus Farzadi est chauffeur au Musée d’art contemporain de Téhéran. Cet homme d’origine modeste va se passionner pour ce projet lancé par l’impératrice Farah Diba et se battre, après l’arrivée de Khomeiny pour sauver la prestigieuse collection.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’homme qui a sauvé le musée de Téhéran

Stéphanie Perez a délaissé le grand reportage pour retracer la vie de Cyrus Farzadi, un homme du peuple devenu un héros national en œuvrant pour la sauvegarde du musée d’art contemporain de Téhéran.

Tout commence par la fête de couronnement du Shah d’Iran en octobre 1967. Non, tout commence avec l’arrivée de l’ayatollah Khomeiny en mars 1979 et la mainmise des islamistes sur le pouvoir. À moins que cette histoire ne débute vraiment en 1977 avec l’inauguration du Musée d’art contemporain où travaille Cyrus Farzadi. Engagé comme chauffeur pour transporter les œuvres des artistes contemporains internationaux et iraniens, il s’est pris de passion pour ces œuvres et pour ces artistes dont il ne sait rien ou si peu. Il est avide de savoir et ne manque pas une occasion de connaître l’histoire d’une toile, le parcours d’un peintre, la place qu’il occupe dans le monde de l’art.
Il se lie notamment d’amitié avec le directeur du musée et avec Donna Stein, l’américaine mandatée par la Shahbanou pour dénicher les plus belles œuvres. Un travail qu’elle mènera à bien avec zèle et grâce aux revenus du pétrole. Des collections privées aux grandes ventes chez Sotheby’s, elle parviendra à mettre la main sur des œuvres des impressionnistes et sur les grands artistes contemporains tels que Rothko, Jackson Pollock ou encore Andy Warhol. Ce dernier fera même le voyage de Téhéran et réalisera, comme il l’a fait avec Marilyn Monroe une série avec la riche mécène comme modèle. L’histoire raconte que ce tableau sera lacéré par les gardiens de la Révolution lorsqu’ils ont investi les propriétés du Shah.
Car si l’argent coule à flots, la population gronde contre ces fastes dont elle ne peut récupérer que des miettes. «Qom, Tabriz, Mashad, Ispahan. Après un démarrage timide dans les provinces au début de cette année 1978, les manifestations grossissent de semaine en semaine. La révolte est en marche, la clameur de la rue enfle, encore et encore. Depuis son exil irakien, l’ayatollah Khomeiny appelle à renverser le souverain vendu aux États-Unis, le vieil imam barbu a rassemblé une armée de mollahs qui fait se lever les mosquées. Son portrait sévère domine certains cortèges. La religion face à l’insupportable ostentation, le Coran contre le bâillonnement.» Le fruit est mûr, il va tomber.
Après la fuite du Shah et l’intermède Chapour Bakhtiar, l’ayatollah Khomeiny débarque dans la liesse populaire. Et c’est avec ce changement de régime que le destin de Cyrus Farzadi va virer à l’épopée héroïque. Le directeur du musée a aussi pris la poudre d’escampette, si bien qu’il se retrouve seul en possession des clés et du code de la chambre forte ou ont été déménagées à la hâte les œuvres prestigieuses, à commencer par celles de Francis Bacon et d’Auguste Renoir, déjà condamnées par le nouveau régime. «De lui dépend le sort de 300 tableaux de maîtres occidentaux, inestimables, témoins de leur époque et menacés par l’obscurantisme. Une collection unique au monde, en danger depuis qu’un religieux au turban noir a mis la main sur l’Iran. À 25 ans, Cyrus endosse les habits un peu grands de gardien d’un trésor qu’il faut protéger à tout prix contre l’ignorance et la morale islamique, et il est saisi de vertiges.»
Stéphanie Perez, qui a ressemblé une solide documentation, raconte alors les épisodes qui ont transformé Cyrus en héros et permis la sauvegarde de ces chefs d’œuvre. Des épisodes pleins de rebondissements que je vous laisse découvrir. Cette page méconnue de l’histoire de l’art contemporain est aussi l’occasion d’une réflexion sur le pouvoir et sur l’envie émancipatrice de tout un peuple. Une aspiration à la liberté qui peut conduire à de nouveaux drames et un obscurantisme qui fait aujourd’hui encore des ravages.
Ce roman, qui se lit comme un thriller, vient aussi nous rappeler que la soif de culture et l’émotion ressentie face aux œuvres d’art peuvent déplacer des montagnes. La passion devient alors un moteur très puissant.

Liste, non exhaustive, des œuvres occidentales du Musée d’art contemporain de Téhéran
Francis Bacon, Reclining Man with sculpture, 1961
Francis Bacon, Deux figures couchées sur un lit avec assistants, 1968
Georges Braque, Guitare, fruits et pichet, 1927
Georges Braque, Composition (still life with glasses)
Pierre Bonnard, Femme au parapluie, 1895
Marc Chagall, Nuits arabes, 1948
Marc Chagall, La famille au coq, 1969
Marc Chagall, Le bouquet rouge, 1969
Salvator Dali, La conquête du Cosmos suite, 1974
Edgar Degas, En sortant du vestiaire, 1880-83
André Derain, L’âge d’or, 1903-1905
Robert Delaunay, Fenêtre sur la ville, 1925
Jean Dubuffet, Le fil des jours, 1976
Jean Dubuffet, Habitants de l’oasis, 1947
Raoul Dufy, Nature morte, 1941 (à Madame L’Houtier)
Max Ernst, Histoire Naturelle, 1923
André Dunoyer de Segonzac, Soupière de Mousliers, 1939
Alberto Giacometti, Yanaihara, 1960
Paul Gauguin, Nature morte à l’estampe japonaise, 1889
David Hockney, Hollywood III, 1965
David Hockney, Portrait de Brooke Hopper, 1976
David Hockney, Sans titre, 1965
Wassily Kandinsky, Tensions claires, 1937
Willem de Kooning, Lumière en août, 1946
Paul Klee, The Man in love, 1923
Fernand Léger, Les Illuminations, 1948
Roy Lichtenstein, Still life, 1974
Roy Lichtenstein, Roto Broil, 1961
Roy Lichtenstein, Brattata, 1962
Roy Lichtenstein, Hot Dog, 1964
Joan Miro, Le Penseur Puissant, 1969
Joan Miro, Oiseaux des Grottes, 1971
Claude Monet, Environs de Giverny, 1883
Edvard Munch, Autoportrait, 1895
Pablo Picasso, Fenêtre ouverte sur la rue de Penthivre, 1920
Pablo Picasso, La femme qui pleure, 1937
Pablo Picasso, Le peintre et son modèle, 1927
Pablo Picasso, Portrait de femme II, 1965
Camille Pissarro, Les maisons de Knocke, Belgique, 1894
Camille Pissarro, La Charrue, 1901, (lithographie)
Jackson Pollock, Mural on Indian Red Ground, 1950
Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle à la chemise ouverte, 1907
Mark Rothko, N°2 (Yellow Center), 1954
Mark Rothko, Sienna Orange and Black on Dark Brown, 1962
Pierre Soulages, Composition, 1946
Henri de Toulouse Lautrec, Le Jockey, 1899
Henri de Toulouse Lautrec, Fille à l’accroche-coeur, 1889
Henri de Toulouse Lautrec, Clownesse Cha-U-Kao au
Moulin Rouge, 1897
Vincent Van Gogh, À la porte de l’éternité, 1882
Edouard Vuillard, L’entrée de la villa
Andy Warhol, Mao, 1972
Andy Warhol, Mick Jagger, 1973
Andy Warhol, Marilyn Monroe, 1967
Andy Warhol, Jacqueline Kennedy II, 1966
Andy Warhol, Suicide, Purple Jumping Man, 1963
Andy Warhol, American Indian Series, 1976
Andy Warhol, Campbell’s Soup, 1968

Le gardien de Téhéran
Stéphanie Perez
Éditions Plon
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782259315470
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran.

Quand?
L’action se déroule de 1977 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
L’histoire du gardien du musée de Téhéran, un homme seul face à la menace des religieux fanatiques qui a réussi à sauver 300 chefs d’œuvre d’art moderne, le trésor de l’Impératrice des arts.
Printemps 1979, Téhéran. Alors que la Révolution islamique met les rues de la capitale iranienne à feu et à sang, les Mollahs brûlent tout ce qui représente le modèle occidental vanté par Mohammad Reza Pahlavi, le Chah déchu, désormais en exil.
Seul dans les sous-sols du musée d’Art moderne de Téhéran, son gardien Cyrus Farzadi tremble pour ses toiles. Au milieu du chaos, il raconte la splendeur et la décadence de son pays à travers le destin incroyable de son musée, le préféré de Farah Diba, l’Impératrice des arts. Près de 300 tableaux de maîtres avaient permis aux Iraniens de découvrir les chefs d’œuvre impressionnistes de Monet, Gauguin, Toulouse-Lautrec, le pop art d’Andy Warhol et de Roy Lichtenstein, le cubisme de Picasso ou encore l’art abstrait de Jackson Pollock.
Mais que deviendront ces joyaux que les religieux jugent anti islamiques ? Face à l’obscurantisme, Cyrus endosse, à 25 ans à peine, les habits un peu grands de gardien d’un trésor à protéger contre l’ignorance et la morale islamique.

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Stéphanie Perez présente «Le Gardien de Téhéran» © Production Web TV Culture

Les premières pages du livre
« Avertissement
Ce roman s’inspire d’une histoire vraie, celle du musée d’Art contemporain de Téhéran, ouvert en 1977. Un musée dont le destin est intimement lié à celui de son gardien, gamin des bas quartiers, qui a contribué à sauver et à conserver les trésors de l’impératrice Farah Diba lors de la révolution islamique de 1979.
Pourquoi un roman, et pas un document ? Parce que l’Iran est un pays complexe, où la parole est contrôlée, et parce que la mémoire de certains protagonistes est aujourd’hui fragile. La fiction s’est alors naturellement imposée pour combler les pages blanches.
Le nom du gardien du musée a été changé, et des traits de sa personnalité ainsi que des détails de sa vie hors de l’établissement relèvent de la pure fiction. De même, les noms de plusieurs personnages qui gravitent autour de lui ont été modifiés, et certaines scènes inventées pour la cohérence du récit.
En revanche, les éléments historiques sur la création du musée, l’élaboration de la collection, son inauguration, son évolution sont avérés et ont fait l’objet de nombreux entretiens et recherches, tout comme les événements qui ont précédé l’exil du chah et suivi le retour de l’ayatollah Khomeiny.
L’histoire du musée d’Art contemporain de Téhéran et de son modeste gardien épouse celle de l’Iran d’aujourd’hui, et c’est en cela qu’elle est particulièrement fascinante.

Prologue
Téhéran, mars 1979
Dehors, en ce froid matin de 1979, Téhéran se recouvre peu à peu de noir. Plus rien ne peut arrêter la vague révolutionnaire chargée d’écume de colère qui submerge la capitale iranienne. Le danger est là, désormais, à la porte du musée, impossible de lui échapper. Son ombre se glisse dans les salles vides, s’immisce dans les couloirs silencieux, plane dans le petit office sombre de l’entresol, prête à dévorer le passé et ses trésors. Les hommes armés de l’ayatollah Khomeiny vont se présenter tôt ou tard, ce n’est plus qu’une question de jour. Une question de vie. Et de mort. Seul dans l’établissement déserté depuis le début de la révolution, Cyrus Farzadi convoque la lumière et la chaleur de ses souvenirs comme un vieux film en Technicolor qu’on rembobine. Face à la menace du présent, ils sont tout ce qu’il lui reste. Si seulement ces fichus tremblements pouvaient s’arrêter. Le jeune homme n’arrive plus à contrôler ses mains qui se tordent d’angoisse et le font terriblement souffrir.

1967. Il s’en souvient comme si c’était hier : la liesse dans les rues scintillantes de Téhéran, les joyeux embouteillages, les femmes maquillées paradant sur les capots des voitures, la musique qui s’élève des échoppes et enveloppe la capitale iranienne de ses notes de fête. Cyrus entre dans l’adolescence, son père vient d’acheter leur première télévision, un événement pour toute la famille, et cette journée est celle du sacre de l’empereur d’Iran. La cérémonie est filmée pour la première fois en couleurs grâce à un nouveau procédé français. Devant les yeux ébahis du petit adolescent des quartiers ouest, le carrosse d’ébène et de perles aux vitres blindées roule sur les mille tapis persans qui recouvrent les avenues, des avions affrétés spécialement larguent 17 532 roses sur la ville, autant de fleurs qu’il y a eu de journées dans la vie du chah, et Téhéran revit les légendes de la Perse ancienne, replongeant avec exaltation ses habitants dans la grandeur de son passé.
Farideh, sa mère adorée, a sorti des tréfonds de son armoire la robe en soie qu’elle a dessinée elle-même et qu’elle porte uniquement pour les grandes occasions, noire avec un discret col brodé, elle a mis du rouge sur ses fines lèvres d’habitude si sèches, et s’est parfumée de jasmin. C’est sa façon à elle de se sentir invitée, même si elle reste sur le bas-côté. Avec ses yeux d’enfant, il la trouve si gracieuse, si différente des autres jours où la lassitude et le poids des années semblent l’écraser. Mais elle n’est pas aussi belle que la future impératrice, Farah Diba, qui aimante tous les regards. À la télévision, la souveraine de presque 29 ans surgit comme une apparition, majestueuse dans sa robe immaculée dessinée pour elle par la maison française Christian Dior, avec sa cape de velours et vison incrustée de pierres précieuses. Une œuvre d’art. Armin et Neda, les voisins du cinquième étage, n’ont pas la télévision, alors ils sont venus profiter de la retransmission avec leur fille Azadeh, âgée de 13 ans comme Cyrus. Le cœur en fête, Farideh sert du thé, des pâtisseries aux amandes et du nougat d’Ispahan, elle a disposé de confortables coussins sur le tapis fleuri. La joie est entrée dans la maison, pour quelques heures, ils oublient tous les ruelles crasseuses de leur quartier, les immeubles délabrés, les immondices sur les trottoirs et les visages du désespoir. Aujourd’hui, tout n’est que féerie, rêverie, et pierreries, dans cet autre Téhéran où ils ne s’aventurent que rarement. Tous, ils en restent bouche bée. La salle du trône du palais de Niavaran étincelle de toutes ses mosaïques, ses miroirs et ses lustres. Dans cette salle des Mille et Une Nuits, au son des trompettes, le roi, grand admirateur de Napoléon, se fait empereur. Avec des fastes d’un autre âge, il se couronne lui-même, et sacre son épouse, une première depuis la fondation de la monarchie persane, il y a vingt-cinq siècles. Farah Diba devient officiellement la « Shahbanou ». Cyrus n’a d’yeux que pour cette couronne que le chah dépose avec précaution sur la tête de sa femme, agenouillée à ses pieds. Selon l’empereur, ce geste symbolise l’émancipation de la femme musulmane. L’impératrice renchérira plus tard : « Cette couronne affirme solennellement l’égalité de l’homme et de la femme, après des siècles d’humiliation. » Quelle merveille ! Le prestigieux quotidien anglais The Times écrira le lendemain qu’elle était aussi « spectaculaire qu’une ville en feu ». 105 perles, 36 rubis, 36 émeraudes et 1 469 diamants, un joyau de 2 kilos spécialement fabriqué par le maître parisien Van Cleef & Arpels. Elle a nécessité vingt-quatre voyages à Téhéran et six mois de création minutieuse sur place. À travers l’écran de télévision, la couronne impériale brille de ses éclats sacrés, et Cyrus, en fermant les yeux, s’imagine la caresser du bout des doigts. Serrés les uns contre les autres sur le tapis de la salle à manger, la famille et les voisins se plongent avec délice dans ce royaume enchanté qui les fait voyager. Azadeh, la petite voisine, roule des yeux devant les invitées parées de tiares, de diadèmes et d’émeraudes plus éblouissants les uns que les autres. Elle s’imagine elle aussi héroïne d’un conte de fées au bras d’un prince charmant qui l’enlèverait dans son carrosse en diamants. Tous les rêves sont possibles aujourd’hui, après tout rien n’avait prédestiné l’impératrice Farah, autrefois petite étudiante roturière à Paris, à ce destin de papier glacé.
En ce jour férié, le temps est suspendu, le pays a envie de croire, même brièvement, aux promesses de l’empereur autoproclamé. Sur son trône d’or, paré de sa ceinture de rubis, de son sceptre et de toute sa mégalomanie, le « chah des chahs », « l’ombre du Tout-Puissant », âgé de 48 ans, pose ses lèvres sur le Coran, promet un meilleur avenir à ses sujets et jure de défendre la souveraineté de l’Iran. 101 coups de canon actent symboliquement la force de ce jour historique. Une journée lumineuse. Personne n’imagine alors qu’adviendra une époque où il sera interdit d’en parler, où les souvenirs seront enfouis sous les tapis persans.

C’était il y a douze ans. Déjà. Une éternité. La première fois que Cyrus rencontrait l’impératrice, sans imaginer que sa route croiserait réellement le chemin de la souveraine, ni qu’elle changerait le cours de son destin. De Farah Pahlavi, il ignorait presque tout au moment de son couronnement. Sa Majesté voulait développer la culture en Iran, disait-on. Faire de l’ancienne et glorieuse Perse un pays moderne et ouvert sur le monde. C’était « l’impératrice des arts ». L’empereur lui accordait toute confiance et elle faisait ouvrir les musées les uns après les autres. Qu’est-ce qu’il y connaissait, lui, à l’art, à la culture, à la peinture moderne, le gamin timide qui avait arrêté l’école à 15 ans, fils d’un jardinier et d’une couturière ? C’était une tocade des riches des quartiers nord, un hobby de nantis désœuvrés, les classes populaires de l’ouest et du sud n’avaient pas de temps à perdre pour le superflu. Ce n’est pas ça qui aidait à boucler les fins de mois. Le chah avait beau avoir promis d’apporter la prospérité dans chaque famille, sa révolution sociale laissait beaucoup de foyers sur le carreau, creusait des inégalités de plus en plus visibles, et semait les germes profonds de la rancœur. Alors les inaugurations fastueuses, les coupés de rubans à la chaîne, ce n’était ni son univers ni sa préoccupation. Il n’était pas né pour ça, ce n’était pas sa place, ce n’était pas son histoire.
Et pourtant. Aujourd’hui, en ce mois de mars 1979 chahuté par la révolution islamique, il est l’un des derniers survivants d’un monde en voie d’effondrement. Son destin va se jouer dans les heures ou les jours prochains. Par l’un de ces soubresauts dont seule la grande Histoire a le secret, le voici investi d’une mission qui le dépasse et le terrorise. De lui dépend l’avenir du musée d’Art moderne de Téhéran, le préféré de l’impératrice, le plus mystérieux aussi. De lui dépend le sort de 300 tableaux de maîtres occidentaux, inestimables, témoins de leur époque et menacés par l’obscurantisme. Une collection unique au monde, en danger depuis qu’un religieux au turban noir a mis la main sur l’Iran. À 25 ans, Cyrus endosse les habits un peu grands de gardien d’un trésor qu’il faut protéger à tout prix contre l’ignorance et la morale islamique, et il est saisi de vertiges. À cet instant, les souverains autrefois rois de leur monde ne sont plus qu’un couple déchu poussé à un exil humiliant de pays en pays. L’ayatollah Rouhollah Khomeiny impose peu à peu sa valse des corps voilés, de nouveaux interdits remplacent les précédents, les pays occidentaux se demandent si cette révolution qu’on appelle islamique est un feu de paille ou si l’Iran est définitivement tombé entre les mains des mollahs. La collection de l’impératrice, unique au Moyen-Orient, est considérée comme impie aux yeux des nouveaux maîtres du pays parce qu’elle représente tout ce que le nouveau régime vomit, la volonté d’ouverture vers l’étranger, la modernité, l’ailleurs.
Dans le silence du musée désert, à la veille d’un moment qu’il sait inévitable et qu’il redoute, Cyrus essaie de garder la tête froide. Il en est certain : les hommes de Khomeiny vont venir fouiller les réserves du musée à la recherche des tableaux de la souveraine. Les révolutionnaires risquent de les brûler, dans leur folie destructrice, ils ne verront pas en eux la lumière de la connaissance, seulement les traces d’un monde honni à faire disparaître à tout prix. Dans leur obsession d’effacer toute trace de la monarchie et sa politique d’ouverture, rien n’est épargné depuis qu’ils se sont emparés du pouvoir. Ces dernières semaines, ils ont détruit la petite salle de théâtre expérimental au coin de la rue et mis le feu aux cinémas qui projetaient des films américains. Le modèle culturel vanté par l’empereur Mohammad Reza Pahlavi est piétiné, brûlé, réduit en cendres, et le musée de l’impératrice est sans doute aucun le prochain sur leur liste. Paralysé par la peur, Cyrus a l’impression d’entendre les peintres appeler au secours, il perçoit les murmures plaintifs de Pablo Picasso et Andy Warhol dans le bureau, leurs mots se mélangent aux couleurs des toiles. Lui qui n’a jamais vraiment fait preuve d’un naturel intrépide, encore moins téméraire, lui dont on moquait enfant la timidité maladive et le manque de courage, sent une force inconnue monter du plus profond de ses entrailles et tendre sa volonté, ses nerfs et ses muscles.
Face aux hommes de Khomeiny, il doit se lever, il n’a pas d’autre choix. Il doit les empêcher de commettre l’irréparable, et protéger les tableaux de l’impératrice, veiller sur eux comme eux l’ont éveillé. Même si c’est au péril de sa vie. Dans le chaos qui s’est abattu sur Téhéran, cette mission s’impose à lui. Il est prêt à les défendre comme s’ils étaient ses propres enfants.

Chapitre 1
Téhéran, juillet 1977
À Téhéran, en cette année 1977, les cinémas « L’Atlantic », « L’Empire », « Le Royal » sentent l’Amérique, Rocky et Stallone sont à l’affiche, on sirote du Pepsi-Cola en terrasse, les filles s’habillent comme à Paris, et le soir on se presse dans les discothèques branchées de l’avenue Pahlavi, pour danser sur du disco et des musiques funky. Chaque jour, on assiste à l’inauguration d’un nouveau drugstore qui vend les derniers gadgets américains à la mode, ou à l’ouverture d’une galerie huppée qui expose des œuvres décalées. La capitale iranienne trinque, consomme, bouillonne, le cœur de l’ancienne Perse et ses 4 millions d’habitants est en effervescence. Fier de lui, sûr de son succès, l’empereur Mohammad Reza Pahlavi répète à l’envi qu’il veut transformer l’Iran en « Japon du Moyen-Orient », le chah bâtisseur souhaite faire de son pays une vitrine de la modernité, même si c’est à marche forcée, au goût des plus épris de tradition.
Dans le taxi collectif qui le conduit près du parc Laleh, coincé entre une adolescente en mini-short maquillée comme une voiture volée et une grand-mère accrochée à son chapelet sous son tchador, Cyrus Farzadi, le nez collé à la vitre, observe la capitale défiler dans toutes ses contradictions et ses extravagances. Les immeubles de verre flambant neufs succèdent aux maisons de brique affaissées et miteuses, les mosquées aux coupoles de céramique scintillent aux côtés des bars bruyants et branchés, le chant du muezzin se mélange dans une curieuse symphonie à celui des chanteurs pop de la radio… Le jeune homme de 23 ans apprécie l’effervescence de la capitale, un nouveau monde en ébullition empli de promesses. Ce matin tout particulièrement, il se sent comme en lévitation au-dessus de la cité grouillante. Pourvu qu’il décroche cet emploi, pourvu que le rendez-vous soit concluant, un étrange pressentiment lui indique que sa vie est sur le point de basculer. Le dolmuş n’avance pas, coincé dans les embouteillages dantesques et le concert assourdissant des klaxons. Le regard de Cyrus se perd dans l’étrange chorégraphie que jouent chaque jour voitures, camions, piétons et vélos, chacun dans leur numéro de solo. Cette ville est devenue une jungle.
La semaine dernière, il a travaillé quelques jours comme livreur et son patron l’a envoyé déposer de la moquette dans un des musées en construction de Téhéran. C’était bien la première fois qu’il mettait les pieds dans un établissement de ce genre. À sa grande surprise, quand il a déployé ses lourds rouleaux de linoléum, il a tout de suite été happé par le grouillement des sous-sols, le ballet des employés, l’énergie contagieuse dans les couloirs. Des ouvriers partout, un essaim bourdonnant au milieu de dizaines de cartons mystérieux. Des œuvres, sûrement. Hypnotisé, il est resté debout, immobile, planté au milieu de la fourmilière, persuadé d’avoir trouvé sa place, sans savoir pourquoi. Le destin avait déjà certainement penché de son côté favorablement, c’était justement le jour où le musée recrutait des chauffeurs, à trois mois de son ouverture programmée pour cette fin d’année 1977. Une femme, grande, brune, élégante, qui parlait farsi avec un fort accent américain, distribuait des formulaires d’embauche à ceux qui le souhaitaient. Il en a rempli un sur-le-champ, sans hésiter, d’une main tremblante d’excitation.
Le voici ce matin, le cœur battant, venu passer son entretien dans le bureau de l’Américaine, il a noté son nom sur un bout de papier qu’il tient serré dans sa main : Donna Stein. D’elle dépend son avenir. Pour ce rendez-vous capital, sa mère l’a accompagné au bazar, chez son tailleur attitré, choisir un pantalon gris et une chemise blanche bon marché, mais de qualité, et bien coupés. « Même quand on n’a pas beaucoup d’argent, il faut toujours être présentable. C’est une question de politesse. Être pauvre ne signifie pas être mal élevé. » Sa mère a souvent raison. Un peu à l’étroit dans le tissu neuf, le frêle garçon à la longue silhouette reste quelques minutes, songeur, devant le bâtiment en cours de construction au cœur du parc Laleh.
L’ensemble de béton brut détonne au milieu de Téhéran, avec son curieux mélange de tours du vent iraniennes et d’arabesques futuristes occidentales. Il n’est jamais allé aux États-Unis, mais il en a vu des images dans les séries américaines qui passent chaque soir à la télévision, et vraiment, ici, en plein centre de la capitale, on pourrait se croire à New York. Son visage anguleux est barré d’un franc sourire qui fait remonter ses fossettes lorsqu’il entre fièrement dans le bâtiment et se présente à l’accueil auprès du vigile, installé derrière son comptoir provisoire. Une forte odeur de peinture fraîche sature l’atmosphère. Les premiers rayons du jour traversent timidement la porte vitrée à l’entrée, le hall est encore désert et silencieux.

Au sous-sol du bâtiment, assis à son bureau de verre et plongé dans un tas de documents éparpillés devant lui, Kamran Diba est un homme contrarié. Son regard noir et ses lèvres pincées témoignent de sa profonde irritation. Le dernier état des lieux sur l’avancée des travaux du musée lui a été remis hier soir, il est clair que les délais ne sont pas tenus, et que le chantier prend beaucoup trop de retard. Mais qu’est-ce qu’ils fichent, bon sang, les ouvriers et leurs chefs, ils sont pourtant bien payés, non ? Tout le monde sait que l’ouverture est prévue en octobre, et que l’heure tourne. Qu’est-ce qu’il va lui dire, à l’impératrice ? Qu’une bande d’incompétents menace le pari le plus fou du Moyen-Orient ? L’épouse du chah veut doter l’Iran d’un musée d’art contemporain, qui servirait de passerelle entre Est et Ouest, entre œuvres iraniennes et chefs-d’œuvre occidentaux. Une preuve de la modernité de l’Iran, de son ouverture vers le monde du progrès, du grand changement impulsé par le chah, son époux. Un musée à inventer, une page blanche à remplir. La plus importante collection d’art moderne hors d’Occident à bâtir. Qui aurait pu refuser ce défi unique au monde ? Lorsque Sa Majesté l’a nommé grand architecte de son projet, il n’a pas tergiversé. Parce qu’il est son cousin germain, pour travailler à la Cour ça aide toujours, et parce que lui-même, artiste peintre longtemps installé aux États-Unis, souhaitait ardemment faire partie de cette équipe de pionniers. Plans, budget, il a tout supervisé. Dix années de tractations, de réunions, dans le secret le plus total. Un échec, si près de l’objectif, est tout simplement impossible. L’humiliation, inconcevable. L’ambitieux quadragénaire à la carrure trapue veut sa part du succès. Les ouvriers devront travailler nuit et jour pendant trois mois s’il le faut, mais il ne peut se permettre de reculer. Et puis, à quoi bon s’échiner à monter la plus ambitieuse des collections si pour l’instant on ne peut nulle part accrocher les trophées du musée ?
Le directeur a monté une discrète équipe d’experts américains qui l’aident à sélectionner les pièces d’art occidental du catalogue, des aventuriers d’un nouveau genre partis à la conquête des chefs-d’œuvre cachés de la planète, de New York à Paris, de Londres à Genève, des salles de vente aux galeries en passant par les collectionneurs privés. Une chasse aux trésors effrénée, vertigineuse, sans limites de budget. C’est l’argent du pétrole qui paie, l’argent qui ruisselle des caisses de l’État, l’argent qu’on ne compte pas. Dans l’Iran du chah, la démesure est un art de vivre.
L’impératrice Farah est passionnée par les impressionnistes français du XIXe siècle, lui est davantage porté sur l’art moderne américain. Un savant mélange des genres. Depuis plusieurs mois, Diba et ses hommes sont aux aguets, et aujourd’hui il lui faut un chauffeur à temps complet pour convoyer les chefs-d’œuvre qu’ils ont dénichés. Quelqu’un qui sait garder un secret. Dans ce musée, moins les employés en savent, mieux c’est. Avec l’aide de Donna Stein, l’une des acheteuses en qui il a le plus confiance, le directeur a donc identifié l’homme de la situation, sérieux, pas trop curieux, pas trop cultivé. Un bon soldat venu des bas quartiers, qui ne sera pas tenté de s’enfuir avec ces œuvres d’art qui coûtent des millions de dollars. Cette mine d’or, il n’est pas question de se la faire dérober.

Assise dans un confortable fauteuil sur son balcon face aux majestueux monts Alborz, Donna Stein sirote sa tasse de thé au jasmin, le sourire aux lèvres. Arrivée des États-Unis il y a deux ans, elle ne se lasse pas de ces premières heures du matin quand la lumière douce baigne de son halo discret les cimes enneigées. Depuis le premier étage de sa tour de verre, l’une de celles qui poussent comme des champignons dans le nord de Téhéran, la vue est époustouflante. Les montagnes encerclent la ville qui s’éveille dans des parfums d’épices et de rose. Un air de musique pop s’élève de l’une des échoppes, un peu plus bas dans la rue. Cette paisible atmosphère matinale ne déplairait pas à un Claude Monet penché sur son chevalet. Elle est comme immergée au cœur d’un tableau aux couleurs joyeuses, entraînée dans un voyage immobile, et elle en tremble d’émotion. Elle, l’Américaine débarquée de New York, qui imaginait la capitale iranienne sombre, désertique et moyenâgeuse, n’en revient toujours pas de son degré de modernité. Son immeuble de 22 étages aux lumineuses baies vitrées comprend un élégant centre commercial au rez-de-chaussée, un concierge disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et une centaine d’appartements modernes et spacieux comme celui que lui a loué le musée. Elle y habite seule, au risque de bousculer les traditions locales, mais en bonne New-Yorkaise libre et indépendante, elle ne se pose pas trop de questions. Pas une seconde elle n’a hésité lorsqu’une amie iranienne de la Grande Pomme lui a parlé de l’opportunité de travailler comme acheteuse pour le musée de l’impératrice d’Iran. La perspective de participer à la création d’une collection unique la flatte et l’excite à la fois. Brillante, ambitieuse, sûre de son talent, elle présente une belle carte de visite, avec plusieurs mois passés au prestigieux musée d’Art moderne de New York, le MoMA, où elle a développé un certain flair pour dénicher les perles rares. On dit aux États-Unis que l’impératrice est une femme de son temps qui s’engage pour la culture et l’éducation, une souveraine proche de son peuple et des plus pauvres, une impératrice qui ne veut pas juste être belle sur les clichés de papier glacé. Une reine féministe ? Voilà qui l’intrigue vraiment ! Ces monarchies qui s’accrochent à leurs privilèges de l’autre côté de l’Atlantique sont tellement exotiques. Sans compter que l’Iran, les charmes de l’Orient, les fastes de la cour impériale, ça ne se refuse pas.
En sirotant sa boisson, Donna songe avec satisfaction à la soirée d’hier. Au pied de son immeuble, la plus ambitieuse des nouvelles galeries d’art célébrait avec son ouverture en grande pompe. Les propriétaires, une famille fortunée bien connue de Téhéran, ont frappé fort, avec un catalogue de gala à faire pâlir d’envie les collectionneurs du monde entier… Claude Monet, Max Ernst, Dufy, Braque, Bonnard, Degas, Picasso… la crème de l’Europe impressionniste et surréaliste. L’impératrice en personne a fait le déplacement, elle manque rarement l’inauguration d’un lieu culturel, et elle a retenu une petite peinture à l’huile de René Magritte, Le Ciel, datée de 1934. Il faut envoyer quelqu’un chercher la toile dès que le cabinet de la souveraine aura réglé l’achat. La collection s’étoffe de plus en plus, elle gagne en diversité et en qualité, Donna ne compte plus ses heures ni ses nuits d’insomnie pour décrocher les plus belles pièces. Elle songe avec excitation à l’inauguration du musée qui doit se tenir dans quelques mois. Ce sera le rendez-vous glamour de la fin d’année à Téhéran, à ne pas manquer. Son heure de gloire, aussi. En attendant, il est temps d’attraper un taxi pour se rendre à son bureau. Elle fourre dans son sac à main la fiche du jeune candidat qu’elle a retenu pour le poste essentiel de convoyeur des tableaux. À première vue, il semble présenter le profil parfait. Discret garçon sans histoires, consciencieux et ponctuel. Il faut vraiment quelqu’un de confiance pour prendre soin de la collection de l’impératrice.

Le gardien indique à Cyrus la rampe circulaire qui mène à l’entresol, où est installée la direction. Impressionné, il descend dans le ventre du bâtiment, en longeant d’imposants piliers de béton gris qui montent vers le ciel et l’écrasent de toute leur puissance. Le puits de lumière conçu pour éclairer le cœur de l’édifice l’éblouit quelques instants, le soleil du matin le réchauffe de ses rayons réconfortants. Il y a dans ce musée en construction un mystère qui le captive une nouvelle fois. Son regard est attiré par des dizaines de cartons volumineux posés contre les murs et prêts à être déballés. Il se fraie un chemin parmi des fils électriques et des caisses d’outils, fait attention où il met les pieds, un accident est vite arrivé, et parvient, enfin, devant la porte vitrée du bureau du directeur. Il frappe doucement. Assis sous le portrait dominateur de l’empereur en costume d’apparat – c’est bien le seul cadre à sa place dans le musée actuellement –, Kamran Diba est en grande discussion avec Donna Stein, l’Américaine brune qui distribuait l’autre jour les formulaires de recrutement.
Cyrus la reconnaît immédiatement. Il note aussi la présence d’un homme trapu, aux sourcils broussailleux, silencieux dans un coin de la pièce.
Kamran Diba, pull rayé noué sur les épaules, est engoncé dans une chemise blanche impeccablement repassée. Le teint hâlé de son visage laisse imaginer qu’il revient d’un séjour dans une station balnéaire huppée du sud de l’Europe, ou alors dans la luxueuse Mamounia de Marrakech, la Cour y a ses habitudes aux côtés du comte de Paris et de l’ancien roi Siméon de Bulgarie. Le directeur du musée lève la tête, lisse machinalement sa moustache brune et fait signe à Cyrus d’entrer. Celui-ci s’exécute d’un pas timide.
— Bonjour, monsieur, je suis Cyrus Farzadi, je viens pour le poste de chauffeur.

Chapitre 2
Cyrus reste debout quelques longues secondes à l’entrée de la pièce, tête baissée. Sa voix est à peine audible, mais Diba l’invite d’un geste de la tête à s’asseoir sur la chaise en bois face à son bureau. Ses larges épaules et sa carrure massive ne l’empêchent pas de dégager une certaine élégance, les boutons de manchettes dorés de sa chemise indiquent son sens du raffinement, il a les bonnes manières de ceux qui fréquentent la cour impériale et Ses Très Royales Altesses. Le directeur va droit au but.
— Oui, oui, asseyez-vous. Nous recherchons quelqu’un pour convoyer les tableaux et nous avons retenu votre candidature.
Cyrus respire. L’assistante du directeur, une jeune femme brune au brushing soigné, entre à cet instant avec un plateau garni de tasses de thé. Gracieuse dans sa jupe moulante marron et ses bottes en vinyle dont les talons claquent sur le sol, elle adresse un sourire d’encouragement au jeune employé qu’elle sent intimidé. Kamran Diba fait signe à Cyrus de se servir, celui-ci plonge un cube de sucre dans la boisson fumante et déguste une première gorgée. L’arôme de menthe douce le détend immédiatement, il attend que le patron poursuive ses explications. Kamran Diba, lui aussi, trempe ses lèvres dans la tasse en fine porcelaine, et après ces quelques minutes de pause, plante ses yeux noirs dans les siens. Il s’adresse à lui d’un ton solennel.
— Avant toute chose, vous savez que nous travaillons tous à un projet unique dans l’histoire de l’Iran, n’est-ce pas ?
Cyrus hoche la tête, impressionné. Il est quand même face au cousin de l’impératrice, jamais il n’aurait imaginé se retrouver dans une telle situation. Il cherche des yeux le soutien de Donna Stein, restée jusqu’à présent silencieuse, debout les bras croisés derrière Kamran Diba. À chacun son rôle, c’est Diba qui prend les décisions, elle n’est là qu’à titre consultatif. Dans sa chemise blanche et sa jupe-culotte bleue, elle dégage avec son allure moderne une bienveillance rassurante. La présence de l’homme aux sourcils épais, qui ne lui a pas été présenté, le met en revanche mal à l’aise. Depuis son entrée dans la pièce, il sent sur lui son regard suspicieux qui le scrute et le transperce. D’entrée, cet homme aux boucles brunes et à la mine renfrognée ne lui inspire aucune confiance. Pourquoi assiste-t-il à cet entretien d’embauche ? Quel est son rôle dans la partition qui se déroule dans le bureau ? Kamran Diba joue distraitement avec la chevalière en or à son annuaire droit, puis poursuit, en fixant Cyrus droit dans les yeux :
— Vous avez écrit sur le formulaire d’embauche que vous aimiez bien conduire et que vous n’aviez pas peur de passer du temps sur la route. Le musée a besoin d’un chauffeur fiable.
Il s’interrompt quelques secondes puis reprend :
— Vous allez vous en rendre compte très vite, nous ne sommes pas nombreux dans ce musée, on se débrouille comme on peut. Mais je suis très fier de ce que nous faisons. Et je veux une équipe qui croit, comme moi, en ce projet.
Pour la première fois, Donna Stein prend la parole. Elle renchérit avec un sourire chaleureux, le regard brillant sous son khôl noir :
— C’est une chance incroyable que vous avez d’être engagé ici, vous allez voir.
Diba continue. Il éprouve d’emblée une certaine sympathie pour ce gamin réservé qui plisse les yeux quand il sourit.
— À partir de maintenant, je vais vous demander d’aller chercher les tableaux que nous achetons et qui commencent à arriver à Téhéran. Nous recherchons des chefs-d’œuvre, des pièces uniques. Jamais de telles œuvres n’ont voyagé vers l’Iran, ce que nous accomplissons est exceptionnel.
Cyrus boit une autre gorgée de thé pour se donner une contenance. Lui le gamin sans diplôme, sans aucune formation artistique, va donc se retrouver responsable des toiles choisies par l’impératrice ? Donna Stein, toujours souriante, l’encourage :
— Nous sommes sûrs que vous êtes la meilleure personne pour ce poste. Vous commencez dès demain. Il faut que vous alliez à l’aéroport Mehrabad, une livraison y est programmée à 10 heures. Les caisses arrivent dans un avion privé en provenance de Genève, en Suisse. Vous devez vous occuper de tout réceptionner.
Le directeur saisit une liasse de documents sur son bureau.
— Voici les papiers, vous gérez le passage en douane, vous faites l’inventaire pour vérifier qu’aucun tableau n’est manquant, et vous rapportez tout ici. Il y a 10 caisses au total. Il y en a 2 que j’enverrai chercher plus tard, elles sont trop volumineuses, ce sont des sculptures. Les autres sont des huiles ou des acryliques sur toile. Faites attention, ce sont des œuvres d’une grande valeur, c’est moi qui suis allé les choisir à Paris le mois dernier.
Le grand gaillard s’empare des papiers, encore hébété, il se contente de secouer la tête en silence, comme une marionnette. Il n’a jamais rempli une mission de la sorte, ne sait pas trop comment il va s’y prendre, mais il a compris qu’il n’a guère le choix. Quand on reçoit un ordre d’un membre de la famille impériale, on ne le discute pas. « Ce n’est pas à nous de réfléchir, on est là pour obéir. Ces gens-là savent mieux que nous », lui aurait dit sa mère, toujours pleine de bon sens, si elle l’avait accompagné à cet instant. Cyrus, donc, se lève et s’exécute.
— Bien sûr, monsieur Diba. C’est un véritable honneur, monsieur Diba. Comment je dois procéder ? Quel véhicule je prends ?
Debout derrière son bureau, Kamran Diba se tourne pour la première fois vers l’homme aux sourcils épais, à l’air toujours aussi hostile et impassible, et le désigne d’un geste de la main.
— Vois tout ça avec Reza. Il est mon bras droit. Trouvez une solution, il y aura une fourgonnette disponible demain matin. Sinon, on verra avec le palais, ils nous prêteront un véhicule.
Reza ne bronche pas. Les bras croisés, il toise Cyrus de la tête aux pieds. D’entrée, il impose une incommodante distance.
Kamran Diba pose ses deux mains sur son bureau, marque un temps d’arrêt, puis prend un ton encore plus grave pour conclure :
— Encore une fois, je compte sur toi, c’est la collection de l’impératrice qui est entre tes mains. Nous sommes des pionniers ! Personne n’a jamais réalisé ça avant nous au Moyen-Orient. Nous voulons que ce musée devienne l’équivalent du Guggenheim à New York ou du musée Beaubourg à Paris. On doit tous faire des efforts. Chacun d’entre nous apporte sa pierre à l’édifice. Pour notre pays dont nous sommes si fiers.
Donna Stein approuve d’un hochement de tête. Cyrus s’incline et se promet intérieurement de se renseigner sur ces musées de Paris et New York qui ont vraiment l’air importants et célèbres, mais dont il n’a jamais entendu parler. Il n’a jamais voyagé hors d’Iran, quand il part rendre visite à sa famille à Shiraz, dans le sud du pays, c’est déjà toute une expédition. Il a bien compris qu’il fait désormais partie d’une aventure hors normes. Avec le bon sens des plus modestes, le jeune employé perçoit que personne n’a le droit à l’erreur, on ne peut pas décevoir l’impératrice d’Iran.
Reza, toujours muet, lui fait signe de l’accompagner hors du bureau. Diba observe le timide employé sortir de sa démarche hésitante et sourit d’un air complice à Donna Stein. Elle avait raison, ce gamin présente le profil adéquat, sérieux, fiable et pas trop curieux. La jeune femme s’éclipse à son tour, satisfaite elle aussi de cette nouvelle recrue, et Diba se replonge dans la liasse de documents qui s’amoncellent sur son bureau, en lissant pensivement sa moustache.

Cette cargaison, il y tient pour une raison particulière. De passage à Paris le mois dernier dans une galerie du VIIe arrondissement qu’on lui avait recommandée, il a eu le coup de cœur pour l’intégralité des œuvres exposées, des grands maîtres hyperréalistes américains. Persuadé de la qualité de ses trouvailles, il a convaincu l’impératrice et acheté tout le catalogue. Des huiles sur toile de Robert Cottingham, Ralph Goings ou John Salt. Le galeriste français n’en revenait pas, il croyait à une plaisanterie, à la fanfaronnade d’un collectionneur loufoque. Il a vite compris que son acheteur venu d’Iran était sérieux lorsque l’homme aux pantalons pattes d’éléphant a commencé à négocier un rabais de 20 % et évoqué sans attendre les modes de paiement. Les négociations ont duré deux semaines. Une fois l’argent transféré, Diba a fait décoller un avion depuis Genève direction Paris, pour récupérer sa commande. Il déteste perdre du temps. Dans cette livraison, il y a aussi une double sculpture en polyester de Duane Hanson, son œuvre préférée : deux boxeurs noirs au short rouge, l’un debout, l’autre au sol. Il a hâte de les voir s’affronter dans une des salles de son musée, parfait ring pour ces adversaires d’un jour. Les spectateurs de ce combat muet seront les visiteurs, il entend déjà leurs murmures et leurs encouragements, il a hâte que l’établissement prenne vie et mène son propre combat parmi les plus grands. »

Extrait
« Qom, Tabriz, Mashad, Ispahan. Après un démarrage timide dans les provinces au début de cette année 1978, les manifestations grossissent de semaine en semaine. La révolte est en marche, la clameur de la rue enfle, encore et encore. Depuis son exil irakien, l’ayatollah Khomeiny appelle à renverser le souverain vendu aux États-Unis, le vieil imam barbu a rassemblé une armée de mollahs qui fait se lever les mosquées. Son portrait sévère domine certains cortèges. La religion face à l’insupportable ostentation, le Coran contre le bâillonnement. » p. 108

À propos de l’auteur

rdv avec STEPHANIE PEREZ à Paris XIV, le 22 février 2023.
Stéphanie Perez © Photo Hélène Pambrum

Stéphanie Perez est née en 1973. Grand reporter pour France Télévisions depuis plus de vingt-cinq ans, chargée de l’international, elle s’est rendue plusieurs fois en Iran et a couvert plusieurs conflits, comme la guerre en Irak et en Syrie, ou récemment en Ukraine. Elle a remporté le Prix Bayeux des lycéens en 2018 et le Laurier du grand reporter en 2020 (Prix Patrick Bourrat). Le gardien de Téhéran est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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Il faut y aller, maintenant

HEIDSIECK_il_faut_y_aller_maintenant  RL_2023

En deux mots
Inès attend le mari d’Aida pour pouvoir partir vers l’île Maurice. Après un coup d’État militaire, la France est à feu et à sang et la sécurité n’est plus assurée. Aussi essaie-t-elle de conjurer sa peur en parcourant une dernière fois les pièces de son appartement tout en déroulant son histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Zone de turbulences

Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d’une vieille dame après un coup d’État militaire en France. Un départ dans l’urgence qui est l’occasion de confidences, d’un regard en arrière et la construction d’une nouvelle solidarité.

Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu’après le coup d’État qui vient d’avoir lieu, elle n’a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s’améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C’est donc dans l’urgence qu’elle a pris la décision d’accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l’Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l’appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l’entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n’y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d’abord cherché leur intérêt de classe avant l’intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C’est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu’Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d’urgence que l’on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d’autant que le chauffeur n’arrive pas. N’oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d’Inès, c’est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !

Il faut y aller maintenant
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
112 p., 15 €
EAN 9782493594136
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris où se prépare un voyage vers l’île Maurice.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me suis perdue dans mes pensées. Et à présent, c’est le départ. Un dernier coup d’œil à cette pièce que je ne reverrai jamais. Le bureau, avec les affaires d’Alexandre, je n’y ai pas touché. Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde. Ces larmes qui montent, pas question. Il faut être ferme et droite, on a encore du chemin à faire.»
Il faut y aller, maintenant se situe après un coup d’État militaire. Inès, une Parisienne de plus de soixante-dix ans, se voit contrainte à l’exil. Dans ce chaos, juste avant le départ fatidique, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. Et s’adresse à Aida, son sauveur inattendu, dans un monologue à deux, poignant et effréné.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Ernest mag (David Medioni)
Blog L’or des livres
Blog d’Emmanuelle Caminade


Emmanuelle Heidsieck présente Il faut y aller, maintenant © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dans le salon
Il nous prend en bas ? Mon Dieu, comment vous remercier ? Il arrive dans combien de temps ? Là, d’un instant à l’autre ? Quelle chance que cela ait pu se goupiller avec votre mari, vraiment comment vous remercier, de toute façon sans vous je ne m’en sortais pas, c’était la catastrophe, je ne sais pas ce qui se serait passé vous savez, probablement… je ne sais pas…
Il vient nous prendre avec sa camionnette de livreur ? Son patron la lui a laissée avant son départ ? Son patron a tout laissé, oui, comme tout le monde. C’est quand même une chance qu’il puisse nous emmener, qu’il ait un véhicule, vous avez vu, plus un taxi, plus rien, les transports en commun c’est devenu compliqué avec ces patrouilles, ces contrôles, et avec des valises on aurait vite fait d’être repérées, même avec un gros sac, même… enfin… Je ne sais pas par quel moyen nous aurions pu, vraiment, il aurait fallu, je ne sais pas. Le Bourget, vous vous rendez compte, c’est à Pétaouchnok, c’était impossible, il n’y a pas à dire, vous me sauvez, littéralement, merci vraiment, je ne sais comment vous remercier.
Je me suis mise dans de beaux draps, dans une de ces situations, oui c’est de ma faute. J’ai voulu croire qu’on me laisserait tranquille à mon âge. Je le reconnais, cette idée de devoir partir, de tout quitter, c’est… ce n’est pas…
Venez deux minutes, asseyons-nous en l’attendant. Vous ne vous êtes jamais assise ici, c’est normal, mais tout de même, comme ça vous vous serez assise une fois dans ce salon. Il arrive dans combien de temps à votre avis ? Si j’avais imaginé que nous partirions ensemble. Et que vous m’emmèneriez chez vous. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? Je sais, je vous ai aidée à acheter votre maison à Drancy il y a vingt ans, Drancy – La Courneuve comme vous dites. Ce n’était rien, franchement. Je vous ai aidée à obtenir des papiers, il faut dire que c’était plus simple à l’époque, vous avez même obtenu la nationalité. Oui, c’est vrai, j’ai aussi appelé mon cousin, administrateur au Crédit Mutuel, vous avez eu votre prêt, une très jolie maison d’ailleurs, ces pavillons des années trente en brique rouge, le toit pointu, très bien choisie, bon, pas de jardin mais une courette pour mettre une table quand même. Non, vraiment, on ne va pas en faire un plat. C’était le minimum que je puisse faire. Et vous, toujours à me remercier, à me dire que je faisais partie de votre famille désormais, je me souviens de votre joie quand vous avez signé la promesse. Il faut dire, c’était un beau parcours ! On peut parler d’intégration. Vos fils qui travaillent bien au collège Eugène-Delacroix de Drancy. L’aîné qui fait un master 2 éco-finance et qui a décroché un poste à responsabilités au Crédit Agricole. Le second embauché à la mairie de Saint-Denis. Vous vous êtes bien débrouillée.
Il a du retard, non ? C’est normal ? D’accord. Et maintenant, vous m’invitez chez vous, vous m’accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n’ose vous dire, c’est un geste, je n’en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi, mais là, disons-le, vous me sauvez la vie. Rien que ça.
Si vous saviez comme je m’en veux. Je n’arrivais pas à me décider. Dans l’ensemble, j’ai mené ma vie sans être trop stupide. Mais là. On peut dire que je me suis complètement fichue dedans. Je m’en mords les doigts. Vous me comprenez ? Oui, vous aussi, vous faites partie des derniers à partir. Tout laisser. Votre maison. Mon appartement. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce sera pillé. On peut avoir toutes les portes blindées de la terre. Vous voyez tout ça, ces meubles, ces tableaux, ces objets de famille, de mes parents, de mes grands-parents… Vingt kilos de bagages, c’est une rigolade. Non, mais vous, vous aviez une bonne raison de rester avec votre sœur à l’hôpital depuis des mois. Tandis que moi, j’ai fait un blocage. C’est grotesque. J’ai honte, je vous jure. Ils sont tous partis avant que ça ne dégénère. Vous vous souvenez quand mes enfants ont décidé de s’installer à Montréal, c’était il y a deux ans déjà. Je disais que je les rejoindrais plus tard. Ce que je pensais. Tu parles. Ils ont fermé leur frontière. C’était un flot continu de Français qui débarquaient. Au bout de deux cent mille, ils ont commencé à paniquer. Et clac, fermé. De toute façon, maintenant, il n’y a même plus de vols vers le Canada. Il semble que plus de deux millions de personnes aient quitté le pays, les personnes visées : des républicains, des musulmans, des juifs, des immigrés, des étrangers et bien d’autres encore…
C’est difficile pour moi d’en parler. Non, je vous en prie, pas de larmes, nous devons tenir le coup, non ? Sinon… C’est vrai qu’au départ, vous étiez la nounou des enfants, Delphine et Guillaume. Vous avez été si affectueuse, avec un faible pour Delphine. Vous l’avez connue si petite. Et vous me disiez toujours qu’il manquait une fille dans votre maison, que les filles c’est mieux.
Et puis ensuite, ce sont tous les proches, la famille, les amis qui, les uns après les autres, sont partis. Sauf ceux qui ont tourné casaque, bien sûr. Ça c’est quelque chose à avaler. Tout le monde me disait « tire-toi », « mais qu’est-ce que tu fabriques ? », « tu es sur les listes, tu sais », « mais qu’est-ce que tu attends ? » Quelle idiote. Il faut le faire. Que de temps perdu. Se retrouver là, prise au piège. Votre mari est en route, n’est-ce pas ? Il va arriver ? Il va arriver dans combien de temps ?
Ce n’est pas simple à mon âge de tout quitter. On sait qu’on ne reviendra pas. C’est parti pour durer ce pouvoir fort, ces militaires, ces fascistes, au moins une vingtaine d’années. Après le chaos qu’on a traversé. Les exactions, les privations. Cela a fini par ressembler à une guerre civile, sans cesse des gens qui faisaient le coup de poing, le besoin d’en découdre. Ce n’est pas une excuse, mais je pense quand même que c’est plus dur pour les personnes de mon âge. C’est pour ça que j’ai eu du mal à me décider.
Ah, je l’oublie toujours, nous avons le même âge. Vous faites tellement plus jeune que moi. Quelle chance vous avez, pas une ride. Vous me disiez que l’on demandait à votre fils de trente-huit ans où était sa sœur. Cela ne m’étonne pas. J’aurais rêvé d’avoir la peau mate comme vous. Ce sont vos origines indiennes. Vous avez l’air d’une gamine. Mais non, vous n’êtes pas trop petite. Je vous ai déjà dit que pour une femme, c’est très bien d’être petite. Il ne faut pas être trop grande. Pour un homme, par contre… Combien déjà ? 1 mètre 54 ? Oui, mais cela vous va très bien, sur quelqu’un de menu comme vous. Vous trouvez que vous avez grossi ? Oui, on a tous grossi ces derniers temps, au moment des confinements, mais vous, vraiment, cela ne se voit pas. Il se fait attendre ou il est dans les temps ? J’espère qu’il sera passé sans encombre. Une camionnette, c’est pas mal pour passer inaperçu. Il y a quelque chose d’inscrit dessus ? Non ? Elle est toute blanche ? Aïe ! Dommage qu’il n’y ait pas marqué « plomberie-électricité » ou « dépannages rapides ». Même eux ont compris qu’on ne pouvait pas supprimer les réparateurs, que cela pouvait leur servir. Et si vous alliez nous chercher un verre ? Non, ne bougez pas. J’y vais. Vous voulez un jus de fruit ? Il y a des moments où mon cœur se met à accélérer à l’idée qu’on reste coincées ici, qu’il y ait un contretemps. Je crois que je vais me prendre un verre de vin.
Cela fait un moment que Paris s’est vidé. Cela a commencé bien avant les événements. Onze mille départs par an depuis 2011 avec une nette accélération depuis l’épidémie. Cela a créé une drôle d’ambiance, fermetures de classes par manque d’enfants, boutiques abandonnées et délabrées, désolation dans certains quartiers. J’avais bien aimé cette citation de Houellebecq dans Sérotonine : « Dès qu’on parle de quitter la France tous les Français trouvent ça formidable c’est un point caractéristique chez eux, même si c’est pour aller au Groenland ils trouvent ça formidable. » Paris s’est vidé, la France s’est vidée depuis plus de dix ans. La plupart des enfants de mes amis, après leurs grandes écoles, sont partis vivre aux quatre coins de la planète. Bien entendu, aujourd’hui, c’est tout autre chose.
Tenez. Il restait un peu de jus d’orange. Je me suis ouvert une bouteille de vin blanc. Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas ? Je ne dis pas qu’on va se soûler, mais c’est tellement angoissant cette attente, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal. On va essayer de tuer le temps. Oh, vous tremblez. Vous vous inquiétez pour votre mari, je comprends. Il va passer, j’en suis certaine, je vous l’ai dit. C’est parfait l’allure d’un réparateur, même d’un livreur, c’est pas mal. Bon évidemment, le soir, un livreur en camionnette c’est un peu plus bizarre que le jour, les livreurs de pizzas, de bò búns ou de burgers, ils sont à scooter ou à vélo. On doit l’avouer, une livraison en voiture la nuit c’est un peu le détail qui cloche. Mais non, je vous assure, ça va aller. Il était livreur de quoi déjà ? Ah oui, de vêtements dans le Sentier, oui, oui, vous m’aviez dit. Depuis son arrivée en France, il y a vingt-huit ans, le même emploi, un CDI, quelle stabilité… Il a eu le chômage partiel pendant le Covid ? Oui, bien sûr, pendant le premier confinement. Attendez, j’ai une idée, je vais aller chercher un peu de vodka pour votre jus d’orange, une goutte, comme un médicament, ça va vous faire du bien. Non ? Vraiment ? Ça va mieux ?
Vous savez, on est entre de très bonnes mains avec ce Monsieur Robert Leblanc. C’est quelqu’un sur qui on peut compter. J’ai une confiance absolue. Nous le prendrons sur le chemin, derrière la Madeleine, rue de l’Arcade, un quartier relativement discret. Les nouveaux dirigeants se sont installés rive gauche, dans les palais de la République, dans les ministères, on pouvait s’en douter. Vous allez voir, il paraît que c’est un type formidable, c’est une connaissance d’Antoine, mon premier mari. Vous savez. Oui, vous n’avez pas très bien connu Antoine, vous l’avez juste croisé. Lui, il a pris un des derniers avions pour Montréal. Il a bien fait. Il a beaucoup insisté pour que je parte avec lui, c’était encore possible. Et il m’a conseillé d’appeler ce Leblanc, si cela tournait mal. C’est un monsieur qui a l’air de se démener pour aider tout le monde à partir. Il s’est improvisé passeur. Quand Antoine l’a connu, il venait de quitter son poste à l’Assédic de Paris, enfin je crois. Il s’occupait des chômeurs. Après, il a vécu un peu à la campagne, un de ses amis avait fait un burn-out, je crois, et il l’a beaucoup aidé. Il y a aussi une histoire d’accident de car, vous savez au moment où ils ont relancé l’usage du car, mais je n’ai pas très bien compris. Quoi qu’il en soit, il s’en est sorti et cela fait deux ans qu’il prend des risques incroyables. Antoine avait toujours de drôles de zozos dans son entourage, ce n’est pas comme Alexandre… Pas le même genre.
Ne me remerciez pas, c’est normal que je paye nos trois billets d’avion, vous m’invitez chez vous. C’est vrai que cela coûte la peau des fesses, mais c’est normal, je vous en prie. Vous savez, il semble que ce soit le dernier avion à décoller pour l’île Maurice. C’est Robert qui s’est occupé de tout, un avion privé, il m’a dit que le pilote est de notre côté et qu’il ne reviendrait pas. On doit être une quinzaine, c’est un petit avion, un Falcon 8X, m’a-t-il dit. Il y aura une escale à Dubaï pour le fuel. Comme il n’y a plus de vols réguliers, il ne faut pas le louper. Je n’ai pas compris si Robert partait avec nous ou pas. Ce serait de la folie pure de rester. Il ne va plus y avoir aucun moyen de quitter le territoire, tout est bouclé, et à force ils vont finir par le pincer… Ils le tueront, c’est sûr. Mon Dieu. S’il refuse, il faudra peut-être que je lui remette les pendules à l’heure. Non, il va certainement le prendre avec nous. Je ne me vois pas laisser sur le carreau une relation d’Antoine. Il en est hors de question.
C’est dommage que vous n’ayez pas mieux connu Antoine, quelqu’un de très bien. Je vous en ai déjà parlé ? Oui, c’est vrai, plein de fois. Vous l’avez même rencontré ? Ah oui, c’est vrai, bien sûr, au mariage de Guillaume. Et d’autres fois ? Oui, j’avais oublié, pour le petit truc à la maison après l’enterrement de ma sœur Marina. Un accident de TGV, vous vous rendez compte ? Elle n’avait que quarante-trois ans. Ah, mon Dieu, jamais je n’aurais pensé, ah ça non jamais. Quel choc, quel chagrin. On remonte la pente, mais ça vous scie en deux. Vous aviez eu la gentillesse de bien vouloir préparer des samossas et des beignets et de m’aider pour le service. Antoine était venu, une drôle d’idée. Il était complètement hagard. À un moment donné, Delphine m’a dit qu’il ne tournait pas rond. Il s’était assis sur une petite chaise dans un coin et il parlait tout seul. Je me suis penchée vers lui avec un verre d’eau et il m’a dit à l’oreille, tout bas, dans un souffle : « Alexandre m’a volé les vivants et les morts. » C’était… J’étais… Je me suis longtemps demandé si j’avais bien fait de le quitter. Je me le demande encore, à vrai dire. Et puis maintenant qu’Alexandre est mort, tout ça…
Pendant longtemps, j’ai fait un rêve, enfin un cauchemar, eh bien, c’est moi qui conduisais le train. Si, si. Je vous jure. C’était de ma faute. À ce moment-là, j’ai changé de parfum, j’ai porté En Avion de Caron. Et puis, cela a fini par passer. De toute façon, l’enquête l’a démontré, c’est le manque d’entretien des voies ferrées, la réduction des dépenses… Antoine était tellement ému.
Pour l’enterrement d’Alexandre, nous avions mis les petits plats dans les grands : traiteur, buffet, nappes, tables, chaises, personnel en gants blancs, petits-fours, canapés de crevettes, feuilletés froids, pains surprises, accras de morue, roulés de saumon… deux cents invités triés sur le volet, il fallait en être. Ils ont tous rappliqué. Tirés à quatre épingles comme si c’était un cocktail de l’Interallié. Vous vous souvenez Aida, vous vous occupiez du vestiaire, quelle journée… je m’en serais passée… j’aurais préféré dans l’intimité, dans la stricte intimité, vous pouvez me croire.
Il faut que je vous dise une chose, je pense que vous pouvez me comprendre : si je ne suis pas arrivée à partir à temps, c’est à cause, j’ai du mal à le dire, enfin, c’était l’idée d’abandonner mes morts et de ne jamais les revoir. Non pas que j’aille les voir régulièrement, pas du tout, mais je sais qu’ils sont là. J’ai l’impression d’être accrochée au sol. Soudée. Partir, c’est un arrachement. Vous, vous repartez chez vous ce soir. C’est dur, mais vous allez retrouver vos marques. Dire que je disais toujours que je ne voulais pas être enterrée avec Alexandre au Père-Lachaise mais avec mes parents au cimetière de Passy. Dire que cela m’a empêchée de dormir pendant des mois quand Alexandre a acheté cette concession au Père-Lachaise, et voilà. Ni l’un ni l’autre. Je vais être enterrée à l’île Maurice. C’est fou ce qu’on peut se tourmenter, on se fait un monde, et pfuitt un cimetière de l’île Maurice. Bon, dites-moi, il est comment ce cimetière ? C’est joli ? Vous brûlez les corps ? Oh là là, je n’aime pas trop ça. Nous irons, vous me montrerez. Je pourrai être enterrée avec votre famille ? Cela ne vous dérange pas ? Nous en reparlerons, excusez-moi, je suis en train de devenir macabre. Mais, c’est tellement violent d’abandonner mes parents, ma sœur Marina, mes tantes, mes oncles, mes cousins. J’ai du mal à laisser Alexandre derrière moi. Sous ces arbres, dans cette allée en pente, il va rester sans personne. »

À propos de l’auteur
HEIDSIECK_Emmanuelle_DREmmanuelle Heidsieck © Photo DR

Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle a notamment publié Trop beau et À l’aide ou le rapport W (2020), Il risque de pleuvoir (Le Seuil, Fiction & Cie, 2008) et Notre aimable clientèle (Denoël, 2005). Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à France Culture, ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

Page Wikipédia de l’auteur

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Rond-Point

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En deux mots
Patrick ne se remet pas de la perte de son épouse Mathilde. Un soir, un collègue l’entraîne quelques minutes sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Il y croise notamment Michel et Madeleine, deux manifestants qui vont changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Patrick et les gilets jaunes

Dans un premier roman habilement construit Olivier Scheibling retrace le destin de Patrick, veuf et déprimé, qui se retrouve par hasard sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Un roman noir sur fond de misère sociale.

Patrick n’a plus vraiment goût à la vie. Il a perdu Mathilde, la femme qu’il aimait, ne veut plus voir personne. Il a trouvé refuge dans un petit pavillon loin de tout et travaille désormais au sein d’une société chargée de recouvrer des créances. Sa vie est rythmée par un peu de boulot et beaucoup de dodo.
Cela va changer quand son collègue propose de le ramener chez lui et qu’au détour d’un rond-point occupé par des gilets jaunes, il décide de s’y arrêter. Une épreuve de plus pour Patrick, même si le calvaire annoncé va se transformer en une rencontre plutôt agréable. Une aide-soignante vient vers lui, engage la conversation et ces quelques minutes d’entretien vont marquer son inconscient. Car Madeleine va venir peupler l’un de ses rêves, lui qui ne rêve plus souvent.
Alors, il renâcle moins à prendre la direction du rond-point, même s’il se sent totalement étranger à ces militants, notamment les plus radicaux. C’est alors que ce produit un drame. Lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre, un parpaing est lancé vers un pompier qui est gravement blessé. Madeleine et Michel, l’un des leaders, sont arrêtés sous les yeux effarés de Patrick qui n’a pour seul réaction de dire qu’il connaît un avocat. Du coup, il se sent un peu obligé de contacter son ami d’enfance, perdu de vue depuis longtemps.
Olivier Scheibling a eu la bonne idée de construire son roman en laissant s’exprimer les personnages qui apparaissent au fil de l’histoire, offrant ainsi au lecteur différentes perspectives d’une même situation.
Après Madeleine et Patrick, c’est à Michel de prendre la parole, puis à Gérard, lui aussi témoin de la scène. Un cercle qui va s’élargir encore car l’incident est relayé sur BFM TV et Florence voit ainsi sa cousine se faire arrêter et se dit qu’elle pourrait peut-être essayer de la joindre. Il en va de même pour Damien, le fils de Madeleine, lui-même pompier, et qui hallucine en voyant les images de l’arrestation manu militari de sa mère.
Serge, l’ami de Patrick, raconte à son tour leur relation, suivi par Mathilde qui livre post-mortem ses encouragements à son ex-mari.
Entre tensions sociales et romance, le roman va alors prendre un tour très noir, jusqu’à un épilogue que je me garderais bien de dévoiler.
En se faisant chroniqueur de la misère sociale, Olivier Scheibling réussit une remarquable entrée en littérature. D’une écriture fluide, il raconte la France qui se lève tôt et qui n’en peut plus. Une France que l’on ne prend pas la peine d’écouter, une France à bout de nerfs, une France qui va céder à la violence. Un premier roman fort, qui se lit d’une traite, le souffle coupé.

Rond-Point
Olivier Scheibling
Éditions Rue Fromentin
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782919547746
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour de Lyon.

Quand?
L’action se déroule au moment du soulèvement des gilets jaunes, fin 2018 et 2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une petite ville au large de Lyon, quatre âmes à la dérive échouent sur un rond-point, haut lieu de la contestation locale. Patrick, cadre déclassé, éprouve des sentiments pour Madeleine, aide-soignante fragilisée par l’existence. Michel, syndicaliste nostalgique des luttes passées et Gérard, activiste adepte de l’action directe, se disputent le leadership du mouvement dont ils perçoivent le caractère historique.
Sous les caméras de BFM TV, la contestation bascule soudain dans la violence…
Patrick, Madeleine, Michel et Gérard trouveront-ils ce qu’ils sont venus chercher sur ce rond-point qui les aimante? Dans ce chaos, seront-ils prêts à payer le prix de leur participation à des événements qui les font renaître à la vie?
Roman choral à l’intrigue prenante, Rond-Point met en scène des individus ordinaires en prise avec un monde déraisonnable. Fin observateur, Olivier Scheibling dresse, à travers le regard de chacun des personnages, un portrait subtil d’une société fracturée entre malentendus et violence.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Olivier Scheibling présente son roman Rond-Point © Production éditions Rue Fromentin

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Patrick
Toutes ces années, je me suis couché tôt, très tôt. Parfois même avant la tombée de la nuit, dans l’obscurité artificielle de mes volets de fer. Pas par choix. Pas vraiment par hygiène de vie. Non, c’est plus bête que ça. Par ennui, tout simplement. Quand je rentre du boulot, ma seule perspective, c’est mon repas du soir. Et je ne parle pas de faire la cuisine, juste de me réchauffer un truc : en début de mois acheté chez Picard pendant la pause déjeuner, ou, passé le 15, au Carrefour, de l’autre côté de l’autoroute. Après le repas, rien d’autre à faire que de regarder la nuit tomber. La télé ? Entre séries débiles et émissions ineptes, rien qui ne me tente vraiment. Et quand ça vole un peu plus haut, je me dis que ce n’est plus pour moi. Je pourrais m’accrocher un peu, mais je n’ai pas l’énergie. À la radio, entre émissions pour ados prépubères et rap au robinet, il n’y a que du foot. Et il se trouve que je n’aime pas le foot. Parfois j’écoute une boucle de France Info, mais rapidement j’ai la tête qui vrille. Alors je vais me coucher. Je suis chanceux, je m’endors en sept minutes. J’ai entendu, je ne sais plus où, que c’était la moyenne pour les hommes. Les femmes, il leur faut plus de temps. À chaque fois que je pose ma tête sur mon oreiller, avant d’éteindre la lampe, je me dis que j’ai de la chance d’être un homme. Et sept minutes après, je ne m’ennuie plus.
« À ce niveau-là, mon pote, c’est plus de l’ennui, c’est de la déprime. » C’est Stéphane, un collègue, qui m’a dit ça l’autre jour. « Non, je lui ai répondu, la déprime, c’est pas d’aller se coucher, c’est de ne pas vouloir se lever. » Et ça, il n’y a pas de risque. J’aime bien les matins. Le rituel du petit déjeuner : les trois cuillères à café dans le filtre, pester, parce que quoi qu’on fasse, on en fait toujours tomber un peu sur le plan de travail, le beurre trop dur qu’on écrase sur le pain de la veille, la première tranche qu’on met dans le grille-pain, l’odeur qu’elle dégage, en avant-goût. Et puis cette bulle de temps, familière, ce dernier moment avant le monde, avant dehors. Je vois le champ, et les collines en arrière-plan. Il y a quelques années, une femme m’a dit que c’était une belle vue. Moi, je trouve surtout que c’est toujours la même vue. Je mets la radio, mais je ne suis pas sûr que je l’écoute.
Bourdin dans le poste, qui fait semblant d’être mon pote. Remarque, parfois il me fait marrer. C’était mieux avant, la radio, quand on ne la voyait pas à la télé. On pouvait s’imaginer la tête des voix. Bourdin, je l’imaginais très brun, avec une moustache de routier et des rouflaquettes, le genre un peu caïd à qui on ne la fait pas. Puis un jour je l’ai vu. Ma radio ne marchait plus, j’ai voulu écouter sur Internet. Je n’aurais pas dû. En vrai, il n’a pas la tête de sa voix.
Ces derniers jours, pourtant, quelque chose a changé, je ne me couche plus aussi tôt. À cause de Stéphane. Ma voiture a rendu l’âme, ça devait arriver. Je pars avec le car, le matin, mais Stéphane m’a proposé de me ramener le soir. Pour être franc, ça ne m’enchantait pas trop de faire la route avec lui : on n’est pas si proches lui et moi, et le silence à deux, c’est vite gênant. D’un autre côté, ça m’évitait de me les geler à attendre le car pendant vingt minutes.
C’est le deuxième soir que ça a commencé. On sortait de l’autoroute, et sur le premier rond-point après le péage, il y avait des palettes qui brûlaient, avec une dizaine de types autour, quelques femmes aussi. Ils arrêtaient les voitures. Bourdin en avait parlé, mais je n’aurais jamais imaginé les voir là, à même pas cinq kilomètres de chez moi.
« Et merde ! » j’ai dit. Stéphane souriait, lui. Il a sorti la main, klaxonné trois grands coups et les types se sont écartés en applaudissant. Mais après s’être engagé sur la route de la forêt, il a soudain eu le regard du mec qui a oublié un truc important, soucieux et stupéfait. D’un coup, il a pilé et il a fait demi-tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ? j’ai crié.
— T’inquiète, mon pote. Et puis, c’est pas comme si quelqu’un t’attendait, non ? »
Le plus dur, ça avait été de descendre de la voiture. Sitôt après s’être garé, Stéphane, lui, était sorti, et d’emblée s’était dirigé vers l’attroupement. Les gars l’accueillaient avec chaleur. L’atmosphère était encore détendue en ces premiers jours, et les nouveaux venus considérés sans méfiance. Moi, je restais figé sur le siège passager, fixant les flammes sortant du tas de planches, espérant qu’elles me protégeraient. La petite foule allait et venait autour du rond-point, le jaune fluo des gilets la faisant ressembler à un essaim de lucioles prêtes à s’immoler, avec constance et insouciance, dans le brasier central. Stéphane revint en courant à moitié. Sans me regarder, il prit son gilet dans la boîte à gants, l’enfila et, sans refermer la portière, me cria de venir. Le froid et le ridicule de la situation me décidèrent à bouger. Je m’approchais du feu, cherchant à éviter les regards. Je grommelais un bonsoir, qui à ma grande surprise et mon grand soulagement ne rencontra aucun écho. Il semblait bien que, finalement, personne n’avait le projet de m’adresser la parole. Je me sentis sourire, presque rassuré. Mis à part le petit groupe qui discutait toujours avec Stéphane, les autres étaient silencieux. Je me postais sur le bord du rond-point, là où l’ombre commençait. Petit à petit, je sentais que la boule qui s’était formée d’un coup, sous mon sternum, quand j’avais réalisé que Stéphane avait bien l’intention de s’arrêter sur ce rond-point, commençait à se dégonfler. La brume d’angoisse qui m’engourdissait, elle aussi se dissipait, se déchirait plutôt. J’avais soudain envie de plonger les doigts dans mon crâne, d’enlever la gangue de graisse autour de mes neurones, de m’élargir les orbites. Disponible. C’était curieux comme je me sentais disponible, intéressé, bien planqué que j’étais dans mon obscurité anonyme. La lumière pulsée des flammes faisait apparaître et disparaître les visages, barbes mal taillées, mines frigorifiées, cernes, cheveux rares, couleurs en retard, regards dignes, bravaches ou vides, joues creusées, cous empâtés, jeunesse s’accrochant encore, dents manquantes, rides évidentes. Une belle brochette de gueules, solitaires et résignées, de bouches silencieuses, de figures invisibles ailleurs que dans leur miroir. La plupart avaient l’air aussi gauches que moi. Je m’étonnais de les scruter, d’éprouver tant de curiosité pour mes semblables. Le rond-point flottait dans l’obscurité comme une île, le feu sauvage en son centre, sillonné de sentinelles, et, lui faisant face, la barrière de péage, éclairée comme un checkpoint, de l’autre côté d’un no man’s land de bretelles et de voies d’accès. Plus loin, la forêt, impassible et sombre, indifférente aux drames à venir.
« Bonsoir, c’est la première fois que vous venez ? » Je crois bien que j’ai rentré ma tête dans les épaules, comme quelqu’un qui se prépare à prendre un coup. Croyant que je n’avais pas entendu, elle répéta : « Je ne vous ai jamais vu, c’est la première fois que vous venez ? » J’ai répondu que oui, c’était la première fois, mais que je n’étais pas vraiment venu, enfin si, j’étais là, bien sûr, mais par hasard, à cause d’un collègue qui me rendait service parce que ma voiture était en panne, et que par ce froid, je n’avais pas envie d’attendre le car, c’est lui, je veux dire mon collègue, qui avait voulu s’arrêter, mais que je ne savais pas trop pourquoi ils étaient là, et moi encore moins, même si bien sûr, j’en ai entendu parler, chez Bourdin, mais je ne suis pas trop l’actualité, la politique, tout ça, c’est pas trop mon truc, ah, au fait, bonsoir.
La boule s’était reformée, instantanément. Mon crâne s’épaississait, accentuant la pression sur mon front, rétrécissant mon champ de vision. Disparaître ! Éteindre ! S’endormir.
« Moi, je suis là depuis le début. » J’étais soulagé : elle n’avait ni prêté attention à mes propos confus, ni même noté l’embarras. Elle enchaînait, déroulait, s’animait ; je captais qu’il était question de taxe, de diesel, qu’il ne fallait pas exagérer, que cette fois, ça suffisait, qu’on n’allait pas se laisser faire. Une pause. Et puis elle repartait, sur les radars, sur son permis qui ne tenait plus qu’à son troisième stage de récupération de points, 189 euros, vous vous rendez compte, y en a à qui ça profite, vous ne trouvez pas ? Sur sa mère qui n’aurait pas de quoi se payer une maison de retraite, sur ses voisins du premier qui, eux, vivaient des allocations familiales, bon, c’est pas la peine d’en dire plus, vous voyez ce que je veux dire. Non, je ne voyais pas très bien, mais elle continuait. Pour une fois, les gens se bougent, elle avait vu une pétition, des milliers de signatures, il paraît ; depuis le temps qu’on se fait avoir, il faut que ça change, il faut que ça pète.
« Excusez-moi, il faut que j’y aille. » Stéphane me faisait des grands signes depuis la voiture déjà redémarrée. Soulagé, encore presque essoufflé, je voyais se profiler la perspective rassurante de la routine. »

À propos de l’auteur
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Olivier Scheibling © Photo DR

Olivier Scheibling a 60 ans. Il vit à Paris et travaille dans les tours de la Défense. Écrit dans la foulée d’ateliers d’écriture de Gallimard, Rond-Point est son premier roman. En 2015 il a publié un livre de réflexion issue de son expérience sur la parentalité d’un enfant dys-férent. (Source: Éditions Rue Fromentin)

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Les derniers jours des fauves

LEROY_les_derniers_jours_des_fauves RL_Hiver_2022

En deux mots
Nathalie Séchard, la Présidente de la République française, décide de ne pas se représenter. Alors que la pandémie continue à faire des ravages et qu’une forte canicule s’abat sur le pays, la guerre de succession est déclarée entre le ministre de l’intérieur, celui de l’écologie et la représentante du Bloc patriotique. Et tous les coups semblent permis.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui succédera à la Présidente de la République?

Jérôme Leroy a trempé sa plume dans l’encre la plus noire pour raconter Les derniers jours des fauves. Un roman de politique-fiction qui retrace le combat pour la présidence de la république sur fond de confinement, de canicule et de coups-bas. Haletant!

Nathalie Séchard aura réussi un coup de maître en devenant la première Présidente de la République française. De sa Bretagne natale aux cabinets ministériels, elle franchi les étapes avec maestria et connu une ascension fulgurante. Venue de la gauche, et grâce à une subtile campagne présidentielle en 2017, elle s’impose comme la candidate hors système en lançant le mouvement Nouvelle Société, déjoue les pronostics et accède à la fonction suprême face à la candidate du Bloc Patriotique. Mais l’usure du pouvoir et quelques épreuves comme la révolte des gilets jaunes ou la pandémie, ont érodé sa popularité. D’autant qu’à un confinement strict, elle a ajouté la vaccination obligatoire. Quelques défections et erreurs de casting dans son gouvernement ne l’ont pas aidée non plus.
Alors, dans les bras de son mari – de plus de vingt ans son cadet – elle décide de ne plus se représenter pour un second mandat.
L’annonce-surprise d’un passage au journal de 20 heures provoque l’émoi dans son entourage. Mais tandis que l’on se perd en conjectures, la France est secouée par un attentat contre un vaccinodrome qui fait 30 morts à Saint-Valéry-en-Caux. AVA-zéro, un groupuscule encore inconnu jusque-là revendique ce carnage. L’occasion pour Bauséant, le ministre de l’intérieur, d’asseoir sa stature présidentielle. Venu de la droite, il ambitionne de remplacer la Présidente et n’hésite pas à recourir à des méthodes de barbouzes. Il s’est aussi adjoint les services d’un jeune romancier pour que ce dernier rédige ses mémoires, ne se doutant pas qu’il faisait entrer le loup dans la bergerie. Car Lucien est une âme pure, petit ami de Clio, la fille de Manerville, le ministre de l’écologie, la caution verte et de gauche de ce gouvernement. Lui aussi se verrait bien à la tête du pays.
Jérôme Leroy n’oublie pas qu’il excelle dans le roman noir. Aussi, il n’hésite pas à noircir cette fiction politique qui voit bientôt les cadavres s’accumuler. Si bien que l’inquiétude monte. «Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent.»
On pourra s’amuser au petit jeu des ressemblances, qui ne sont pas fortuites, et trouver derrière le couple Macron inversé, les figures politiques qui ont inspiré le romancier. Mais le principal intérêt de ce livre haletant est ailleurs. Il nous montre une fois encore la fragilité de notre système politique où tout se décide au sommet de l’État et où par conséquent la bataille pour la présidence est féroce, quitte à employer des méthodes peu honnêtes et appuyer où ça fait mal. À crier au loup et au restriction des libertés quand un confinement général et une vaccination obligatoire sont décidées, quand une canicule vient encore ajouter des milliers de morts à cette crise.
Une agréable récréation et un beau sujet de réflexion à quelques jours du second tour des Présidentielles.

Les derniers jours des fauves
Jérôme Leroy
La Manufacture des livres
Roman
432 p., 20,90 €
EAN 9782358878302
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi un peu partout en France, d’abord à Pléneuf-Val-André, Rennes, Ploubanec, Audresselles, Saint-Brieuc, mais aussi à Cournai, Lunéville, Erquy, Maubeuge, Saint-Valéry-en-Caux ou encore à Sète.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nathalie Séchard, celle qui incarna l’espoir de renouveau à la tête de l’État, a décidé de jeter l’éponge et de ne pas briguer un second mandat. La succession présidentielle est ouverte. Au sein du gouvernement commence alors un jeu sans pitié. Dans une France épuisée par deux ans de combats contre la pandémie, les antivaxs manifestent, les forces de police font appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient. Le chaos s’installe. Et Clio, vingt ans, normalienne d’ultragauche, fille d’un prétendant à la présidence, devient une cible…
Maître incontesté du genre, Jérôme Leroy nous offre avec ce roman noir la plus brillante et la plus percutante des fictions politiques. De secrets en assassinats, il nous raconte les rouages de l’implacable machine du pouvoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
La Croix (Jean-Claude Raspiengeas)
Le JDD (Karen Lajon)
France Culture (La grande table – Olivia Gesbert)
Be Polar (Aude Lagandré)
Blog Charybde 27
Blog Mon roman noir et bien serré
Blog Baz’Art
Blog motspourmots.fr


Jérôme Leroy présente son livre Les derniers jours des fauves © Production France Culture

Les premières pages du livre
« Nathalie s’en va
Nathalie Séchard, cheffe des Armées, grande maîtresse de l’ordre national de la Légion d’honneur, grande maî¬tresse de l’ordre national du Mérite, co-princesse d’Andorre, première et unique chanoinesse honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, protectrice de l’Académie française et du domaine national de Chambord, garante de la Constitution et, accessoirement, huitième présidente de la Ve République, en cet instant précis, elle baise.
Et Nathalie Séchard baise avec ardeur et bonheur.
Nathalie Séchard a toujours aimé ça, plus que le pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle va le perdre. C’est comme pour l’argent, a-t-elle coutume de penser, quand elle ne baise pas. Les riches ne sont pas riches parce qu’ils ont un génie particulier. Les riches sont riches parce qu’ils aiment l’argent. Ils n’aiment que ça, ça en devient abstrait. Et un peu diabolique, comme tout ce qui est abstrait. Dix milliards plutôt que huit. Douze plutôt que dix. Toujours. Ça ne s’arrête jamais.
Le pouvoir aussi, il faut l’aimer pour lui-même. Il faut n’aimer que lui, ne penser qu’à lui, vivre pour lui. Pas pour ce qu’il permet de faire. Nathalie Séchard, qui baise toujours, a mesuré ces dernières années, que le pouvoir politique n’en est plus vraiment un. La présidente est à la tête d’une puissance moyenne où plus rien ne fonctionne très bien, comme dans une PME sous-traitante d’un unique commanditaire au bord de la faillite.
« J’aurais dû rester de gauche », songe-t-elle parfois, quand elle ne chevauche pas son mari.
Là, elle sent quelques picotements sur le dessus de ses mains. Chez elle, ce sont les signaux faibles annonciateurs, en général, d’un putain d’orgasme qui va déchirer sa race, et elle en a bien besoin, la présidente.
La nuit est brûlante, et ce n’est pas seulement une question d’hormones, c’est que la météo est caniculaire et que la présidente ne supporte pas la climatisation : elle a laissé ouverte la fenêtre de la chambre du Pavillon de la Lanterne. On entend des chouettes qui hululent dans le parc de la plus jolie résidence secondaire de la République.
Il convient par ailleurs que le lecteur le sache dès maintenant : cette histoire se déroulera dans une chaleur permanente, pesante, qui se moque des saisons et provoque une propension à l’émeute dans les quartiers difficiles soumis à un confinement dur depuis quinze mois, mais aussi de grands désordres dans toute la société qui prennent le plus souvent la forme de faits divers aberrants. Ils permettent de longues et pauvres discussions sur les chaînes d’informations continues dont la présidente Séchard estime qu’elles auront été le bruit de fond mortifère de son quinquennat.
Elle est de la chair à commentaires comme d’autres ont été de la chair à canon.
C’est pour chasser ce bruit de fond qu’elle préfère de plus en plus, à l’exercice d’un pouvoir fantomatique, faire l’amour et écouter Haydn, ce musicien du bonheur. Parfois, elle fait les deux en même temps et c’est le cas maintenant, puisque derrière ses soupirs entrecoupés de gémissements impatients, on peut entendre dans la chambre obscure, la Sonate 41 en si bémol majeur avec Misora Ozaki au piano.
Bien sûr, le pouvoir, il lui en reste l’apparence. Elle a aimé les voyages officiels, elle a aimé présider les Conseils des ministres, elle a aimé les défilés du 14 Juillet, les cortèges noirs de Peugeot 5008 et puis aussi l’empressement des hommes de sa protection rapprochée.
Elle n’aime même plus ça, cette nuit.
Cette nuit, elle aime son mari en elle, et la Sonate 41 en si bémol majeur. Penser à inviter Misora Ozaki à l’Élysée, avant la fin du quinquennat.
À propos de sa sécurité rapprochée, celle assurée par le GSPR, elle a mis un certain temps à savoir qu’on lui avait donné, juste après son élection, le nom de code de « Cougar blonde ». Quand elle l’a appris, elle a encaissé. Elle était habituée à ce genre de sale plaisanterie. Alors, Never explain, never complain. Sinon, ça aurait fuité dans la presse. Trois semaines nerveusement ruineuses de polémiques crapoteuses sur les réseaux sociaux. Et toute la France qui l’aurait appelée Cougar blonde.
Elle s’est juste donné, une fois, le plaisir de faire rougir une de ses gardes du corps, une lieutenante de gendarmerie qui l’accompagnait lors d’un déplacement houleux – mais a-t-elle connu autre chose que des déplacements houleux, la présidente Séchard ? – dans une petite ville du Centre dont la sous-préfecture avait brûlé après une manifestation des Gilets Jaunes.
Il pleuvait comme il sait pleuvoir dans ces régions de mélancolie froide, de pierres grises, de toits de lauzes, de salons de coiffure aux lettrages qui ont été futuristes à la fin de la guerre d’Algérie. Ces régions peuplées par des volcans morts et par les dernières petites vieilles qui ressemblent à celles d’antan, pliées par l’ostéoporose sous un fichu noir, comme si elles avaient quatre-vingt-dix ans depuis toujours et pour toujours. C’est émouvant, a songé la présidente qui a eu, dès son élection, des accès de rêveries assez fréquents qui l’inquiètent parce qu’ils sont peu compatibles avec sa fonction.
La petite ville sentait l’incendie mal éteint. La présidente écoutait sans trop les entendre les explications du sous-préfet devant les bâtiments sinistrés : ça braillait colériquement au-delà des barrières de sécurité, à une cinquantaine de mètres. Ça disait Salope. Ça disait Pute à riches. Ça disait Dehors la vieille. D’habitude, ils étaient plus polis quand même, les Gilets Jaunes. Le soir, on s’est indigné sur les plateaux de télé. On volait à son secours, pour une fois. Ce n’est pas qu’on l’aimait soudain, mais enfin, chez les journalistes assis et les politiques de tous les bords, on détestait encore plus les Gilets Jaunes.
La lieutenante de gendarmerie, une grande fille baraquée avec une queue de cheval de lycéenne, dans un tailleur pantalon noir, la main serrée sur le porte-documents en kevlar prêt à être déplié pour protéger Cougar blonde, crispait la mâchoire. Nathalie Séchard a été la première surprise de l’entendre dire :
– Ce serait un homme, ils ne parleraient pas comme ça, ces connards sexistes !
– Parce que Cougar blonde, vous trouvez ça sympa, lieutenant ? Il n’y a pas eu de femmes pour protester au GSPR ? Vous êtes quand même une vingtaine sur soixante-dix, non ?
– Madame la Présidente, je…
La semaine suivante, elle n’était plus « Cougar Blonde » mais « Minerve ». Le commissaire qui commandait le GSPR connaissait la mythologie et voulait se rattraper. Minerve, la déesse de la raison : on passait d’un extrême à l’autre.
Non, décidément, la présidente qui sent maintenant la sueur perler sur son front alors qu’elle modifie légèrement sa position pour poser les mains sur les pectoraux de son mari qui la tient par les hanches, n’est plus dans cet état d’esprit qui consiste à se shooter aux apparences du pouvoir et elle n’est même pas certaine de l’avoir jamais été.
Elle a eu plus de chance que de désir dans sa conquête de l’Élysée. Mais sa chance a passé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ces derniers temps, elle repense souvent aux riches sur lesquels elle a voulu s’appuyer et à l’énergie mauvaise que leur donne la rage de l’accumulation. On lui a reproché de leur avoir exagérément facilité les choses depuis son élection. Ça n’est pas pour rien dans son impopularité. Pourtant, elle ne les apprécie pas. Ils ne sont pas très intéressants à fréquenter, ils sont vite arrogants avec le personnel politique depuis qu’ils comprennent qu’ils pèsent plus sur l’avenir du monde qu’une cheffe d’État comme elle, de surcroît mal élue face à Agnès Dorgelles, la leader du Bloc Patriotique.
Sans compter que les plus jeunes, chez les riches, ne se donnent même plus l’excuse du mécénat ou de la philanthropie. Ils sont d’une inculture terrifiante et d’une remarquable absence de compassion. Elle a refusé de le voir, avant son élection, mais il s’agit, pour la plupart, de sociopathes ou de pervers narcissiques. Ce mal qu’elle a pour les faire cracher au bassinet pour de grands projets patrimoniaux ou éducatifs, malgré tous les cadeaux fiscaux dont elle les couvre. Il en faut des sourires, des mines, des chatteries pour quelques pauvres millions mis dans la restauration d’une abbaye cistercienne ou l’implantation d’écoles de la deuxième chance dans une région industrielle qui n’a plus d’industries, mais beaucoup d’électeurs du Bloc Patriotique.
La présidente Séchard ne dit jamais qu’elle les méprise, parce qu’elle est pragmatique. Comme Minerve, protectrice du commerce et de l’industrie. Les médias sont d’une servilité rare avec les riches et on la traiterait de populiste si soudain elle changeait son fusil d’épaule et commençait à les presser comme des citrons, histoire qu’ils rendent un peu de leur fric pour aider à la relance alors que la pandémie met à genoux le pays. Mais elle a beau se rendre compte qu’ils sont moins utiles qu’un médecin réanimateur, les riches, surtout par les temps qui courent, dès qu’ils pleurnichent, elle obtempère.
Le résultat est que Nathalie Séchard préside maintenant un pays riche peuplé de pauvres.
De temps en temps, tout de même, les pauvres se mettent en colère contre les riches. Et comme elle a trop aidé les riches pour qu’ils soient encore plus riches, une de ces colères a explosé pendant son quinquennat. On ne parle plus que de la pandémie ces temps-ci, mais elle est certaine que personne n’oubliera les Gilets Jaunes. Ils lui ont plus sûrement flingué son quinquennat que le virus.
Aider les riches avait pourtant semblé une bonne idée à la présidente Séchard. Elle a misé sur une forme de rationalité du riche, à défaut d’humanité. Sur une forme d’instinct de conservation : il finirait par être tellement riche qu’il voudrait sauver ce qu’il a amassé et donc, malgré lui, contribuerait à préserver l’écosystème nécessaire à sa survie. Que les pauvres en profiteraient un peu. Que ça ruissellerait à un moment ou un autre.
Même pas : ils se comportent comme le virus. Ils finiront par disparaître en tuant l’hôte qu’ils contaminent.
Et il sera trop tard pour tout le monde.
La présidente Séchard se penche sur son mari. Elle cherche ses lèvres dans le noir. Elle les trouve alors que son sexe va plus loin en elle.
C’est délicieux.
Le visage de la Gilet Jaune qui a réussi à se plaquer quelques secondes contre la vitre de sa voiture, en février 2019, lors d’un autre déplacement compliqué à Lunéville, lui a prouvé à quel point elle a désespéré son pays, à cause de ce pari absurde sur la raison des riches. C’est une image qui l’a marquée : la couperose de la femme, ses yeux exorbités dans un visage bouffi par des années d’alimentation ultra transformée, son désespoir terrible, sa bouche déformée qui articulait très clairement un « salope » que la présidente Séchard n’entendait pas derrière la vitre blindée.
Elle a haï cette femme, elle a souhaité voir un projectile LBD emporter la moitié de son visage hideux puis, sans transition, elle a eu envie de descendre de la voiture, de la serrer contre elle et de caresser ses cheveux rares et gras en lui disant que ça irait, qu’elle était désolée.
Était-ce encore la lieutenante de gendarmerie, assise sur le siège avant, à côté du chauffeur, qui l’en a dissuadée ? Ou ce commandant de police, Peyrade, que lui a conseillé son vieux facho de ministre de l’Intérieur, Beauséant ? Elle ne se souvient plus. L’image de la Gilet Jaune a effacé tout le reste de cette journée à Lunéville.
– Ce serait bien que Peyrade intègre le GSPR, madame la Présidente… C’est un bon, Peyrade : je le connais personnellement, il est à l’antiterrorisme. Je ne vous cache pas qu’il y a des menaces de plus en plus fortes sur votre sécurité. On vous hait, madame la Présidente. C’est irrationnel, mais on vous hait. Les GJ, les islamistes, les survivalistes, l’ultragauche…
– Je vous remercie de me parler aussi franchement, monsieur le ministre.
Et puis, ça te fait un homme de plus à toi dans mon entou¬¬rage proche, a-t-elle pensé. Je te connais, espèce de salopard compétent.
La femme Gilet Jaune a été brutalement mise à terre par des CRS en civil. Par curiosité, la présidente a demandé à être informée des suites de l’affaire. Hélène Bott, 37 ans, caissière à temps partiel imposé à l’hypermarché Leclerc de Lunéville, trois enfants, divorcée. Comparution immédiate : trois mois de prison, dont un ferme, avec mandat de dépôt. Nathalie aurait pu intervenir, peut-être. Elle ne l’a pas fait, partagée entre la culpabilité, la colère, le dégoût, la honte.
La Présidente Séchard n’aime pas les sentiments contradictoires en politique, elle aime ressentir des choses nettes, précises et droites comme le sexe de son mari en elle, à cet instant précis.
Un soir, au début de son quinquennat, quand elle croyait encore en sa politique de l’offre, elle l’a exposée, dans la salle à manger de ses appartements privés, à ce grand mou rêveur et sympathique de Guillaume Manerville, le ministre d’État à l’Écologie sociale et solidaire, qu’elle avait invité à dîner. Il voulait donner sa démission le lendemain, lors d’une matinale sur RMC. Même pas à cause de la réforme de l’assurance chômage et de la privatisation de la SNCF, ou pas seulement, mais parce que Henri Marsay, le Premier ministre, avait arbitré contre lui sur son projet de loi pour taxer les entreprises qui ne faisaient aucun effort sur les perturbateurs endocriniens. Il avait pris ça comme une humiliation personnelle, les perturbateurs endocriniens, Manerville. C’était son dada, les perturbateurs endocriniens. À se demander si sa fille unique, Clio, n’en a pas été victime, des perturbateurs endocriniens.
Veuf inconsolable, Manerville était venu seul.
C’est un homme qui approche la cinquantaine et les deux mètres avec des épaules larges, des yeux gris, des costumes en tweed bleu marine toujours froissés, des cravates club et une coiffure à la Boris Johnson. Tout ça lui donne l’allure un peu égarée et douce d’un professeur d’Oxford préparant l’édition critique d’un présocratique oublié.
Pendant ce dîner, il ne s’est pas départi de sa moue boudeuse. Il n’a pas craché sur le Haut-Brion, a souvent regardé le tableau de Joan Mitchell, lumineux, que la présidente Séchard avait emprunté au Mobilier national.
– Vous n’allez pas démissionner, Guillaume, vous êtes ma jambe gauche.
Elle lui a dit ça sur une intonation ambiguë. Ni vraiment une question, ni vraiment un ordre. C’est une de ses spécialités. Ça déstabilise l’interlocuteur. Il ne sait plus si on lui donne un ordre, si on l’implore ou si on lui demande conseil. La métaphore de la jambe pouvait aussi troubler par son côté égrillard. Mais Manerville n’est pas égrillard et c’est pour ça que Nathalie Séchard aime bien Manerville, en fait.
– Madame la Présidente, je deviens votre alibi, ce n’est pas acceptable.
– Comment pouvez-vous dire ça, Guillaume, vous êtes ministre d’État, le numéro deux derrière Marsay.
– C’est juste un titre, madame la Présidente. Une façon de donner des gages aux écolos et à votre électorat de gauche qui fond comme neige au soleil. Vous allez avoir besoin d’alliés de ce côté-là, mais vous ne les aurez jamais en laissant Marsay me ridiculiser.
Nathalie Séchard a hésité. Elle n’appréciait pas ce ton-là. Qu’il la donne, sa démission. Et puis non : elle n’avait personne pour le remplacer. Le parti présidentiel, Nouvelle Société, était une coquille vide, malgré son écrasante majorité à l’Assemblée : peu de professionnels, beaucoup de seconds couteaux de l’ancienne gauche, du centrisme et de la droite molle. Quelques-uns même, de la droite dure : Beauséant et ses soutiens. Elle a songé un bref instant à remplacer Guillaume Manerville par une personnalité de la société civile, mais ceux-là ont tendance à se laisser bouffer par leur propre administration : Marsay et elle se seraient épuisés en recadrages pour limiter les déclarations intempestives.
– J’ai besoin de vous, Guillaume, pour que nous restions tous fidèles au projet qui nous a amenés à la victoire, en mai dernier.
Ensuite, quand ils ont attaqué la soupe de pêches blanches à la menthe, elle a promis de mettre le projet de loi sur les perturbateurs endocriniens dans la prochaine niche parlementaire. Gagner du temps, c’est le secret. Elle a bien fait, il y a eu le scandale Marsay qu’il a fallu remplacer par Vandenesse, les grèves de la SNCF, les manifs contre l’ouverture au privé de la protection sociale, les Gilets Jaunes, et puis la pandémie. 120 000 morts. Alors, Manerville est toujours là tandis que ses perturbateurs endocriniens, sans compter ses projets de légalisation du shit et de milliards de subventions à la rénovation énergétique du parc immobilier des particuliers, c’est passé aux oubliettes.
Mais revenons à des choses plus humaines : au Pavillon de la Lanterne, à la Sonate 41 de Haydn, au toucher magique de Misora Ozaki, à l’orgasme prochain de la présidente Séchard, qu’elle pressent, avec joie, maousse.
Elle le sent monter avec une certitude océanique. Des images s’imposent à elle en flashs d’émeraude et d’écume, des images de grandes marées comme celles qu’elle a connues dans son enfance, à l’aube des années soixante-dix, à Pléneuf-Val-André, quand elle allait avec ses parents et ses deux frères ramasser des moules, des crevettes, des étrilles et même parfois des coquilles Saint-Jacques du côté de l’îlot du Verdelet.
À cette époque, déjà, Nathalie Séchard est troublée par cette odeur d’algue et de sel sans soupçonner qu’elle la retrouvera plus tard, avec un bonheur proustien, dans le sexe. Sa première expérience, en la matière, a lieu quand elle a dix-sept ans, alors qu’elle suit sa première année de droit à la faculté de Rennes avant d’intégrer Sciences-Po puis d’entrer à l’ENA où elle s’est inscrite au parti socialiste. Elle est sortie dans la botte, a choisi le Conseil d’État avant de se faire élire, de manière confortable, députée de la deuxième circonscription des Côtes-d’Armor.
C’est en 1988. Elle gagne, dans la foulée des municipales de 1989, la mairie de Ploubanec, 6 000 habitants, son calvaire de 1553, sa fontaine des Fées, sa Maison du Bourreau aux colombages ouvragés et sa conserverie de sardines dont Nathalie Séchard parvient, jusqu’à aujourd’hui, par miracle, à préserver l’activité et les deux cent cinquante emplois.
Elle a vingt-six ans, elle entre dans l’équipe du ministre de l’Éducation nationale. Elle a quelques amants sans lendemain, des hauts fonctionnaires comme elle, des hommes jeunes, ambitieux, intelligents, à la musculature languissante. Ils croient en l’économie de marché, font de la voile l’été dans le golfe du Morbihan avec d’inévitables chaussures bateau bleu marine et parlent de la nécessaire modernisation de l’État pour s’adapter à la mondialisation, avant de partir pantoufler dans le privé.
Cinq ans plus tard, en 1993, lors de la déroute de la gauche, elle est une des rares parlementaires de la majorité sortante à sauver son siège, avec deux cents voix d’avance. Elle devient consultante dans une grosse boîte de formation professionnelle tout en s’imposant médiatiquement en visage aimable de la jeune garde du parti. Réélue, beaucoup plus confortablement en 1997, elle entre dans le gouvernement Jospin : secrétaire d’État au Patrimoine, puis ministre déléguée à l’Enseignement professionnel auprès du ministre de l’Éducation nationale. Elle laisse une réforme à son actif, qui porte son nom, celle de l’apprentissage, plutôt bien vue par les syndicats enseignants et le patronat, et votée en première lecture à la quasi-unanimité à l’Assemblée et au Sénat.
Elle commence à remplir son carnet d’adresses, à tisser des réseaux chez les élus de tous les bords, chez les intellectuels, au Medef. On lui promet un bel avenir. Elle a le droit à deux ou trois unes d’hebdo, à des entretiens dans Le Monde, Les Échos, au portrait de la dernière page dans Libé : Nathalie Séchard, la gauche adroite.
À cette époque, elle vit pendant deux ans avec un acteur, un homme engagé qui, entre deux films à la Ken Loach, lit avec un lyrisme excessif des textes de Victor Hugo lors de cérémonies officielles où la France panthéonise des grands noms des Droits de l’homme, de la Résistance et reconnaît les fautes de son histoire en élevant stèles et mémoriaux avec gerbes déposées, salut au drapeau, hymnes joués par l’orchestre de la Garde républicaine.
Elle aurait bien un enfant avec lui : quand il ne se prend pas au sérieux, l’acteur est un compagnon aimable et un bon coup. Elle n’est pas forcément amoureuse, mais elle a eu de mauvaises lectures, Balzac et Chardonne, et elle croit qu’il faut surtout éviter l’amour pour réussir un couple.
Mais il n’y a pas d’enfant et il n’y en aura pas. Les médecins sont catégoriques. Endométriose jamais détectée. Stérilité. L’acteur veut adopter, elle refuse. L’acteur la quitte. Par SMS, le 21 avril 2002, alors qu’elle est à l’Atelier, le siège de campagne, et qu’on attend l’arrivée de Jospin. Jospin n’a pas voulu qu’on lui communique les résultats avant et il prend la gifle en pleine figure.
Ce soir-là, alors que le Bloc Patriotique du vieux Dorgelles triomphe sur les écrans et que les visages se ferment autour d’elle, elle pleure, comme d’autres, à la différence qu’elle ne sait pas si ses larmes sont dues à la fin de son histoire avec l’histrion engagé, ou parce qu’elle ne sera pas ministre des Affaires sociales, qu’elle n’aura pas d’enfants, que la gauche ne va jamais s’en remettre.
Nathalie Séchard sait désormais, vingt ans plus tard, qu’elle pleurait surtout sur elle-même, sur sa quarantaine qui approchait, sur la blessure narcissique infligée par l’hugolâtre qui a bien choisi son moment, ce salaud.
Ce 21 avril 2002, son premier réflexe est de téléphoner à son père, alors qu’autour d’elle les communicants distribuent les éléments de langage aux ministres présents et aux poids lourds du parti pour les plateaux télé. « Nathalie, dans dix minutes un duplex avec France 3 Rennes, ta circo a un des meilleurs scores de France pour Lionel… »
Son père répond tout de suite. Elle peut pleurer franchement dans le giron du professeur David Séchard, tout aussi effondré qu’elle. Elle a envie d’être près de lui, dans le salon de la maison d’Erquy. Elle voit le fauteuil club dans le bow-window où son père lit en levant parfois sur la mer ses beaux yeux gris dont elle a hérité.
Il réussit à la faire rire entre ses larmes quand il dit : « J’ai engueulé ta mère. Elle vient d’avouer qu’elle a voté Taubira. Je te la passe ? » Elle refuse parce que son attachée de presse lui fait signe en désignant sa montre.
Dans les toilettes, l’attachée de presse lui passe de l’eau froide sur le visage et lui refait son maquillage avant qu’elle entre dans le studio du QG de campagne pour aller débattre avec les élus bretons.
Les années suivantes, sous le quinquennat Chirac, elle lèche ses plaies à Ploubanec, dans la maison beaucoup trop grande qu’elle a achetée dans le Vieux Quartier, près de la Maison du Bourreau, à deux pas de la fontaine des Fées, vous voyez où, si vous connaissez Ploubanec.
Elle se baigne beaucoup, s’épuise en kilomètres de crawl. Elle a l’impression de ne plus avoir de libido, même pour la politique. Elle songe à accepter l’offre d’une université américaine, comme professeure invitée pour un cours sur les institutions européennes. Mais l’Iowa ne lui dit rien. Elle préfère les Côtes-d’Armor. Il n’y a pas la mer en Iowa.
Le soir, elle se regarde nue dans la glace de sa salle de bain, il lui revient des poèmes à la con, « La froide majesté de la femme stérile », elle se branle devant son reflet, pleure, vide ensuite une bouteille de grolleau gris en mangeant à même la boîte une choucroute et reste à ronfler sur la table de la cuisine. Elle se réveille en sursaut à six heures du matin, efface les traces de ses désordres avant l’arrivée de la femme de ménage.
Elle va à Paris trois jours par semaine, histoire de se faire voir à l’Assemblée lors des questions au gouvernement, d’entretenir ses réseaux chez les patrons, les journalistes, les syndicats réformistes et de participer au conseil d’administration de l’Institut Pierre-Mendès-France, un think tank social-libéral. L’Institut PMF produit pour l’essentiel des notes à l’intention des décideurs de tout poil. Il s’agit de rénover « le logiciel » de la gauche comme on commence à dire à l’époque.
Parfois Nathalie Séchard donne des tribunes dans les journaux. Elle prend comme une insulte personnelle le non au référendum de 2005 sur la Constitution européenne. C’est comme ça qu’elle s’aperçoit que son goût de la politique revient. Elle a de nouveau des aventures sexuelles, dont une assez chabrolienne dans son genre, avec le pharmacien de Ploubanec qui n’a pourtant jamais voté pour elle.
Le narrateur pourrait raconter leur histoire, pleine du charme désuet des adultères de province. Le narrateur dirait les rendez-vous cachés, les fous rires, la femme dépressive du pharmacien, la joie de se réveiller dans une maison sur les hauteurs de Concarneau pour un week-end clandestin, la mer bleue s’encadrant avec une beauté géométrique dans la grande baie vitrée. Le narrateur imaginerait une catastrophe, peut-être même un crime. La femme dépressive pourrait tuer son mari, ou son mari et Nathalie, ou seulement Nathalie. Le pharmacien pourrait tuer sa femme sans que Nathalie soit au courant, le scandale serait énorme et signerait la fin politique de la députée-maire Nathalie Séchard.
Mais ce sera pour une autre fois car l’exercice de l’uchronie est toujours délicat. Imaginer un cours différent aux événements politiques désormais connus de tous, comme l’élection de Nathalie Séchard, le 6 mai 2017, serait un défi que le narrateur ne se sent pas capable de relever.
Dans la réalité, Nathalie Séchard et le pharmacien de Ploubanec se quittent d’un commun accord sans avoir été découverts. Nathalie, en 2006, n’a plus le temps pour l’amour en province, qui ressemble un peu à un dimanche : elle fait partie de l’équipe de la candidate Royal à la présidentielle. De cette campagne, Nathalie retire la certitude qu’une femme présidente de la République, ce ne sera pas pour demain.
Mais après demain, peut-être.
Ségolène Royal doit se battre contre la droite, l’extrême droite et surtout contre les hiérarques de son propre parti qui la prennent pour une usurpatrice incompétente et laissent filtrer dans la presse des considérations machistes d’un autre âge à moins que, précisément, le machisme n’ait pas d’âge.
Nathalie se souvient encore d’un dîner en petit comité avec la candidate, au premier étage d’une brasserie de Saint-Germain connue pour ses écrivains alcooliques et ses harengs pomme à l’huile. Ségolène Royal a les lèvres serrées en découvrant un écho dans Le Canard enchaîné : un ancien ministre de son camp déclare n’être pas sûr qu’une femme présidente aurait le cran d’appuyer sur le bouton pour une frappe nucléaire. « Me dire ça, à moi, une fille de militaire… »
Pendant cette campagne, Nathalie Séchard croise de nouveau l’acteur, lors d’un meeting d’entre-deux-tours, à Lille. Il est assis au premier rang. Elle le trouve grossi, alopécique, vieilli. Et surjouant de plus en plus la grande conscience progressiste quand il est monté à la tribune pour réciter Melancholia : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »
Après le meeting, dans les salons du Zénith de Lille, il y a un buffet où la candidate se laisse féliciter. L’acteur vient vers Nathalie, comme si de rien n’était, une coupe de champagne à la main, pour lui faire la bise. Nathalie ne ressent plus rien : pas de choses vagues dans le ventre et dans l’âme, pas d’accélération du rythme de ses pulsations cardiaques. Comme elle a eu plus de temps depuis 2002, elle a lu Proust dans la vieille édition en trois volumes de la Pléiade qui appartient à son père : Nathalie est dans l’état d’esprit de Swann quand il a enfin cessé de souffrir à cause d’Odette. L’acteur est son Odette. Elle a gâché des années de sa vie pour un homme qui n’est même pas son genre.
Après la défaite de Royal, Nathalie est contactée comme d’autres personnalités de gauche pour participer au gouvernement sarkozyste, au nom de la politique d’ouverture. On lui propose un secrétariat d’État à la Famille. Si elle accepte, la droite ne présentera pas de candidat contre elle dans sa circonscription aux législatives qui arrivent, ni aux municipales qui ont lieu l’année suivante.
Elle hésite.
Elle fait une longue promenade avec son père sur la plage des Vallées, au Val-André : « Nathalie, ma chérie, je trouve déjà que ta gauche a tendance à oublier le peuple, mais tu te vois en plus dans un gouvernement de droite, avec cet excité qui traite les jeunes de racailles ? » Le professeur Séchard s’arrête, remet la capuche de son duffel-coat car ça commence à crachiner. Une vague vient mourir à leurs pieds.
« Et puis un secrétariat d’État à la famille… »
Il dit ça très doucement, le professeur Séchard, il ne veut pas blesser Nathalie. Mais enfin, aux repas de Noël dans la maison d’Erquy, aux soirées électorales de la mairie de Ploubanec, quand la famille est réunie, les deux frères aînés de Nathalie, un vétérinaire et un psychiatre, sont là avec leurs conjointes et leurs enfants. Elle, elle n’est que la tata sympa qui fait de la politique. Il s’inquiète, le paternel : sa fille connaît la saloperie fielleuse des politiques et des journalistes. Une femme sans mari, sans enfant, secrétaire d’État à la Famille, avec en plus l’aura de la traîtrise de ceux qui changent de bord pour un portefeuille, elle devait se douter que…
Ils finissent de parler de tout ça, à Saint-Cast-le-Guildo, en mangeant des huîtres et des tourteaux sur le port.
– Oui, tu as sans doute raison, papa.
Elle sauve sa circonscription et sa mairie, encore une fois. Elle reste d’une neutralité prudente dans les déchirements du parti socialiste. Elle s’occupe toujours du think tank Mendès-France, crée une amicale informelle de députés sur une ligne sociale-libérale mais sans déposer de motion à elle au congrès pour éviter de prendre des coups. »

Extrait
« Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent. » p. 331

À propos de l’auteur
LEROY_jerome_©pascalito2Jérôme Leroy © Photo Pascalito

Né en 1964 à Rouen, Jérôme Leroy a été pendant près de vingt ans professeur dans une ZEP de Roubaix. Auteur prolifique depuis 1990, il signe à la fois des romans, des essais, des livres pour la jeunesse et des recueils de poésie. Son œuvre a été récompensée par divers prix littéraires. Il est également le coscénariste du film de Lucas Belvaux Chez nous, sorti en salle en 2017. (Source: Éditions La manufacture de livres)

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Implosions

YARED_implosions  RL-automne-2021

En deux mots
Au moment où une énorme explosion déchire Beyrouth, la narratrice est en consultation chez un thérapeute de couple. Si la déflagration donne au couple un répit, la crise s’intensifie dans le pays. Chacun cherche une solution pour éloigner le drame, entre rage et fuite, résignation et espoir…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand tout s’effondre

Hyam Yared était à Beyrouth le 4 août 2020, lorsqu’une explosion a ravagé la ville. Les mots ont alors servi à atténuer le choc, à tenter de comprendre et à esquisser un avenir possible.

Le 4 août 2020 à 18h 07. Une date qui restera à jamais gravée dans la mémoire de centaines de milliers de Libanais. Car ils auront vécu l’apocalypse et survécu à l’explosion du port de Beyrouth. Leur «ground zero». Un an plus tard, et alors que la situation du pays est toujours aussi chaotique et que l’enquête semble être au point mort, Hyam Yared apporte un témoignage émouvant autant qu’une analyse implacable. Au moment de la déflagration, elle était en consultation chez un psy avec son mari Wassim pour tenter de sauver son couple qui traversait lui aussi une crise. Elle s’est retrouvée propulsée par le souffle, puis s’est réfugiée sous le bureau, craignant une nouvelle explosion de ce pensait alors être un attentat. Mais c’était bien pire.
Les voilà unis dans la tragédie, brisés mais soudés. «Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable: un avenir commun à bâtir malgré tout.»
Passés les moments de sidération, il se rendent compte de l’ampleur du drame dans un pays déjà exsangue. En ce «jour 1», il faut d’abord parer au plus pressé, prendre des nouvelles de la nounou qui gardait leurs enfants, essayer d’avoir des nouvelles de la famille et des proches. Le retour du réseau téléphonique étant de ce point de vue une bénédiction. Il est maintenant temps de s’organiser en mode survie.
Car il ne peut être question de vivre normalement dans ce pays miné par des années de guerre, puis par des politiques claniques, une administration déliquescente et un système bancaire défaillant où seule la fresh money permet encore d’effectuer des transactions.
Du coup, ils sont nombreux à ne plus trouver l’énergie de rester. «Même la main-d’œuvre étrangère retourne dans son pays d’origine, où la misère a soudain des relents de paradis. À chaque coup de fil, j’ai le cœur qui saigne. On part. Ce pays est fini.»
Le drame du port aura été pour de nombreux libanais le coup de trop. Ceux qui choisissent tout de même de rester conservent un semblant de fierté nationale, se disent qu’il doivent reconstruire une fois encore un pays déjà écartelé entre des communautés et des convoitises diverses. Des conflits d’intérêts qui traversent aussi la famille de Yassim.
Après avoir choisi de rester, il faut essayer de comprendre, de savoir ce qui s’est passé et pourquoi. «La vérité, évidemment, devra s’extirper d’un patchwork de mensonges où chaque version couvre celle des autres».
La quête de Hyam Yared n’omet rien des doutes qui l’accompagne. C’est ce qui donne sa force au livre et permet au lecteur d’en comprendre les enjeux. En mêlant les difficultés intimes d’un couple à la souffrance d’un pays, on comprend combien les grandes questions géopolitiques sont extrêmement liées à ces conflits intérieurs. L’espoir naissant en quelque sorte de l’écriture, parce qu’en posant les mots sur la peur, la colère, les problèmes, on peut déjà avancer. Les quatre jours qui ont suivi le 4 août et qui forment la trame de ce livre ne livreront aucun remède, ni au couple, ni au pays. Mais ils nous auront permis de comprendre ce qui se joue là. Et c’est déjà une première victoire. Un début de chemin vers l’espoir, si ténu soit-il.

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Beyrouth, le 4 août 2020, après l’explosion dans la zone industrielle du port qui aprovoqué une onde de choc qui est loin d’être apaisée. Cet événement est au cœur du roman de Hyam Yared. © Photo DR

Implosions
Hyam Yared
Éditions des Équateurs
Roman
270 p., 18 €
EAN 9782382841174
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé au Liban, principalement à Beyrouth.

Quand?
L’action se déroule du 4 août 2020 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Affranchie, mère de famille remariée, la narratrice veut vivre tout avec intensité, ici et maintenant : l’écriture, le désir, la maternité. Sauver sa peau comme son amour pour son compagnon. Lui s’essouffle à la suivre. On ne marie pas une « centrale nucléaire » à une « éolienne ».
Le 4 août 2020 à dix-huit heures et sept minutes, elle se voit propulsée sous le bureau de sa psychologue, à Beyrouth, avec son mari et sa thérapeute. Une explosion d’une puissance proche de celle d’Hiroshima sème l’apocalypse. Tout est à terre. La thérapie et les règlements de comptes loufoques du couple aussi. La scène, irréelle et cocasse, draine avec elle les vieux traumas hérités d’un pays exsangue, lacéré par les crises économiques, migratoires, politiques. Dans un monde dévasté par la pandémie, où les rapports humains ont été asséchés par les nouvelles technologies, la création s’avère une consolation.
À bras-le-corps, Hyam Yared nous offre un récit où se confondent jusqu’au vertige la déflagration de la vie urbaine et intime, le déchirement entre l’exil et la résignation, le Liban et la France, la loyauté et la fuite. Dans un style gorgé d’humour, elle nous transmet sa rage de vivre et nous offre un récit flamboyant sur le féminisme, la sexualité, la dinguerie de notre époque. Un souffle jubilatoire !

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook
France Inter (Le grand entretien)

Les premières pages du livre
« 1
Le 4 août 2020 à dix-huit heures sept, peut-être huit ou neuf – les minutes varient –, il faisait beau. J’étais en vie. À quatre pattes. À genoux. Propulsée par le souffle. Mise à terre. Avec mon mari. La thérapeute. Sous le bureau. En attente de la troisième déflagration, la quatrième, la cinquième.
Des vidéos déferlent déjà sur les écrans. Un champignon de fumée, des gravats, des voitures. Des vitres explosées.
Une fraction de seconde a suffi : Beyrouth n’est plus que la trace d’elle-même.
Nadine K., la thérapeute, saigne du front. Je cherche à tâtons mes lunettes. Nous nous serrons les uns contre les autres. Mon mari s’enquiert de moi avec insistance.
— Ça… ça… ça… ?
— Oui… oui… ça va.
Un instant plus tôt, il prenait à témoin Nadine, détaillant nos rapports déliquescents. Liste de non-dits imputés à ma noirceur. Je l’avais interrompu. Les couleurs sont des clichés. La noirceur n’est pas noire. Il ne s’était pas laissé démonter. Il disait que mettre de la joie dans mon cœur était un travail de forçat. « C’est comme aspirer à la paix dans cette région du monde. Ma femme est d’un pessimisme à désespérer Sisyphe. Rien de moins érotique. Il est impossible de désirer des branches sèches. Toujours changeantes. Ses humeurs varient d’une zeptoseconde à l’autre. » Nadine le regardait avec une expression de thérapeute. Il avait renchéri.
— Impossible de former un couple dans ces conditions. Ma femme est une prête-à-partir. À angoisser. Tout déteint sur son humeur. La situation politique. La parution d’un livre. Anticiper l’écriture du prochain. Un avenir précaire. Le Liban. La région. Le désir. Nos parentalités. Le quotidien. Les enjeux régionaux, la dévaluation de la monnaie locale, la cherté de la vie, le contrôle des capitaux, les couches tectoniques de l’Histoire, sans compter le survol quotidien de notre espace aérien par les drones, les avions, les mouettes, les moustiques.
Nadine s’apprêtait à lui répondre quand la déflagration nous a surpris. Je n’ai pas eu le temps de réagir. Tout s’est rétréci puis s’est dilaté. Organes, veines, orbites, corps, discorde, amour, vieux reproches rouillés. Tout a éclaté dans des brisures de verre et de tôle déglinguée. Le désir, n’en parlons pas. Il y a longtemps qu’il a volé en éclats.

2
À 18 h 08, Wassim a déployé son bras comme un goéland blessé pour me protéger des morceaux de verre. Blottie contre son épaule, j’aurais aimé renouer avec les prémices de quelque chose. Sentir à son contact un frémissement infime. Et si tout pouvait renaître ? « Le désir ne meurt jamais, disait ma grand-mère. C’est le vivifier qui nous retient de perdre sa trace. »
Depuis des mois, une atonie avait gagné ma peau. J’avais Beyrouth entre les jambes. Sous un ciel balayé de drones, nos draps ne s’imprégnaient plus du parfum de nos corps, de nos cheveux, de nos sexes vidés d’être trop pleins, de ce qui reste du fumier de nos êtres. Plus le moindre embryon de désir brut, érotique ou littéraire derrière les murs clos de nos chambres.
Entre une thawra d’octobre à l’agonie, une crise économique et la pandémie, notre couple partait à la dérive. Wassim en télétravail ne s’habillait plus qu’en survêtement tandis que je traînais en pantoufles doublées d’un velours hideux. Deux tue-désir sous un même toit. Nous nous regardions : manchots paralytiques, amnésiques des premiers gestes susceptibles de réanimer une étincelle dans le bois mort de nos corps. Rien ne germait. Pas la moindre pulsion sexuée, asexuée, cérébrale ou littéraire. Pour alimenter des fleuves, il faut se sentir exister, comme il faut pour un pays habiter ses frontières. Juste un peu. A minima. Pas la force de ressusciter une seule braise. Pas envie de vivre ni d’écrire. De renouer avec la moindre joie, même indécente. Un reste d’insouciance.
De crise en crise, il est désormais évident que les peuples n’appartiennent pas tous à des pays lambda. « C’est quoi, un pays lambda ? » m’a demandé Asma, quatrième d’un gynécée de cinq filles. Les pays lambda sont épargnés par la guerre depuis si longtemps que leurs peuples en ont perdu la mémoire de la souffrance. Ici, nous ne vivons pas dans un pays lambda. Ici, nos passions nous déchirent, nous poussent à compatir ou tuer. Céder à la violence ou secourir son prochain. Se laisser toucher par la tendresse, enfouis sous les cendres. Nos gouffres pleins à ras bord de cette consolation profonde comme un trou où il n’y a rien. Tout juste une humanité – pire ou meilleure – jaillie de ces contradictions dont le monde « enrichi » semble devenir amnésique.
Patauger dans la survie, être unis dans la tragédie, pourtant prêts à tout lâcher, nos conjoints, nos proches, nos voisins, ici, nous savons faire. Brisés mais soudés, à l’image de cette société en passe d’imploser et qui pourtant résiste. À l’image de mon couple. Je me retiens d’établir le lien. De toute manière, Asma sait que certains soirs nos voix couvrent le bruit des avions mais cela ne nous interdit pas le lendemain de sourire. Rien n’empêche. Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable : un avenir commun à bâtir malgré tout.

3
18 h 09. Nous sommes à terre comme deux taureaux de combat. Une thérapie n’a plus la même gueule, vue d’en bas. La hiérarchie, le couple, l’ascendance, la thérapeute. Huit mois plus tôt, je m’étais résignée au départ inopiné de sa collègue chez qui nous avions initialement entamé une thérapie de couple. Son cœur alourdi par les aléas de ce pays avait lâché. Elle n’avait plus eu la force de poursuivre ses activités. Avec la crise sécuritaire, sanitaire, politique et économique, le quotidien ne lui était plus clément. Être binational offre des options. Elle l’était. Entre partir ou rester, son choix fut vite fait. Pour solde de tout compte, elle envoya des textos à ses patients : « Je suis désolée, mais je me trouve contrainte de rejoindre ma sœur en Grèce avec mes labradors. Je ne reviendrai pas. Les temps sont risqués et le Liban trop condamné. »
La voix de Nadine cogne dans mes tempes. Son regard vrille. Son habituelle sérénité a laissé place à une expression de bête traquée. Attentats à la bombe, obus, abris, bombardements, lui sont inconnus. Tenue à l’écart de la guerre par des parents exilés en Europe dès le début des affrontements, en 1975, elle ne connaît du Liban que sa nostalgie mythifiée et la soif d’un retour vers un territoire fantasmé qu’elle a été, la seule sur une fratrie de trois, à assouvir en s’installant au Liban en 2018.
À quinze kilomètres à vol d’oiseau de l’explosion, tout a vacillé. Nadine crie, les deux mains sur les oreilles pour ne plus entendre le bruit de cette guerre alléguée par ses parents à demi-mot pour justifier leur départ dès les premières escarmouches. « C’est… c’est ma première explosion ! » Je la trouve chanceuse de bredouiller. Mon sang-froid est une mémoire rance. J’aimerais bien perdre mes réflexes. Céder à la panique. Ne pas être si familière des peurs verminées.
Dégagée de l’étreinte de mon mari, je l’ai enlacée. Elle en lotus. Moi à quatre pattes. Mon mari se dirige vers la sortie.
— Le corridor ! Vite !
Vivre dans certains pays engage des compétences allant des premiers secours jusqu’à des notions poussées d’ingénierie ou de repérage des pièces les plus sûres en cas d’attaque. Un vieux conseil hérité de nos parents : « À la première déflagration, dirigez-vous loin des vitres, vers la pièce la plus enclavée possible, sans mur donnant sur la rue. Attendez la deuxième, puis courez aux abris. C’est d’un point à l’autre que la mort vous surprend ! » Chacun a les berceuses qu’il peut.

4
Nous avons suivi Wassim en file indienne, ignorant tout du dehors. La ville transformée en une corrida où se joue une nouvelle tauromachie, le destin de ce peuple voué à la mise à mort sans connaître le visage de ses toréadors. La fuite pour l’heure est une question d’arrière-train. Celui de Wassim dans le nez de Nadine, le sien dans le mien, le mien dans le vide. Nous rampons, insensibles aux verres qui crissent sous nos paumes. Une douleur me paralyse. Encore ces flatulences dues au stress ou à l’asthme. Les diagnostics sont incertains. Depuis des mois, chaque spécialiste y va du sien. Le gastro-entérologue l’attribue au stress. Le pneumologue, à une aérophagie due à des crises d’asthme. Wassim a déjà disparu, suivi de Nadine. La crampe me cloue. Mon rythme cardiaque s’accélère. Je le sens dans mes tempes. Mes côtes. Il se répand, liquéfié comme de la lave. Mon cœur bat de plus en plus. Ma peau se distend comme la ville. J’ai l’impression d’exploser. Le médecin m’avait prévenue : « Vous avalez de l’air qui n’arrive pas aux poumons mais va directement se loger dans vos intestins. » Comment digérer du vent ? Au début, Wassim avait paniqué. Puis il s’était mis à en rire. À me proposer des solutions. Des pompes à air. Comme pour les pneus des vélos. D’autres fois, d’avancer à propulsion. Parfois je le trouve vulgaire. Le médecin me conseille des séances de yoga pour apprendre à respirer. J’inspire. J’expire. Jusqu’à ce que la crampe me lâche. Elle est moins tenace que les avions dans le ciel. Je rattrape Nadine dans le corridor. Elle vient de déboucher avec Wassim sur des toilettes sans fenêtre au milieu de la clinique.
Nadine saigne du front. La blessure est superficielle, mais la vue du sang me fait oublier mes coliques. Je pense aux deux petites. J’en oublie presque Soraya, la troisième, rentrée précipitamment de Suisse juste avant le confinement du mois de mars 2020. Je me relève, rebrousse chemin, enjambe les débris et récupère mon téléphone. Son écran ébréché ne m’empêche pas de joindre Gilberte, notre nounou embauchée à mon septième mois de grossesse, sous l’emprise de la panique. L’idée de me retrouver seule avec un nourrisson à quarante ans, après en avoir déjà eu trois dans la vingtaine, me terrifiait. Je n’en dormais plus les nuits. C’était il y a sept ans.
Il m’avait semblé légitime – voire exigible –, en acceptant de passer de trois enfants à cinq, de négocier une nounou à plein temps. À en croire l’AFP et un rapport paru en 2018, je suis une personne « polluante » puisque, avec un enfant de moins seulement par femme, l’humanité réduirait considérablement l’impact sur les émissions de CO2. J’en ai parlé à Nadine. Wassim a toujours une réponse sous le bras. « Tu n’as qu’à voyager moins », m’avait-il dit, toujours aussi convaincu que chacun de mes déplacements creuse chez Petit Chou une plaie d’abandon. Il pense que les mères sont irremplaçables.
— Pas plus que les pères, lui dis-je.
— Oui, mais les petites ont besoin de toi.
La tête de Nadine va de l’un à l’autre comme celle d’un spectateur sur un gradin de Roland-Garros. Droite, gauche. Gauche, droite. Plus de reproches qui tiennent. Plus de débats sur l’idée saugrenue que les porteuses d’utérus sont plus à même d’assumer les charges relatives à la parentalité que les pères. Dans le couloir de la clinique, on est déjà plusieurs. Nous avons été rejoints par trois kinés, une orthophoniste, deux psychiatres et leurs patients, eux aussi refoulés hors des salles polyvalentes. Je crois reconnaître Anna. Wassim aussi. Il me regarde et me chuchote :
— Tu savais ?
— Quoi ?
— Qu’elle se fait suivre aussi ici ?
Je bredouille rapidement « aucune idée ». Il n’y a pas de blessés à part Nadine et dans la rue les alarmes sonnent à tue-tête.

5
Anna est aussi étonnée de nous voir que Wassim. Nous aurions dû nous concerter pour nos rendez-vous. Je ne la savais pas au Liban. Elle vit entre Beyrouth et Cracovie, où elle élève seule ses enfants. Wassim me soupçonne de lui avoir confié que nous consultons, que notre couple est en crise, que plus rien ne va. Il tient aux apparences. Comme ce pays feint la frénésie pour tenir debout. Anna est mère célibataire. C’est moi qui lui ai donné le numéro de la clinique après que son mari a décidé de partir voguer avec « Greluche » sur un voilier. Anna l’avait baptisée ainsi. Elle avait surtout deux convictions : les greluches étaient des voleuses de maris et ces derniers étaient trop lâches pour reconnaître que les aventures sont des voyages solitaires. Elle lui en voulait presque moins qu’à sa rivale. Elle avait commencé par sombrer dans la colère, avant de céder au silence. Du jour au lendemain, elle a cessé de parler. De se nourrir. De rire. Impossible de lui faire entendre que Greluche n’était pas coupable du fait que son mari l’avait lâchée. Qu’elle s’était trouvée là, sans plus. Parler ne servait plus. Après vingt-cinq ans de vie commune, son mari avait soldé leur compte en banque pour prendre le large, et elle ne s’en sortait pas. En la voyant, Wassim a su d’un regard que sa présence avait un lien avec mon penchant à ne pas cloisonner mes récits. « De tous les thérapeutes du Liban, franchement, m’a-t-il reprise dès le lendemain, tu n’as trouvé que la nôtre chez qui l’envoyer ? » J’ai eu beau nier, jurer par tous les dieux que sa présence était due au hasard, Wassim n’est pas dupe.
— Elle savait ?
— Savait quoi ?
— Pour toi et moi ? Que nous consultons ? Et pourquoi pas une annonce dans les journaux ? Tel jour, telle heure ?
Du désespoir d’Anna, j’avais si bien fait l’article que la thérapeute avait cédé, l’air évasif. La crise pointait son nez et ses chiens la préoccupaient déjà. Même nos séances se sont mises à se résumer à des débats politiques. Nos corps se chargeaient de reproches prêts à tout aspirer comme des bombes à neutrons. À mémoires. À traumas. Occupés à régler un quotidien aux allures de cocotte-minute, nous en avions presque oublié le rythme asynchrone de notre couple qui nous avait initialement poussés à consulter. Épuisé par le mien, Wassim m’avait surnommée 1-2-3. « À 1, elle angoisse ; à 3, elle agit, se plaint-il. Le 2 traduit à peine une fulgurance où Dieu nous préserve de savoir ce qu’il se passe. » Il s’y passe tout le reste. Mes filles débordantes. Mon cœur tari. L’écriture aussi. Nos corps désertés de pulsions. Nos nuits blanchies par l’angoisse. Nos comptes bancaires bloqués. Nos économies confisquées depuis la crise. Le plongeon collectif dans la fin du Liban. L’impossibilité de fuir en cas de guerre. La collègue-à-labradors hochait la tête à intervalles réguliers. Nos rôles s’inversaient. Parfois, à mon arrivée, je la devançais pour lui demander si elle allait bien ou mieux. Elle souriait sans avouer encore qu’elle planifiait déjà son départ.

6
Avant de mettre la clef sous la porte, elle nous avait recommandés à plusieurs de ses collègues, moins chanceux puisque « mono-nationaux ». Nous avons gagné Nadine en échange – Anna aussi. Une femme au regard fondant d’empathie et aux cheveux aussi ondulés que ceux des elfes dans la série préférée d’Asma et de Petit Chou, de son vrai nom Léa, respectivement âgées de six et quatre ans. J’ai beau expliquer à mes filles qu’il est préférable de se trouver aux commandes de l’imaginaire au lieu de le consommer, le confinement a eu raison de toutes mes tentatives pour contrôler les heures consacrées à la télé. De trente minutes par jour à une heure, puis deux, puis trois, l’écran a déployé son addiction. De Netflix aux séries en boucle, à des histoires de licornes, d’elfes, de dragons, de dinosaures et d’un gorille grâce auquel Petit Chou a appris la langue des singes, des jaguars et même des éléphants. Léa est bon public. Asma lui a même fait retenir les noms imprononçables des dinosaures, « les cousins des dragons », convaincue que du temps où elle était dragonne sa queue de saurien faisait tomber les avions. « Pas les touristiques, dit-elle, les autres. » Comme s’il ne fallait pas les nommer. Elle reconnaît le type d’avion qui survole notre espace aérien au voile dans mon regard. Les drones, à leur bruit de bourdons métalliques. Avec le temps, elle a cessé de chercher à les identifier. Elle le sait, les mères peuvent disparaître, ravalées par l’angoisse. Elle ouvre la bouche, dont sort un Aaaaaargh, puis un autre. Elle s’arrête. Me regarde.
— Tu le vois ?
— Quoi ça ?
— Le feu que je pouvais produire avant. Depuis que je suis humaine, c’est impossible.
Tout est prétexte pour échapper à l’heure du coucher. Wassim s’en attendrit. Il le dit à Nadine. La parentalité le comble. Il ne comprend pas pourquoi elle ne me suffit pas.
— Passer de trois à cinq, peut-être ?
— Et ? Quelqu’un t’y a forcée ?
— Personne. Tu sais quoi ? Laisse tomber.

7
La thérapeute à labradors m’avait prévenue. Pour les personnes TDAH, il est recommandé de se poser trois questions en tous lieux et toutes circonstances. Qui suis-je ? Que suis-je venue faire ? Où est-ce que je souhaite me diriger dans ce cas précis ? Sans quoi, disait-elle, vous seriez capable de vous laisser embarquer dans autre chose que ce que vous désiriez initialement. TDAH, jargon pour non-initiés, nous avait intrigués.
— Trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité.
— Elle, c’est avec ! s’était empressé d’ajouter Wassim. Elle mélange tout. C’est épuisant. Elle est capable de repartir de chez son garagiste avec un kilo de patates sans se rendre compte qu’elle a oublié de faire réparer sa voiture.
Ce n’était pas à lui que ça risquait d’arriver. La thérapeute nous avait regardés, l’air absent. Ses labradors la préoccupaient bien plus. En début de séance, elle s’était excusée pour son retard. Ses chiens étaient malades et son rendez-vous chez le vétérinaire retardé.
Je ne m’étais posé aucune question en rencontrant Wassim. Je n’avais vu que lui, ses mains, son sourire, son regard solaire. Il est des êtres dont on sait, d’un regard, s’ils ont eu une enfance heureuse. Wassim est de ceux-là, avec une mission : rendre ce qu’il a reçu. Il avait su me prendre par les mots. Trouver les phrases. Je l’avais entendu me dire, moi qui n’attendais plus personne, « ça fait quarante-trois ans que je t’attends… »
J’avais failli m’étrangler. Le dernier amant en date avait préféré m’enjoindre de ne plus lui écrire après que j’avais plié bagage au terme d’un séjour au Caire. Au réveil, il ne m’avait plus trouvée comme il est attendu des partenaires qu’on humilie subtilement quand une relation tire à sa fin. J’avais écourté mon séjour aux premières prémices du déclin du respect avec, au fond de moi, le sentiment de mériter d’être rattrapée. J’avais eu droit à un mail de rupture. Son prédécesseur, lui, avait pris la fuite dès qu’il avait été amené à rencontrer ma tribu de trois adolescentes aussi « poitrinées » que moi. Il avait fallu quelques déceptions avant que je cesse de jeter ma confiance dans la fosse aux relations amoureuses. Au terme de chacune, j’apprenais à me consoler avec cet adage de l’unité perdue contre une dizaine d’amants retrouvés. Wassim n’était pas dix. En revanche, il me soupçonne d’être moi-même dix-sept personnes tant il peine à me suivre. Au début, ça l’excitait, l’émouvait, l’attendrissait. Il se trouvait pour mission de recoller les morceaux comme on répare une céramique fêlée.
Il avait enfoncé ses yeux dans les miens, plus tard son pieu en moi, cette chose dite chose, lui écrirais-je en vers libres, vivante comme on tue. Dans nos gorges le ciel est un liquide ouvert. Il m’avait regardée, légèrement perdu – plus tard je saurais que la littérature a cet effet sur lui. J’étais sa première poète. Ses phrases ancrées dans le réel me rassuraient. Nous nous étions laissé ensevelir l’un dans l’autre comme deux adolescents nostalgiques de ce que nous croyions avoir perdu. L’amour a fait le reste. J’ai sombré dans un coma amoureux qui m’en aurait fait presque oublier l’écriture. Pour un temps du moins. Avant que le langage ne revienne me frapper comme une bourrasque et me dire : « Belle-au-bois-dormant, le Liban va couler et tu te noies dans la maternité ! »

8
Passé une certaine heure, c’est le compte à rebours. Les deux petites le savent. Le sentent. Font semblant de rien devant mes efforts pour leur inventer mille et une stratégies afin d’adoucir ces journées aux allures de lave-linge sur programme indélicat depuis le confinement. Toute la journée, ça court, ça tourne, ça zoome, ça pianote, ça télé-étudie – mots surgis des limbes d’une technologie imposée, démocraties et dictatures soudainement réunies.
Je suis à court d’idées pour hâter la tombée de la nuit. Le sommeil dans leur corps. Le marchand de sable est leur jeu préféré. Il consiste à tourner ma main vers le haut, la paume refermée sur une poignée de sable imaginaire qu’un marchand de sommeil m’aurait léguée à leur naissance. La suite est une question d’adresse puisqu’un grain tombé à terre suffirait à réveiller les cauchemars. Une seule pincée en revanche de cette poudre sur des paupières d’enfants est la garantie d’un sommeil merveilleux. La suite tient à leur participation complice. Si vous y croyez, leur expliqué-je, vous y arriverez. Fermez les yeux et vous verrez, vos muscles se relâcheront. Petit Chou demande si c’est par les muscles qu’entrent les rêves. Elle proteste. Ça l’ennuie de faire semblant de s’endormir. Asma s’empresse d’intervenir :
— Moi, ça marche vraiment.
Quand je sors de leur chambre, je l’entends qui reproche à Petit Chou de ne pas savoir mentir.
— Les mères, c’est comme les fées. Il faut leur faire croire qu’elles ont des pouvoirs pour qu’elles existent.

9
De la réalité, j’aimerais surtout être débarrassée. Libérer le ciel de ce qui l’encombre. Le pays de sa paupérisation. L’avenir de l’insécurité. Nous sommes ensevelis sous une crise « prévisible depuis longtemps » selon les comités d’analystes réunis dans les foyers au moindre indice de menace sur le présent menacé. Son imminence pourtant a échappé aux pronostics de bon nombre d’entre eux, appâtés par les taux élevés proposés par les banques, signe pourtant majeur d’une banqueroute annoncée. Seul Maroun T., un ami de Wassim introduit dans les cercles politiques, plissait ses yeux déjà rétrécis par des verres épais pour affirmer que persister à croire dans ce pays était suicidaire. Il n’avait pas inventé la poudre, mais déployait pourtant, d’un apéro à l’autre, ses prédictions. Il y allait à tout va.
— Ce pays est un guet-apens. Une prise d’otages. Vous y laissez un pied, il vous happe en entier. Il aurait mieux valu se contenter de taux d’intérêt bas, voire inexistants sur des comptes à l’étranger que de se laisser berner par ceux outrageusement avantageux dans un pays aussi instable qu’un volcan.
Des accointances opaques entre le pouvoir et la banque centrale, Maroun T. en sait long. Bien appliqué à son délit d’initié, il avait évidemment gardé pour lui la sonnette d’alarme, n’en faisant profiter aucun de ses amis, avec qui faire éclater son rire beurré aux poignées de cacahuètes ne lui posait par ailleurs aucun problème.
Voilà dix ans que son nez plonge dans les dossiers véreux qu’il fait mine d’ignorer pour se convaincre de la morale qu’il peut y avoir à ne pas démissionner – histoire, justifiait-il, de surveiller les mafieux. Évidemment qu’avec tout cela, s’étonner du souffle insurrectionnel du 17 octobre, de son interruption abrupte par les mesures sanitaires, de la précipitation de la crise ou de la dévaluation de la monnaie locale, lui est impossible. Il ne sera pas surpris non plus par la pluie de rapports de notation financière internationale tombés sur nous de manière de plus en plus rapprochée à partir de 2019. « Rapport de quoi ? » Je me retiens de poser la question. De toute façon, il sait que faire passer un éléphant par le chas d’une aiguille est plus simple que de sensibiliser mes neurones à des notions financières. Il m’avait rapidement expliqué que Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings étaient les trois plus grandes sociétés de notation habilitées à statuer sur le risque de solvabilité financière d’une entreprise ou d’un État. Lui, prononçait «Standard & Poor’s», «Moody’s», «Fitch Ratings», et moi, je croyais entendre «Abraxan», «Billywig» ou «Botruc», les noms de ces personnages fantastiques dont Asma raffole depuis qu’elle me contraint de lui lire les huit volumes d’Harry Potter. Elle m’interrompt à chaque page, m’assaille de questions. Elle veut savoir s’il y a des Billywig au Liban, si la piqûre de ces insectes d’une couleur bleu saphir fait mal. S’il est possible d’en trouver un susceptible de la piquer pour qu’elle entre, elle aussi, en état de lévitation. Elle en est certaine, dans une autre vie, elle était une « dragonne volante ». Elle en tient pour preuves ces deux grains de beauté sur sa hanche droite – vestiges, m’explique-t-elle, des écailles qui jadis recouvraient son dos.

10
Maroun T. avait fait le bon calcul puisqu’il démissionna très opportunément la veille du 17 octobre 2019 du cabinet ministériel où il occupait un poste de directeur. Il se joignait toujours aux réunions organisées par Wassim pour débattre de la détérioration vertigineuse du système bancaire, dont nous soupçonnions l’inéluctabilité sans en avoir calculé la célérité. Une excuse pour descendre une bouteille de whisky ou de vin et ergoter sur l’histoire de notre pays qui s’écrivait sans nous. « Octobre, c’est trop tôt… », disait l’un. « Oui, oui, trop tôt », renchérissait le deuxième. « Je ne comprends pas, s’étonnait un troisième, l’échéance des eurobonds était prévue pour mars. » Seul Maroun T. intervenait dans de longs monologues. Il avait conceptualisé la faillite en un mot : « somalisation ».
— Depuis le temps que je vous en parle. Retour à l’âge de pierre. En dessous de zéro !
Il opposait sa clairvoyance à l’échec de la nôtre. Évidemment, lui, avait été maître de son argent, l’ayant opportunément transféré à l’étranger avant le contrôle informel des capitaux à la suite duquel tous les retraits de dollars allaient être rationnés. Cette mesure a eu pour conséquence d’instaurer deux types de dollars. « Les coincés » par le système bancaire, m’explique Wassim, et ceux en espèces, c’est-à-dire en libre circulation, communément connus depuis la révolution sous le nom de « fresh money ». Je croyais que la liberté était une garantie de fraîcheur réservée aux humains.
— Apparemment, poursuit Wassim, c’est aussi le cas pour les dollars. Les coincés ont été dévalués par quatre par rapport aux fresh dollars du marché noir.
Il aurait très bien pu dire : les personnes casées ont été dévaluées par quatre par rapport à celles qui sont restées célibataires. Sa théorie, appliquée aux humains, donnerait l’équation suivante : un·e marié·e vaut le quart d’un humain·e libre. Wassim déteste mes digressions. Il tente encore :
— Je vais faire plus simple. Imagine deux dollars. Tu as le moisi, billet Monopoly quoi, bloqué en banque, et le fresh, en libre circulation entre nos mains. Eh bien, le fresh a un pouvoir d’achat équivalent sur la scène locale à n’importe quel dollar dépensé à l’étranger, et le moisi, ben il est moisi. Tu saisis, ou toujours pas ?
En temps normal, dès que les conversations économiques se corsent, je plisse des yeux, comme Maroun T. mais sans les verres, et hoche la tête d’un air entendu en intercalant les explications de « Ah oui… oui… Aaah… Je vois… Ouiiii… En effet… Oui… Oui ! » La première fois, Wassim s’était rapproché de moi. « Tu veux bien arrêter de dire oui oui, m’avait-il chuchoté, on dirait une femme qui simule un orgasme. »
— Parfait… Maintenant, d’une part, tu as les dollars coincés, de l’autre, les libres. Or, des comptes en banque en dollars rationnés ne peuvent pas s’indexer par rapport à la livre sur le marché noir au même titre que les dollars en espèces, tu comprends ?
— …
— En parallèle, les banques opèrent sur un dollar toujours indexé à un taux de mille cinq cents livres libanaises – le même depuis vingt ans – alors que, dans la rue, le taux a dépassé les dix mille, évidemment manipulé par les changeurs, qui n’ont jamais fait autant d’argent en vingt ans. Inutile de noter au passage que les banques, alignées au taux officiel du dollar, soit mille cinq cents, ouvriront à leurs déposants des comptes en fresh pour permettre aux espèces libres de réintégrer le système bancaire. Tu vois le jeu ?
Je l’avais arrêté net. Il était minuit passé ce soir-là, et j’avais compris sans lui que la vie quotidienne avait renchéri, que l’épicier faisait la moue si je proposais de payer par carte de crédit et que le coiffeur chez qui j’emmène Asma une fois par mois démêler ses boucles indomptables avait des yeux en forme de billes aussitôt que je laissais entrevoir des billets frais.
— En somme, lui avais-je dit pour en finir, le système marital est aux célibataires ce que le système bancaire est aux dollars. Les deux institutions cherchent à attirer à elles ce qui leur échappe.
Wassim m’avait tourné le dos, comme chaque fois que je me lance dans des métaphores impossibles. Elles ont la vertu de le bercer. Il s’était endormi.

11
Au moment de notre rencontre, Wassim n’avait pas d’enfant, mais il avait un rêve : fonder une famille – mythe auquel les hommes échappent aussi peu que les femmes. Pour lui, je me laisserais à nouveau tenter par ce caprice de l’existence sans réussir à m’expliquer comment, à quinze ans d’intervalle, j’en arriverais à troquer mon besoin d’espace vital si durement acquis par un premier divorce contre ses rêves de paternité. Une armée de thérapeutes sans et avec labradors ne m’ont pas aidée à élucider le mystère de ces femmes qui déploient une énergie folle à sortir d’une boîte pour ensuite entrer dans une autre, comme s’il fallait constamment réinstaller les conditions d’un instinct pathologique de la fuite. Même Nadine n’a pas compris. Elle mettra cela sur le compte de « l’amour », sans originalité. Seul Einstein me sera d’un certain secours pour expliquer ces actes contraires à mes idéaux. « Une idée qui n’est pas a priori absurde, dit-il dans Comment je vois le monde, est sans espoir. » M’engager à quarante ans dans deux nouvelles maternités m’a semblé s’inscrire là. Entre les rives de l’absurde et de l’espoir.
Pour mon amie Nathalie G., je souffrais d’un profond déni de réalité pour en avoir refait deux après une portée de trois. « D’une forme d’instinct amnésique de la charge des ovaires sur les rêves nomades », disait-elle. Je n’avais pas su lui opposer d’arguments. J’avais hoché la tête sans lui avouer combien la maternité d’avant la pandémie n’a plus rien avoir avec celle d’après. Le confinement faisait resurgir en moi le mystère incompréhensible de ma quintuple récidive. Il y a l’âge de la raison de l’enfance, dit Nathalie G., et l’âge de la raison de l’âge adulte ; toi, tu as raté les deux. Pour elle, choisir d’être stérile incarne la raison de l’âge adulte. Je ne l’ai manifestement jamais atteint. Une chose est néanmoins indéniable : j’attends désormais la ménopause avec impatience – ultime pied de nez à ces antagonismes indéchiffrables qui nous libèrent et nous aliènent. J’envisage même une cérémonie avec un faire-part dont le texte ne sera pas nécessairement le même que pour mon épitaphe, quoique j’y pense :
« Mon utérus et moi vous prions de bien vouloir nous honorer de votre présence pour célébrer la mise hors service de nos ovaires. Tenue décontractée. Femme enceinte s’abstenir. »

12
S’ils n’avaient pas été castrés, les labradors de ma thérapeute m’auraient prouvé qu’on ne sort pas indemne de la saison des amours. Avec Wassim, j’ai cru à l’amour comme on signe un nouveau pacte avec le réel, convaincue de pouvoir réparer le sentiment d’échec propre aux divorces. J’avais le mien à laver comme on blanchit de l’argent sale. C’était surtout mes idées « beauvoiriennes » les plus féministes que je narguais en me réinscrivant au registre de la maternité dans un cadre marital.
Contrairement au fatras d’idées reçues, je ne me suis pas démultipliée. Penser que la relation à nos enfants émane d’un puits d’amour indivisible et autorégénératif est une aberration. C’est surtout soi que l’on fragmente, au prix merveilleux – d’où le nœud de l’affaire – de voir nos enfants s’épanouir. Ma grand-mère, veuve à trente-huit ans du seul homme qu’elle nous assurait avoir aimé – une correspondance en atteste –, m’aurait sévèrement contredite. Elle refusait de souscrire à l’idée que la parentalité est un frein à l’épanouissement des couples ou de soi et prodiguait ses conseils pour un amour durable. « Tout se récupère, affirmait-elle. Même les disputes. L’amour est une énergie recyclable. En cela, elle est la mère de l’écologie. Ne t’endors jamais fâchée après une dispute. Rappelle-toi La Fontaine. À l’œuvre on reconnaît l’artisan. On récolte l’amour que l’on mérite. » Je trouvais sa vision de la vie clichée, malgré le talent que je lui reconnaissais de savoir puiser dans l’art, la littérature, la musique et son amour des bêtes et du vivant au sens large, la matière première qui lui permettait de traverser la vie, ou ce qu’elle appelait communément « ce songe fou ».
De ce passé évanescent, il me reste ses phrases. Son analyse du réel sur une palette qui allait du milicien au sniper, à ses cercles familiaux, amicaux ou domestiques. À la notion de domesticité, elle préférait celle d’employés de maison, dont Abou Taher, son jardinier institué chauffeur et plus tard messager des longs courriers que nous nous échangions, accompagnés de paquets de livres sélectionnés pour moi dans sa bibliothèque, et Christeta, une jeune Philippine entrée à son service peu de temps avant que Beyrouth ne soit coupée en deux régions hermétiques. Beyrouth-Ouest d’une part, à tendance communiste, palestino-progressiste et syro-progressiste – tout dépendait des invasions et des enjeux enchevêtrés au fil d’une géopolitique changeante –, et Beyrouth-Est de l’autre, affiliée à une droite phalangiste chrétienne aux accointances israéliennes et tour à tour divisée, ébranlée par des dissensions à l’intérieur de son propre pouvoir. »

Extrait

«Ils sont nombreux dans notre cercle restreint à ne plus trouver l’énergie de rester. Dana. Florence. Farid. Même la main-d’œuvre étrangère retourne dans son pays d’origine, où la misère a soudain des relents de paradis. À chaque coup de fil, j’ai le cœur qui saigne. «On part. Ce pays est fini.» Ma psy avait donné le ton avec son cheptel. L’abandon creuse son sillon dans cette phrase, comme un leitmotiv. «On n’en peut plus. On part!» Carine M., comme si de rien n’était, prendra son vol prévu demain pour Montréal. À 18h07, sa maison, elle aussi pulvérisée et elle, propulsée deux mètres en arrière. Rien n’empêche. Elle a fait ses valises comme un jour ordinaire. Elle ne veut plus entendre parler d’une vie où on explose les humains comme de vulgaires moustiques contre une paume ouverte. Je lui ai demandé:
— Et ta maison?
— Je m’en fous de ma maison. De ce pays. Je m’en fous. Le port est le coup de trop!
Wassim est trop idéaliste pour accepter de partir. Moi, trop en déficit d’inspiration pour rester. Parfois, il m’arrive de fondre en larmes. Ma fragilité le désempare. Ou l’excite. Il s’attendrit et me murmure à l’oreille que ce pays renaîtra de ses cendres. Chaque fois c’est pareil. Je m’écrie: «Ah non, non!» et recommence à me gratter, lasse de cette résilience qui a fait la légende de cette nation en pleine débâcle. Il paraît qu’il est possible de somatiser sur des mots. «Renaître» et «cendres» provoquent chez moi des urticaires. Le dermatologue m’a conseillé d’échapper au langage.» p. 71

À propos de l’auteur
YARED_Hyam_©Astrid_di_crollalanzaHyam Yared © Photo Astrid di Crollalanza

Écrivaine engagée, romancière et poétesse, Hyam Yared vit entre Beyrouth et Paris. Elle est l’autrice de cinq romans dont Sous la tonnelle et La Malédiction. (Source: Éditions des Équateurs)

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Ailleurs sous zéro

PELOT_ailleurs_sous_zero
  RL2020

 

En deux mots:
Treize nouvelles qui mettent en scène des «âmes en chaos». On y croise des hommes peu courageux et des fort en gueule, des femmes pas si faibles que cela dans une ambiance de western. Car dans ces Vosges, on se bat aussi à coups de fusil.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«Ces histoires sont des liens de sang noir»

Pierre Pelot nous revient avec un recueil de nouvelles. «Ailleurs sous zéro» est une sorte de concentré de son univers. Sur les routes des Vosges, on y croise des «âmes en chaos».

On le sait, les recueils de nouvelles ne font pas recette. Aussi Pierre Pelot nous gratifie-t-il d’un prologue dans lequel il nous explique que «ces petites histoires taillées à chocs répétés se méritent, payent toujours de mine sous des dehors volontiers colorés aux pastels». Puis il nous explique que si la celle qui ouvre le recueil fut écrite au profond d’une sorte de gouffre, les autres «racontent chacune à leur manière des moments et des tranches d’existence, suffisamment hors du commun pour être particulières et remarquables». Et comme l’auteur nous a simplifié la tâche sur ses intentions, attardons-nous un peu sur les personnages de ces histoires, sur ces «âmes en chaos». Car ils le méritent, ces acteurs récurrents dans l’univers de Pierre Pelot. La vie ne les a pas gâtés, à l’image de ce chroniqueur remercié pour un texte qui n’a pas plu au responsable et qui se retrouve confronté à une nouvelle épreuve, les résultats de ses examens médicaux confirmant la présence d’une «saloperie rare». Alors que la neige tombe sur les Vosges, il va devoir partir pour Strasbourg afin de procéder à des analyses complémentaires. C’est bel et bien le crabe, mais à coups de protons, on devrait en venir à bout…
Dans ces histoires de sang noir, celle que je préfère s’intitule «Bienvenue les canpeurs». Oui, avec un «n» à canpeur comme il est noté sur le panneau que Ti Nono et son frangin, solides bûcherons, ont confectionné pour attirer les touristes. Celle qui se pointe à l’air tout à fait à leur goût. «Cette salope a un fameux cul et pas seulement qu’un cul». Je vous laisse deviner la suite…
Suivront une drôle de partie de chasse dans «Doulce France», une séance de fitness avec un raciste dans «Le lundi c’est gym», la recherche de voleurs qui donnent du fil à retordre à la police dans «le tonneau» ou encore l’arrivée d’un visiteur inattendu pour le grand lecteur – il s’était notamment délecté d’un livre intitulé «Méchamment dimanche» – qu’était devenu Pidolle dans «Le retour de Zan».
Treize histoires qui sentent la sueur et le sang, l’alcool et la neige. Treize histoires qui sondent ces âmes en chaos et ne leur accorderont guère une place au paradis. Du Pelot pur jus en somme.

Ailleurs sous zéro
Pierre Pelot
Éditions Héloïse d’Ormesson
Nouvelles
160 p., 16 €
EAN 9782350877143
Paru le 23/01/2020

Ce qu’en dit l’éditeur
Treize nouvelles et autant d’univers, de suites, de fins ou de commencements imaginés par Pierre Pelot. C’est l’hiver dans les Vosges comme ailleurs et le noir s’installe, s’instille dans chacun des personnages. Victimes comme bourreaux ils s’animent avec une grande intensité et entraînent le lecteur dans leurs vérités, leurs angoisses, leurs souffrances ou leur folie. Entre nouvelles intimistes et fresques rurales, de nouveaux personnages prennent vie et côtoient ceux que nous retrouvons avec délice. Dans ce recueil qui mêle inédits et des textes parus dans divers journaux, la plume de Pelot est reconnaissable, toujours musicale mais plus acérée. Il s’agit bien d’une plongée dans l’obscurité, une variation «d’outrenoir» qui ravira ses lecteurs des premières heures.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ailleurs sous zéro
Salut, ça va ?
Si ça va ? Oui, oui, ça va. On fait aller. Évidemment que ça va. Que veux-tu répondre d’autre ? Que ça ne va pas ? Et puis quoi ? Te dire ce qu’il en est vraiment ? Oui bien entendu, mais comment le dire, et avec quels mots ? Alors rester là à ressasser et décliner des hésitations, des approximations, des tentatives malhabiles d’explications ? Des errances de langage à la recherche du mot juste, précis. Pour, au final, que ça change quoi ? Que ça aille mieux ? Parce que, non, ça ne va pas trop. Ça ne va pas tellement. Mais ça va.
On retrouve le monde qu’on avait déserté il y a quelque temps. Absent pour cause de fracas. Pour cause de vrac en tête. D’effondrement des piliers de la terre.
Nous revoilà. Nous revoici. En vérité on n’était pas partis, on n’était juste pas là. Ça n’en avait pas l’air mais c’était ça. Oui, absent, c’est le mot. L’absence.
Alors on réintègre. On revient, sur la pointe des pieds, on traîne la patte, c’est toujours mieux que l’immobilisme, paraît-il. On dit qu’il faut revenir. Retremper le doigt dans la sauce pour la goûter encore. Ne pas crever de faim. Faire un effort. Éplucher des patates, cuire le riz. Toutes ces sortes de choses.
Se retrouver debout aux margelles de l’hiver en attendant le printemps. En attendant le printemps, ce n’est pas certain. Se retrouver ailleurs sous zéro. Il a froid aux pieds dans ses godasses. La lumière tombée des nuages éblouit. Froid au bout des doigts par les trous de ses gants en manipulant le bois coupé. Il avait oublié que c’était l’hiver. Les chevreuils et chevrettes viennent manger le lierre qui grimpe aux murs des maisons, des sangliers défoncent les jardins, la soupe de légumes qui mijote au coin du feu ne va pas tarder à sentir bon. L’hiver et la glace qui craque au cœur de la nuit.
Et toi, ça va ?
Ça bricole. On fait aller.
Et plus loin, au-delà des frontières ? Quelle importance ? Aucune importance. Et au-delà des limitrophes bornages qui nous cernent et nous étranglent ? Aucune importance, excusez-moi.
Debout dans l’hiver qui finira, et, qui sait, pourquoi pas, dans le printemps ensuite, et…
Ça va ? Et on n’attend pas de réponse, et c’est peut-être une manière de faire, aussi.
Il ne sait pas s’il est de retour, il aimerait bien. Il passait par là. A vu de la lumière, il est entré.
À une époque qui semble tout à coup bien éloignée, de plus en plus lointaine, il faisait cela régulièrement, chaque semaine, il passait par là, il ouvrait la porte, s’installait pour quelques minutes. Il venait te faire un petit coucou. Il aimait bien. C’était les dimanches, dans un journal qui n’en a probablement plus pour longtemps – il aimait bien, oui. Il venait pondre son œuf dominical. De l’autre côté de la barrière, des gens le lisaient, beaucoup de gens, dont toi, je sais, ils avaient l’air d’aimer ça, eux aussi, on bavardait, ils m’en parlaient en semaine, ils m’écrivaient, ils me poussaient du coude dans la rue, dans les magasins, je n’en croyais pas mes côtes, au début. Mais si.
Et puis un jour quelqu’un dans le journal, une sorte de chef élagueur sans doute, un journaliste, probablement, une sorte de rédacteur, même pas en chef, droit de censure en bandoulière, a dit « Niet ! »
NIET !
A dit : « Pas question de publier ça, qui parle du quotidien d’un de vos amis en prise avec des dealers dans sa rue de Béziers, pas question de se moquer de la police, nous avons ici nos problèmes et nos difficultés de relations avec la nôtre, de police, pas question de faire le mariole, et toute vérité n’est pas bonne à dire. » Le pseudo-journaliste censeur a dit : « TOUTE VÉRITÉ N’EST PAS BONNE À DIRE. » Textu. « Vous allez s’il vous plaît me réécrire une autre chronique, mon brave. » Et lui, de lui répondre : « Vous pouvez toujours aller vous faire mettre, mon brave aussi. Vous ne voulez pas de cette chronique, vous ne l’aurez pas, mais vous n’en aurez pas d’autre non plus, je ne mange pas de ce ranci-là », qu’il a dit. Déclenchant du coup le silence. Il n’est plus passé le dimanche, il n’est plus venu bavarder. Dans la rue et les magasins, les mails, les gens m’ont dit : « Ben alors ? Comment ça va ? » Les gens ont cru que le silence et le vide venaient d’une douleur paralysante qui lui serait tombée dessus avec la mort de son fils dégommé en un quart de seconde dans une allée de jardin public. Mais non. Alors il répondait : « Mais non. » Toi tu sais mais les autres, non.
C’est comme ça.
Et il y a peu, le voilà dans un cabinet médical, pour passer radiographie et échographie, suite à un souci. Après s’être tapé une IRM deux jours auparavant. Ainsi va donc la vie. On ne se retrouve pas dans ces endroits de gaieté de cœur, mais avec une sorte de pincement. Au cœur, justement. »

Extraits
« Et maintenant il neige. C’est la nuit, c’est l’hiver et il neige, comme il neige certaines nuits d’hiver : en grand silence. Un silence qui tombe de sa haute lenteur, accompagnant chaque flocon, chacun plus lourd au fil de sa glissade de plume. Si on tendait les mains ouvertes, le silence s’entasserait dedans, avec les flocons, mais lui ne fondrait pas. En d’autres nuits, l’été, on pourrait entendre au loin d’une vallée à l’autre s’interpeller des chiens, et des grillons griller. Mais ici non, pas même, au grand dommage, le moindre hurlement de loup. Le silence. Juste le silence. Le hoquet sourd, parfois, d’un petit bouchon de neige détaché d’une branche trop chargée. Le silence comme il sait peser cent fois son poids dans son cocon de février.
Le monde, ce qu’on en sait, bruisse probablement ailleurs, de l’autre côté. Mais on ne l’entend pas. Le monde d’au-delà les frontières que posent la vue et la parole s’en est allé. Il ne sait où et s’en moque. Le monde extérieur, rempli de guignols qui s’agitent et nous font croire que l’importance est dans leurs soubresauts, leurs clameurs excitées, n’existe plus. Dans les pages des journaux non ouverts, derrière les écrans vides des télévisions aveugles, sous les ondes cendreuses des radios éteintes, le monde s’ébroue sans doute à sa guise encore et toujours, dans ses crachats et ses mensonges en rafales, et il s’en fout. » p. 19-20

« Le monde nous laisse croire qu’il existerait un certain ordre des choses. Alors que tout, dans ses soutes et coursives, sur tous ses ponts, n’est que désordre. Alors qu’il ne faut que survivre, vaille que vaille, dans les méandres du désordre, s’efforçant du mieux possible de se garder en équilibre, dans le précaire et l’incertain, momentanément. Juste tenter de garder l’équilibre. Dans les chaos et les grandes bousculades dont les échos nous heurtent au petit bonheur, au petit malheur. Ne dites pas que l’existence est autre chose que ce numéro dérisoire ébouriffé.
L’ordre des choses, probablement, mais en filigrane, dans les tréfonds insoupçonnables, les entrailles insondables des salles des machines où s’activent des mécanos décervelés qu’il ne faudrait pas chatouiller beaucoup pour les entendre péter plus haut que leur cul, se prétendre Dieu le Père ou quelque autre vigie, quelque autre timonier déjanté.
L’ordre des choses sans doute, hors de portée. Incompréhensible à nous autres commun des mortels.
Nous autres sur le pont supérieur au niveau de la mer, à qui ne reste que le désordre des vagues et des raz de marée, le roulis, le tangage. » p. 20-21

À propos de l’auteur
Né en 1945 à Saint-Maurice-sur-Moselle où il vit toujours, Pierre Pelot a signé plus d’une centaine de livres, du polar à la SF. Il est l’auteur notamment de L’Été en pente douce, Natural Killer, C’est ainsi que les hommes vivent (prix Erckmann-Chatrian), Méchamment dimanche (prix Marcel Pagnol), L’Ombre des voyageuses (prix Amerigo Vespucci), Maria et La Montagne des bœufs sauvages. Son dernier roman, Braves gens du Purgatoire, a paru aux Éditions Héloïse d’Ormesson en 2019. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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La fille de l’Espagnole

SAINZ_BORGO_la_fille_de_lespagnole

 RL2020

Ouvrage figurant dans la sélection des 20 romans de la rentrée de la FNAC

En deux mots:
Après l’enterrement de sa mère, Adelaida Falćon se retrouve seule, chassée de son domicile par des «révolutionnaires». Elle trouve refuge chez la fille de l’Espagnole, qui vient d’être assassinée et tente de survivre et d’élaborer un plan pour fuir cette violence aveugle qui s’abat sur son pays.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Ce moment où tout peut basculer

Dans «La Fille de l’Espagnole», un premier roman saisissant, la journaliste Karina Sainz Borgo retrace le parcours d’une jeune femme qui essaie de sauver sa vie dans un Venezuela en proie au chaos.

Adelaida Falćon, la narratrice de ce roman qui vous prendra aux tripes, vient de perdre sa mère alors que le pays est en train de basculer dans le chaos. Le désordre est tel que même l’organisation de funérailles relève du tour de force. Quand Clara et Amelia, les sœurs de la défunte, doivent renoncer à assister aux obsèques en raison de l’insécurité croissante, elle comprend la gravité de la situation: «le monde, tel que je le connaissais, avait commencé à s’effondrer». Et de fait, la violence, la peur et la mort ne vont dès lors cesser de la hanter. Car, on l’aura compris, la mort de sa mère est une métaphore pour dire la mort d’un pays: «Je ne songeais qu’à ce moment où le soleil allait disparaitre, plongeant dans l’obscurité la colline où j’avais laissé ma mère toute seule. Alors je suis morte une seconde fois. Je n’ai jamais pu ressusciter les morts qui se sont accumulés dans ma biographie cet après-midi-là. Ce jour-là, je suis devenue ma seule et unique famille. Les dernières bribes d’une vie qu’on n’allait pas tarder à m’arracher, à coups de machette. A feu et à sang, comme tout dans cette ville.»
Construit sur une tension croissante, le roman va dès lors devenir un guide de survie. Au moment de regagner son appartement Adelaida se heurte à un groupe de femmes qui ont mis la main sur les lieux, y organisant leur trafic de marchandises. Elles lui refusent même le droit d’emporter quelques effets personnels et prennent un malin plaisir à déchirer devant elle les quelques livres qu’elle entendait conserver. En fuyant, elle voit la porte d’entrée d’une voisine entrouverte et trouve refuge dans le domicile chez Aurora Peralta, la fille de l’Espagnole qui gît là, assassinée. Après avoir cohabité avec ce cadavre, elle comprend qu’il va lui falloir s’en débarrasser. Une mission quasi impossible pour elle, surtout au cinquième étage d’un immeuble. Les émeutes qui s’intensifient dans la rue lui apporteront la solution. Mais n’en disons pas davantage, sinon pour souligner que cette scène est un parfait condensé de la folie qui s’est emparée d’un pays qui quelques années auparavant était calme et accueillant. Julia, originaire de Galice, n’avait pas hésité à émigrer et s’était fait au fil des années une jolie réputation de cuisinière hors-pair. Sa gargote, dans le quartier des immigrés, n’avait pas tardé à se faire une clientèle d’habitués.
Aujourd’hui, il va falloir tenter de faire le chemin inverse. Adelaida, qui a le même âge qu’Aurora va chercher à usurper son identité pour pouvoir gagner l’Espagne. Alors que les derniers amis et connaissances capables de l’aider disparaissent sans laisser de réel espoir : «Les Fils de la Révolution sont arrivés à leurs fins. Ils nous ont séparés de part et d’autre d’une ligne. Celui qui a quelque chose et celui qui n’a rien. Celui qui part et celui qui reste. Celui qui est fiable et celui qui est suspect. Ils ont érigé le reproche en une division supplémentaire dans une société qui n’en manquait pas. Je ne vivais pas bien, mais si j’étais sûre d’une chose, c’était que ça pouvait toujours être pire. Ne pas faire partie de la catégorie des moribonds me condamnait à me taire par décence.»
Cela peut paraître étrange, mais c’est bien un sentiment de culpabilité qui étreint Adelaida lorsqu’elle choisit l’exil, tout en comprenant que ce Venezuela «n’était pas une nation, c’était une machine à broyer.»
En cela Karina Sainz Borgo, que j’ai eu la chance de rencontrer, ressemble beaucoup à sa narratrice. Elle a quitté le Venezuela en 2006 et s’est installée à Madrid où elle est journaliste. Son roman, qu’elle aura porté une dizaine d’années avant de l’écrire, montre admirablement cette ambivalence l’instinct de survie et les racines qu’on aimerait préserver. S’il a déjà été traduit dans une vingtaine de pays, c’est non seulement en raison de sa force et de son habile construction – on aurait envie de recopier toutes les formules qui concluent les chapitres – mais c’est d’abord parce qu’il résonne avec tous les problèmes actuels et en particulier cette peur que soudain tout bascule dans un avenir incertain.
Les grands romans sont des vigies dans la tourmente, celui de Karina Sainz Borgo nous éclaire et nous appelle à la vigilance.

La Fille de l’Espagnole
[La hija de la Espanola]
Karina Sainz Borgo
Éditions Gallimard
Roman
Trad. de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
240 p., 20 €
EAN 9782072857355
Paru le 3/01/2020

Où?
Le roman se situe principalement au Venezuela, à Ocumare et à Caracas, puis se termine en Espagne, à Madrid.

Quand?
L’action n’est pas située dans le temps, disons qu’elle se déroule il y a quelques années, avec des souvenirs remontant quarante ans en arrière.

Ce qu’en dit l’éditeur
Adelaida Falcón vient d’enterrer sa mère lorsque de violentes manifestations éclatent à Caracas. L’immeuble où elle habite se retrouve au cœur des combats entre jeunes opposants et forces du gouvernement. Expulsée de son logement puis dépouillée de ses affaires au nom de la Révolution, Adelaida parvient à se réfugier chez une voisine, une jeune femme de son âge surnommée «la fille de l’Espagnole». Depuis cette cachette, elle va devoir apprendre à devenir (une) autre et à se battre, pour survivre dans une ville en ruine qui sombre dans la guerre civile.
Roman palpitant et d’une beauté féroce, le récit de cette femme seule sonne juste, comme une vérité, mais également comme un avertissement. Il nous parle depuis l’avenir, à la manière d’une dystopie, nous rappelant que notre monde peut s’effondrer à tout moment, qu’il est aussi fragile que nos souvenirs et nos espoirs.

Les critiques
Babelio
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(en espagnol) Biografía y literatura de Karina Sainz Borgo © Production Casa de América

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérariums, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.
Si je parle encore au pluriel de ce jour-là, c’est par habitude, parce que les années nous avaient soudées comme les lames d’une épée avec laquelle nous nous défendions. En rédigeant l’inscription pour sa tombe, j’ai compris que la mort commence dans le langage, dans cet acte d’arracher les êtres au présent pour les ancrer dans le passé, pour les réduire à des actions révolues qui ont commencé et fini dans un temps qui s’est éteint. Ce qui fut et ne sera plus. Telle était la vérité : ma mère n’existerait plus que conjuguée d’une autre manière. En l’inhumant, je mettais un terme à mon enfance de fille sans enfants. Dans cette ville à l’agonie, nous avions tout perdu, y compris les mots au temps présent.
Six personnes se sont rendues à la veillée funèbre. Ana a été la première. Elle est arrivée en traînant le pas, soutenue par Julio, son mari. Plus que marcher, Ana semblait traverser un tunnel obscur qui débouchait sur le monde que nous, les autres, habitions. Cela faisait des mois qu’elle suivait un traitement aux benzodiazépines. L’effet commençait à se dissiper. Elle avait à peine assez de gélules pour assurer la dose quotidienne. Comme le pain, l’alprazolam se faisait rare et le découragement se frayait un chemin avec la même force que le désespoir de ceux qui voyaient disparaître ce dont ils avaient besoin pour vivre : les personnes, les lieux, les amis, les souvenirs, la nourriture, le calme, la paix, la raison. « Perdre » était devenu un verbe égalisateur que les Fils de la Révolution brandissaient contre nous.
Ana et moi nous sommes connues à la faculté de lettres. Depuis lors, nous avons vécu nos enfers respectifs en synchronie. Et c’était le cas une fois de plus. Quand ma mère a été admise dans l’unité de soins palliatifs, les Fils de la Révolution ont arrêté Santiago, le frère d’Ana. Ce jour-là, des dizaines d’étudiants ont été appréhendés. Aucun n’a été épargné. Le dos à vif criblé de chevrotines, passés à tabac dans un coin ou violés avec le canon d’un fusil. Pour Santiago ce fut La Tombe, une combinaison des trois, savamment dosée.
Il a passé plus d’un mois dans cette prison creusée cinq étages sous terre. Isolé de tout bruit, sans fenêtres, privé de lumière naturelle et d’aération. La seule chose qu’on entendait, c’était le cliquetis des rails du métro au-dessus de nos têtes, avait dit un jour Santiago. Il occupait une des sept cellules alignées les unes à la suite des autres, si bien qu’il ne pouvait pas voir ni savoir qui d’autre était détenu en même temps que lui. Chaque geôle mesurait deux mètres sur trois. Sol et murs blancs. Tout comme le lit et les barreaux à travers lesquels on lui passait un plateau avec de la nourriture. On ne lui donnait jamais de couverts : s’il voulait manger, il devait le faire avec les mains.
Cela faisait des semaines qu’Ana n’avait aucune nouvelle de Santiago. Elle ne recevait même plus l’appel pour lequel elle payait toutes les semaines, pas plus que la piètre preuve de vie qui lui parvenait sous la forme de photos envoyées d’un téléphone auquel ne correspondait jamais le même numéro.
Nous ne savons pas s’il est vivant ou mort. Nous ne savons rien de lui, a confié Julio ce jour-là, à voix basse et en s’éloignant de la chaise sur laquelle Ana a regardé fixement ses pieds pendant trente minutes. Durant tout ce temps, elle s’est limitée à lever les yeux pour poser trois questions :
« À quelle heure sera enterrée Adelaida ?
— À deux heures et demie.
— Bien, murmura Ana. Où ça ?
— Au cimetière de la Guairita, dans le secteur historique. Maman a acheté cette concession il y a très longtemps. La vue est belle.
— Bien… – Ana semblait redoubler d’efforts, comme si concevoir ces quelques mots relevait d’une tâche de titan –. Veux-tu rester avec nous aujourd’hui, le temps que le plus dur soit passé ?
— Je prendrai la route pour Ocumare demain à la première heure ; je vais rendre visite à mes tantes et leur laisser quelques affaires, ai-je menti. Merci pour ta proposition. Pour toi aussi c’est une période difficile. Je le sais.
— Bien. »
Ana m’a embrassée sur la joue et est repartie. Qui voudrait partager le deuil des autres quand il sent se profiler le sien ?
María Jesús et Florencia, deux institutrices à la retraite avec lesquelles ma mère était restée en contact, sont arrivées. Elles m’ont présenté leurs condoléances et sont parties rapidement elles aussi, bien conscientes que rien de ce qu’elles pourraient dire n’adoucirait la mort d’une femme encore trop jeune pour disparaître. Elles sont reparties en pressant le pas, comme si elles essayaient de distancer la faucheuse avant qu’elle ne vienne les chercher à leur tour. Pas une seule couronne de fleurs au funérarium, excepté la mienne. Une composition d’œillets blancs qui recouvraient à peine la moitié du cercueil. »

Extraits
« Je n’ai jamais conçu notre famille comme une grande chose. La famille, c’était nous deux, ma mère et moi. Notre arbre généalogique commençait et s’achevait avec nous. À nous deux, nous formions une plante vivace, une sorte d’aloe vera qui pouvait pousser n’importe où. Nous étions petites et veinées, nervurées presque, peut-être pour ne pas souffrir quand on nous arrachait un morceau, voire toutes nos racines. Nous étions faites pour résister. Notre monde reposait sur l’équilibre que nous étions capables de conserver à nous deux. Le reste relevait de l’exceptionnel, de l’accessoire ; nous pouvions donc nous en passer : nous n’attendions rien de personne, nous nous suffisions l’une à l’autre. »

« Le seul mort que j’avais m’attachait à une terre qui expulsait les siens avec autant de force qu’elle les engloutissait. Ce n’était pas une nation, c’était une machine à broyer » p. 27

« Je ne songeais qu’à ce moment où le soleil allait disparaitre, plongeant dans l’obscurité la colline où j’avais laissé ma mère toute seule. Alors je suis morte une seconde fois. Je n’ai jamais pu ressusciter les morts qui se sont accumulés dans ma biographie cet après-midi-là. Ce jour-là, je suis devenue ma seule et unique famille. Les dernières bribes d’une vie qu’on n’allait pas tarder à m’arracher, à coups de machette. A feu et à sang, comme tout dans cette ville. p. 33

« Les Fils de la Révolution sont arrivés à leurs fins. Ils nous ont séparés de part et d’autre d’une ligne. Celui qui a quelque chose et celui qui n’a rien. Celui qui part et celui qui reste. Celui qui est fiable et celui qui est suspect. Ils ont érigé le reproche en une division supplémentaire dans une société qui n’en manquait pas. Je ne vivais pas bien, mais si j’étais sûre d’une chose, c’était que ça pouvait toujours être pire. Ne pas faire partie de la catégorie des moribonds me condamnait à me taire par décence. » p. 54

« J’ai regardé les assiettes, les pages arrachées, les gros doigts aux ongles écaillés, les tongs et le corsage de ma mère. J’ai levé le regard, qu’elle a soutenu avec délectation. J’avais encore un goût de métal dans la bouche. Je lui ai craché dessus.
Elle a essuyé son visage, imperturbable, et a sorti son revolver. La dernière chose dont je me souvienne, c’est le bruit du coup de crosse sur ma tête. » p. 87

« Dans la profonde solitude d’un parc plein de nymphes et d’arbres, quelque chose dans ce pays, de l’ordre de la déprédation, commençait à s’abattre sur nous.» p.106

« Ils envoyaient quelqu’un incapable de comprendre ce qu’il avait vu pour que dans sa voix blanche affleure la tache sombre de la mort.» p. 141

« J’ai compris ce jour là de quoi sont faits certains adieux. Les miens, de cette poignée de merde et de viscères, de ce littoral qui s’enfuyait, de ce pays pour lequel je ne pouvais pas verser une seule larme.» .p 221

« Toute mer est un bloc opératoire où un bistouri aiguisé sectionne celles et ceux qui prennent le risque de la traverser.» p. 226

À propos de l’auteur
Karina Sainz Borgo, née en 1982 à Caracas, est journaliste, blogueuse et romancière. Elle a quitté le Venezuela il y a une douzaine d’années et vit désormais en Madrid où elle collabore à différents médias espagnols et d’Amérique latine. La fille de l’Espagnole (La hija de la española, 2019) dont l’action se déroule à Caracas, est son premier roman. Il a fait sensation lors de la Foire du livre de Francfort en octobre 2018, les éditeurs d’une vingtaine de pays en ayant acquis les droits. (Source: Livres Hebdo / Babelio)

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