Sur les roses

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En deux mots
Un bibliothécaire amoureux de l’une de ses fidèles clientes. Cette dernière peinant à oublier son premier amour. Et un voisin, amateur de roses qui payer cher sa passion. Voilà les ingrédients de cette tragi-comédie sur fond de crise des générations.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour, les livres et les roses

Luc Blanvillain nous revient avec une nouvelle tragi-comédie dont il a le secret. Cette fois, il nous raconte la quête amoureuse d’un bibliothécaire pour l’une de ses habituées. Une stratégie de conquête tout en douceur, qui va pourtant virer au drame, lorsqu’il lui prend l’idée d’offrir une rose à sa dulcinée.

À la bibliothèque, on fait de son mieux pour intéresser les habitants à la lecture. Des spectacles de marionnettes sont par exemple organisés à l’intention des enfants. Mais avouons-le, avec un succès mitigé. Ce qui ne va pas pour autant décourager Simon Crubel, le responsable. Il faut dire que Simon est amoureux. Il a remarqué Adèle, qui vient régulièrement avec Antoine, son fils de dix ans. Une passion qui n’a pas échappée à Odile, la bénévole, à Michel, amateur de littérature médiévale, ou encore à Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse (voilà qui me rappelle quelqu’un), qui partagent son secret. « Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. »
Pourtant, il tarde à déclarer sa flamme. Il suit discrètement l’objet de ses convoitises, tente d’en savoir plus sur ses goûts, construit une stratégie d’approche. Va notamment discuter littérature avec Antoine, essayant de l’intéresser à Jude l’obscur de Thomas Hardy. Un choix pour le moins osé, qui va cependant nous offrir quelques savoureux échanges.
Mais laissons un court instant notre amoureux pour nous intéresser à un couple de voisins, Christian et Odile. Nés en 1954, ils ont traversé la seconde moitié du XXe siècle avec bonheur, ont vu leurs enfants Joseph et Simone prendre leur envol et leur donner de charmants petits-enfants. Mais au moment où ils pourraient se reposer sur de doux lauriers, prendre le temps de regarder leur série préférée mettant en scène le commissaire Jonasson, un gros nuage vient assombrir leur horizon: les enfants se battent déjà pour l’héritage, leur demandant avec insistance – au terme d’un énième repas dominical et d’un énième gigot raté – de répartir les meubles qu’ils ont patiemment accumulés au fil des ans. C’est dans ces circonstances que va se nouer le drame et que Simon va se présenter chez Odile une rose ensanglantée à la main.
Revenons maintenant à Adèle. L’enseignante essaie de sortir de ses déboires en consultant un psy, le Dr Mayer. Le praticien constate jour après jour qu’elle n’a toujours pas soldé sa relation avec Charles, le père d’Antoine. D’autant que ce dernier réapparaît à nouveau dans sa vie, ajoutant ainsi un nouveau problème à la confusion ambiante.
Après Nos âmes seules, Le Répondeur et Pas de souci Luc Blanvillain nous a concocté une nouvelle tragi-comédie sur fond de crise des générations et d’incommunicabilité. Les parents ne comprennent plus leurs enfants et encore moins leurs petits-enfants, centrés sur leurs téléphones portables et leurs réseaux sociaux.
Il semble tout à fait vain de vouloir les intéresser à la lecture, même si les œuvres de fiction pourraient leur ouvrir de nouveaux horizons.
On y retrouve aussi quelques thèmes et personnages récurrents, comme l’amour et le psy. L’amour qui devient de plus en plus difficile à vivre parce que nous ne trouvons plus les mots pour le dire. Simon a ainsi aujourd’hui beaucoup de peine à déclarer sa flamme. Il a pourtant les livres inspirants à sa disposition, y compris les rares ouvrages de Chrétien de Troyes.
Quant au psy, il parcourt ce livre avec délicatesse, sorte de phare dans la nuit qui n’est toutefois pas suivi. Ce qui nous vaudra encore quelques scènes cocasses. Vous l’aurez compris, ce nouvel opus n’a rien à envier à ses prédécesseurs au niveau de l’humour et de la satire. Luc Blanvillain se régale et nous régale à nouveau… sur un lit de roses.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Sur les roses
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782374913704
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman se déroule dans une ville de province qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Un jour, quelqu’un est foudroyé par la cueillaison d’une rose.
Pour raconter cette histoire, il faut partir de zéro: la rose, bien sûr, mais aussi, aussitôt, l’amour, la mort, l’enfance, les livres, les séries policières.
Simon Crubel est amoureux. Amoureux et bibliothécaire. Attendons-nous au pire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog L’or des livres

Les premières pages du livre
« Lorsque l’enfant se mit à hurler, Simon Crubel comprit qu’il avait dû y aller un peu fort.
Il regarda sa main, gantée d’une marionnette à tête de monstre. Assez hideuse, il est vrai, muette, avec des profondeurs d’expression. Elle semblait revendiquer, plus que tout, son statut d’objet artisanal, résolument hostile à toute velléité industrielle, commerciale, capitaliste. Quelqu’un, quelque part, avait dû la tricoter.
L’enfant pleurait toujours, mais moins, depuis que la créature pendait, inoffensive, au bout du bras de Simon qui se demanda s’il devait poursuivre son histoire. Sur son autre main, une jeune princesse boudeuse évoquait une drag-queen rousse, familière des nuits berlinoises.
Agacée, l’institutrice moucha le gosse et fit signe à Simon de continuer.
— La Belle, voulez-vous être ma femme ? articula-t-il donc, docile.
Il attendit un peu, ménageant son effet, puis fit répondre la Belle.
— Non, la Bête.
C’était mou. Le cœur n’y était plus. Le cercle de moutards en chaussettes sur la moquette de l’espace-contes avait perdu sa concentration. L’institutrice en foudroya quelques-uns, de son regard las, en vain. Deux d’entre eux s’étaient empoignés et roulèrent joyeusement parmi les acariens.
— Bon je pense qu’on va en rester là, conclut Crubel, en rejoignant prudemment Odile au comptoir de prêt.
— Tu terrifies les mômes, quand tu fais la voix du monstre, signala-t-elle, guillerette.
Il acquiesça.
— Tu pourrais peut-être changer d’histoire de temps en temps. Tu ne connais que La Belle et la Bête ?
— C’est ma préférée.
Il passa derrière le comptoir et se servit un café tiède, parfum tartre.
Elle lui sourit, de ce sourire coquet qui sollicitait dans son intégralité l’armature musculaire de son visage félin. Non, pas félin. Elle tenait plutôt de la loutre. De l’écureuil, voilà. Si, félin. Son père était un chat de gouttière et sa mère un écureuil femelle. Il avait lu quelque part que le mot écureuil venait d’un mot grec signifiant « qui vit à l’ombre de sa queue ».
— Je narre mal, résuma-t-il.
Grand homme osseux, tout en structure, il donnait physiquement l’impression de mépriser les accommodements moraux. C’était une illusion, bien sûr, mais assez utile. On lui faisait confiance. Chacun le sentait confusément, un sculpteur pompier aurait pu, en d’autres temps, tirer d’un bloc de marbre une silhouette comme la sienne pour exprimer la probité.
Aussi bien, il ne mentait, comme un chacun, que sur l’essentiel. Mais il avait raison, il narrait avec maladresse, renâclant aux astuces convenues qui plaisent aux petits, roulements d’yeux, effets de manche. Symétriquement, il appliquait ces réticences à ses lectures et se méfiait des auteurs lyriques.
— Même le soleil ne brille pas partout, professa Odile.
— Comment tu vas ? s’enquit Crubel que le souci des transitions n’obsédait guère.
C’était une vraie question. Il avait besoin d’être rassuré tout à trac. Sur Odile, surtout, qu’il soupçonnait fragile parce qu’elle s’évertuait constamment à éteindre ce genre de soupçons.
— Simon, soupira-t-elle, je vais bien.
Il mima la vie d’Odile, d’un geste ample et complexe. Elle hocha la tête, son sourire s’atténuant un peu, tandis qu’elle empilait deux albums.
L’institutrice – on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans, Simon – finit par vider les lieux, précédée de la bruyante escouade. Crubel déglutit, inspira, se sentit mieux.
Un flash trop bref lui restitua inopinément la saveur oubliée de sa joie de vivre. Celle qui l’habitait à l’époque où il était lui-même épouvanté par les marionnettes. Ces attaques de nostalgie survenaient le plus souvent lorsqu’il n’était pas en mesure de les accueillir avec les honneurs qui leur étaient dus. Elles se dissipaient aussitôt.
Alentour, la médiathèque paraissait exhiber sa laideur compas¬sée. On pouvait l’oublier par moments, cette laideur, ou plutôt la contenir, mais cela exigeait un effort inconscient de la volonté, qui fatiguait. D’ailleurs, médiathèque était un bien grand mot, imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l’esprit du public les couleurs ternies de l’établissement. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque à l’ancienne, mais sans la patine, sans le prestige silencieux des boiseries. Y régnaient plutôt les dérivés pétrochimiques. Plastique pour couvrir les livres et linoléum le sol. Tout collait. Les couleurs juraient. La tranche des ouvrages piégeait des poussières anciennes, dont certaines s’étaient probablement formées sous De Gaulle. Au rez-de-chaussée, des gens de peu compulsaient chaque jour les quotidiens, de potron-minet à complies. Indifférentes à leurs craquements articulaires, d’énergiques retraitées gravissaient l’escalier de pierre pour atteindre le premier étage et s’y approvisionner en récits de vie. La poésie s’étiolait au second, dans une soupente romantique.
Cet environnement professionnel, miraculeusement préservé de la gangrène mercatique et managériale, cet espace calme où ne s’ourdissait jamais le moindre projet, où ne s’organisait aucune réunion d’équipe – Simon y était le seul employé et Odile lui donnait bénévolement un coup de main –, ce silence sans cesse recommencé possédait la vertu d’apaiser un peu les angoisses.
— Et toi ? finit par relancer Odile, de retour de la section jeunesse, où elle avait rangé les albums.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ? C’est peut-être le moment de faire le point ?
— Pas spécialement, non.
Ils causaient. C’était comme ça tous les jours.
— Et ton livre, ça avance ?
— Pas spécialement non plus.
Simon Crubel s’essayait à l’écriture. Passion qui se démentirait peu après mais qui connaissait, à cette époque de sa vie, une espèce de petit apogée. Il avait trop d’idées. Il en avait tout le temps. Son inspiration se nourrissait des quatrièmes de couverture qu’il consultait toutes les semaines en librairie, ou des interviews d’auteurs. À l’instar d’un écrivain dont on parlait, il allait se lancer, par exemple, dans un récit acerbe, une satire sans concession du monde de l’entreprise. Il prenait des notes, lisait en diagonale quelques ouvrages documentaires, échafaudait le plan d’une intrigue, la divisait en chapitres – une vingtaine, à peu près – et, son moment préféré, se lançait dans la prose.
Il abandonnait toujours aux alentours de la page 8. Plus l’abandon était tardif, plus il était cruel. Il lui avait fallu près de 150 feuillets pour comprendre que son évocation chirurgicale d’une grande exploitation agricole lassait. Son thriller psychologique s’était écroulé à la page 30. Il racontait la vengeance d’un père de famille ayant découvert l’identité du violeur de sa fille et le tuant avec des raffinements de cruauté, non sans prendre la précaution d’occire six innocents pour brouiller les pistes. Son personnage lui avait paru manquer de vraisemblance. Il avait renoncé à deux récits de deuil, à une autobiographie imaginaire, à une fresque historique retraçant la vie de la femme de Verlaine et à plusieurs romans simples et bouleversants, mettant en scène une femme âgée atteinte d’une maladie incurable, ou un enfant atteint de la même maladie, ou une femme âgée en bonne santé assistant un petit cancéreux.
Pourtant, à chaque fois, son intrigue s’imposait à lui chamarrée de feux mystiques. En un éclair, toutes les notes griffonnées à la hâte dans un carnet de moleskine qui ne le quittait jamais s’aggloméraient, se fédéraient, se rangeaient. L’histoire lui apparaissait, telle une vision. En outre, son inspiration se révélait suffisamment extensible et protéiforme pour lui permettre de recycler des motifs conçus dans d’autres intentions. L’assassin du thriller devenait le fils de la vieille dame malade qui, elle-même, pouvait tenir honorablement le rôle de la mère de Verlaine. Il récupérait des descriptions qu’il enchâssait dans d’autres textes, dont elles grossissaient la masse et augmentaient les pages.
Odile le plaignait gentiment. Elle avait accepté de jeter un œil aux productions de Simon, qui ne la convainquaient pas, mais elle l’encourageait à s’accrocher. À quoi ? répondait-il.
C’était une bonne question.
Tandis qu’Odile repartait vers le fond de la bibliothèque – elle parcourait d’invraisemblables distances quotidiennes, son podomètre en témoignait – Simon se carra dans son fauteuil, où il se trouvait parfaitement installé pour ne rien faire.

— Vous rêvez, Simon ?
Crubel sursauta. Joëlle se tenait accoudée au comptoir de prêt, où elle avait déposé une pile conséquente d’ouvrages dont elle avait, quelques semaines plus tôt, inscrit les titres dans le cahier de suggestions. Joëlle – pilier historique de la bibliothèque – désirait être happée dès les premières lignes, lire la suite en apnée puis que le récit fût une claque et ne la laissât pas indemne. Simon peinait à faire coïncider cette étrange fantasmagorie cannibalesque avec l’image mesurée qu’offrait la sexagénaire, ci-devant technicienne en télécommunication.
Lui-même se contentait désormais de prélever dans les livres des fragments, des phrases, des paragraphes, au travers desquels s’entrevoyait quelque chose d’indéfinissable, de nébuleux et qui l’aidait à vivre.
— J’ai beaucoup aimé ce bouquin, l’informa Joëlle en brandissant un bref opus ostensiblement sobre. C’est écrit à l’os. Aucun gras.
Comme Crubel n’avait pas acquiescé assez vigoureusement, elle développa.
— L’autrice a trouvé une langue. Bouleversant.
Il bredouilla quelque chose, trahissant qu’il n’avait pas même ouvert le volume. Elle eut la bonté de ne pas lui en faire grief. Joëlle professait un goût très vif pour les récits tragiques, vertébrés, lourds secrets de famille, confessions pénibles, humiliations, domination. Elle prisait les syntaxes minimalistes ou, au contraire, les flux lacrymaux, dont elle citait des bribes sur son blog, ornementées d’enluminures numériques et d’émoticônes. Elle aurait sans doute adoré tous les livres que Crubel n’avait jamais écrits.
— Ce sera un coup de cœur, annonça-t-elle. J’ai hésité avec pépite mais ce sera coup de cœur.
Simon, incertain de la réponse espérée, lampa le fond de son gobelet.
— C’est chouette, Joëlle.
Elle parut déçue. Elle l’était toujours mais revenait à chaque fois, avec un enthousiasme intact. Odile les rejoignit et, entraînant habilement Joëlle vers le rayon des nouveautés, indiqua à Simon, d’un discret signe de tête, qu’Adèle était là.
Sagement assise à une table, un peu à l’écart, elle avait dû assister à la séance de marionnettes. À moins qu’elle ne fût arrivée juste après. Bien qu’il consacrât l’essentiel de ses journées à guetter son entrée, il la découvrait toujours par hasard, perdue dans le décor où elle semblait s’être incarnée, penchée sur un livre qu’elle parcourait avec gravité, avant de lever la tête, remontant du bout de l’index ses adorables lunettes à monture multicolore, pour le saluer en souriant.

C’est Odile, bien sûr, qui avait fait prendre conscience à Simon que l’intérêt qu’il portait à Adèle était clairement de nature amoureuse. À sa façon discrète et insinuante, par petites phrases elliptiques, s’arrangeant toujours pour caboter à distance raisonnable du sujet, qu’elle n’abordait jamais. Distillant les détails au fil des jours et des semaines, elle lui avait révélé qu’Adèle enseignait la littérature au lycée voisin, et que, comme on disait à l’époque de la lointaine jeunesse d’Odile, elle était mère célibataire d’un petit Antoine, dix ans. D’où tenait-elle ses renseignements ? Déformation professionnelle, peut-être, puisque l’intégralité de sa carrière s’était déroulée dans divers bureaux de l’hôtel de ville où elle exerçait des fonctions d’ordre sanitaire et social, calcul et versement de prestations, accueil d’allocataires, constitution de dossiers complexes, prise en charge des misères, dans leur inépuisable multiplicité et le respect absolu de l’orthodoxie administrative.
La retraite n’avait pas tari sa curiosité pour les humains, curiosité que Simon regardait comme l’une de ses plus impénétrables bizarreries, lui-même peinant à différencier les visages. Hormis, justement, celui d’Adèle.
— Et le père ? s’était-il enquis.
— Le père ? Quel père ?
— Celui du petit Antoine, dix ans.
Odile, qui s’attendait à la question et se désolait de n’y pouvoir répondre, avait haussé les épaules. Mais tout laissait penser que cet homme – un simple géniteur, probablement – s’était perdu quelque part dans le passé, et qu’il ne constituait ni un danger, ni un obstacle.
— Un obstacle à quoi, Odile ?
— Prends-moi pour une idiote.
Chez Simon Crubel, la puissance de l’amour, par une superstition d’autant plus féroce qu’elle était devenue pour lui, comme pour tous les inquiets familiers de l’échec, une seconde nature, était exactement proportionnelle à l’énergie avec laquelle il le déniait. Sa passion s’était d’abord fixée sur des détails d’Adèle – ses montures multicolores, sa nuque entrevue sous le chignon relâché, ses incisives nacrées fichées dans la roseur des gencives. Elle venait souvent lui parler. Riche de ces échantillons visuels et sonores, qu’il conservait comme des trophées, il s’évertuait, la nuit, à les assembler, pour tenter de reconstituer son épuisante splendeur. Peine toujours perdue.
— C’était très bien, votre petit spectacle, dit-elle.
Il ouvrit grand les yeux, brusquement tiré par Adèle de son rêve d’elle. Elle avait eu le temps, pendant qu’il prenait conscience de sa présence, de marcher jusqu’au comptoir qui, maintenant, les séparait.
— Il flanque la trouille aux mômes, réitéra Odile, revenue des nouveautés.
Joëlle, elle, avait disparu.
Adèle rit. Un rire bref, comme l’écho d’un grillon sur un éboulis. Des images idiotes et précises s’imposaient constamment à Crubel, en présence d’Adèle, en son absence, à son sujet. Souvent, elle venait à la médiathèque avec le petit Antoine, dix ans. Simon et lui s’entendaient bien. Antoine se nourrissait de gros ouvrages très au-dessus de son âge où se déployaient des univers fantastiques et violents. Simon, ceux-là, les lisait aussi, les aimait aussi.
— Il fait ça très bien, confirma Adèle en finissant de rire.
Habituellement, Simon se prévalait d’un certain sens de la repartie. Mais il était plus à l’aise avec les interlocuteurs qu’il ne rêvait pas de déshabiller du bout des dents, dans un lit plein d’odeurs légères.
Toujours assis dans son fauteuil, il avait maintenant la tête à la hauteur des seins d’Adèle, et ne les regardait pas, se concentrant sur le lobe de son oreille gauche, un lobe orné d’une petite pierre bleue. Elle posa devant lui un roman policier.
Après plusieurs secondes, il l’enregistra dans l’ordinateur.
— Et voilà, dit-il.
Plusieurs autres secondes plus tard, elle était partie.
— C’est tout ce que ce que tu trouves à lui dire ? demanda Odile.
— Comment ça ?
— Prends-moi pour une idiote. À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses.

Adèle avait perçu, dans la voix du docteur Mayer, un certain agacement. Il n’était sans doute pas très professionnel pour un psychanalyste lacanien de déroger, fût-ce par ce léger frémissement des narines assorti d’une rudesse dans les inflexions vocales, à la règle d’imperturbabilité qui gouvernait son art, mais Adèle le comprenait. Pire, elle compatissait.
En deux ans de thérapie, aucun progrès notable ne s’était fait jour chez elle. Tout au plus – et encore – les longues séances hebdomadaires avaient-elles révélé les séquelles d’un conflit mal éteint avec sa sœur cadette, qu’elle ne voyait jamais, et qui était devenue, pour le petit Antoine, une tante assez déplorable.
Initiée par un épisode dépressif, consécutif à sa rupture avec Charles, cette longue entreprise, loin de dissiper la tristesse qui régissait la ronde lancinante de ses pensées, n’avait fait qu’en éclairer les reliefs. Mais, tout de même, la phrase que venait de prononcer le docteur Mayer, outre sa tonalité peu amène – Adèle ne le comprit qu’en se la répétant mentalement, raidie sur le divan – délivrait un pronostic peu encourageant : « Il est à craindre que notre espèce disparaisse avant votre névrose. »
Jusqu’alors, le praticien s’en était tenu à une réserve de bon aloi, un silence qui donnait à penser voire, dans les bons jours, à espérer.
Se pouvait-il qu’il eût changé de tactique et décidé de brusquer la jeune femme, de la placer sans ambages face à son néant dans l’espoir de lui faire amorcer un virage avant le précipice ?
Ou alors non, c’était juste qu’il en avait marre.
Adèle n’était sans doute pas une patiente passionnante. Dans le cabinet du docteur Mayer, elle avait pris l’habitude, au cours de ces deux années si vite écoulées, de déverser ses inquiétudes, presque toutes relatives à son fils. Mais bon, elle payait pour ça, lui semblait-il. Et si elle n’offrait à l’interprète aucun symptôme spectaculaire, pas de crises de tétanie, nulle phobie notable hormis, peut-être, celle des orteils préhensiles dépassant des sandales – et que, d’ailleurs, elle taisait – aucun trouble psychotique, Adèle garantissait au docteur des revenus réguliers et, pour tout dire, confortables.
Son salaire de professeur titulaire faisait d’elle une cliente solide, une de ces habituées qui ne provoquent jamais d’esclandre. Elle sanglotait rarement et ses cauchemars récurrents mettaient presque toujours en scène ses proches, jouant, sous différentes apparences, des rôles similaires, alternativement bourreaux, victimes, maîtres d’école sadiques, corps en putréfaction.
Les peurs d’Adèle étaient rien moins qu’extraordinaires. Elle redoutait le dérèglement climatique, les maladies de son fils, la mort de ses parents, la réussite de sa sœur.
Au début, elle s’en ouvrait au docteur, dont elle tentait d’évaluer les silences. Selon qu’ils étaient purs ou ponctués de petites toux, de reniflements ou de coups de glotte, il était loisible, avec l’expérience, d’y décoder un encouragement, un doute, une interdiction catégorique.
Mayer se défendait d’émettre de tels signaux, assurant à Adèle qu’elle se livrait à des projections mais il fallait avouer que, dans ce cabinet mal aéré, tout paraissait surchargé de sens, depuis l’embrasse des rideaux empesés jusqu’au petit buste en ivoire moustachu qui rappelait vaguement Philippe Pétain ou Edwy Plenel.
Les échanges proprement verbaux n’avaient lieu qu’à la fin de la séance, au moment où le docteur lissait soigneusement le chèque ou les espèces qu’Adèle venait de lui remettre. »

Extrait
« Comment l’amour de Simon pour Adèle avait-il, selon la formule consacrée, cristallisé, non seulement dans l’intime creuset de son cœur, mais encore et peut-être surtout au sein même de la petite communauté qu’il formait avec ses deux amis de la bibliothèque ? Mystère non moins profond que cet amour lui-même qui constituait désormais entre eux une manière de secret scellant leurs âmes. Telle était la puissance de cette passion, qu’excédant les limites, trop étroites pour elle, de Crubel, elle l’unissait à ses proches en une symbiose affective inédite. Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. » p. 31

À propos de l’auteur
BLANVILLAIN_lucLuc Blanvillain © Photo DR

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020), Pas de souci (2022) et Sur les roses (2024). (Source: Quidam Éditeur)

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Le rire des autres

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En deux mots
Trouver un emploi avec diplôme de philo est quasi impossible. Sa conseillère pôle-emploi offre à Anna un poste de «chauffeuse de salle» pour une émission de télévision. Elle et son copain Lulu doivent faire avec leur situation précaire jusqu’au jour où il se met à cracher des euros.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui vomissait des euros

C’est vers le fantastique que penche le premier roman d’Emma Tholozan. En imaginant un jeune homme crachant des euros, elle nous offre un conte saisissant sur le statut social, la soif de réussir, le pouvoir de l’argent.

C’est à Pôle emploi, rebaptisé aujourd’hui France travail, que commence ce roman vif et joliment construit. On y croise Anna, diplômée en philosophie, face à une conseillère qui lui explique que sa formation ne l’aidera pas dans sa recherche d’emploi. Le mieux qu’elle puisse lui proposer est un poste de chauffeuse de salle pour une émission de télévision. Sans vraiment savoir de quoi il en retourne, elle se présente aux studios d’enregistrement et comprend qu’elle doit faire applaudir et rire le public de l’émission. Une tâche épuisante – on enregistre quatre émissions à la suite – mais dont elle s’acquitte avec assez de talent pour conserver son job.
C’est dans les bras de Lulu, son compagnon, qu’elle va pouvoir se consoler. Le jeune homme d’un naturel optimiste avait emménagé chez elle et mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer, même si son travail ne lui rapportait pas beaucoup. «Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf.»
Une situation précaire, mais qui va brutalement changer quand une chose insensée se produit: Lulu a craché un billet de banque. Une fois séché et contrôlé quant à son authenticité, ledit billet va offrir de nouvelles perspectives au couple. Car il suffit à Lulu de vomir pour que les euros s’accumulent. Anna ne se pose pas trop de questions et encourage Lulu à rendre des sommes de plus en plus importantes afin de pouvoir céder aux sirènes de la consommation. Autant profiter de cette aubaine tant qu’elle dure!
Ce conte sur la place de l’argent dans un couple vire alors de la comédie au drame. Entre les envies d’Anna et les interrogations de Lulu, entre des besoins de plus en plus importants de l’une et la peur d’un problème de santé pour l’autre.
Emma Tholozan a construit son premier roman comme un conte fantastique qui nous offre de réfléchir à la place de l’argent et au-delà, aux valeurs qui guident – ou pas – notre existence. Avec humour, elle raconte ce délitement progressif, ce fossé qui se creuse entre les aspirations d’une jeune femme qui entend se prouver qu’elle est quelqu’un – une intellectuelle – qui mérite sa place dans les hautes sphères de la société et un jeune homme pragmatique – le manuel – qui se satisfait parfaitement de ce qu’il a et de ce qu’il construit de ses mains. Deux conceptions qui, jusqu’à l’épilogue, vont s’affronter avec des arguments plus ou moins convaincants. Un premier roman réussi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Le rire des autres
Emma Tholozan
Éditions Denoël
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782207179079
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai fait un rêve formidable. Je naviguais sur une rivière, dans un bateau aux rames de bois. Assoiffée, je me suis penchée par-dessus l’embarcation. J’ai formé une petite coupe avec mes mains pour recueillir de l’eau et, quand je les ai remontées à la surface, elles étaient remplies d’argent. La rivière m’en offrait une source intarissable. J’ai avalé ces billets. De pleines poignées. Ça me bourrait de bonheur.»
Anna rêve de devenir quelqu’un. Pourtant, le jour où sa conseillère Pôle emploi lui annonce que ses études de philosophie ne valent rien sur le marché du travail, elle accepte un emploi alimentaire sur le plateau d’une émission télé. Comme son copain Lulu, smicard lui aussi, elle se met à défier fièrement la société de consommation.
Tout change quand Lulu se met subitement à vomir des billets de banque à une cadence soutenue. Pendant qu’il expulse de sa trachée de quoi lui acheter des sacs de luxe et un appartement à moulures, Anna s’interroge: doit-elle s’alarmer pour la santé de Lulu ou plutôt s’assurer que le flux précieux ne tarisse jamais? Jusqu’où est-elle prête à aller pour gagner sa place parmi l’élite?
Avec ce premier roman à l’humour décapant, Emma Tholozan brosse le portrait cru, et infiniment singulier, d’une génération privée d’idéal.

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Les premières pages du livre
« C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi. Sans réfléchir. J’avais suivi la cohorte. Tout le monde savait que c’était un passage obligé après le master.
Ça faisait quelques semaines que j’attendais le prochain rendez-vous. L’œil toujours fixé sur le téléphone. L’oreille tendue au cas où l’appel retentirait. Le fameux, libérateur, salvateur même ! Mais chez moi, ça ne sonnait jamais. L’écran restait noir. Finalement, une employée m’avait contactée. Je devais y retourner pour rencontrer ma nouvelle conseillère.
Je me suis levée tôt, je voulais arriver à l’agence avant l’ouverture. Sur place, j’ai constaté qu’on était beaucoup à avoir eu la même idée. Les grands esprits ! La file s’étendait jusqu’à l’angle de la rue. L’homme derrière moi s’adressait à un ami : « Sur mon CV, j’ai mis “maîtrise de Facebook” pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Une certaine fébrilité zébrait l’air. De temps à autre, quelqu’un se hissait sur la pointe des pieds, sortait sa tête du rang pour voir par-dessus les autres crânes si le rideau métallique montait enfin. On se serait cru devant un centre commercial le premier jour des soldes. Peut-être que certains allaient se jeter sous les grilles. Entre les clopes sur lesquelles on tirait avec avidité et les pochettes en carton qui contenaient nos dossiers, on se demandait où pouvait bien se planquer le plein emploi. Maintenant, il fallait tout un arsenal pour espérer obtenir un job. Photocopie de la carte d’identité, photocopie de l’attestation de logement, photocopie du certificat de participation à la journée de citoyenneté, photocopie des diplômes. Des dizaines de feuilles en veux-tu en voilà pour la seule possibilité du peut-être, la virtualité du si jamais j’ai de la chance. On s’y accrochait tous, alors tant pis pour les arbres.
Le rideau a percé le silence de sa mécanique enrayée. Même lui était las. Personne n’a rampé en dessous pour rejoindre la salle le premier, mais on a quand même joué des coudes.
J’ai pris un ticket. Numéro 56. Patience. Jambes qui lancent. Impatience. Plein de chiffres qui défilent, jamais le mien. Faut dire qu’on était vraiment toute une ribambelle. La farandole des miséreux. On se conformait presque tous à la même attitude, le regard fixé sur nos baskets en toile. On se toisait en silence, discrètement. Depuis combien de temps il cherche, lui ? Et celle-là, est-ce qu’elle est en fin de droits ? L’ancienneté se mesurait surtout au degré d’inclinaison du corps. Les petits nouveaux paraissaient toujours les plus embarrassés. Le dos voûté, repliés sur eux-mêmes. Dépités d’être là. Avec l’expérience, la colonne vertébrale se redressait. C’est pas parce qu’on est au chômage qu’on ne peut pas être fier. On les reconnaissait à ça, les vieux de la vieille. Décontraction à son apogée. Ils appelaient les dames de l’accueil par leur prénom, s’inquiétaient de la santé de leurs enfants. Mais jamais de paroles échangées avec les autres demandeurs. C’était une règle tacite.
La salle regorgeait d’affiches. Dessus, des personnes avaient l’air très heureuses de travailler trente-cinq heures par semaine pour un salaire de misère. Je regardais cet étalage d’optimisme avec un mélange de dégoût et d’espoir. Numéro 56 : c’était à moi.
Dans le bureau, j’ai découvert Marjorie, ma nouvelle conseillère. Elle s’est présentée. Elle était là pour mon bien. Ensemble, on allait y arriver. C’était une petite dame à l’allure de bouledogue français, grosses lunettes aux verres épais et cheveux coupés droit. Elle suffoquait dans son chemisier fleuri : apparemment, la climatisation était en panne, si tant est qu’elle ait fonctionné un jour. Marjorie est entrée dans le vif du sujet. Il fallait recommencer le dossier depuis le début. Je lui ai tendu le bout de papier sur lequel figurait en gras la mention très bien. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. « La philo… » Elle n’a pas terminé sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle en déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus, je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de l’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case « aucune compétence particulière ». Les tap-tap du clavier devenaient frénétiques. Elle a soupiré, frotté ses lunettes. Éclaircissement de voix. Raclement de gorge. Elle déployait une énergie folle pour chercher un poste qui ne nécessitait aucune compétence. La tâche était ardue. Ses doigts pianotaient à une vitesse impressionnante, une virtuose, les cliquetis aussi élaborés qu’une sonate. Après ces longues minutes de concert, elle a soufflé de satisfaction. Marjorie a pris un stylo Bic : « Présentez-vous demain, à 9 heures, à l’adresse indiquée – elle me tendait une feuille recouverte d’une écriture appliquée –, ça devrait faire l’affaire. Ce sera difficile, mais au moins vous serez payée. » Ensuite, elle a débité plein de mots compliqués sur la conjoncture économique, comme « saturation du marché de l’emploi », « compétitivité », « productivité exponentielle ». Je sentais bien qu’elle souhaitait que je réagisse, mais la seule réplique que j’aie trouvée était une citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Grand silence. Immédiatement, le sentiment de honte a suivi. Ringarde, je me suis dit. Pédante. Mais à Marjorie, ça lui a plu. Ses yeux se sont éclairés d’une jolie lueur. Elle m’a demandé qui avait écrit cette phrase : un vieil homme qu’on a forcé à s’ouvrir les veines.
J’ai quitté le bureau sans même regarder la feuille que Marjorie m’avait remise. C’est seulement un peu plus tard, dans la rue, que je l’ai dépliée. Chauffeuse de salle. Un grand courant d’air a sifflé entre mes deux oreilles : j’ignorais ce que cela signifiait. Peu importe, j’avais un travail. En tout cas, ils devaient me prendre à l’essai. J’ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle. Il s’est montré très content. Il a voulu savoir quel job j’avais décroché. Quand j’ai prononcé l’intitulé du poste, il s’est inquiété :
— C’est pas porno, au moins ?
— Non, enfin, je crois pas…
— Ah bon, super alors ! Et donc, tu seras payée ?
— Oui, j’espère.
— C’est formidable, Anna, bravo ! On pourrait fêter ça ? Je vais faire des crêpes !
Il ne m’a pas laissé le choix : en arrière-plan, je l’entendais déjà s’affairer à la préparation de la pâte.
— Et toi, papa, comment ça va ?
— La routine… Bon, t’arrives à quelle heure ? J’ai hâte.
*
Le soir même, Sophie organisait une fête. Je ne sais pas trop ce qu’on célébrait. La fin de quelque chose, sûrement. Je n’avais pas envie de m’y rendre et de me retrouver dans un appartement rempli d’une bande de dégénérés en pull à col roulé noir, porté malgré les trente-cinq degrés en extérieur pour plus de sérieux et de crédibilité. Excités par l’alcool. Secoués d’hormones. Les pupilles dilatées de bonheur. Platon, Kant, Deleuze et la French Theory : tout allait y passer, pour sûr. J’avais promis pourtant, alors j’y suis allée.
Robe. Rouge à lèvres. Métro. J’ai interphoné, escalié, bisé. La chaleur était étouffante. Fin juillet. À travers les vapeurs de rhum et les volutes de fumée qui embrumaient la pièce, j’ai aperçu le sourire de Sophie.
— C’est pas trop tôt ! On n’attendait plus que toi.
— Désolée, j’étais avec mon père…
— Et tu ne nous as pas rapporté de crêpes ?

Une goutte de sueur a perlé sur mon front, je l’ai épongée avec une serviette en papier et je suis immédiatement allée me chercher un verre. J’ai discuté avec les autres. Chacun avait fait la même chose cette semaine-là. Pôle emploi était sur toutes les lèvres. Déprimant. Mais, avec charme, on en rigolait. Élégance du désespoir. Et puis la solidarité des perdus. On se touchait l’épaule. On se réconfortait comme on pouvait. Frères et sœurs de bancs de bois durs qui font mal au dos. Trois heures de cours par semaine à essayer de comprendre les synthèses disjonctives nous avaient donné l’illusion d’être devenus une famille. Alors, comme en famille, on prenait des nouvelles de chacun. Élodie s’était inscrite sur un site de garde d’enfants, Mehdi avait un entretien pour travailler dans un fast-food.
— T’étais pas communiste, toi ?
— Oh bah, faut bien manger.

Touché. Pour tous, l’horizon était fait de petits boulots, mais ça nous convenait. La philo nous avait appris à mépriser les biens matériels. Chaque année, pour mon anniversaire, mon père se creusait la tête. Une belle montre ? Une nouvelle paire de chaussures ? Mais non, papa, tu sais bien, je n’ai pas besoin de ça. Offre-moi des livres, des livres et encore des livres. C’est plus pur. Tout plutôt que devenir esclave du capital ! On se gargarisait de notre grandeur d’âme, même si c’était pour retourner des steaks hachés sur une plancha. Moi, je ne disais rien. Je n’ai pas parlé de la perspective de chauffer des salles. J’ai la pudeur facile, l’étalage compliqué. Je préférais écouter. Entre deux verres, Sophie m’a agrippée.
— Dis, Anna, tu crois que tu pourrais m’aider à réviser pour le CAPES ? Me faire réciter les cours, tout ça?

Elle débordait d’enthousiasme, comme une petite fille qui entre à la grande école. Je me suis sentie obligée de la mettre en garde.
— T’es sûre que c’est une bonne idée ? Tu vas être envoyée n’importe où en France. T’auras un emploi du temps horrible avec une tonne de copies à corriger toutes les semaines. Il paraît même que, parfois, ils te paient avec un retard de trois mois.
— T’es toujours défaitiste. Et la joie de transmettre, t’y as pensé ? Le bonheur de voir des lycéens s’épanouir ? Et puis de toute manière, je sais rien faire d’autre…

J’ai pensé à la phrase de Malraux : « L’amitié, ce n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, c’est d’être avec eux même quand ils ont tort. » Si Sophie avait envie de se fracasser contre un mur, j’appuierais sur l’accélérateur avec elle. J’ai dit : « OK, si t’es motivée, on s’y met dès que j’aurai pris mes marques au boulot ! » Sophie a quand même dû sentir que je n’étais pas très emballée, alors elle a tendu son petit doigt en l’air pour que je l’attrape (elle savait que ça m’attendrissait toujours), et le pacte était scellé.
Entre-temps, l’ambiance, déjà moite, était devenue lourde. Un épais couvercle s’était posé sur la cocotte-minute de nos vies, les fenêtres étaient nappées d’une buée dense : je cuisais à petit feu.
Quand la conversation s’est faite trop pesante, je me suis mise à danser. Ça a commencé par un soubresaut. Ridicule. Une légère flexion des jambes, plus ou moins en rythme. Plutôt moins que plus, d’ailleurs. Très vite, l’alcool aidant, les bras s’y sont joints. Mouvements saccadés et grands cercles. Alterner. Les hanches qui se déploient, ankylosées depuis trop longtemps. Je fermais les paupières et battais des cils, secouais la tête. J’avais l’impression d’être sensuelle, alors que je devais ressembler à un asticot accroché à un hameçon. Je ne dansais pas, je me débattais. La féminité des magazines de mode était loin, Axelle Red aussi. L’enceinte continuait à cracher des chansons entraînantes, du rap et de la pop, du français et de l’américain. On faisait semblant de connaître les paroles, on chantait en play-back. Puis la musique a ralenti.
Comme je pouvais m’y attendre, la discussion s’est envolée vers le ciel des idées. Ça développait des grandes notions, l’amour, la liberté, la mort. Des mots mille fois remâchés dans des bouches différentes, j’avais l’impression d’écouter un disque rayé. La même comptine en boucle depuis l’Antiquité, on nous aurait foutu des toges que ç’aurait été pareil. J’étais écœurée. On nous avait vendu le concept du philosophe-roi, une place de choix dans la société, mais Platon s’est planté. T’es capable d’expliquer la nuance entre justice et équité ? C’est bien, en revanche, on a simplement besoin d’une personne pour faire de la mise en rayon, donc ça t’aidera pas. Au suivant ! Une sensation pâteuse tapissait ma langue. J’enchaînais les verres de mauvais alcool en faisant mine de m’intéresser au débat. Acquiescement du menton. Moue circonspecte. Lèvres pincées.
C’est à cet instant qu’un type a planté ses deux émeraudes droit dans mon iris. Je l’ai tout de suite vu, même de loin. Au milieu de cette galaxie absurde, je l’ai tout de suite vu. Il est devenu le centre. Beau comme un soleil. Une figure blanche qu’encadraient des cheveux noir de jais. De hautes pommettes sur lesquelles reposaient deux yeux d’un vert hallucinant, presque translucide. De ceux qu’on voit seulement sur Photoshop. Il avait une gueule à tourner dans un film, mais je ne savais pas trop de quel genre. Il racontait une anecdote à propos d’une file d’attente et d’une caissière. La fille en face de lui riait à gorge déployée. Elle basculait sa tête en arrière puis remettait sa frange en place d’un geste faussement négligé. Blond éclatant. Une pub pour du shampoing.
La voix du type n’arrivait pas à couvrir celle de Sting que Sophie avait mise en fond. Alors j’entendais, par bribes, le début de ses blagues, sans les chutes, mais j’étais quand même happée. Une boule à facettes étoilait son visage de taches argentées. Les spots lumineux dansaient une valse à trois temps, le jaune, le violet et le rose. Tout s’est solidifié d’un coup. Le sang avait du mal à passer, il paraissait soudain très épais. Le cœur qui s’arrête un instant.
Après s’être installé sur le canapé, un peu plus loin, il m’a fait signe d’approcher. La force d’attraction était très importante, mais j’étais complètement saoule. J’employais toute mon énergie à mettre un pied devant l’autre sans tituber. Concentration à son paroxysme. Allez, Anna, fais un effort. Le gauche, puis le droit. Le droit, puis le gauche, c’est ça, perds pas le rythme. J’avais un mal de ventre terrible et la vue qui se brouillait. Je me suis affalée à côté de lui comme si je ne m’étais pas assise depuis des siècles. Il m’a interrogée pour savoir si j’étais plutôt philosophie continentale ou analytique. Je l’ai fixé avec méfiance. Les ténébreux qui citent du Nietzsche, j’en avais eu ma dose à la fac. « Je te taquine. On s’en fout de tout ça, non ? » Oui, on s’en foutait de tout ça.
Je me suis étonnée de ne pas l’avoir croisé à l’université. C’était normal, puisqu’il n’y était jamais allé. Lui, il réparait des trucs. C’est de cette manière qu’il avait rencontré Sophie, par le biais d’un ami qui connaissait un ami qui le connaissait. Elle avait des problèmes avec son ordinateur. Étudiante fauchée, pour le dédommager, elle l’avait invité ici. J’ai immédiatement regardé ses mains. Automatisme. Réflexe d’intello. Elles étaient calleuses. Solides. Quelques éraflures. Des doigts qui font autre chose que de tenir un stylo pour une dissertation. Il a remarqué mon insistance et serré le poing si fort entre ses cuisses que ses jointures sont devenues blanches. J’étais gênée. J’ai essayé de faire une blague.
— C’est Descartes qui entre dans un bar. Le gars derrière le comptoir lui lance : « Vous prendrez bien quelque chose ? » Il répond : « Je ne pense pas », et là, il disparaît.
Wouah. Cinq ans d’études pour ça. Elle était franchement nulle, pourtant j’y ai mis tout ce que j’avais, dans cette vanne. J’ai senti l’urgence. Je ne crois pas qu’il ait compris, mais ça a fonctionné, il a souri. Le cœur qui s’arrête un deuxième instant. Là, j’ai remarqué une petite fossette qu’il avait sur la joue droite. Droite, j’en suis sûre parce qu’on se tenait côte à côte. Ça faisait comme une virgule. Ça lui allait bien, la virgule, parce que sa parole se déversait en flot continu, sans point. Pas d’arrêt entre ses histoires, l’une succédait à l’autre avec un naturel déconcertant.
— Moi aussi, je connais des blagues moyennes. T’en veux une ? Quelle est la différence entre un dollar et un rouble ?
— Je sais pas.
— Un dollar !

Là, c’est moi qui n’ai rien compris, mais je buvais ses paroles, je riais à tout ce qu’il disait. Dents blanches et nuque relâchée vers l’arrière. D’un coup, j’ai repensé à l’autre fille, celle de la pub de shampoing, et ensuite j’ai gardé la tête bien droite. On discutait et je sentais mon estomac se serrer. Main invisible qui me retournait les boyaux. Crampes. Gargouillements. Remontées. Que du glamour. Il s’est intéressé à ce que j’allais faire dans la vie, enfin si ça m’allait d’en parler, ce n’était peut-être pas le lieu ni le moment, peut-être que je préférais retourner avec les autres ? Et là, j’ai vomi. Sur ses chaussures. Une substance rose et pétillante : du gin-tonic à la fraise, erreur de débutante.
Il ne s’est pas vexé du tout, au contraire. Il a ri de nouveau. De manière tonitruante cette fois. Il se tenait les côtes tout en secouant son pied au-dessus du tapis. La fille blonde me regardait d’un air hautain. Il s’est levé, m’a tirée par la main et a murmuré dans mon oreille : « Je crois qu’il est temps d’aller se coucher. » On est partis comme ça, plantant les kantiens.

La rue avait changé de texture. Les façades d’immeubles paraissaient confortables, j’avais envie de m’y adosser. Le sol n’exhalait plus la chaleur emmagasinée la veille. Finis, le goudron fumant et le plastique des semelles qui colle un peu. L’air s’était rafraîchi. Je respirais mieux. Au loin, une petite aube se réveillait tranquillement, teintant les toits de nuances orangées. J’ai regardé sa montre qui reposait avec son avant-bras sur mon épaule. Je devais me lever trois heures plus tard. Il ne parlait pas. Moi non plus. Mais c’était doux. Une sensation enveloppante. Du réconfort à chaque enjambée. Le tintement de ses bottines sur l’asphalte rythmait notre marche. Nous avancions cahin-caha. Bras dessus, bras dessous. Lui, mon sac sur le dos. Moi, le cœur en bandoulière. On ne croisait que des éboueurs et des vieux insomniaques qui promenaient leur chien. Il y avait de la tendresse dans leurs regards. Accrochée à mon compagnon comme une moule à son rocher. Le pas chancelant. Le parcours zigzagant. Que pouvaient-ils penser de nous ?
J’ai fini par reconnaître le bout de ma rue. Un peu de familiarité, ça faisait du bien. Point d’ancrage dans cette ville qui semblait tournoyer autour de moi. Le tangible qui tangue. Ça m’a remis les idées en place. Quand nous sommes arrivés devant la porte d’entrée, il m’a vue hésiter sur le digicode. Le doigt suspendu. Dans l’attente. 3948. Non. 9348. Non. La troisième tentative a été la bonne. Je n’ai pas pensé à lui proposer de monter. J’ai bredouillé un merci à l’haleine fétide. Il a attendu que je sois bien rentrée, et même un peu après. Quand j’ai voulu tirer les rideaux pour dormir, il était encore là, dehors, droit et serein. Je lui ai fait un signe depuis la fenêtre. J’ai vu sa silhouette changer de trottoir, s’enfoncer dans les rayons ocre et disparaître totalement. La lumière l’avait avalé.

Extrait
« D’ailleurs, Lulu aussi travaillait, très dur même. Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf. Notre appartement à commencé à accueillir des quantités astronomiques d’objets. Ça s’amoncelait dans les coins, il y en a même dans les toilettes. On retrouvait des vis dans des endroits inattendus.
Dans l’espoir d’élargir sa clientèle, Lulu a collé une affiche dans le hall de l’immeuble en indiquant qu’il réparait porte quel machin, électrique, électronique ou mécanique pour un tarif unique de trente euros. Dans les jours suivants, on a vu défiler chez nous toute la résidence. C’était drôle, les possessions incongrues des voisins. Thérèse du troisième lui a même apporté un vibromasseur. Elle nous a suppliés de ne rien révéler à son mari. Pour lui faire plaisir, Lulu a augmenté la puissance. Devant tant de débrouillardise, certains voisins lui donnaient un peu plus d’argent ou bien nous apportaient des lasagnes. Et même si c’était difficile avec le peu de sous qu’il récoltait, Lulu mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer. » p. 40-41

À propos de l’autrice
THOLOZAN_emma_DREmma Tholozan © Photo DR

Emma Tholozan a vingt-six ans et travaille dans l’édition. Le Rire des autres est son premier roman. (Source: Éditions Denoël)

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Mortelle assemblée de copropriété

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  RL_2024

En deux mots
Cette année encore l’assemblée générale s’annonce houleuse, tant les inimitiés entre copropriétaires sont fortes. Mais personne n’aurait pu imaginer que le plus pugnace et détesté d’entre eux allait être retrouvé mort dans les toilettes. L’enquête s’annonce difficile.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«La fureur est aussi aveugle que l’amour»

Dans son nouveau roman Frank Andriat imagine un homicide alors que se rient une assemblée de copropriétaires. L’enquête qui suit est l’occasion de dresser une galerie de personnages qui racontent la dégradation des relations sociales. Ou quand la comédie vire au drame.

Bien qu’il n’en ait guère envie, le narrateur de ce savoureux roman est convié à l’Assemblée générale de sa copropriété. Comme tous les ans, ce critique littéraire s’apprête à s’ennuyer ferme. Et à consulter les dizaines de points à l’ordre du jour, il n’est pas prêt de mettre fin à son supplice.
Mais cette fois l’assemblée pourrait se dérouler plus calmement que durant les années précédentes, car Marius Van Eyck manque à l’appel. Ce dernier est pinailleur hors-pair, toujours prêt à ferrailler, en particulier avec Manon Doyen, une inspectrice de police qui prend vite la mouche quand elle sent ses intérêts menacés. Parmi les dizaines d’autre copropriétaires, on notera la présence de Jean-Christophe Lheureux, «président du conseil sortant, qui porte bien son nom», de Marcelin Storm, professeur de mathématique, de Maya Lebrun, «fiscaliste et donc rudement utile» en plus d’être charmante. Ils sont entourés de Youssef Ben Omar, «jeune retraité actif», d’Alexandre Rabhi, «entrepreneur et artisan de paix», Mathias Balloie, un journaliste de la télé, la jolie Louise Derviche, ou encore de Vinciane Merveille, agent parlementaire et Maryse Klein, bien décidée à faire la chasse à toutes les dépenses qu’elle jugera inutiles. Sans oublier Brandon, qui essuie les plâtres, ayant acheté son appartement trois jours auparavant.
Après les premières délibérations, qui se déroulent sans trop de heurts, on assiste à de premiers échanges plus vifs, mais qui traînent en longueur.
«Je jette un coup d’œil à ma montre: il y a plus de deux heures cinquante que nous sommes enfermés dans cette grande salle froide, sans un café pour nous réchauffer, sans un biscuit pour nous sustenter et nous redonner un peu d’énergie. Cela tient réellement de la torture!»
Mais au moment où le supplice prend fin, un cri vient glacer l’atmosphère et obliger l’assistance à rester sur place. On a retrouvé Marius Van Eyck dans les toilettes «un couteau planté dans le ventre et remontant vers le cœur, comme s’il s’était fait hara-kiri ou comme si on le lui avait fait.»
L’enquête qui suit sera l’occasion de fouiller dans les vies des uns et des autres et pour notre narrateur de mener ses propres investigations, maintenant qu’il se trouve en plein polar.
Frank Andriat passe ainsi allègrement de la satire au roman noir et nous offre un joli miroir de la noirceur des âmes. Car à bien y regarder, chacun des protagonistes aurait des raisons de se plaindre, de se révolter, voire de passer à l’acte une fois écartés ceux qui n’ont plus la force physique et ceux qui étaient loin au moment des faits.
De découvertes en révélations, ce vrai-faux polar est d’abord le révélateur de relations sociales qui se dégradent, de la volonté de faire primer son bonheur personnel sur l’intérêt collectif. Alors la farce peut effectivement virer au drame.

Mortelle assemblée de copropriété
Frank Andriat
Éditions F Deville
Roman
180 p., 20 €
EAN 9782875990877
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Vivre en copropriété a ses bons et ses mauvais côtés, mais le pire jour de l’année est sans conteste celui de l’assemblée générale annuelle, celle où chacun vient chargé de doléances et de colère. Beaucoup s’y taisent et, comme chez le dentiste, attendent que cela se termine, mais d’autres font de cette réunion leur terrain de guerre. Cette année, le pire d’entre eux, Marius Van Eyck, répond aux abonnés absents. Tout le monde s’en étonne et la réunion s’annonce plus paisible. Pourtant, le calme précède la tempête…

Les critiques
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Lecteurs.com
Blog de Grégoire Delacourt

Les premières pages du livre
Première partie
L’assemblée
La salle est grande, haute de plafond, ornée de larges fenêtres, typique de ces années où l’on ne songeait guère aux économies d’énergie. Nous sommes en mars et, bien entendu, il y fait froid, les quelques radiateurs d’un autre âge fixés au mur ne suffisant pas à rendre l’atmosphère moins humide. Je n’ai pas envie d’être ici, pas envie du tout, je rêve à mon canapé et à un polar passionnant dans le cocon de mon appartement, mais voilà : c’est justement mon bien qui a conduit mes pas dans cette salle de fêtes, louée par le syndic pour notre assemblée générale de copropriété.
Plus de la moitié de mes voisins discutent, rassemblés en petits groupes, la veste sur les épaules, l’écharpe autour du cou. Certains discrètement testent les radiateurs, ont un sourire amer, esquissent quelques commentaires ou soulèvent des sourcils excédés. Pas plus que moi, ils n’ont envie d’être ici et ils rongent leur frein.
Une voix m’interpelle :
— Monsieur Grandbien, c’est vous ?
J’acquiesce avec un sourire. Je connais de vue l’homme qui s’adresse à moi et qui me présente un document :
— La liste de présences. Pouvez-vous la signer ?
Je saisis le stylo qu’il me tend, griffonne une signature à côté de mon nom, m’apprête à m’éloigner.
— Puis-je vérifier votre carte d’identité ?
Je fronce les sourcils. Tant de méfiance m’interpelle.
— Ne nous connaissons-nous pas de vue ?
L’homme a un sourire entendu:
— Oui, mais je suis obligé de m’assurer que vous êtes bien vous. C’est la loi. Certains intrus se faufilent parfois dans ce type d’assemblée.
Visiblement heureux de pouvoir me rappeler les règles, avenant et plaisant, il attend que je m’exécute.
— Votre signature est bien la bonne, conclut-il, ravi.
— Le contraire m’aurait étonné, réponds-je sur un ton taquin.
Il m’adresse un clin d’œil et me souhaite une excellente assemblée. Il tourne déjà les yeux vers la dame qui me suit.
Voilà, il n’y a plus qu’à me trouver un coin tranquille, loin de colères et des commérages, car, je le sais d’expérience, ce type de réunion ravive les rancœurs et les récriminations, chacun défendant son bien comme une lionne ses petits, chacun étant persuadé que son voisin est un ennemi qui n’a d’autre but que de lui faire dépenser un euro inutile, chacun voyant en son frère, son semblable, un profiteur et un larron.
J’aime le calme, un bon bouquin, une tisane et le mouvement de l’eau de l’autre côté de la fenêtre. J’aime observer, sur la rive du lac, lors des jours de beau temps, la quiétude des pêcheurs et le vol des mouettes. J’aime la solitude, au grand matin, quand les lumières se lèvent et qu’elles dessinent dans l’air des écharpes roses et orange, lorsque le jour se déshabille lentement de la nuit, lorsque tous les rêves sont permis et que l’on peut imaginer la vie meilleure. Ces réunions sont le contraire de ce qui me fait plaisir. L’agressivité y trace dans l’air des parcours de missiles et je sais que, durant l’après-midi, plusieurs fois, je serai exaspéré par l’incroyable bêtise humaine et par l’effroyable égoïsme qui se déverseront à flots sur mon désir de plénitude.
— Faisons contre mauvaise fortune bon cœur! Comment vas-tu, Jérôme?
Une lourde main se pose délicatement sur mon épaule. Je ne dois pas me retourner pour reconnaître ce bon Youssef, mon voisin du deuxième, celui qui a toujours un mot pour rire et qui rit entre chacun de ses bons mots.
— Très bien, très bien. Il n’y a pas encore beaucoup de monde.
Il se penche vers moi et me souffle à l’oreille que les emmerdeurs sont déjà là, qu’ils veulent les meilleures places, celles d’où ils pourront le mieux lâcher leur bave sur le syndic et les propriétaires qui ne partagent pas leur avis.
— Marius Van Eyck n’est pas encore présent. Aux emmerdeurs, il manque leur roi, réponds-je avec un sourire et Youssef de pouffer et de s’étonner du retard surprenant de Van Eyck, celui par qui, chaque année, lors de ces assemblées en des salles glaciales, l’atmosphère s’échauffe, pour ne pas dire qu’elle s’enflamme.
Marius Van Eyck est, comme moi, un solitaire, mais où je recherche la sérénité, il cultive la tempête ; avec lui, même les oiseaux du lac n’ont qu’à bien se tenir. La vie est son ennemie et il ne vit qu’en lui intentant mille procès.
En six ans, Van Eyck a épuisé deux syndics, a fait fuir trois locataires, a conduit son voisin à vendre son appartement, a insulté chacun au moins une fois et pour certains, chaque semaine.
Marius Van Eyck est une teigne.
— Il ne me manque pas, déclare Youssef, mon cul ne s’entend pas avec sa chemise.
Et de partir, une nouvelle fois, d’un tonitruant éclat de rire avant de me quitter pour aller, précise-t-il, saluer la jolie Lise, la femme de Paul Derviche, l’époux que tous les hommes envient.
Je parcours la salle des yeux et je la repère vite, fine et lumineuse dans une rutilante robe rubis qui est à la discrétion ce qu’un éléphant est à une pile d’assiettes en porcelaine. Lise se sait belle et en joue, sans toutefois laisser croire à son mari qu’elle s’intéresse à d’autres hommes qu’à lui. Jamais ils ne sont loin l’un de l’autre et, dans ce type d’assemblée, c’est un bonheur de les voir se chuchoter à l’oreille des mots qui les font sourire et qui suscitent entre eux des yeux brillant d’amour ou une petite caresse pleine de tendresse.
Avec des gens comme eux, les réunions de copropriété seraient un régal, achevées en une heure, sympathiques, positives et légères. Youssef les a rejoints, leur raconte sans doute sa nouvelle blague ; bon public, ils rient. Cela me fait chaud au cœur. J’avoue que j’aimerais connaître une femme comme Lise, jolie, sensible et amoureuse, mais partager mon quotidien avec quelqu’un n’est pas ma tasse de thé ; j’apprécie trop mes habitudes, elles me rassurent. La solitude est devenue une compagne qui me ravit, même si je dois reconnaître que, parfois, elle me pèse.
D’autres propriétaires poussent la lourde porte de chêne qui défend l’entrée de la salle. Quelques visages connus, Joséphine Duplat, Amandine Duras, Angélique et Louis Richemont, et d’autres nouveaux, jamais vus, sans doute ceux qui ont acheté les appartements mis en vente durant l’année, l’un au rez-de-chaussée, l’autre au cinquième, le dernier au deuxième étage, en face de chez Youssef.
J’observe avec une certaine délectation les regards perdus des nouveaux. Comme moi, au premier jour, ils semblent se demander dans quelle fosse aux lions, ils viennent de descendre. Chacun dégage un délicieux parfum de fuite qu’on reconnaît au tremblement d’un œil, au mouvement d’une main, à un dos courbé ou à des doigts qui sont incapables de demeurer tranquilles.
La solitude apprend à observer autrui, à le lire, à l’éprouver, mais, malheureusement, elle n’apprend guère à s’en protéger. Est-ce parce que je suis seul que l’un des nouveaux se dirige vers moi avec un sourire contrit ?
— Pardonnez-moi, je ne connais personne. Je viens de signer pour l’appartement du rez-de-chaussée, il y a trois jours, chez le notaire. Je m’appelle Brandon. Et vous, nouveau aussi ?
Un bavard. Je lui réponds que je vis dans la copropriété depuis le début, que j’ai acheté mon appartement sur plan, avant même la construction du bâtiment. J’aurais mieux fait de ne pas me montrer aussi disert ; j’ai déclenché la machine à fabriquer des phrases du bonhomme qui, ni une, ni deux, me raconte sa vie, d’où il vient, pourquoi il a acquis ce bien, ce qu’il aime dans cette partie de la ville et ses craintes, et ses attentes. Il ne faut rien lui répondre, il parle tout seul. Je suis heureux qu’il ne m’ait pas demandé mon nom, qu’il ne s’intéresse qu’à lui, qu’il s’y noie presque. Je me dis que, sans réponse de ma part, il finira par se taire, mais le flot ne tarit pas, l’homme est une folle rivière. Il doit avoir besoin de parler de lui pour se sentir vivre. Il y a tant de gens qui lui ressemblent.
Depuis l’autre bout de la salle, Lise m’adresse un petit signe de la main et un sourire. Je me redresse, m’excuse auprès du babeleur :
— Je reviens tout de suite.
Et je vais les saluer, elle et Paul, leur demander quelques nouvelles polies. Ils me répondent avec beaucoup de gentillesse, je sais qu’ils m’aiment bien ; depuis le temps que nous vivons ici, nous avons eu l’occasion de nous rendre quelques petits services.
— C’est parti pour un tour ! J’espère que ce sera plus serein que l’an dernier, me déclare Paul sans avoir trop l’air d’y croire.
— Marius Van Eyck n’est pas encore arrivé, on peut donc l’espérer, réponds-je et Lise m’offre l’éclat de ses dents blanches et régulières et la musique de son humeur délicieuse.
— Bien dit, Jérôme. C’est étonnant qu’il ne soit pas encore là. D’habitude, il arrive toujours avec une demi-heure d’avance pour s’installer aux premières loges. Je l’ai entrevu hier, il rentrait des courses, il avait l’air de se porter bien.
Je souris. Tant de personnes qui ont l’air de se porter bien meurent avant la fin de la journée où elles paraissent en forme. »

Extrait
« Sept courageux représentants du bien vivre ensemble et de la bonne volonté ainsi que Van Eyck absent se présentent cette après-midi à nos suffrages: le délicieux Jean-Christophe Lheureux, président du conseil sortant, qui porte bien son nom, le ténébreux Marcelin Storm, professeur de mathématique dans un lycée de la ville, l’avenante Manon Doyen, inspectrice de police de son état, la non moins charmante (et plus discrète) Maya Lebrun, fiscaliste et donc rudement utile à nos débats et à l’exactitude de nos comptes, Youssef Ben Omar, jeune retraité actif, ancien directeur des ressources humaines, pilier dévoué de la copropriété depuis sa création, Alexandre Rabhi, entrepreneur et artisan de paix, un homme réélu chaque année à l’unanimité moins le vote de Van Eyck, Vinciane Merveille, agent parlementaire et, semble-t-il, ayant des sympathies pour le dernier: l’insupportable Marius Van Eyck que la majorité des présents ne souhaite pas voir élu dans un conseil qu’il ne pourrait que dynamiter par sa toxique présence. » p. 46

À propos de l’auteur

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Frank Andriat © Photo DR

Frank Andriat est un peu le loup blanc de la littérature belge: lu depuis plus de quarante ans par des générations d’étudiants, apprécié par un large public en Belgique et en France, plusieurs fois primé et traduit, il est l’auteur de livres devenus des classiques et vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires. Côté polars, il a rédigé quatre romans avec André-Paul Duchâteau, une série policière décalée en sept tomes, Les aventures de Bob Tarlouze, et d’autres romans à énigmes truculents qui font les délices de ses lecteurs. (Source: Éditions F Deville)

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Un monde à refaire

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Finaliste du Prix RTL-LiRE 2024

En deux mots
Après la fuite de la Côte d’Azur des occupants allemands, un long travail de déminage commence. Des unités constituées de volontaires français, comme Fabien et Vincent, et de prisonniers allemands réquisitionnés, comme Hans et Lukas, sont chargées de déblayer au risque de leur vie les centaines de milliers de mines posées le long du littoral et dans des lieux stratégiques. Si leurs motivations varient, ils vont finir par fraterniser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La solidarité des démineurs

En explorant une page méconnue de l’immédiat après-guerre, le travail de déminage des côtes méditerranéennes, Claire Deya nous offre un roman poignant, entre règlements de compte et fraternisation, entre collaboration et justice.

Alors que la Seconde guerre mondiale s’achève, les derniers soubresauts du conflit continuent de marquer durablement les esprits. Sur la Côte d’Azur, l’ambiance est bien loin du farniente, car les bombardements ont laissé des traces béantes et les plages ont été défigurées et minées. Fabien a quitté le maquis pour prêter main-forte aux équipes qui chaque jour risquent leur vie pour nettoyer le littoral. À ses côtés, des volontaires plus ou moins volontaires et des prisonniers allemands. Contrairement aux accords de Genève, ils sont mis à contribution pour réparer ce que leur armée a souillée. Parmi eux, Lukas et Hans qui, au-delà des promesses de réduction de peine, voient dans ce travail une opportunité de prendre la fuite.
Quant à Vincent, s’il se jette à fond dans ce travail si risqué, c’est qu’il a déjà tout perdu. Ariane, l’amour de sa vie, a disparu. Mais il veut encore croire qu’elle est vivante et consacre tout son temps libre à tenter de la retrouver dans ce chaos. Il veut s’approcher des prisonniers allemands qui ont pu la côtoyer, car elle travaillait au château des Eyguières où l’occupant avait installé son quartier général. Engagée dans la résistance, elle avait pour mission de gagner la confiance des officiers et de leur soutirer des informations. Mais elle voudra aller au-delà de cet objectif et finira par disparaître sans laisser de traces, ou presque. Car Vincent caresse l’espoir de «savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était.»
Dans cette France en pleine effervescence erre une autre âme en peine erre, Saskia. Revenu des camps de la mort et passée par le Lutétia où on lui conseille de faire profil bas, elle retrouve sa maison familiale occupée par des bourgeois sûrs de leur bon droit. En attendant de pouvoir prouver sa bonne foi, elle accepte la proposition de Vincent de l’héberger chez lui.
Claire Deya va alors suivre les parcours respectifs de ses personnages dans un pays qui se cherche, entre profiteurs qui essaient de sauver leur situation et victimes qui tentent de faire reconnaître leurs droits, entre ceux qui ont soif de vengeance et ceux qui essaient de tourner la page très sombre de la guerre.
Tout au long des opérations de déminage, parfaitement détaillées et documentées, on va se rendre compte des nombreuses implications que ce genre de travail implique, à commencer par une confiance absolue dans les équipes à l’œuvre. Si c’est un peu contraints et forcés que Français et Allemands se retrouvent sur le même terrain, il leur faudra bien s’entendre pour rester en vie.
C’est dans ce climat explosif, au sens premier du terme, que pour Vincent et Saskia de nouveaux éléments vont apparaître sur le chemin difficile de leur quête respective.
Je l’ai dit, cette page d’Histoire est admirablement documentée, ajoutant au romanesque la force du témoignage, l’émotion du vécu. Un travail de mémoire remarquable qui entre en résonnance avec l’actualité brûlante et la multiplication des actes antisémites qui me pousse à conclure avec la dernière phrase du discours prononcé à l’UNESCO par François Heilbronn au nom du Mémorial de la Shoah: «Seules l’éducation, la science et la culture nourries par un projet universel et humaniste permettront que notre promesse faîte il y a 79 ans aux rescapés juifs du plus grand génocide de tous les temps, le «Plus jamais ça!», retrouve son sens et sa réalité.»

Un monde à refaire
Claire Deya
Éditions de L’Observatoire
Roman
412 p., 22 €
EAN 9791032930762
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur la Côte d’Azur de Marseille à Hyères, en passant par Saint-Tropez et Ramatuelle.

Quand?
L’action se déroule de de 1942 à 1946.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hyères, 1945. C’est presque l’été, presque la paix. Après cinq années de conflit, tous n’aspirent qu’à revivre, libres. Et pourtant, sur les rives de la Méditerranée, des millions de mines laissées par les Allemands menacent d’exploser. Qui s’en souvient? Comment trouver sa place dans ce monde que l’on ne reconnaît plus, lorsqu’on revient des camps, comme Saskia, ou du maquis, comme Fabien? Quand on recherche au milieu du chaos, comme Vincent, la femme qu’on aime d’un amour fou, incandescent, et qui a disparu? Pour saisir l’infime chance de retrouver Ariane, Vincent est prêt à tout, jusqu’à s’engager dans l’enfer d’une équipe de démineurs.
Entre Hyères et Saint-Tropez, des résistants, des aventuriers travaillent sous haute tension avec des prisonniers allemands à nettoyer les plages des engins de mort qui piègent la riviera. C’est presque l’été, presque la paix : certains reprennent leur souffle, d’autres risquent leur peau. Sans autre choix que de réinventer leur vie. Un portrait saisissant d’une période paradoxale et méconnue, pleine de douleur, d’espérance et de secrets indicibles.
Une fresque romanesque inoubliable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
C News (Anne Fulda)
Point de Vue (Jessica Louise Nelson)
Page des libraires (Aurélie Janssens)
Blog T Livres T Arts

Les premières pages du livre
« S’il retrouvait Ariane, Vincent n’oserait plus caresser sa peau. Ses mains avaient atteint des proportions qu’il ne reconnaissait pas. Dures, les doigts gonflés, leur enveloppe épaisse, rugueuse et sèche ; elles s’étaient métamorphosées. La corne qui les recouvrait était si aride que, même lorsqu’il les lavait, longuement, soigneusement, elles ne s’attendrissaient pas. Il restait toujours une constellation de fissures noires qui s’enfonçaient profondément dans l’écorce de ses paumes, de ses phalanges. La terre les avait tatouées de son empreinte indélébile en s’infiltrant dans les gerçures et les crevasses qu’avaient entaillées deux hivers en Allemagne.
Avant la guerre, quand il parlait, ses mains dansaient. Ariane s’en amusait et l’imitait. Il la revoyait, là, sur cette plage de la Riviera qui lui faisait face. La première fois qu’ils s’y étaient baignés, le soleil se levait à peine. Ils étaient encore étourdis d’avoir partagé leur première nuit ensemble. Ariane devait rentrer tôt chez elle pour que personne ne se rende compte de son absence. Ils étaient passés devant la plage. Ils avaient alors été saisis par l’impulsion irrésistible de prolonger leur nuit dans la mer. En face, le soleil se reflétait sur les îles d’or. Il se souvenait du maillot de bain qu’elle s’était confectionné en nouant avec des gestes de danseuse audacieuse un foulard autour de ses seins.
Ses cris en entrant dans la mer, sa façon de projeter son corps contre le sien, électrisée par l’eau glacée et le soleil levant… Ce corps salé, son désir iodé, la soie mouillée plaquée sur sa peau. Il aurait tout donné pour revivre cette insouciance et replonger dans cet amour.
Il resserra autour de son cou le foulard qu’il lui avait volé.
Il s’était évadé pour retrouver Ariane. Elle avait disparu. Plus personne n’avait entendu parler d’elle depuis deux ans, mais il la chercherait partout. Il ne pouvait pas croire qu’elle était morte. Impossible ; elle ne lui aurait jamais fait ça. Et puis, lorsqu’il était prisonnier, il avait reçu ces lettres énigmatiques…
Maintenant que le Sud avait été libéré des Allemands, tout allait être plus facile. Ils n’avaient pas encore capitulé, mais on disait qu’ils étaient foutus.
Il avait une idée pour retrouver Ariane. Cette idée ténue, il l’exagérait pour se rassurer. Mais la vérité, c’est qu’il s’accrochait plutôt à une vague intuition pour ne pas sombrer. Il était seul, démuni, et ce n’est pas le revolver qu’il cachait sur lui comme un talisman qui allait changer quelque chose.
Tandis que le reste de la ville se préparait à sa première grande fête depuis la guerre, en face de lui, en contrebas, la plage était dévastée. Des tranchées, des barbelés entravaient l’accès à la mer. Des pancartes interdisaient de s’approcher, rappelaient le danger. Un danger de mort : tout le long de la Côte d’Azur, les plages étaient minées.
Vincent entendait au loin les répétitions d’un orchestre amateur qui tentait quelques incursions dans de désinvoltes morceaux de jazz. Il faisait beau. Les gens autour de lui souriaient, ne pensaient qu’à l’été qui s’annonçait. C’était presque la fin de la guerre, et pour lui, sans doute, le début d’un enfer en solitaire.
*
De l’autre côté du parapet où se tenait Vincent, une douzaine d’hommes se déployaient sur la plage et progressaient, côte à côte, lentement, silencieusement. Armés d’une simple baïonnette, ils auscultaient le sable du bout de leur pique de métal pour détecter les mines enfouies par les Allemands. Fabien marchait à pas prudents, concentré, et chacun des hommes qui avançaient en ligne à ses côtés calait son pas sur le sien.
L’homme n’avait pas trente ans, mais il était devenu tout naturellement le chef du groupe. Son autorité fraternelle, sa formation d’ingénieur, son engagement, du maquis à la Résistance… Après avoir fait sauter tant de trains, il était considéré comme le spécialiste incontesté des explosifs. L’agent du Service du déminage avait immédiatement signalé cette recrue à son responsable, le résistant Raymond Aubrac.
Déminer était le préalable incontournable au relèvement de la France, mais les militaires, sur le front des Ardennes, puis en Allemagne, avaient été déchargés de cette mission par le gouvernement provisoire. Qui pouvait s’en occuper ? Déminer n’était pas un métier. L’épreuve était inédite. Personne n’en avait l’expérience. Il y avait si peu de volontaires… Fabien aurait pu aussi bien avoir tiré trois feux d’artifice depuis le pont d’un bateau, on l’aurait tout de même hissé au rang d’homme providentiel.
Des rumeurs affirmaient que les démineurs étaient tous des hommes perdus, sans foi ni loi, sortis du fin fond des prisons pour se racheter une conduite ou rafler une remise de peine. Pire, il se murmurait que des collabos essayaient de blanchir leur sombre passé en se fondant parmi eux. Quand, au ministère ou ailleurs, Raymond Aubrac sentait qu’on parlait avec mépris ou condescendance de ses hommes, il citait Fabien en exemple ; il était l’excellence incarnée.
Il l’était tellement d’ailleurs, que personne ne comprenait pourquoi il s’était engagé pour déminer. Fabien savait ce qu’on disait de lui : après avoir saboté des trains, c’est lui qu’il sabotait. Les autorités imaginaient que c’était une forme de désespoir, son équipe pensait qu’il cachait quelque chose, mais tous admiraient son courage. Il en fallait, et de l’abnégation, pour risquer encore sa vie au lieu d’en profiter.
Le ministère de la Reconstruction proposait des missions qui allaient de trois mois en trois mois. C’était parti pour durer : l’armée estimait à treize millions minimum le nombre de mines présentes sur tout le territoire. Treize millions… Alors, malgré la fatigue, l’épuisement, on encourageait les hommes à recommencer une nouvelle mission sitôt la précédente accomplie.
Depuis 1942, le mur de la Méditerranée avait été constamment renforcé par l’occupant. Les mines allemandes devaient empêcher le débarquement des Alliés, les mines alliées freiner le repli des Allemands. Bilan : les Français se retrouvaient piégés. En premier lieu les enfants.
Les plages de Hyères, Saint-Tropez, Ramatuelle, de Pampelonne, de Cavalaire : toutes étaient minées. C’en était fini de la dolce vita sur la Côte d’Azur. Plus personne ne pouvait s’y aventurer. Le port de Saint-Tropez avait été dynamité, tous les bâtiments en front de mer aussi, le pont suspendu du port de Marseille et le quartier Saint-Jean, réduits à néant. Dans l’arrière-pays, les routes, les voies ferrées, les usines, les bâtiments administratifs, tout était piégé par ces engins meurtriers. À chaque pas, on pouvait sauter. La politique de la terre brûlée s’était sauvagement perfectionnée.
Pour ne pas céder au vertige des chiffres et au découragement, Fabien restait concentré sur son objectif. Agir calmement, ne pas maudire le manque de volontaires, de formation, la pénurie de matériel et surtout l’absence cruelle de plan de minage ; ils avançaient à l’aveugle.
Soudain, à quelques mètres de Fabien, Manu, un jeune faune nerveux, s’arrêta et leva le bras : Mine ! Sa baïonnette venait d’entrer en contact avec une masse suspecte. Tous reculèrent instinctivement, les dents serrées. Ils ne s’habitueraient jamais. D’un mouvement de tête, Fabien les autorisa à s’éloigner plus loin que les vingt-cinq mètres réglementaires. D’un regard, il encouragea Manu à continuer : allongé, il devait fouiller délicatement le sol, dégager l’objet qui avait résisté à la pointe métallique. En caressant le sable avec ses mains, Manu fit apparaître un important cylindre de métal noir : une mine LPZ. Trente centimètres de diamètre. Douze centimètres de hauteur. Deux kilos et demi de TNT. Un engin de mort tous azimuts, capable de pulvériser un blindé de plusieurs tonnes comme tout être vivant qui avait l’imprudence de dépasser sept kilos.
Un démineur plus aguerri devait prendre le relais, la désamorcer ou la faire sauter. D’autres mines étaient enterrées à proximité ; il valait mieux la neutraliser. Même si c’était plus compliqué. Les mines étaient conçues pour exploser, pas pour être apprivoisées. Il fallait s’y attaquer à mains nues. Fabien s’en chargeait. Il savait faire – mais rien n’était jamais certain, il y avait trop de modèles différents – et cela lui permettait de maintenir le respect de son équipe. S’il était vraiment honnête, s’il acceptait de creuser au plus profond de lui, il y avait une autre raison pour laquelle il se mettait en danger, tous les jours, alors qu’il aimait passionnément la vie et que son sacrifice serait oublié aussi rapidement que tous les morts qu’il avait vus tomber autour de lui. Mais il n’était pas prêt à descendre aussi profondément, en tout cas pas aujourd’hui ; il devait se concentrer sur la mine. Une erreur, même infime, et on finissait déchiqueté.
Respirer. Ne pas trembler. Aucune pensée parasite. Ni mouvement brusque. Ne rien céder à la peur. La mine. Ne penser à rien d’autre… Il l’avait répété combien de fois à ses hommes, alors même que c’était parfaitement illusoire ?
Pour neutraliser la LPZ, il fallait d’abord s’attaquer à son allumeur à percussion : retirer le capuchon sur la soucoupe en dégageant le système à baïonnette, mettre le bouchon en position de sécurité. Puis sortir la mine de terre à l’horizontale, la placer sur la tranche, surtout pas à plat. Dévisser les cinq écrous, les cinq porte-amorces et les retirer. Sans trembler.
Comment rester calme ? Tout son corps se tendait pour s’enfuir. Comment respirer, le souffle coupé ? se concentrer, malgré l’assaut incessant des questions, des remords, des regrets ?
Impossible : au loin résonnaient les accords de la dernière chanson sur laquelle il avait dansé avec Odette, sa femme, et ces accords lui brisaient le cœur.
Fabien suspendit son geste pour mieux écouter. Est-ce qu’il ne se trompait pas ? Non, c’était elle. Mademoiselle Swing. La chanson dont il se moquait. Odette lui disait qu’elle portait bonheur. Et puis, aérienne et bondissante, n’était-elle pas un défi à la pesanteur nazie ? Depuis qu’Odette n’était plus là, il ne songeait plus à se moquer : sa musique légère lui paraissait d’une intensité bouleversante.
On dit qu’avant de mourir on voit défiler toute sa vie. Lui ne voit qu’Odette, Odette qui danse, heureuse, libre, lui sourit, Odette et ses boucles brunes, son corps de grand félin et sa distinction de chat qui se fout de tout. Odette avant son arrestation par les Allemands.
Hypnotisé, il ne bougeait toujours pas. Cela n’avait pas échappé à son équipe. Fabien sentit leurs regards braqués sur lui. Il se reprit.
S’il ne voyait pas défiler tout son passé mais seulement Odette danser, ça voulait dire qu’il n’allait pas mourir.
Après la neutralisation, le désarmement. Poser la mine à plat, mais à l’envers. Dévisser tous les écrous situés sur le couvercle inférieur de la mine. Ôter la bande de chatterton qui assemblait les deux couvercles, les désemboîter. Sortir le coffre explosif du couvercle supérieur. Dévisser le collier qui retenait le détonateur. Retirer le détonateur.
Mademoiselle Swing finissait d’égrener ses dernières notes et Fabien avait réussi à dompter la mine. Odette avait raison : la chanson lui avait porté bonheur. Ou alors c’était Odette, par-delà la mort, où qu’elle soit. Face à la mer, face aux îles d’or, sur cette plage qu’il aimait tant, il se disait qu’il avait vécu le meilleur de sa vie. Une femme qu’on a aimée dans le danger ne peut être remplacée. Odette restera l’irremplaçable.
*
La pause était toujours un soulagement. Avec cet orchestre amateur qui répétait au loin, l’équipe ne parlait que de la fête qui aurait lieu dans une semaine. Tout le groupe irait au bal oublier l’âpreté des missions, flamber, briller, se mêler aux optimistes, aux enthousiastes, aux impatients du monde nouveau. Ils voulaient devenir semblables aux autres l’espace d’un soir, avancer non plus comme des forçats solennels jouant leur vie à la roulette russe sur les champs de mines, mais se mouvoir comme des danseurs volubiles, croyant dur comme fer à une nouvelle vie, une nouvelle ère.
Fabien n’irait pas. Impossible de danser avec une autre qu’Odette. Il rêve bien d’une nouvelle vie, mais elle ne passera pas par un nouvel amour. À chaque pause, il repense à elle longuement, s’attarde dans les rêveries où il la convoque pour qu’elle apparaisse comme au premier jour où il l’a rencontrée, frondeuse. Ou la nuit, lorsqu’il enserrait sa taille de ses deux mains pour la hisser au-dessus de lui et contempler son corps souple et nu. C’était l’un des malentendus à propos de Fabien : tout le monde le prenait pour un homme d’action alors qu’il n’aspirait qu’à s’allonger au bord de sentiers ensoleillés pour rêver.
La journée n’était pas finie et Fabien considérait de son devoir de galvaniser son équipe. Il ne cessait de répéter à ses hommes que c’était leur honneur de libérer la France de tous ces engins meurtriers laissés par les nazis. Déminer, c’est encore résister.
Fabien donnait du sens à leurs missions. En libérant la terre de ces pièges mortels, ils se sauvaient eux-mêmes, se rachetaient, se délivraient de la culpabilité. Car tout le monde se sentait coupable : d’avoir trahi, menti, volé, abandonné, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas s’être engagé dans la Résistance – ou dans la Résistance de la dernière heure –, d’avoir tué un homme, plusieurs, d’avoir survécu là où tant d’amis étaient tombés. Chaque homme portait en lui cette part de culpabilité, immense en ces temps troublés et dont il devait, pour continuer d’avancer, sinon se débarrasser, au moins s’arranger. Fabien savait suggérer à ses hommes que le déminage pouvait leur apporter la rédemption que, sans se l’avouer, ils n’osaient plus espérer.
Ses hommes acquiesçaient, touchés. Peu faisaient semblant. Ses mots leur permettaient de ne pas regretter les risques qu’ils prenaient – ils étaient tous si jeunes – et d’accepter leur destin.
Fabien se rendit compte que l’homme au foulard qui les observait depuis plus d’une heure, du haut de la rambarde, s’avançait maintenant vers lui.
— Bonjour, je voulais savoir, vous embauchez ?
Fabien le considéra un instant. Au maquis, il avait acquis une intuition qui le trahissait rarement. Il savait quand un homme avait quelque chose de lourd à cacher :
— Je suppose que vous ne savez pas déminer.
— Il paraît que vous formez les gens sur le terrain.
— La seule chose qu’on te demande, c’est de ne pas avoir été collabo.
— De ce côté-là, pas de risque.
Malgré le regard droit de Vincent, la première impression de Fabien était confirmée par ses phrases courtes ; cet homme avait visiblement envie d’en dire le moins possible.
Vincent désigna les prisonniers, encadrés par deux gardiens, qui se tenaient à l’écart de l’équipe.
— Ça ne vous gêne pas de travailler avec des boches ?
— On les sort de leur camp de prisonniers. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils retournent au camp. Aucune complaisance. On va faire avec eux, jusqu’à ce que tout soit nettoyé.
Tout en parlant, Fabien observait les Allemands. Ils formaient plus de la moitié de son groupe. Le recrutement peinait à trouver des volontaires, les militaires avaient préconisé d’utiliser les prisonniers. Fabien connaissait tout de la vie de ses coéquipiers français. Les boches, il s’interdisait de leur parler. Il les haïssait tellement que cela lui faisait peur. Et il ne voulait pas se détourner de son objectif. Quand même… Il n’aurait jamais pu imaginer devoir travailler main dans la main avec leurs ennemis de toujours. Pire : au contact des mines, ils dépendaient tous pour leur survie les uns des autres. Le danger ultime. Quelle sinistre ironie.
*
Pour Lukas, qui essayait de prolonger discrètement la pause en fumant une cigarette, cela faisait bien longtemps que plus rien n’avait de sens. Il n’avait pas supporté que son pays sombre dans la folie ; même sa famille avait accordé sa confiance au dictateur qui avait piégé leur démocratie. Et lui, fou amoureux de la France, connaissant par cœur les œuvres de Baudelaire ou des surréalistes, était traité comme un monstre par les Français, comme si tous les Allemands avaient vendu leur âme à Hitler. Dans la librairie où il travaillait avant la guerre, il n’avait cessé d’alerter sur les dérives du national-socialisme, et il croupissait depuis neuf mois dans le baraquement d’un camp de prisonniers, glacial en hiver, étouffant en été, sans couverture, sans chaussures dignes de ce nom et sans aucune idée du moment où il serait libéré. Sa famille continuait de lui en vouloir – sans doute d’avoir témoigné de la lucidité qu’elle n’avait pas eue – et même avant que le courrier ne soit plus distribué comme depuis ces derniers mois, ne lui avait envoyé ni vêtement ni mot pour lui rappeler qu’il n’était pas seul. S’il retournait un jour dans son pays, il n’était pas sûr que ses parents l’accueilleraient. Qu’importe. L’Allemagne était sur le point de capituler – c’est ce qui se disait –, mais ça ne voulait pas dire pour autant que les prisonniers allaient être libérés.
Lukas avait entendu la conversation entre Vincent et Fabien. Personne ne soupçonnait qu’il comprenait le français. En uniforme, il était craint. Prisonnier, il était invisible. Il aurait aimé argumenter avec eux entre gens raisonnables. Mais qui l’était encore ? Aurait-il pu leur dire, auraient-ils pu l’entendre, qu’il ne comprenait pas que la France, le pays des droits de l’homme, se permette de donner des leçons de morale à tout le monde alors qu’elle employait des prisonniers de guerre en violation des accords de Genève ? Il était pourtant interdit d’utiliser les prisonniers à des tâches dangereuses et avilissantes. Bien sûr, il y avait des subtilités. Les prisonniers n’étaient pas obligés de déminer mais de détecter. Comme si une mine qui explosait faisait le distinguo, ciblait le démineur et épargnait les autres…
Les Français arguaient aussi que le déminage n’était pas explicitement mentionné dans la convention comme une activité dangereuse. C’était paradoxal, mais qui aurait pu prévoir en 1929, lors de la rédaction des accords, l’importance que prendraient les mines dans un conflit ?
C’étaient les Allemands qui, en secret, illégalement, avaient décidé d’en produire par millions, prenant par surprise les Alliés qui n’y étaient pas préparés. Et ce projet de destruction massive n’était pas le pire. Car tous commençaient maintenant à comprendre ce qu’avait été véritablement cette guerre. L’indicible. L’inconcevable. L’irréparable.
Alors Lukas finissait par se dire que si des Français lui avaient proposé de fumer avec eux une cigarette et de deviser sur les responsabilités des uns et des autres, il leur aurait donné raison, sans contester. Il faisait partie du camp des vaincus et des maudits, et n’aurait pas supporté que son camp soit celui des vainqueurs.
Il avait été capturé dans le Sud par les résistants des Forces françaises de l’intérieur, quelques jours avant le débarquement de Provence d’août 44. On était en avril 45, neuf mois après. Neuf mois enfermé rendait fou. Déminer lui permettait de s’extraire du camp, d’oublier les barbelés qui barraient l’horizon, la douleur de ceux qui agonisaient, les maladies, les blessures, et la faim, terrible, qui devenait une obsession. C’était ténu, mais les démineurs recevaient une ration plus substantielle de nourriture. Pour être capables de travailler sans s’écrouler.
En Allemagne, les Alliés capturaient des centaines de milliers de soldats. Ils en transféraient ensuite aux Français ou aux Russes, par convois entiers. Depuis quelques semaines, Lukas voyait arriver de tout, des défenseurs fanatiques du IIIe Reich, des hommes perdus, des invalides et des soldats enrôlés comme lui de force dans une guerre qu’ils ne voulaient pas faire.
Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’est voir arriver des enfants. Ils flottaient dans des vareuses immenses, terrorisés par cette guerre qu’ils connaissaient depuis toujours, par leurs aînés, par les mensonges, par ce qu’on leur racontait des Français qui voulaient leur peau et qui étaient capables de crimes atroces, par tous ces soldats autour d’eux, par ces transferts d’un camp à un autre, par ces voyages en train dans des conditions abominables. Ils avaient été enrôlés dans les derniers mois sur ordre d’Hitler. Ils avaient dix-huit ans, seize ans. Certains venaient d’en avoir quatorze.
À qui demander que quelque chose soit fait pour eux, en priorité ? Les Allemands n’existaient plus : ils étaient les boches, les fritz, les schleus, les frisés, les teutons.
Est-ce que les Français pouvaient entendre que des Allemands aussi haïssaient les nazis ?
La guerre avait pris plus de cinq ans de sa vie. La défaite lui volerait sans doute le reste. Pour motiver les prisonniers, on leur parlait de libération anticipée s’ils faisaient preuve de courage en déminant. Lukas ne se faisait aucune illusion.
Les démineurs français se croyaient libres. Il ne les enviait pas. Tous se mentaient à eux-mêmes. Ils étaient dupes des mots dont ils se gargarisaient. La grandeur de la France, l’ultime bataille contre la barbarie allemande. Déminer, pour un Français, est un honneur, pour un Allemand une punition. Les démineurs étaient persuadés d’être différents des prisonniers alors qu’ils étaient pareils, tous, Français comme Allemands, des hommes asservis, piégés, prêts à mourir pour le bonheur des autres, de ceux qui déjà piaffaient parce que les bords de mer seraient interdits tout l’été qui s’annonçait, mais qui dès l’été d’après, réinventeraient leur vie et leurs amours sur cette plage, se baigneraient, embrasseraient le soleil et la mer, et oublieraient très vite les sacrifices encourus sur le sable brûlant.
Qui aimerait un prisonnier de guerre allemand ? Qui aimerait un démineur, même français ? Après toutes ces années de guerre, plus personne n’avait envie de côtoyer la mort. Le grand amour de Lukas, si vivant encore pour lui, serait peut-être le dernier s’il n’arrivait pas à s’évader. Mais eux, les fous qui s’étaient engagés volontairement, ils ne voyaient pas qu’on les regardait au pire avec condescendance, au mieux avec pitié. Et ce n’est pas avec de la pitié qu’on bâtit une histoire d’amour.
Les démineurs pouvaient frimer au bal ou ailleurs, clamer haut et fort qu’ils n’avaient pas peur, croire en leur bonne étoile et leur héroïsme. Personne ne les prenait pour des héros. Ils avaient oublié ce principe qui règne depuis la nuit des temps : les hommes libres exigeront toujours des esclaves.
*
Adossé contre le mur en face du bureau de recrutement, Vincent hésitait. Il ne savait pas ce qu’il attendait, un signe, un miracle, une rencontre qui changerait tout. Il faisait toujours aussi chaud, comme la veille, comme le lendemain. Une jeune fille passa devant lui. Vingt ans peut-être. Elle lui sourit. À ses oreilles, des boucles en forme de marguerite. Son corps délié flottait dans une robe de coton jaune très pâle, presque blanc, mais c’est les boucles d’oreille qui accrochèrent le regard de Vincent.
Ses bras bronzés ondulaient le long de sa robe sans manches. Prête à partir au bout du monde, elle rebondissait allègrement sur le pavé avec ses sandales fines en corde qui laissaient apparaître le bout de ses pieds. Un minuscule sac en bandoulière voltigeait autour de sa taille, un livre d’Albert Camus s’accrochait à sa main ; elle aurait pu lui plaire, il aurait pu la suivre, il se décida à entrer.
Il n’eut pas à attendre. L’agent recruteur l’invita à s’asseoir et lui fit son cinéma. Selon lui le recrutement était l’étape la plus essentielle du déminage. Il allait donc examiner le passé de Vincent, ses motivations, ses aptitudes psychologiques.
Comme Fabien l’avait prévenu, si on découvrait que Vincent avait été au contact de l’ennemi, il serait immédiatement exclu. Vincent prit un air embarrassé.
— Au contact de l’ennemi, on peut dire que j’y ai été.
Le recruteur se raidit, offusqué.
— J’étais prisonnier en Allemagne. Alors, évidemment, les Allemands, je les ai côtoyés. Un peu plus qu’il n’est supportable… ajouta Vincent en souriant.
Le recruteur, soulagé, se détendit. Il aimait bien ça, cette connivence. Et pour souligner qu’il avait compris le trait d’humour de Vincent, il lui adressa un clin d’œil.
Après avoir expédié la description des risques encourus – c’était obligatoire –, il lui demanda quelles étaient ses motivations. Merveille du sadisme administratif qui déguisait en question anodine la vérité la plus crue : ce travail pénible, ingrat, est d’une dangerosité exceptionnelle, absolument personne ne voudrait être à votre place, mais nous aimerions que vous nous disiez à quel point vous rêvez de cet enfer. Vincent se plia à l’exercice.
— Ma motivation est simple : plus jamais un enfant ne doit mourir sur une mine laissée par les Allemands. Sinon, ils auront tout de même gagné.
À voix haute, sa réponse lui parut trop solennelle. Elle ne l’était pas pour le recruteur.
Il restait à aborder la troisième partie de l’entretien.
— Alors vous allez me dire, qu’est-ce que c’est « les aptitudes psychologiques au déminage » ?
Vincent n’allait rien lui dire du tout, mais il l’écouta avec attention.
— Figurez-vous qu’on ne nous a donné aucune indication, aucun formulaire à remplir, rien ! Heureusement, j’ai concocté mon propre questionnaire. Vous allez voir.
Nouveau clin d’œil. Non content de lui tendre avec moult précautions ses feuillets comme une œuvre à la pertinence exceptionnelle, il tint à commenter chaque question. On ne sait jamais, Vincent aurait pu ne pas comprendre.
— « Lorsque vous entendez un bruit inattendu, comment réagissez-vous ? » Vous sursautez ? Vous restez calme ? Parce que si vous n’avez pas de sang-froid, ça va être compliqué de travailler au déminage.
D’évidence, le recruteur semblait avoir oublié que Vincent avait fait la guerre. Il le retenait, trop heureux d’avoir un public qui l’écoutait énumérer l’excellence de ses judicieuses questions. Pourtant il ne pouvait ignorer que la sélection était quasi automatique : presque personne ne se présentait.
Il s’attardait sur les conditions financières qui se voulaient inespérées en cette période de pénurie – deux fois le salaire d’un manœuvre ! –, les diverses primes, repas et risques, qu’il lui vantait comme s’il s’agissait de privilèges inouïs et fortement surévalués – vous avez de la chance ! – et les avantages inouïs d’un emploi garanti. Il faisait durer le plaisir. Le sien essentiellement. Vincent sentit qu’il fallait que l’entretien se termine ; le dégoût lui montait aux lèvres. Il fallait peut-être le remercier de cette opportunité ? Il renfila sa veste, le recruteur le retint :
— Attendez, il me manque vos papiers et une signature.
— Mes papiers, je vous les apporte demain. Ma signature, en revanche, ça peut vite se régler.
Le recruteur lui tendit le contrat à signer. Et voilà, c’était fait. Vincent était engagé pour déminer. Il aurait dû trembler en signant, mais il exécuta cette signature d’un geste sûr. Il s’était entraîné. Le recruteur ne se douta de rien. Vincent sortit satisfait. Il avait signé un pacte avec le diable, mais il l’avait signé sous un faux nom.
*
Plus vite Vincent retrouverait Ariane, plus vite il pourrait revenir à son ancienne vie. Il allait faire comme pour son évasion. Un plan, appliqué avec méthode et détermination. Il savait faire. Il l’avait éprouvé. La première évasion, il l’avait manquée à cause d’une trahison. Mais la deuxième, il l’avait entreprise seul. C’est la leçon qu’il en avait tirée. Tout faire seul.
Arrivé en France, il avait été rattrapé par un saignement de nez. Un tout petit saignement de nez. Mais qui ne s’était jamais arrêté. D’un coup, toutes ses forces l’avaient déserté, comme si elles s’échappaient par ce mince filet de sang. Il avait dû rester planqué chez des amis, alité, anémié, incapable de bouger. Pendant trop de temps, il avait subi le régime inhumain des camps de prisonniers et son corps avait flanché. Dès qu’ils avaient pu, ses amis l’avaient fait hospitaliser au Val-de-Grâce.
Sa guérison relevait du miracle, mais il n’était que dans le regret d’avoir perdu tout ce temps sans voir Ariane.
À l’épicerie sur la place où il avait arrêté son vélo, il demanda s’il y avait des chambres à louer. On lui indiqua mieux : une petite maison de pêcheur en bord de mer.
Mathilde, une femme de cinquante ans au visage sculptural, était en train de repeindre les volets en bleu-gris. La maison était l’ancien atelier de son mari, fauché au tout début du conflit. Vincent ne posa pas de question ; Mathilde ne lui en donna pas l’occasion. Elle n’était pas femme à s’épancher auprès du premier venu.
Des murs blanchis à la chaux, des petits tapis ronds provençaux en corde comme il y en a dans les salles de bains que Bonnard aimait peindre. En visitant l’atelier, Vincent se dit que le mari de Mathilde avait aussi dû aimer la peindre nue dans la bassine de cuivre près du tapis rond. Elle était le genre de femme dont on se disait qu’elle avait dû être très belle, alors qu’elle l’était encore.
L’atelier était intemporel comme le sont les demeures modestes lorsqu’on respecte leur dénuement et leur simplicité. Un chat était entré par la fenêtre et paressait sur la table. Vincent le caressa. Il y vit comme un signe. Ariane avait toujours été attirée par les chats. Cette maison la ferait revenir.
Vincent aima tout de suite les murs nus, les meubles rares en bois brut, les tommettes comme seule touche de couleur cuivrée, sans doute fraîches et douces sous les pieds. La maison, sur deux niveaux, n’était pas grande, mais le blanc des murs, le bleu du ciel partagé par toutes les fenêtres amplifiaient l’espace. Derrière un paravent, il fut ému de trouver un piano, recouvert d’un drap.
Il dégagea le clavier, esquissa un morceau. Bach vint spontanément. L’émotion était trop grande. Il s’arrêta.
— Si vous voulez, je peux faire venir mon cousin. Il est accordeur.
Il maudissait ses doigts rompus, devenus si gourds. Seraient-ils encore capables de courir sur les touches ?
— Ça fait longtemps que je n’ai pas joué… mais si c’est possible, je veux bien.
— Alors nous allons faire affaire. Je fais confiance à ceux qui aiment le piano et les chats.
Mathilde lui sourit, soulagée de ne pas avoir à chercher plus longtemps un locataire. Elle avait visiblement autre chose à faire.
— J’habite en face. Quand vous jouerez, laissez la fenêtre ouverte. Ça me fera plaisir.
Une fois seul, il s’assura de bien fermer la porte. Il monta à l’étage, déballa ses affaires. Essentiellement des livres qu’il était passé chercher chez un ami. Certains étaient reliés. Il n’avait quasiment rien d’autre : un peigne, un rasoir, une chemise, deux marcels blancs – blanc sale –, un pantalon de rechange. Il mit ses affaires dans la commode, un livre sur la table, le reste sur un rayonnage, mais où cacher son arme ?
En un coup d’œil, il balaya l’ensemble de la chambre, aussi dénudée qu’une cellule de monastère. Après réflexion, il eut l’idée de laisser son revolver emmailloté dans l’un de ses marcels et de le coincer derrière l’un des volets intérieurs. Il ne les fermerait pas, il n’aimait plus dormir dans le noir. Là au moins, personne n’aurait l’idée d’aller le chercher, enfin, il lui semblait.
Puis il s’attela à une tâche plus compliquée. Il s’assit à la petite table dans l’angle de la pièce, pas plus grande qu’un bureau d’écolier. Il ouvrit son livre. À l’intérieur, sa carte d’identité. Il lui était douloureux de regarder sa photo. Cette insouciance, sa joie de vivre et son sourire avaient désormais disparu. Son regard était radicalement différent. Il avait changé, ça se voyait, et cette métamorphose semblait irréversible. Seule Ariane pourrait renverser le temps et lui rappeler qui il était : Hadrien Darcourt, celui qui ne désirait qu’être aimé par elle. Il n’était lui-même que lorsqu’elle posait ses yeux sur lui.
Dissimulée dans la reliure du livre, une autre carte d’identité. Sur la photo surexposée, un jeune homme blond, un peu frêle, des yeux très pâles, une peau diaphane. Presque un visage prédestiné à s’effacer. Hadrien entreprit alors, avec la lame de son rasoir, de détacher la photo de ses agrafes rondes en métal doré, sans l’abîmer, pour la remplacer par la sienne…
Depuis son évasion, Hadrien se faisait appeler par le nom inscrit sur cette carte : Vincent Devailly. À Hyères, Ramatuelle ou Saint-Tropez, partout où il fallait déminer, ça serait facile, il ne connaissait personne. Mais c’était tout de même bizarre de s’appeler Vincent Devailly : Hadrien détestait cet homme qui l’avait trahi en camp lors de sa première tentative d’évasion.
Alors, il aimait à penser qu’il était juste que grâce à lui, il gagne la liberté quasiment sans limites de faire ce qu’il voulait. Jusqu’où irait-il pour retrouver Ariane, faire parler ceux qui voudraient se taire, la venger de ceux qui lui auraient fait du mal, il ne le savait pas, mais ne voulait rien s’interdire. Désormais, Vincent Devailly, cet homme haï, devrait assumer à la place d’Hadrien sa part la plus sombre.
*
À la fin de la journée, alors que les démineurs remballaient, Fabien aperçut Vincent et sourit de le voir revenir si vite. Le matin, il n’était pas sûr de le revoir. Beaucoup étaient tentés par la paie, les primes, les bons d’essence, de vin, de cigarette, de pain. Mais au moment où ils sortaient du bureau du recruteur, ils entendaient au loin une mine exploser, les langues se déliaient, on leur rapportait une histoire abominable d’homme soufflé en moins de deux, dont le corps avait été éparpillé aux quatre coins d’un champ et ils préféraient encore crever de faim.
— Le recruteur t’a parlé du délai de réflexion ?
— Pour quoi faire ? Encore une hypocrisie administrative.
— T’as raison. Tout ce qu’ils veulent, c’est dire que t’avais le choix. Ici, beaucoup ne l’ont pas.
Au printemps, la fin du travail ne signifiait pas la fin de la journée. Le soleil était encore haut et c’était un soulagement pour tous les hommes. Ils s’étiraient. Ils renaissaient. En un instant, leur visage harassé se détendait. Une autre vie était alors possible, où ils redressaient la tête, souriaient de tout l’éclat de leurs dents blanches rehaussé par leur peau sale et hâlée, et défiaient les hommes et les femmes droit dans les yeux.
Pour sceller l’incorporation de Vincent au groupe, Fabien lui proposa de venir boire un verre avec eux. Max, une énergie pure, gouailleuse, offrit d’y aller avec sa Traction Avant. Il l’avait récupérée on ne sait où et l’avait passionnément remise en état en engloutissant intégralement sa paie pour la retaper. Grâce à elle, il offrait un air de fête à chaque départ de chantier.
Fabien monta à l’avant, ses trois meilleurs amis, Enzo, Georges et Manu, montèrent à l’arrière avec Vincent. Ils se serreraient un peu.
Il appréhendait d’avoir à se raconter. Mais il ne pouvait éviter une invitation au café. Et puis il savait depuis longtemps le secret de ceux qui ont quelque chose à cacher ; inciter les autres à parler. Ils ne demandaient que ça.
Sur la question des mines, Enzo était intarissable. Georges complétait, pour que Vincent soit complètement au courant.
— La liste est longue, entre les mines antipersonnel et les mines antichars, les mines bondissantes comme la S. Mi. 35 ou la S. Mi. 40, la Schümine 42 – active dès deux kilos et demi de pression –, la A200, équipée d’un allumeur chimique…
Les noms valsaient : la Stockmine, la Tellermine, la Holzmine, la Panzer-Schnell mine, la Riegelmine, la Topfmine… et d’autres dont les noms se perdaient dans les bruits de la route, ou dès que Max klaxonnait. Il y en avait tellement…
— Quand il n’y a plus eu de métal pour les fabriquer, ils ont pris du bois.
— Et puis ils en ont fabriqué en béton, en céramique, et en verre.
— Facile et moins cher. Indétectable. Comme le plastique.
— Et quand il n’y a eu vraiment plus rien, ils en ont bricolé encore avec du papier mâché.
— Bref, ils en ont fait avec n’importe quoi, pourvu que ça explose !
Le traité de Versailles avait interdit à l’Allemagne de se réarmer, mais elle avait inventé toutes ces mines, les avait fabriquées par millions, les perfectionnant année après année. C’était ça le but poursuivi : ne pas pouvoir les détecter ni les désamorcer, leur donner plus de puissance, plus de portée et les faire exploser. En matière de mines, la perfection à atteindre, c’était simple, c’était la mort.
— On dit qu’on n’arrête pas le progrès, mais c’est le progrès qui nous a arrêtés ! résuma Max.
Ils n’étaient pas encore en ville lorsque Fabien demanda à Max de ralentir la voiture. Un petit attroupement – des hommes et des enfants – isolait tant bien que mal un bout de chemin avec des piquets en bois. Max se gara, Fabien descendit. Il avait vu juste : les enfants avaient repéré un drôle de bout de tôle qui dépassait de la terre, avec trois antennes métalliques, qu’une récente pluie avait dû dégager.
Les trois antennes sur un raccord en W, la forme cylindrique de l’engin de petite taille, à peine dix centimètres de diamètre : il s’agissait d’une Shrapnel 35, la mine-S, l’une des mines les plus craintes. En bondissant du sol jusqu’à hauteur d’homme, elle ne laissait aucune chance de survie dans un rayon de vingt-cinq mètres. Au-delà, jusqu’à cent cinquante mètres, c’étaient des blessures dont on ne se remet jamais. Certains disaient même jusqu’à deux cents mètres. Deux allumeurs pouvaient se déclencher par traction et l’allumeur central sous une pression de trois kilos seulement.
Fabien détestait cette mine. Mais il n’avait pas le choix. Il allait faire avec les moyens du bord. Il fit reculer tout le monde. Il prit ses outils dans le coffre de Max et du fil souple sur un dévideur. Avec ses trois allumeurs ultra-sensibles, ce n’était même pas la peine de penser à la désamorcer ; il préféra la faire exploser. Max recula sa voiture pour bloquer la route en amont. Les démineurs interdirent l’accès en aval. Vincent, par réflexe, ramena les enfants contre lui.
Fabien resta seul avec la mine.
Il accrocha un filin dans l’allumeur à traction Zug Zunder 35 qu’il déroula prudemment en reculant avec des précautions de funambule sur plus de trois cents mètres. Lorsqu’il rejoignit les autres, il recommença à respirer.
D’un regard, il s’assura que rien ne viendrait perturber la mise à feu. Il leva le bras comme au départ d’une course automobile… puis l’abaissa et tira sur le filin d’un coup sec, déclenchant la mine.
En quatre secondes et demie, la S. Mi. 35 s’éleva dans les airs, furieuse, avec la force enragée d’un geyser. En jaillissant du sol, elle balança à trois cent soixante degrés ses billes d’acier incandescentes avec la puissance d’une lance à incendie et la démence d’un tireur d’élite sous méthamphétamine.
Barricadée dans sa carcasse de métal, la mine bondissante à dépotage commençait le carnage dès trente centimètres au-dessus du sol et jusqu’à deux mètres quarante. En principe, le seul moyen de rester vivant, c’était de plonger au sol et de s’y plaquer sans bouger. Seulement, en quatre secondes et demie, y compris le temps de réaliser, les principes ont rarement le temps d’être appliqués.
La voir de loin était à la fois étrange et terrifiant, à la façon dont un diable sort de sa boîte. Il y avait tout pour fasciner les enfants : la sophistication d’un tour de magie, la bizarrerie d’un automate et l’effroi de la mort violente.
Vincent entendit quelqu’un murmurer : Bouncing Betty. C’est comme ça que les Américains appelaient la S. 35. Comme Betty Boop. Pour rendre la guerre sexy – ou se rassurer –, les hommes aimaient dessiner des pin-up sur leurs avions et appeler comme des femmes les armes les plus meurtrières. Vincent avait vu des hommes se transformer en machine de guerre, et il allait maintenant apprendre à appeler les mines par leur prénom. Désormais hommes, femmes, mines, tous faisaient partie du même genre : le genre humain.
*
Quand ils arrivèrent au café, l’équipe avait presque oublié que Vincent était nouveau. Bouncing Betty avait été son baptême du feu. Il n’y avait pas plus efficace comme entrée en matière.
Fidèle à sa méthode, Vincent posa des questions pour éviter qu’on ne lui en pose. C’est donc exactement comme il l’avait prévu que la soirée se déroula : chacun des hommes avait autant soif de pastis que de se raconter.
Souvent sans attaches, ils venaient de milieux différents, d’horizons divers. Ils avaient été envoyés en mission dans le Sud-Est parce qu’il y avait urgence, mais ils pouvaient venir du Nord ou du Centre, et même de plus loin, d’Espagne ou d’Italie. Et que dire de leurs différences sociales, politiques ?
Max était communiste. Avant la guerre, il travaillait dans un garage.
— Je suis pas un intello mais comme mécano, tu trouveras pas meilleur que moi !
Fabien n’était pas d’accord : Max avait une culture politique. Quand on est au Parti, obligé. Beaucoup de résistants étaient communistes. Ça ne l’empêchait pas de le charrier sur l’attitude du Parti communiste au début de la guerre, piégé par le Pacte germano-soviétique. Manu, le plus jeune d’entre eux, la grâce d’une beauté qui s’ignore, l’appétit pour la culture d’un étudiant qui a dû arrêter ses études et le regrette chaque jour, ne possédait aucune carte d’aucun parti, mais avant-guerre, il avait manifesté pour la paix.
— Je me suis trompé, quoi…
Depuis, il préférait écouter plutôt que parler. C’était plus sûr. À côté de lui, Hubert détonnait avec son côté vieille France. Il était mince, athlétique et même si c’était le plus âgé de l’équipe – il approchait les quarante ans –, il pouvait abattre pas mal de boulot sans manifester aucun signe de fatigue. On soupçonnait un revers de fortune, dilapidée peut-être pour une femme. À moins qu’il ait été complaisant avec l’ennemi ? C’était peine perdue pour le faire parler. Il se débarrassait de toutes les questions embarrassantes en citant une maxime de La Rochefoucauld, souvent la même.
— « Ceux qui crient le plus fort à la morale sont ceux qui en sont le plus dépourvus. »
Cette phrase était devenue la blague favorite des démineurs, mais aussi leur rempart face aux jugements, leur arme ultime. Surtout pour Jean, dit le Taulier, parfois le gros, même s’il était plus costaud que gras. Ex-truand, ancien lutteur, nouveau repenti, il déclinait lui aussi, à sa manière, les pensées de l’illustre moraliste.
— J’ai fait des conneries, mais j’ai mon honneur. Tous les truands ont pas traficoté avec les boches si vous voulez savoir.
— T’as toujours pas dit pourquoi t’avais été en prison…
— Parce que j’ai le droit à l’oubli. Je suis désolé mais j’ai payé ma dette à la société.
— En quelle monnaie !?
— Avec des années de taule, qu’étaient pas marrantes.
— Ouais, mais ces années-là, tu les as pas passées à la guerre.
— Oh ça va ! La guerre, elle a pas duré si longtemps que ça, je veux dire, les combats.
— Pour ceux qu’ont pas résisté, non, c’est sûr !
Et puis il y avait Georges, qui venait du Sud-Ouest. Là-bas aussi les côtes étaient minées. Tout le mur de l’Atlantique. Mais il avait préféré s’exiler à l’est. Que fuyait-il ? Sa famille, de mauvais souvenirs, ou pire ?
Quant à Enzo, qui connaissait par cœur le nom des mines, il était marié, adorait sa femme, en parlait tout le temps. Il s’était engagé dans la Résistance au sein des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. Ce qu’il faisait là ? Il prétendait en riant ne savoir rien faire d’autre. Fabien ne le trahirait pas en expliquant les vraies raisons de son engagement. Enzo était arrivé d’Italie à cinq ans. Il avait vu des enfants jeter des cailloux sur son père et sa mère. Aucun d’eux n’avait jamais répliqué. Il avait grandi dans le quartier de Marseille qu’on appelait « la Petite Naples ». Quand l’Italie avait conclu le pacte d’acier avec l’Allemagne, on avait soupçonné tous les Italiens de collaborer avec l’ennemi. Pourtant, après avoir envahi la zone libre, les Allemands avaient, avec la police française, raflé tous ces Italiens qui vivaient à Marseille, les avaient enfermés au camp de Fréjus et avaient détruit leurs habitations. La famille d’Enzo faisait partie de ceux qu’on appelait maintenant « les évacués », et qui n’osaient pas protester…
Enzo voulait un bel avenir pour ses trois filles. Il n’en finirait jamais de prouver sa loyauté à la France. Faire partie des FTP n’avait pas suffi. Il rempilait en déminant. Les Italiens étaient souvent de très bons artificiers. Avec Fabien, Enzo était le seul à savoir neutraliser et désamorcer une mine et il possédait, ce qui était rare, une connaissance quasi encyclopédique de la multitude d’allumeurs qui les enclenchaient. Ce n’était pas seulement pour ses compétences techniques que Fabien l’adorait. Ils partageaient le même engagement dans la Résistance, le même sens de l’honneur, et ils arrivaient encore à garder pour les autres toute leur tendresse intacte.
Depuis qu’il déminait, Fabien avait tout vu défiler : des pro-de Gaulle, des anti, des résistants, des timorés et des planqués, des cathos, des athées, des communistes, des anticommunistes, un aristo, des déclassés, trois Italiens, deux réfugiés espagnols et ceux qui venaient de nulle part. Il régnait une fraternité étonnante au sein de ce rassemblement épars d’hommes qui étaient faits pour s’ignorer ou se haïr. Personne d’autre que les membres de cette troupe disparate ne pouvait comprendre ce qu’ils vivaient. Les risques qu’ils prenaient ensemble étaient un ciment fort. Leurs morts aussi.
Vincent était frappé par leur gaieté. Personne ne songeait autour de la table à contester son sort. Ils étaient heureux d’être en vie, heureux de pouvoir manger, heureux d’être ensemble. Ils regardaient les filles qui passaient dans la rue, et l’avenir leur semblait, comme à tous les autres, débordant de promesses.
Être démineur, c’est tout sauf être un bon parti. Ça ne les empêchait pas de plaire. Le désir n’a pas de règles, mais il a quelques constantes. Leurs corps, leurs attitudes faisaient entrer en résonance les ingrédients magiques qui déclenchent les étincelles. Et tout le reste : leur indifférence à côtoyer le danger, leur élégance à ne jamais se plaindre, ce mystère qui les entourait comme s’ils n’étaient pas le commun des mortels en s’engageant dans un combat inégal contre la mort. Peut-être qu’ils détenaient un secret, une aptitude particulière, tels ces Indiens qui, dit-on, ignorent le vertige et construisent des gratte-ciel en Amérique à des centaines de mètres au-dessus du vide. Valser avec le danger, l’enlacer à la lisière de l’abîme et tanguer sans trembler aux frontières de l’enfer les rendait irrésistibles.
Tandis que Léna, la patronne du café, apportait leur commande et qu’ils levaient leurs verres à toutes les beautés qu’ils apercevaient, leurs bras dénudés aux muscles saillants, tannés, dépassaient des manches de leurs chemises remontées haut sur leurs épaules. Les femmes leur renvoyaient leurs sourires. Après tout, ici, dans le Sud, la guerre était finie. On pouvait bien sourire à n’importe qui.
Léna remarqua tout de suite que Vincent était nouveau.
— Fabien a réussi à vous embaucher ?
— J’ai pas eu besoin de le pousser, qu’est-ce que tu crois ? Il est venu tout seul, comme un grand, répondit Fabien à la place de Vincent.
— Moi je crois que tu leur jettes des sorts. Ils te suivraient n’importe où…
— Je croyais que c’était toi, la spécialiste des sortilèges…
Léna partit chercher la suite de la commande en souriant.
Il n’avait pas échappé à Vincent qu’elle était belle et qu’elle possédait ce je-ne-sais-quoi qui retient l’attention, mais son seul objectif était d’orienter la conversation sur les Allemands. Il lança avec tout ce qu’il pouvait récupérer de désinvolture en lui :
— Alors, les schleus, maintenant qu’ils déminent toutes les saloperies qu’ils nous ont laissées, ils en sont toujours persuadés de leur « Arbeit macht frei » ?
À leurs éclats de rire, Vincent sut qu’il était adopté par les démineurs. En revanche, la réponse qu’il reçut n’était pas celle qu’il attendait.
— Ouais, enfin les Allemands, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas rester longtemps.
Ça ne l’inquiétait pas : ça l’anéantissait. Max surenchérit.
— On est fin avril, je te parie qu’au mois de mai, l’Allemagne aura capitulé. Et à la fin de la guerre, normalement, tout le monde rentre chez soi. Avec les bombardements qu’ils se prennent sur le coin de la figure, ils vont pas être déçus de ce qu’ils vont trouver en rentrant chez eux !
Vincent ne montra rien de ses inquiétudes et se tourna vers Fabien.
— T’en penses quoi ?
— Je te résume. Treize millions de mines. Trois mille volontaires. Tu comprends que dans l’équation on ait besoin des cinquante mille prisonniers.
— Donc ils vont rester ?
— Aubrac en voudrait même le double. Mais c’est loin d’être gagné : tout va se jouer à la conférence de San Francisco. Va falloir convaincre cinquante pays de violer le droit international.
— Oui enfin, les boches, on ne va pas les plaindre…
— Ah mais ça, tout le monde est d’accord pour que les Allemands réparent ! À genoux. À la schlague, même. Et pas que chez nous. Alors le déminage, pourquoi pas ? Seulement nos bien-aimés diplomates voudraient qu’on le fasse sans que ça se sache, sous le manteau. Aubrac est contre. Il a raison : on va se faire cueillir à la première occasion. Faire travailler des prisonniers sur des plages ou des routes à ciel ouvert, c’est pas discret…
— Mais là, les Allemands, ils déminent…
— Ils détectent, rectifia Fabien. La conférence vient de commencer – on profite du flou.
Léna était revenue apporter le reste des consommations.
— Moi je préférerais qu’il n’y ait que les Allemands qui risquent leur vie.
— T’inquiète, Léna, les risques, on les mesure.
— Un risque, ça ne se mesure jamais. C’est le principe !
— Léna, on est là pour se détendre ! Et puis tu le sais qu’on a une bonne étoile…
Bien sûr. Elle n’allait rien changer : les démineurs ne croyaient pas qu’ils allaient mourir en déminant, le gouvernement pensait qu’ils pouvaient déminer sans les Allemands, et ceux qui profitaient de leur sacrifice pensaient que le déminage se faisait tout seul.
En versant un verre de vin blanc à Vincent, elle s’attarda un instant sur son visage. Peut-être que celui-là était moins inconscient que les autres et qu’elle pourrait le sauver ?
— Franchement, pourquoi vous vous engagez ? Vous n’avez rien de mieux à faire que déminer ?
— Si on ne le fait pas, qui le fera ?
Les démineurs levèrent tous leur verre à la réponse de Vincent, comme si c’était une devise, un acte de foi, le serment des mousquetaires.
Léna s’était trompée. Il était comme les autres. Il s’accrochait à ses illusions. Personne ne peut vivre sans le déni, la seule religion universelle.
*
Deux jours plus tôt, Vincent avait retrouvé Audrey en bas de la volée de marches de la gare Saint-Charles. Il régnait à Marseille une joie de vivre et une fierté renforcées par la victoire magistrale contre les Allemands, qui vengeait les terribles rafles de janvier 43, et le dynamitage de mille cinq cents immeubles du quartier du Vieux-Port. Ordonnés par les Allemands et organisés par les Français, ces crimes étaient un traumatisme, d’autant plus que le premier flic de Vichy, René Bousquet, était allé de lui-même bien au-delà des espérances de l’occupant, comme il l’avait déjà fait lors de la rafle du Vel d’Hiv.
Les Marseillais n’avaient pas attendu qu’on vienne les libérer. Comme à Paris, ils s’étaient soulevés juste avant l’arrivée des troupes françaises et des Alliés et l’exaltation de cette insurrection victorieuse, la conviction irrésistible, décisive, des insurgés, était encore en suspension dans l’air, sur tous les visages, tous les sourires.
Audrey était rayonnante. Volubile, elle ne parlait que de la fougue qui s’était emparée de la cité phocéenne, d’un coup ; la foule tumultueuse dans les rues, les femmes et les enfants, le flot de gens, de gens révoltés et heureux, sûrs de vaincre. Le mouvement avait repris ses droits sur la cité engourdie, les rues vides et les passants rapetissés par la peur. C’était ça la Libération : les insurgés avaient gagné sur le cynisme coupable des collaborateurs et la morbidité nazie par leur ferveur de vivre.
Et puis Audrey s’enthousiasmait de la nouvelle vie qui s’annonçait.
— Cette fois, tout va changer. La preuve : demain, j’irai voter aux municipales ! Tu te rends compte ? Les voix des femmes vont compter. C’est pas trop tôt, non ?
Bien sûr, Vincent trouvait ça enthousiasmant, bien sûr, il s’en voulait de ne pas être transporté d’allégresse, comme elle, mais après avoir partagé ses emballements, ses convictions, il devenait pesant de ne pas parler d’Ariane.
— Tu as des nouvelles d’elle ?
Audrey appréhendait cette question depuis que Vincent lui était apparu en haut des marches de la gare, peut-être encore plus beau que dans son souvenir. Son regard intense, brûlant, qui ne brûlait malheureusement pas pour elle, avait gagné en intensité et en fièvre. Ses yeux noirs de loin et verts de près, pailletés pour celle qui le regardait les yeux dans les yeux, ne se détacheraient pas d’elle avant qu’elle ait répondu, qu’elle ait dit tout ce qu’elle savait, qu’elle ait craché tout ce qu’il voulait entendre.
Que savait-elle dans le fond ? Avec Ariane, on ne savait rien, on pressentait, on se trompait. Et lui, Vincent, voulait-il vraiment entendre ce qu’elle aurait pu dire, ce qu’elle appréhendait ? Elle reprit son calme. Elle allait engager la conversation pas à pas, gagner du terrain, on verrait bien.
— La dernière fois que je l’ai vue, c’était chez moi.
— Quand ?
— Il y a plus d’un an demi… En juin, juin 43.
— C’est le moment où ses parents ont cessé d’avoir de ses nouvelles.
— Tu es sûr ?
— C’est ce qu’ils m’ont dit. Elle a quitté leur ferme, ils ne l’ont plus revue.
— C’est pourtant eux qui lui ont demandé de reprendre sa vie. Sa mère allait mieux, ils n’avaient plus besoin d’être aidés.
Pour Vincent, il y avait un problème : Ariane avait continué de lui écrire qu’elle mettait entre parenthèses sa thèse de médecine pour seconder ses parents : sa mère était malade, leur apprenti avait été tué au début des combats. Un autre avait dû partir au STO. Tout seuls, avec les réquisitions incessantes des Allemands, ils ne s’en sortaient pas.
Audrey voyait bien que Vincent était déconcerté, mais les quelques réponses vagues qu’elle lui lançait en pâture, le temps de réfléchir, ne le rassuraient pas.
— Je ne suis pas la mieux placée pour te parler d’Ariane. Peut-être qu’Irène en saurait plus. Après tout, c’est elle son amie d’enfance, elle à qui elle disait tout.
— Irène s’est engagée pour rapatrier nos prisonniers. J’ai essayé de la joindre. À l’heure qu’il est, elle doit être au fin fond de l’Allemagne, ou en Pologne.
Audrey aurait aimé en savoir plus sur ce qui s’était passé pour Vincent dans ces camps de prisonniers, mais n’osait pas le brusquer.
Vincent entendait presque ses interrogations muettes, mais cela lui semblait inopportun, en cette journée radieuse, de rappeler les heures sombres de sa captivité dans d’atroces baraquements, ces heures imprégnées de terre boueuse, de froid, de peau et d’os glacés, de peur, de violences et d’humiliations, comme si toutes ces années n’étaient constituées que de mois d’hiver. Qui aime convoquer l’hiver au beau milieu du printemps ? Cela l’enveloppait sans doute d’une aura de mystère qu’il ne recherchait pas, mais c’était comme ça.
Vincent surprit le regard d’Audrey sur lui. Il était embarrassé d’avoir eu à se découvrir devant elle. Il lui était pourtant reconnaissant de ne pas avoir évoqué à voix haute ce qui rendait sa démarche sûrement insolite. Après tout, ce n’était pas à lui de rechercher Ariane. Audrey aurait sans doute mieux compris que celui qui vienne la voir, aujourd’hui, pour savoir pourquoi elle avait disparu soit l’homme à qui elle était mariée quand Vincent l’avait rencontrée. Personne ne savait qu’Ariane l’avait quitté pour Vincent, et il n’avouerait jamais à personne qu’ils s’étaient aimés en secret.
*
Le grand air sur le port, le tintement joyeux des gréements, les battements d’ailes des voiles rappelaient à Vincent sa vie d’étudiant et les cafés pris en terrasse, mais pour échanger des confidences, il fallait être seul avec Audrey, dans un espace fermé qui ne laisserait pas partir les émotions au gré du vent.
Il prétendit ne pas se sentir bien au milieu de tous ces gens, il n’avait plus l’habitude. Et puis le port avait tellement changé maintenant que les Allemands avaient fait exploser l’immense pont transbordeur. La prouesse technique de cette toile d’araignée géante, la modernité de ses filins d’acier faisaient la fierté des Marseillais et l’admiration des architectes du Bauhaus. Son absence était aussi criante que si l’on avait ôté la tour Eiffel à Paris. Et les ruines, là, en face du fort, toutes ces rues, tous ces immeubles détruits du quartier Saint-Jean qu’on mettrait un temps infini à reconstruire et qui empêchaient d’oublier. Elle comprenait ? Il mentait à peine et Audrey eut l’air sincèrement désolé.
— Tu veux rentrer ?
— On ne pourrait pas aller chez toi ?
Audrey aurait adoré qu’il lui propose cela auparavant, mais là, maintenant… Elle qui n’avait jamais deviné quel était le lien entre Vincent et Ariane avait bien saisi désormais qu’il n’était là que pour parler d’elle.
Elle l’amena dans le petit appartement dont elle avait hérité de sa mère. Perché au dernier étage, sous les toits, il s’ouvrait sur une minuscule terrasse, envahie de plantes sauvages qu’elle avait ramassées dans la campagne. Elle lui servit un café médiocre, mais au moins elle en avait trouvé.
— Ariane est restée trois semaines chez moi. Et puis elle est partie.
— Où ?
— Je ne sais pas ! Je pensais qu’elle essaierait de réintégrer l’hôpital. J’étais prête à l’aider. Je travaille à la Timone maintenant. Ils l’auraient engagée. Mais elle ne voulait pas. »

Extraits
« Et pendant que le gardien lui livrait ses pensées impérissables sur le monde comme il va, Vincent sentit qu’il tenait là le seul moyen de retrouver Ariane. Des mille façons qu’il avait envisagées, il n’en voyait désormais plus aucune autre de valable que celle, folle, de s’engager dans cette équipe de déminage pour s’approcher des prisonniers allemands qui venaient du château des Eyguières. Il allait pouvoir entrer en communication avec eux, les aborder par paliers, entamer des discussions décousues, puis peu à peu, les apprivoiser. Lentement. Sûrement. Gagner leur confiance et leur estime en travaillant d’égal à égal à leurs côtés. Savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était. Et s’il avait de la chance, débusquer au sein même de l’équipe de démineurs le soldat allié dont parlait Ariane, ou l’officier dangereux dont parlait Irène. » p. 64

« Quand on aime lire, on est sauvé. » p. 67

À propos de l’autrice
DEYA_Claire_©Eric_BotteroClaire Deya © Photo Eric Bottero

Claire Deya est scénariste. Un monde à refaire est son premier roman. (Source: Éditions de l’Observatoire)

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La reine aux yeux de lune

NSONDE_la_reine_aux_yeux_de_lune  RL_automne_2023

En deux mots
Des deux sœurs jumelles qui naissent en 1685 dans un Kongo sous domination portugaise, seule l’une survivra. Après un parcours initiatique, Kimpa Vita, comme on la surnomme, va se voir investie d’une mission, libérer son peuple et le mener vers la prospérité. Son influence ne cesse de croître, car le peuple et même les militaires la suivent. Une situation qui va affoler la couronne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La Jeanne d’Arc du Kongo

Dans son nouveau roman Wilfried N’Sondé raconte le destin d’une jeune fille appelée à libérer son peuple du joug portugais à l’orée du XVIIIe siècle. Profitant de son initiation religieuse, elle va réussir à ébranler le royaume. Qui va devoir réagir pour conserver le Kongo.

Nous sommes en 1685 au Kongo. Le pays est alors sous domination portugaise et la proie d’un trafic d’esclaves de plus en plus effréné, plongeant les rescapés dans une situation de plus en plus précaire. C’est dans cette contrée misérable que naissent deux sœurs jumelles. Et si l’une ne survit pas, l’autre va se montrer vaillante et volontaire. Si sa stature n’est guère imposante, ses yeux de lune impressionnent tous ceux qui échangent un regard avec elle. Très vite, elle va jouir d’un statut particulier qui va la conduire à figurer parmi la douzaine de jeunes filles appelées à suivre une formation religieuse au sein d’un couvent érigé dans le but de propager la foi chrétienne dans cette contrée animiste.
Dona Béatrice, comme on l’appelle alors, va si bien réussir qu’elle ne tarde pas à devenir l’effrontée, car elle met les enseignants face à leurs contradictions, prêchant l’égalité et la solidarité et pratiquant le pillage des ressources et des hommes. Du coup, elle devient de plus en plus ingérable à mesure que sa notoriété grandit. Pour la «jumelle née de la guerre» l’heure est venue de réaliser la prophétie. C’est sous ce nom donné à sa naissance – Kimpa Vita – qu’elle est initiée : «Le maître s’agenouilla devant moi et me découvrit la tête. Il prononça d’étranges incantations, frotta mon corps avec des feuilles à l’odeur répugnante. Je ne résistai pas lorsqu’on badigeonna mes paupières du reste de la mixture piquante censée m’’insuffler une vie nouvelle. Une poule blanche fut décapitée, son sang rougit mon visage, et des masques furent disposés tout autour de moi. Malgré les tentatives pour m’ensorceler, m’exciter ou me pousser à réagir, je restai de marbre. Aux premières notes de tambour, on me permit enfin d’ouvrir les yeux. Kimpa Vita avait réussi. J’avais traversé les difficultés, avais maintes fois ressuscité. J’étais prête, me tenais sur mes deux jambes, seule face aux anciens initiés, au maître. Appolonia était également présente, cette fois j’en étais certaine ; elle avait veillé sur moi tout au long de l’épreuve. Tous s’étaient allongés à mes pieds et restèrent immobiles après avoir recouvert leurs corps de poussière. Je pris conscience de ma solitude: j’étais la seule candidate à être allée au bout de l’initiation.» Dès lors son sort est scellé. Elle va prendre la tête d’une insurrection qui ne dit pas nom, mais qui jour après jour gagne en importance et va la mener jusqu’à São Salvador où son aura fait des miracles. Mais inquiète la couronne et les religieux qui ne peuvent laisser cette «sainte» leur faire de l’ombre. Quand une vieille paysanne vient défier le roi Pedro IV, «J’ai aussi pour mission de vous annoncer que le ciel a envoyé un sauveur, une demoiselle, une vierge. Une fois le pays réunifié, elle seule désignera le futur et unique roi: le prochain Mani Kongo. De sa bénédiction dépendra aussi la victoire de votre armée, roi Pedro IV. Tous devront lui obéir. Le Tout-Puissant lui-même s’exprimera par sa bouche!», c’en est trop.
En retraçant le parcours de cette Jeanne d’Arc africaine, Wilfried N’Sondé montre l’aspiration d’un peuple à la liberté, mais aussi le poids des traditions et le mélange des cultures qui en résulte, mais aussi de la volonté des puissants à faire étalage de leur force, quitte à fouler aux pieds les principes qu’ils affirment vouloir défendre.
Le tout raconté avec cette langue chatoyante et sensuelle que l’on retrouve dans Un océan, deux mers, trois continents, roman qui avait aussi mêlé le métissage et la violence, le parcours initiatique et la douleur. Et voilà soudain l’aube du XVIIIe siècle en pleine actualité. Et si l’Histoire semble bégayer, elle est aussi là pour que l’on puisse la regarder en face.

La reine aux yeux de lune
Wilfried N’Sondé
Éditions Robert Laffont
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782221259696
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Kongo, du côté de Luanda et de São Salvador.

Quand?
L’action se déroule de 1685 à 1706.

Ce qu’en dit l’éditeur
Kimpa Vita, la jumelle née de la guerre.
Kongo, 1685. Le royaume, sous occupation portugaise, n’est qu’une terre de désolation. Une fillette aux yeux de lune voit le jour dans les eaux de la rivière Mpozo. Sa sœur jumelle ne survit pas. L’enfant miraculée est nommée Kimpa Vita, qui signifie «la jumelle née de la guerre».
En grandissant, Kimpa traverse des épreuves, et bientôt ses discours de résistance magnétisent. Pour ses fidèles, elle incarne l’espoir d’un avenir meilleur, telle une sainte africaine liée aux esprits. Ses détracteurs, eux, la réduisent au rang de sorcière. Kimpa Vita, aussi adulée qu’haïe, parviendra-t-elle à ranimer un peuple déchiré par les conflits ?
Inspiré d’un personnage réel, La Reine aux yeux de lune conte avec émotion le destin d’une femme sacrifiée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Africultures (Emmanuelle Eymard Traoré)

Présentation de la Rentrée littéraire des éditions Robert Laffont © Production Interforum

Les premières pages du livre
« Ma mère m’offrit la lumière du jour un dimanche à l’automne de l’an 1685, mais chaque fois qu’Appolonia Mafuta me raconta cette histoire, elle précisait que ma vie avait vraiment commencé la veille. Dans la nuit qui précéda ma naissance, celle qui officiait comme accoucheuse, faiseuse d’anges, guérisseuse, et servait parfois d’intermédiaire entre les vivants et les esprits des ancêtres, s’était réveillée en sursaut. La Vierge Marie, entourée d’un léger voile blanc qui laissait échapper une mèche de ses longs cheveux noirs, s’était présentée à elle dans un rêve et l’avait sollicitée d’une voix calme et posée. La mère du Christ avait pris les traits d’une femme du Kongo : les yeux en amande, les pommettes hautes et les lèvres charnues. Appolonia s’était agenouillée sur sa natte, puis avait levé les yeux vers l’apparition qui effleurait presque son visage. La Madone lui annonçait l’arrivée prochaine d’un sauveur : une jeune fille qui serait la véritable voix de Dieu sur la terre des Bakongos. Avant de disparaître, Marie avait ajouté que le Tout-Puissant punirait sévèrement ceux qui refuseraient d’accueillir son envoyée.
Appolonia se retrouva seule dans le noir ; estimant qu’elle avait été une fois de plus sujette à des hallucinations sous l’effet de la fatigue, elle préféra oublier la vision qui l’avait sortie de son sommeil et se recoucha. La première grossesse de la fille à peine pubère d’une famille d’aristocrates désargentés du voisinage était arrivée à terme : Appolonia devait se tenir prête à intervenir. Quelques heures plus tard, des villageois l’éveillèrent à la lueur d’une bougie. Elle se redressa péniblement et resta un temps assise en tailleur, le corps engourdi et l’esprit encore embrumé par les révélations venues de l’au-delà. Appolonia passa sa main dans ses longs cheveux crépus poivre et sel, si touffus qu’elle abandonna l’idée de les démêler et les garda ébouriffés. Elle se couvrit les épaules d’une cape en coton léger, avant de quitter sa modeste habitation en brique de terre. Dans la fraîcheur de l’aurore, elle emprunta l’avenue principale de São Salvador, grignotée çà et là par la brousse et bordée de ruines. Sa frêle silhouette progressait lentement entre les façades décrépies d’anciennes demeures, longeait les palais des nobles d’antan partiellement détruits qui portaient les stigmates d’incendies et donnaient à la ville un air de désolation.

Âgée d’une quarantaine d’années, Appolonia Mafuta regrettait la capitale d’autrefois, celle qui avait été la fierté des bâtisseurs des édifices en pierre et en chaux du royaume du Kongo, égalant ainsi – aux dires des premiers Portugais qui l’avaient contemplée – le faste et la beauté des plus célèbres cités européennes. Aujourd’hui y vivaient encore une quinzaine de missionnaires capucins et un peu plus d’une centaine de femmes et d’hommes, dont des membres de clans apparentés au défunt roi, le Mani Kongo. C’était dans la demeure de l’une de ces vieilles familles bakongos que se rendait l’accoucheuse.
Lorsqu’elle s’approcha d’une grande cabane, où un reste de cloisons avait été maladroitement recomposé avec des bouts de bois, une enfant – d’un mètre soixante – au ventre proéminent l’attendait. Elle avança péniblement et, sans dire un mot, lui emboîta le pas. La tradition des Bakongos imposait aux futures mères de se montrer fortes. Alors, le visage fermé et trempé de sueur, accentuant sa cambrure en se tenant le dos, la parturiente suivit Appolonia en silence. Elles descendirent des hauteurs de São Salvador sur un flanc de la colline, puis continuèrent dans la plaine. La jeune femme, éduquée à supporter la douleur sans se plaindre, serrait les dents, mais elle marquait le pas. Son calvaire dura une trentaine de minutes jusqu’à la clairière qui abritait la source de la rivière Mpozo. La pauvre enfant essaya de croiser fermement les jambes, à peine assez fortes pour la porter, alors que la poche des eaux venait de rompre. Ce fut à l’instant où elle remarqua le liquide répandu à l’intérieur des cuisses et le long des mollets de la petite qu’Appolonia se décida à la rejoindre, à la soutenir par les épaules, à ôter ses habits et à l’asseoir dans l’eau éclairée par la lumière orange et floue du jour qui se levait. Sur le moment, la tiédeur de l’onde qui enveloppa ses reins et le bas de son corps la soulagea tant qu’elle fut prise d’un vertige et laissa échapper un soupir qu’elle s’empressa de réprimer sous le regard réprobateur de l’accoucheuse.

Ma mère me mit au monde à l’heure ambiguë du crépuscule, après de longs efforts qui suppliciaient ses entrailles. À chaque poussée, elle avait pensé perdre connaissance. Son martyre s’était étiré jusqu’en fin d’après-midi.
J’étais un minuscule nourrisson d’à peine deux kilos qui glissa hors de son ventre et remonta à la surface des flots la tête plongée dans l’eau douce et les membres déployés dans toute leur longueur. Ma mémoire a conservé le souvenir de ces délicieuses secondes où mon corps fragile ondula mollement au gré du courant, dans un état de plénitude. Puis Appolonia fit des incantations pour m’accueillir parmi les hommes, pour me lier à tout jamais à la terre de mes ancêtres et à son fleuve majestueux, puisque mon sang dilué dans les eaux de la source claire de la Mpozo irait se mêler à celles du fleuve Kongo avant d’atteindre l’océan Atlantique. Elle me sortit de la rivière afin de sectionner le cordon et d’extraire le placenta. Dès les premiers instants de mon existence, je fus une déception pour ma mère, tant elle aurait souhaité que son aîné soit un garçon. Dans un reste d’énergie, elle me tendit les bras en soupirant. Appolonia s’étonna de mes yeux grands ouverts dévoilant des nuances de clair de lune sur mes iris très sombres, puis fut captivée par leur éclat d’ombre et de lumière. De ma petite bouche retentit un étrange cri primal qui résonna dans la clairière. Une plainte, une lamentation déchirante. Sans avoir le temps de s’en émouvoir, les deux femmes en comprirent la signification lorsque, après une ultime contraction qui stupéfia ma mère, un second enfant quitta son ventre.
L’astre de nuit posa alors une lueur pâle à la surface des eaux. Il illumina un amas de chair recroquevillé en une boule inanimée. Ma pauvre petite sœur jumelle naquit les poings et les yeux fermés, sans le moindre souffle de vie. L’accoucheuse remercia les esprits d’avoir permis que l’une de nous revienne des entrailles du trépas. Elle me prit contre elle, moi qui hurlais maintenant sur la berge, me souleva et me porta à bout de bras pour me présenter au ciel en criant au miracle. Les ancêtres adressaient un signe clair aux vivants, ils leur avaient envoyé une combattante, un être à part, d’une essence inédite. Appolonia psalmodiait : ce bébé avait ressuscité, elle en était convaincue. Selon elle, j’étais le fruit d’une intelligence supérieure venant d’un passé très lointain.
En me couchant contre le sein de ma mère pour mon premier allaitement, elle s’inquiéta de son absence de réaction et remarqua la tache de sang sous son bassin. La guérisseuse examina le corps immobile allongé parmi les hautes herbes et constata que le cœur n’y battait plus. Le sourire sur le visage de l’adolescente, bien trop fragile pour enfanter, permit à Appolonia d’espérer qu’elle se soit éteinte sans souffrir. Elle embrassa la morte sur le front, ferma ses yeux grands ouverts et me serra contre sa poitrine.
Je suis arrivée dans ce monde en un moment tragique, terni par le deuil d’une sœur et d’une mère mais éclairé par l’espoir qu’incarnait ma miraculeuse survie. Au creux des bras d’Appolonia, mon cœur gardait le souvenir des semaines passées aux côtés de ma jumelle dans le ventre maternel, au sein de notre alcôve liquide et noire. En attendant nos retrouvailles, une nuit, dans l’au-delà, je conservais la complicité des dialogues muets que nous avions entretenus.
Avant notre départ pour la ville, l’accoucheuse offrit les corps des défuntes à l’onde translucide de la rivière, en suppliant les esprits de les accompagner sur leur route vers le monde invisible. De ses deux mains elle sortit le placenta de l’eau, le posa au pied d’un arbre. Lorsqu’elle fut hors de vue, l’organe prit l’apparence d’un serpent gigantesque qui grimpa le long du tronc avant de s’élancer dans les airs en quête d’un nouveau cours d’eau, d’une autre forme de vie.
L’accoucheuse me nomma Kimpa, pour rappeler que j’étais l’aînée d’une double grossesse, et Vita, en témoignage de la lutte acharnée que j’avais menée pour rester en vie. Kimpa Vita : la jumelle née de la guerre.

Avec l’accord de mon père dévasté par la disparition de son épouse et incapable de s’occuper seul d’un bébé, Appolonia me confia aux bons soins de Ma Louisa. La doyenne de São Salvador avait côtoyé les Portugais dans sa jeunesse ; elle savait comment nourrir un nouveau-né avec du lait de vache.
J’ai grandi sage et appliquée au sein d’un huis clos tendre, chaleureux et plein de fantaisie. Un monde habité par des chants et par l’univers extraordinaire des contes que ma mère adoptive me racontait chaque soir pour m’endormir. J’appréciais particulièrement la fable dans laquelle le diable, déguisé en beau guerrier, tentait de séduire des jeunes femmes qui ne se laissaient pas duper par ses mensonges. Petite, je m’émerveillais surtout des histoires incroyables qui dépeignaient les disputes ou les amitiés entre humains et animaux de la faune sauvage. Mes préférées étaient celles où le personnage du lièvre, espiègle et rusé, arrivait à duper les plus féroces créatures des plaines et des forêts : les lions, les crocodiles ou les panthères. Grâce à son audace et à son intelligence, le petit rongeur réussissait même à ridiculiser des chasseurs ou des hommes malintentionnés. Couchée sur une natte, blottie dans la chaleur des bras de Ma Louisa, je redemandais encore et encore de ces voyages incroyables, tantôt effrayants, tantôt drôles, toujours captivants. Mes rires résonnaient entre les murs de la maison, une très modeste demeure en brique de terre, où la pièce unique, basse de plafond, abritait dans un coin le feu du foyer, tout en faisant office de cuisine, de séjour et de chambre à coucher. Une toute petite lucarne y laissait pénétrer un filet de lumière et donnait à notre habitat une atmosphère feutrée où flottaient les mystères des récits de Ma Louisa.
Plus tard, les fables laissèrent place aux légendes du passé du Kongo. À sept ou huit ans j’étais déjà très attentive aux mythes qui racontaient la prospérité et la puissance d’un peuple fier, pétri de spiritualité. Je me laissais porter par les accents parfois nostalgiques, souvent enflammés de la voix de Ma Louisa qui, au coin du feu, évoquait inlassablement le souvenir d’un monde riche et ordonné, où chacun trouvait sa place et réussissait à subvenir à ses besoins, à ceux de sa famille. Les villages et les villes s’animaient au petit matin avec l’installation des étals couverts de fruits qui coloraient les rues de tons vifs. La population vaquait à ses occupations jusqu’au coucher du soleil en se conformant aux règles de vie commune instituées jadis par les mères fondatrices du royaume. L’âge d’or de notre peuple, celui où nous vivions sans peur d’être assassinés ou enlevés avant de disparaître à tout jamais. En ce temps-là, notre roi et les membres de sa cour n’étaient pas considérés comme des maîtres absolus. Inspirés par la sagesse des ancêtres, ils étaient respectés pour leur sens de la justice et estimés pour leurs capacités à résoudre les conflits dans la paix et la conciliation. Ma mère adoptive évoquait la grandeur du royaume avec une ardeur qui me séduisait et contribua à me convaincre qu’un monde idéal pouvait exister sur notre terre.

À dix ans, je me chargeais déjà de cuisiner pour notre foyer. Nous nous asseyions en tailleur l’une en face de l’autre et dégustions en silence le plat disposé sur de larges feuilles de bananier. Nous gardions toujours une partie du peu de nourriture que nous avions et la distribuions aux plus démunis que nous. Compte tenu de son grand âge, ma mère adoptive ne pouvait pas subvenir à nos besoins ; mon père nous livrait de quoi assurer un repas chaud par jour. Ainsi, il me rendait très régulièrement visite. C’était un homme robuste, dur, pour qui les femmes devaient être éduquées à demeurer discrètes, soumises à leur mari, et à marcher en baissant la tête en signe de respect, pour éviter de croiser le regard de quiconque. Ainsi, je ne devais pas me laisser influencer par les élucubrations de Ma Louisa, mais plutôt m’inspirer des épouses respectables du voisinage qui restaient à leur place, obéissaient et ne contestaient jamais l’autorité. Les compagnes de ses rares amis ne donnaient pas leur avis, chuchotaient et cachaient leur bouche de leur main pour s’empêcher de rire aux éclats. Je n’aurais même pas pu dire si elles étaient jolies ou pas, l’austérité qu’elles s’infligeaient au quotidien les rendait désagréables à regarder. Elles n’étaient que des absences, des êtres d’ombre et de silence.
À mon père, je me présentais alors sous les traits d’une fillette timide et studieuse, peu encline aux échanges ; il s’en félicitait, mais mon manque d’appétit et mon extrême maigreur l’alarmaient néanmoins. Ma propension à me contenter d’une alimentation très frugale l’inquiétait, il s’énervait en se demandant ce que la vieille folle pouvait bien faire des provisions qu’il lui apportait. Il me forçait à manger parce que, selon lui, seules les prophétesses et les sorcières pratiquaient le jeûne. Il m’obligeait à gober des œufs crus ; j’obéissais avant de tout vomir à l’abri de son regard.
Toujours pieds nus, j’aimais me perdre dans le dédale des ruelles de mon quartier au centre de São Salvador. Ma silhouette gracile et fragile suscitait l’attention des adultes, tous me félicitaient de bien m’occuper de la doyenne de la ville, en retour ils me choyaient et me gâtaient malgré le peu de ressources dont ils disposaient. J’appréciais les sollicitudes de chacun, m’arrêtais un instant pour recevoir les compliments des uns, écoutais respectueusement les conseils des autres qui m’encourageaient à me nourrir davantage et restais plus longuement auprès des solitaires qui profitaient de ma présence pour s’épancher un moment.
Je retrouvais Ma Louisa dans son intérieur ombragé. Elle s’affaiblissait de jour en jour et quittait rarement sa chaise à bascule en rotin, qu’elle affirmait avoir reçue en cadeau de fiançailles d’un riche seigneur portugais tombé fou amoureux d’elle du temps où elle était belle. La vieille dame avait attendu que je devienne une demoiselle de quatorze ans, suffisamment mûre, pour me confier les histoires de cœur de sa jeunesse. J’adorais la délicieuse lumière que l’émotion rallumait dans son regard éteint par la cécité. Du monde, la vieille dame ne distinguait plus que de vagues silhouettes et se plaignait d’en oublier les couleurs. Un long soupir soulevait alors son corps sec décharné par les années, ses doigts agrippaient les accoudoirs de son siège et les articulations de ses mains déformées par l’arthrose craquaient. Le trait irrégulier d’une veine s’épaississait sous la peau plissée de son front et remontait jusqu’à son crâne, auquel le temps n’avait laissé que de rares touffes de cheveux cotonneux.
Le fauteuil lui avait beaucoup plu, elle l’avait gardé, mais avait éconduit le prétendant qu’elle trouvait bien trop laid. Et puis la jeune femme qu’elle était vouait une passion si forte au Kongo qu’elle redoutait que son soupirant ne l’emmène un jour dans son pays lointain.
Presque aveugle et de plus en plus sourde, elle se révélait cependant impossible à surprendre. J’avais beau avancer à pas feutrés, elle s’amusait à tourner la tête vers moi à l’instant même où je m’approchais et me demandait si moi, la fille aux yeux de lune – comme elle se plaisait à m’appeler –, tantôt ténébreux, tantôt éblouissants, m’ennuyais au point de vouloir encore m’abreuver de ses mots, toujours les mêmes.
«Tu sais, je vais bientôt m’envoler vers l’autre monde. En attendant, j’apprends à mourir!» me prévenait-elle en étouffant un fou rire.
En moi elle avait trouvé une oreille prête à recueillir l’un des derniers témoignages de son temps.
Grâce à elle, mon imagination d’adolescente apprenait à envisager le trépas non pas comme une fin, mais plutôt comme un voyage. Je m’asseyais tout près d’elle, les mains jointes et les coudes posés sur les cuisses, afin de l’écouter. Malgré les nuances grisâtres de son épiderme qui s’effaçait progressivement, apparemment sans souffrance, Ma Louisa scintillait. Et j’étais persuadée que, d’une manière qui m’échappait, elle me voyait et était même capable de déchiffrer mes pensées les plus secrètes : elle possédait des pouvoirs magiques. Notre complicité était telle que, parfois, j’avais la sensation que nous nous confondions. Ces moments où nos esprits fusionnaient débutaient toujours par un long silence, puis elle se mettait légèrement en mouvement ; je n’entendais plus que le grincement régulier de sa chaise. L’éclat des yeux de la conteuse s’estompait puis s’éteignait au rappel de l’ombre qui planait sur l’histoire de notre pays. À cet instant, je plongeais au plus profond de la plaie béante qui rongeait son âme et celle de notre peuple : l’issue tragique de la tristement célèbre bataille de Mbwila, en l’an 1665.

Mon cœur se serrait lorsque commençait le récit de l’effroyable affrontement qui avait fait rage vingt ans avant ma naissance. Je m’efforçais de rester très concentrée, pliais mes jambes, calais mes genoux sous mon menton et écoutais attentivement en suçant ma langue. Je m’attristais en voyant des larmes s’amonceler sous les paupières de Ma Louisa quand elle relatait les épisodes qui avaient précédé le drame, mais, affirmait-elle d’un air grave, il fallait absolument que les nouvelles générations sachent. Chaque fois, elle me faisait promettre de ne jamais oublier ; chaque fois, j’acquiesçais.
Je mémorisai jusqu’aux moindres détails de l’histoire du Kongo et du Portugal, deux royaumes qui commencèrent par tisser un lien d’amitié. Mais, près de deux siècles plus tard, l’insatiable appétit de richesses de la couronne lusitanienne l’amena à fomenter des complots qui aboutirent à une crise de confiance entre Portugais et Bakongos. Les événements s’accélérèrent au printemps 1665 ; aucune solution pacifique ne se profilait. Le ton se durcit, un dialogue de sourds s’installa. L’exaspération et la colère des nobles du Kongo étaient arrivées à leur paroxysme. Ils ne supportaient plus l’arrogance grandissante des dignitaires portugais de la petite enclave de Luanda – des terres autour de la ville portuaire que leur avait offertes notre roi cent cinquante ans plus tôt pour faciliter leur implantation en Afrique centrale. Leur soif d’expansion ne s’arrêterait sans doute jamais, avaient fini par conclure les seigneurs du Kongo. Nos anciens avaient l’impression de ne plus être écoutés ni considérés, même les plus modérés se sentaient insultés dans leur légitimité. Les plus radicaux pestaient : si c’était la guerre que cherchaient les Portugais, ils la leur serviraient ! Advienne que pourrait, il y allait de leur honneur et de l’avenir du pays.
Les Portugais avaient fini par revendiquer les terres à l’est de leur enclave, à l’emplacement de gisements de cuivre, au motif que notre peuple laissait la nature libre et sauvage au lieu de l’exploiter. En réponse, les princes du Kongo supplièrent notre nouveau roi, le Mani Kongo, intronisé en 1661 : c’en était trop, une démonstration de force s’imposait. Combien de temps encore tolérerait-il que des étrangers le méprisent au point de lui proposer d’abandonner une partie de sa souveraineté ? Pour notre jeune monarque inexpérimenté, il s’agissait non seulement de garantir l’unité de notre peuple en apaisant ses vassaux excédés, mais aussi de faire passer un message fort de Luanda à Lisbonne : aucun prince, aucun gouverneur de province, aucun esclave ou noble, serf, prêtre ou sorcier, noir ou blanc de peau, mort ou vivant, nul ne pouvait se soustraire à l’autorité du Mani Kongo. Lui seul décidait de l’attribution des terres et du montant du tribut dont chacun lui était redevable ; tous devaient le craindre et lui témoigner le plus grand respect.
Le roi dépêcha une délégation d’émissaires à Luanda pour mettre les Portugais au pas, mais son ultimatum ne reçut aucune réponse. Ses conseillers expliquèrent au souverain indécis qu’il se voyait contraint de déclarer la guerre. Alors il promit de brûler Luanda et de chasser ceux qu’il considérait désormais comme des envahisseurs. Le 13 juin 1665, il ordonna : « Toute personne de quelque qualité qu’elle soit, noble ou artisan, pauvre ou riche, capable de porter des armes offensives, dans toutes les villes, tous les villages et hameaux de mes royaumes, provinces et seigneuries, a le devoir de s’enrôler dans les dix prochains jours auprès de ses capitaines, gouverneurs, ducs, comtes, marquis, etc., pour partir défendre nos terres, propriétés, enfants et femmes, nos propres vies et nos libertés, dont la nation portugaise veut s’emparer pour les dominer. »
J’imaginais ces adultes qui allaient s’affronter sous les traits de monstres, l’écume à la bouche, l’œil défiant, le visage tordu par la colère, le doigt accusateur levé. Ils m’effrayaient. Lorsque Ma Louisa racontait, parfois je me bouchais les oreilles et secouais la tête de droite à gauche. Mais elle m’encourageait à écouter jusqu’au bout, en tendant ses mains fripées vers moi.

La perspective du fracas annoncé décrite par Ma Louisa est restée bien présente dans ma mémoire comme l’une des pires illustrations de la folie des hommes – les seuls êtres capables de voir une catastrophe approcher et de s’y précipiter avec enthousiasme. Pour raconter la scène, ma mère adoptive se redressait sur sa chaise, son visage devenait grave, presque inquiétant. Mais, surtout, grâce à ses mots choisis et à ses talents de conteuse, la scène se matérialisait devant moi.
D’un côté, il y avait le roi du Portugal, Afonso VI, qui envoya secrètement plusieurs pièces d’artillerie et un détachement en direction du Kongo pour soutenir le gouverneur de Luanda face à la menace d’une offensive de l’armée du Mani Kongo. La mobilisation générale fut décrétée, la direction des opérations confiée à Luís Lopes de Sequeira, un officier chevronné malgré son jeune âge et fin stratège. De père portugais et de mère bakongo, l’homme d’à peine trente ans, formé à l’académie militaire de Porto, était obsédé par le besoin de gommer son ascendance africaine et d’affirmer son appartenance européenne. Il souhaitait se battre, la guerre lui permettrait de fournir la preuve ultime de sa fidélité à la couronne lusitanienne : il s’empressa d’entamer les préparatifs d’un assaut dans la plaine qui s’étendait à l’est de Luanda.
En face battaient les cœurs des guerriers bakongos assoiffés de sang qui ne juraient plus que par Pedro Cabral, le général désigné par le Mani Kongo pour les mener à la victoire et restaurer la grandeur du royaume. Il inspecta ses dizaines de milliers de soldats impassibles, dressés droit comme des sagaies et alignés en rangs serrés sous le soleil de midi. Le roi félicita son commandant en chef ; assisté par trois cent quatre-vingts mercenaires venus d’autres contrées d’Afrique, équipés de chevaux et de mousquets, Pedro Cabral avait pu transformer en peu de temps ses troupes, jusque-là juste assez efficaces pour brûler les cases de serfs terrorisés afin de les forcer à payer leurs impôts, en une redoutable armée surentraînée, disciplinée, prête au combat.
La tension montait. De l’Atlantique se leva un vent mauvais qui se densifia, prit une couleur de nuage gris, se diffusa dans le ciel et empêcha le soleil d’éclairer le Kongo durant toute une matinée. Le mauvais présage se propageait en sifflant, de la côte jusqu’aux jungles de l’intérieur en passant par São Salvador et par les rives du grand fleuve ; l’ombre de la mort viciait l’air du pays, qui sombrait lentement dans l’anéantissement.
Bien qu’elles aient essayé de raisonner leurs hommes pour enrayer la spirale infernale de la violence et adressé des prières quotidiennes à la Vierge Marie, un grand nombre de femmes que je croisai dans mon enfance avaient perdu au moins un membre de leur famille durant ce conflit, m’apprit Ma Louisa. J’aurais tout donné pour les consoler, alléger le poids du souvenir sur leurs épaules. J’aurais modifié le cours des événements de l’été de l’année 1665, permis que les plans de réconciliation aboutissent, que les médiations secrètes tentées par les éminences du clergé catholique tant à Luanda qu’à São Salvador soient couronnées de succès. Malheureusement, le message d’amour et de fraternité du Seigneur Jésus-Christ n’inspira pas les belligérants, qui ne retrouvèrent pas la raison.
L’opportunité d’en découdre avec l’occupant avait motivé un nombre impressionnant de Bakongos. À cause de la multiplication des rafles, les campagnes du pays étaient devenues de vastes zones d’insécurité ; les agriculteurs abandonnaient le travail des champs pour échapper à la capture ou se recycler dans le commerce d’êtres humains, beaucoup plus lucratif et moins harassant. Le volume des récoltes avait dangereusement chuté, la nourriture se faisait rare. Dans certaines provinces sévissait déjà la famine. Les poings se fermaient, la vengeance infusait. Alors, autant s’engager auprès de notre roi bien-aimé pour en finir une fois pour toutes avec la vermine européenne. »

Extraits
« Le maître s’agenouilla devant moi et me découvrit la tête. Il prononça d’étranges incantations, frotta mon corps avec des feuilles à l’odeur répugnante. Je ne résistai pas lorsqu’on badigeonna mes paupières du reste de la mixture piquante censée m’’insuffler une vie nouvelle. Une poule blanche fut décapitée, son sang rougit mon visage, et des masques furent disposés tout autour de moi. Malgré les tentatives pour m’ensorceler, m’exciter ou me pousser à réagir, je restai de marbre. Aux premières notes de tambour, on me permit enfin d’ouvrir les yeux.
Kimpa Vita avait réussi. J’avais traversé les difficultés, avais maintes fois ressuscité. J’étais prête, me tenais sur mes deux jambes, seule face aux anciens initiés, au maître. Appolonia était également présente, cette fois j’en étais certaine ; elle avait veillé sur moi tout au long de l’épreuve. Tous s’étaient allongés à mes pieds et restèrent immobiles après avoir recouvert leurs corps de poussière. Je pris conscience de ma solitude : j’étais la seule candidate à être allée au bout de l’initiation. » p. 63

« Les Portugais respectaient davantage le dogme, la hiérarchie de l’institution inventée par les hommes que le message universel porté par la parole de Dieu. Les missionnaires avaient dénaturé l’essence du christianisme et confisqué le Seigneur pour assouvir leur soif de pouvoir, quand ce n’était pas leur lubricité. Je ne reconnaissais plus aucune once d’amour dans le cœur des séculiers chargés de nous encadrer. Au nom du Tout-Puissant ils traitaient les plus fragiles d’entre nous avec rudesse, parfois avec une violence sadique, tout en menant, hors des murs de l’école, une existence contraire aux préceptes chrétiens. Il se chuchotait dans les couloirs de l’établissement qu’ils fréquentaient des prostituées lorsqu’ils se rendaient à Luanda et, pour certains, s’adonnaient même aux jeux de hasard dans des lieux de débauche. Des rumeurs supposaient que beaucoup participaient au commerce d’êtres humains et capitalisaient en prévision de leur retour au Portugal. Une religion si généreuse avait été pervertie en un vulgaire système d’oppression des plus humbles. Les enfants de Dieu, plus encore ceux du Kongo, étaient considérés par les membres du clergé comme de banals outils au service de l’enrichissement sans limite. Les graines de la révolte commencèrent à germer dans mon cœur. » p. 84

« « J’ai aussi pour mission de vous annoncer que le ciel a envoyé un sauveur, une demoiselle, une vierge. Une fois le pays réunifié, elle seule désignera le futur et unique roi: le prochain Mani Kongo. De sa bénédiction dépendra aussi la victoire de votre armée, roi Pedro IV. Tous devront lui obéir. Le Tout-Puissant lui-même s’exprimera par sa bouche! »
Appolonia précisa que la jeune femme existait bel et bien, qu’elle l’avait connue dans le passé pour avoir assisté à sa naissance et participé à son éducation. Elle livra ainsi son nom: Kimpa Vita. L’enfant avait aujourd’hui environ dix-huit ans et se trouvait quelque part dans le royaume, mais elle ignorait où. Des recherches devaient être entreprises pour la localiser rapidement, car le destin du pays reposait entre ses mains.
La stupeur se propagea dans l’assemblée: jamais personne n’avait osé faire preuve d’autant d’insolence envers le monarque. Une vieille paysanne prétendait lui dicter sa conduite alors qu’il entendait régner sur un empire. Lui, le redoutable chef de guerre qui n’avait jamais connu la défaite et se vantait d’avoir assassiné une vingtaine d’ennemis à mains nues, devait s’en remettre à une gamine pouf assurer sa victoire… Une histoire de fous. Mais, après l’étonnement, des cris de joie et des applaudissements résonnèrent, la foule scandait le nom du sauveur: Kimpa Vita. Hipolita toisa son époux d’un sourire en coin. C’en était trop pour Pedro IV. » p. 118

À propos de l’auteur
NSONDE_Wilfried_©LegattazWilfried N’Sondé © Photo Legattaz

Né à Brazzaville, Wilfried N’Sondé vit à Lyon. Il a notamment publié Le Cœur des enfants léopards (prix des Cinq Continents de la francophonie et prix Senghor de la création littéraire) et Un océan, deux mers, trois continents (prix France Bleu/Page des libraires, prix des lecteurs de L’Express/BFMTV). La Reine aux yeux de lune est son huitième roman. (Source: Éditions Robert Laffont)

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Déserter

ENARD_deserter RL_automne_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Un soldat fuit son pays et la guerre, essayant d’atteindre la frontière. En chemin, il va croiser une femme et son âne. En parallèle, Irina raconte le parcours de Paul et Maja, disparus à Buchenwald. Des destins que l’auteur va faire s’entrecroiser pour dire la folie guerrière et la part d’humanité que rend un espoir envisageable.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
Le mathématicien et la politicienne

Mathias Enard nous revient avec un roman dans lequel s’entrecroisent deux destins pris dans la folie guerrière, un déserteur cherchant à fuir les combats et un survivant du camp de Buchenwald. Le Prix Goncourt 2015 y mêle aussi poésie et mathématiques, horreur et espoir.

Un homme marche dans la montagne. Il se bat contre le froid et la faim, contre son corps endolori et contre une suite d’événements qui l’ont poussé à fuir, à tenter de rejoindre la masure où sont rassemblés quelques souvenirs d’enfance.
Alors qu’il chemine, le romancier change de registre et choisit d’évoquer un colloque scientifique organisé en septembre 2001 sur un bateau naviguant sur la Havel et la Spree, du côté de Berlin. Les invités, parmi lesquels bon nombre de ses anciens élèves, sont venus rendre hommage au mathématicien Paul Heudeber en présence de Maja, sa veuve.
Vingt ans plus tard, la narratrice – leur fille Irina – se souvient : «J’ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd’hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja.»
Comme on va le découvrir un peu plus tard, ce besoin impérieux de témoigner est lié à la Guerre froide et à la partition de l’Allemagne, qui a contraint Irina une grande partie de sa vie à voir Maja et Paul «se courir après d’un côté à l’autre du Rideau de Fer, d’un côté et de l’autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l’Impérialisme». C’est elle qui se sent désormais investie de la mission de raconter cette liaison très particulière entre le «personnage public célèbre et célébré de l’Allemagne de l’Est, communiste fervent jusqu’à la déraison et elle, femme politique de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi.» Si Paul Heudeber ainsi que son livre «Les Conjectures de l’Ettersberg» sont nés de l’imagination de l’auteur, le contexte et certains personnages qu’il côtoie sont bien réels. J’y ai même retrouvé mon arrière-grand-oncle, Franz Dahlem, qui comme Paul a choisi de rester en RDA où il rêvait de construire un communisme à visage humain.
On suit en parallèle les réminiscences de la septuagénaire et le quotidien du soldat en fuite. Arrivé dans une cabane, qui lui permet de reprendre quelques forces, il va apercevoir une femme et son âne, s’imagine un danger potentiel, et décide de la tuer avant de changer d’avis et lui venir en aide. La cohabitation avec cet animal fourbu et cette femme meurtrie va paradoxalement l’aider dans sa quête, lui donner la chance de retrouver la part d’humanité qu’il s’imaginait perdue.
La clé du roman nous est fournie par l’Américain Linden Pawley, l’un des mathématiciens présents lors de ce colloque qui se déroule en 2001, au moment où les tours jumelles s’écroulent à New York. Dans une longue lettre-confession adressée à Irina, il détaille ses relations avec Maja et conclut : «J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment.»
Une grande partie, sinon toute l’œuvre de Mathias Enard tourne autour de ces liens invisibles, de ces concordances entre dans événements éloignés dans le temps, mais qui construisent une histoire tout autant personnelle qu’universelle. Le plus emblématique restant sans doute Boussole, son Prix Goncourt. Avec son style chatoyant aux images fortes, où la poésie et la sensualité se mêlent à la rigueur historique – et en l’occurrence aussi mathématique – il nous offre une sorte de bréviaire pour les temps difficiles, alors que la guerre tonne à nouveau en Europe.

Déserter
Mathias Enard
Éditions Actes Sud
Roman
256 p., 21,80 €
EAN 9782330181611
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, de Buchenwald à Berlin. On y évoque aussi Bonn, Paris et les États-Unis ainsi qu’une région qui n’est pas précisément située, mais que l’on peut imaginer au Moyen-Orient.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelque part dans un paysage méditerranéen orageux familier et insaisissable, en marge d’un champ de bataille indéterminé, un soldat inconnu tente de fuir sa propre violence. Le 11 septembre 2001, sur la Havel, aux alentours de Berlin, à bord d’un petit paquebot de croisière, un colloque scientifique fait revivre la figure de Paul Heudeber, mathématicien est-allemand de génie, disparu tragiquement, resté fidèle à son côté du Mur de Berlin, malgré l’effondrement des idéologies.
La guerre, la désertion, l’amour et l’engagement… le nouveau roman de Mathias Enard – vif, bref, suspendu – observe ce que la guerre fait au plus intime de nos vies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la
chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville. Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable, tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait, il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes
sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les
collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu
plus haut dans la pente.
Il s’allonge sur le dos à même les graviers, soupire, le ciel est violacé, les lueurs du couchant éclairent par en dessous des nuages rapides, une toile, un écran pour un feu d’artifice. Le printemps est presque là et avec lui s’annoncent les pluies souvent torrentielles qui transforment les montagnes en bidons percés par des balles, dégorgeant
du moindre creux une source puissante, quand l’air sent le thym et les fleurs des fruitiers, flocons blancs répandus entre les murets par la violence de l’averse. Ce serait bien le diable qu’il se mette à pleuvoir maintenant. En même temps ça laverait les bottines. Les galoches, le treillis, les chaussettes, dont les deux paires qu’il possède sont tout aussi rigides, cartonnées, délabrées. La trahison commence par le corps, tu ne t’es pas lavé depuis quand ?
Quatre jours que tu marches près des crêtes pour éviter les villages, la dernière eau dont tu t’es aspergé sentait l’essence et laissait la peau grasse, tu es bien loin de la pureté, seul sous le ciel à lorgner les comètes.
La faim le force à se redresser et avaler sans plaisir trois biscuits militaires, les derniers, des plaques brunes et dures, sans doute un mélange de sciure et de colle de vieille jument ; il maudit un instant la guerre et les soldats, tu es encore l’un des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre, tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau
aussi, les mendiants n’ont pas de poignard,
les godillots à l’odeur de merde et aller pieds nus, la veste couleur de misère et aller torse nu, le repas achevé il boit le fond de sa gourde et joue à pisser le plus loin possible vers la vallée.
Il s’allonge à nouveau, cette fois tout contre la paroi, le bas du sac sous la tête ; il est invisible dans l’ombre, tant pis pour les bestioles (araignées rouges, scorpions minuscules, scolopendres aux dents aiguës
comme des remords) qui gambaderont sur son torse, glisseront sur son crâne presque rasé, se promèneront sur sa barbe aussi rêche qu’un roncier. Le fusil contre lui, la crosse sous l’épaule, le canon vers les
pieds. Enroulé dans le morceau de toile bitumée qui lui sert de couverture et de toit.
La montagne bruisse ; un peu de vent double les sommets, descend dans la combe et vibre entre les arbustes ; les cris des étoiles sont glaçants. Il n’y a plus de nuages, il ne pleuvra pas cette nuit.
Ange mon saint gardien, protecteur de mon âme et de mon corps, pardonne-moi tous les péchés commis en ce jour et délivre-moi des œuvres de l’ennemi, malgré la chaleur de la prière la nuit reste un fauve nourri d’angoisse, un fauve à l’haleine de sang, des villes aux ruines parcourues par des mères brandissant les cadavres mutilés de leurs enfants face à des hyènes débraillées qui les tortureront, ensuite, les laisseront nues, souillées, les mamelons arrachés à coups de dents sous les yeux de leurs frères violés à leur tour avec des matraques, l’effroi étendu sur le pays, la peste, la haine et la nuit, cette nuit qui vous
enveloppe toujours pour vous pousser à la lâcheté et la trahison. À la fuite et la désertion. Combien de temps va-t-il falloir marcher? La frontière est à quelques jours d’ici, au-delà des montagnes qui bientôt deviendront des collines à la terre rouge, plantées d’oliviers. Il sera difficile de se cacher. Beaucoup de villages, des villes, des paysans, des soldats, tu connais la région,
tu es chez toi ici, personne n’aidera un déserteur, tu atteindras demain la maison dans la montagne, la cabane, la masure, tu y prendras refuge quelque temps, la cabane te protégera par son enfance, tu y seras caressé par les souvenirs, parfois le sommeil vient par surprise comme la balle d’un tireur embusqué.

II
Il y a plus de vingt ans, le 11 septembre 2001, près de Potsdam sur la Havel, à bord de ce bateau de croisière, un petit paquebot fluvial baptisé du beau nom pompeux de Beethoven, l’été paraissait vaciller.
Les saules étaient toujours verts, les journées
encore chaudes mais une brume glaciale montait de la rivière avant l’aube et d’immenses nuages glissaient sur nous, depuis la lointaine mer Baltique.
Notre hôtel flottant avait quitté Köpenick à l’est de Berlin très tôt le matin, le lundi 10. Maja était toujours alerte, fringante. Elle montait sur le pont supérieur pour marcher, une promenade entre les averses, les transats et les jeux de pont. Les dômes
verts et la flèche dorée de la cathédrale de Berlin la captivèrent, de loin, à notre passage. Elle imaginait, disait-elle, tous ces petits anges dorés quitter leur prison de pierre pour s’envoler dans un nuage de feuilles d’acanthe soufflées par le soleil.
L’eau de la Spree fut tantôt d’un bleu sombre et mat, tantôt d’un vert rougeoyant. Les semaines précédentes, toute l’Allemagne avait été secouée d’orages dont les hoquets grossirent jusqu’à la Havel et la Spree d’habitude pourtant plutôt basses en cette fin d’été.
Nous naviguâmes au milieu des remous.
Je me rappelle la confluence de la Spree, les îlots boisés, la lumière de sel qui saupoudrait les hauts peupliers noirs et le flot boueux du canal que le sillage du navire mélangeait aux eaux cirées de la rivière.
Nous étions avec Maja chacune dans un fauteuil de toile, au soleil sur le pont, à l’arrière, à la poupe comme on doit dire, et nous regardions tout s’enfuir : le paysage s’élargissait comme si l’étrave du navire ouvrait grand la matière verte des feuillages.
Nous fêtions avec quelques mois de retard les dix ans de la refondation de l’Institut par Paul tout en rendant hommage au fondateur lui-même. Ou, plus précisément, nous célébrions les dix ans de “l’unification” de l’Institut, au printemps 1991, et les quarante ans de sa création en 1961. Mais il s’agissait avant tout d’une célébration des travaux de Paul. Je crois qu’il ne manquait personne
– parmi les historiques, ceux de l’Est, tous étaient là ; les nouveaux membres, les collègues de Berlin et d’ailleurs avaient presque tous répondu présent.
Quelques-uns, dont Linden Pawley, Robert Kant et quelques chercheurs français, venaient même de l’étranger. Ce congrès flottant s’intitulait Journées Paul Heudeber; deux séances par jour étaient prévues, théorie des nombres, topologie algébrique, et
une session d’histoire des mathématiques à laquelle je devais prendre part.
Le seul absent, c’était Paul lui-même.
Maja venait de fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire.
Maja buvait des litres de thé.
Maja était gaie et triste et silencieuse et bavarde.
Nous savions tous qu’elle n’avait rien à faire là, à bord du Beethoven pour un colloque de mathématiques ; nous savions tous qu’elle y était indispensable.

Prof. Dr. Paul Heudeber
Elsa-Brändström-Str. 32
1100 Berlin Pankow
RDA

Maja Scharnhorst
Heussallee 33
5300 Bonn 1

Dimanche, 1er septembre 1968
Maja Maja Maja
Retirons le possessif : l’amour nu.
Il a grandi dans l’absence et la nuit : le manque de toi est une source. Un corps, un anneau – tu es sceau de toute chose, unique. Ton éloignement rapproche l’infini. Toi seule me permets de me dissimuler au temps, au mal, aux flux de la mélancolie.
Je me demande ce qu’il fut de ma jeunesse, quand j’entends ses cris.
Je me bouche les oreilles par de savants calculs.
Je dévale des surfaces que nul n’a jamais foulées. Je me rappelle septembre 1938. Le feu couvait dans le fer ; notre feu dans les fers. Nous nous tenions debout face aux ruines à venir.
Nous avons tenu, suspendus l’un à l’autre par la force du souvenir.
Comme nous tenons bon, aujourd’hui, dans la
peur et l’espoir face au monde devant nous.
Irina vient d’avoir dix-sept ans, à peine un battement de paupière pour une étoile.
J’ai hâte que vous reveniez par ici.
Je ferai des concessions ; je vous rendrai visite à l’Ouest.
J’ai lu ton beau texte, dans cet horrible journal, sur l’affaire de Prague.
Nos affrontements me manquent.
Je pars mardi pour Moscou, un Congrès.
Je me demande comment on pense ces temps dangereux, là-bas.
Moscou des tours épaisses et des camarades.
Écris-moi.
Dire que je t’embrasse est peu dire.
Paul

La plupart des voyageurs en train préfèrent être assis dans le sens de la marche.
Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s’asseoir dans le sens de la marche.
L’historien des sciences est un historien qui, assis dans le sens inverse de la marche, tourné vers l’arrière et contrairement à la plupart des historiens, ne regarde pas par la fenêtre.
L’historienne des mathématiques est une historienne des sciences qui, assise dans le sens inverse de la marche, les yeux fermés, cherche à démontrer que les Arabes ont
inventé les trains.
Personne n’a ri.
Il faut dire que j’étais la seule historienne du colloque. Tous les autres étaient des mathématiciens, des mathématiciennes, des physiciens, des physiciennes ou, pire encore, des logiciens. Toutes et tous assis dans le sens de la marche. Regardant vers l’innovation, l’invention, la découverte. J’étais la seule qui ne s’intéressait pas tant aux glorieuses démonstrations et inventions de demain qu’aux doucereux méandres du passé. Méandres du passé qui projettent leurs lumières jusqu’au fin fond du futur, et
je sentais, au cours de cette séance des Journées Paul Heudeber sur la Havel, que ce public de savantes et de savants n’écouterait mon exposé sur Nasiruddin Tusi et les nombres irrationnels qu’avec un respect
de circonstances, empli d’égards pour moi et pour ma mère, qui malgré son grand âge ne raterait pas une miette des interventions, entre deux promenades sur le pont.
Maja était à l’origine de l’idée de ce colloque
fluvial ; je crois me souvenir que Jürgen Thiele le secrétaire général avait proposé “un après-midi de promenade sur la Spree ou la Havel” en conclusion des Journées qui devaient initialement se dérouler
à l’Institut à Berlin ; elle avait fait la moue, la Spree ou la Havel, cela reste au mieux Berlin, au pire le Brandebourg, pourquoi pas le Danube, et Jürgen Thiele avait ouvert de grands yeux, le Danube, mais c’est très loin, et j’imagine que Maja s’était mise à rire, d’accord, va pour la Havel, mais au moins que
tout le colloque soit sur un bateau et Jürgen Thiele était très embarrassé (il me l’a expliqué plus tard) car il ne voulait rien refuser à ma mère pour ces journées d’hommage mais ses moyens étaient limités
– cette histoire de colloque fluvial continuait de lui paraître absurde, un caprice de vieillard.
Thiele eut néanmoins la surprise de recevoir deux courriers le même jour, quelques semaines avant la publication de l’appel à participation pour les Journées: une lettre l’informant que la faculté de mathématiques de l’université de Potsdam se proposait de coorganiser avec notre Institut les Jour-
nées Paul Heudeber, et d’autre part que la fondation Georg Cantor accordait (sans que Thiele n’eût rien sollicité) pour la tenue du colloque une énorme subvention qui rendait possible (quoique toujours aussi aberrante, songeait-il sans rien dire) son organisation sur l’eau.
La mort tragique de Paul quelques années plus tôt avait suscité une brûlante émotion dans la communauté scientifique ; tout le monde était prêt à participer et même si la plupart des organisateurs (Jürgen Thiele le premier, pensai-je) ignoraient le pourquoi
du désir de Maja, personne ne souhaitait la décevoir. Ces deux courriers arrivaient à point nommé et Jürgen ne pouvait que soupçonner, à juste titre sans doute, que Maja avait pris son stylo ou décroché son téléphone : bien que théoriquement retirée de la politique depuis les élections fédérales de 1998, elle avait encore le pouvoir d’attirer une “bienveillante attention” sur les berceaux des projets. L’argent de la fondation Georg Cantor était le bienvenu ; Jürgen Thiele se mit en relation, comme coorganisateur, avec l’université de Potsdam, qui fêtait ses dix ans, et dont Paul avait aidé à la fondation : beaucoup des enseignants de mathématiques avaient été ses élèves.
Les Journées Paul Heudeber auraient donc lieu sur la Havel, à bord d’un paquebot de croisière capable d’accueillir, dans sa salle de conférences, la cinquantaine de congressistes, les participants qui n’étaient
pas berlinois étant pour la plupart logés dans un hôtel en face de l’île aux Paons, sis donc techniquement à Wannsee – un hôtel au nom d’auberge médiévale ou alpine, La Chouette Blanche, auberge dont Maja me certifiait (je me demandais d’où elle pouvait bien tirer une telle certitude) qu’elle existait au moins depuis le XVIe siècle, mais dont le bâtiment actuel – colonnes doriques soutenant
un balcon monumental, fenêtres aux volets verts, rosiers grimpants, comme dans un conte de fées, pour adoucir la façade de leurs innombrables fleurs d’un rouge très sombre, tirant vers le noir – avait été reconstruit par Karl Schinkel au cours du premier tiers du XIXe siècle. La Chouette Blanche était perdue
au milieu de la forêt, au bord du lac immense que traversait la Havel. Seuls les Key Speakers et autres VIP du colloque étaient logés sur le Beethoven, car il n’y avait que peu de cabines ; en revanche les “navigations” de jour étaient ouvertes à tous : Potsdam-Elbe le mercredi, journée d’hommage proprement
dit, autour du travail de Paul, puis île aux Paons-Köpenick par Spandau le jeudi pour clore les festivités. Seuls quelques invités prestigieux étaient arrivés le dimanche pour profiter de la “mise en place” du bateau de Köpenick à Wannsee et donc d’un jour
de croisière supplémentaire à travers Berlin le lundi.
Jürgen Thiele était plein d’empathie, de désordre et de bonne volonté. Jürgen Thiele, s’il était encore secrétaire général de l’Institut, n’assumait plus cette tâche que par fidélité à Paul, dont il avait été l’élève, trente ans auparavant ; il reconnaissait volontiers qu’il
était fatigué d’organiser, de mettre en place, d’ordonner – monter un déjeuner de Noël me panique, avouait-il. Alors un colloque avec cinquante personnes, imagine ! L’université de Potsdam lui avait adjoint une coorganisatrice, une jeune doctorante
en théorie des nombres nommée Alma Sejdić qui cherchait à démontrer dans sa thèse un corollaire de la première conjecture de Paul. Cet ajout se révéla aussi néfaste qu’hilarant : au lieu de se cumuler, ces deux forces semblaient soit se conjuguer inutilement, soit s’annuler. Les oublis étaient oubliés deux
fois, les bévues doublement répétées. On aurait dit un dessin tracé par deux stylos à bille attachés entre eux par un élastique, des parallèles ne se rejoignant jamais, malgré tous leurs efforts, contraintes par Euclide soi-même.
Jürgen Thiele avait dû mobiliser toute sa diplomatie afin de ne pas vexer l’université de Potsdam qui ne comprenait pas pour quelle raison il fallait financer, à quelques kilomètres de ses locaux, la location d’un bateau de croisière luxueux – mais Jürgen Thiele avait tiré de sa manche la subvention de la fondation Georg Cantor et tout le monde avait trouvé enthousiasmante l’idée d’un congrès flottant.
Et ainsi, après quelques mois de ce ballet dans le chaos, nous embarquâmes, Maja et moi, comme prévu, le lundi 10 septembre à Köpenick, en compagnie de Linden Pawley, dont le vol en provenance de New York s’était posé à Tegel le matin même, de l’inévitable Robert Kant de Cambridge et de Jürgen Thiele – il y avait bien cinq cabines luxueuses
préparées à notre intention.

III
Chaque matin depuis son départ, le froid le réveille peu avant l’aurore. Il grelotte. Aucun mouvement brusque, pour que la rosée, perles noires sur la toile, ne ruisselle. Patiemment, en repliant sa tente en rigole, il réussit à remplir de quelques centilitres sa
gourde et à boire cette sueur de l’aube, glacée, qui sera son seul repas du matin.
Il se met en route, une fois les pieds rétifs enveloppés dans cette éponge de tricot d’un vert misérable, humide encore, dans la direction du destin, vers le nord, car il faut bien nommer la débâcle et l’oubli. Il hésite une fois de plus à abandonner le fusil, il pèse et sa courroie est malcommode, trop courte depuis qu’il l’a coupée pour s’en faire une ceinture, avec ce couteau si tranchant encore, lui aussi, la marque d’une solitude dangereuse, enivrée de sang, il ne pense plus, il marche déjà alors que les premiers rayons du soleil fouillent les ombres des rocailles. Ces aiguillons de lumière animent les moineaux, les fauvettes, les mésanges, dont les mouvements d’ailes suivent la traîne du chant du matin.
S’il pense tant aux oiseaux, s’il est aussi tendu par leur présence et leur chant, c’est qu’ils avivent en lui la faim – il serait si facile de se poser à l’affût, nez au vent, avec le fusil, d’attendre qu’un de ces petits volatiles se trahisse, de l’abattre pour ensuite le manger,
mais la puissance de l’arme de guerre ne laisserait rien d’autre que des plumes, le coup de feu résonnerait loin dans les hauteurs et quand bien même un gros faisan ou une perdrix se perdrait dans sa ligne de mire, il faudrait le cuire, et il n’entend pas interrompre longtemps sa marche, s’exposer par le feu ou la fumée.
Il a résolu d’atteindre la maison.
Tu la trouverais même par une nuit sans lune,
la cabane, la sente avance dans le jour entre les chênes verts, éparpillés par la sécheresse; quelques lentisques s’abritent entre les rochers, libérant au passage du marcheur leur parfum d’officine, de pharmacie oubliée ; il cherche des yeux la sarriette fraîche et sauvage que le printemps multiplie dans la montagne pour en mâcher longuement un bouquet, amer, acide, poivré – des arbouses survivent encore à l’hiver comme des décors de Noël oubliés, rouges et rugueuses, elles ont le goût des fraises passées, la fadeur de l’oubli.
Ces fruits sont des astres minuscules, des planètes à portée de main, de petites lunes rougies par le désir et le malin, le soleil allume, à chaque pas, les pétales des fleurs
de cornouiller, leur jaune vif n’est atténué par aucune feuille, sur leurs branches encore nues s’ouvre par magie la première fissure dans l’hiver.
Il marche en dernier homme, dans le bruissement obsédant de la montagne.
Il envie les taches noires des avions ou de lointains rapaces.

À s’abrutir de souvenir, le cul sur une pierre – de ces rochers affleurant bleu-gris, qui chauffent bien vite au soleil et sentent le métal et la pierre à fusil, aussi lisses que durs: y avait-il un frémissement premier, un vent rauque, prémisse de la logique de la
brutalité, un brame antérieur au rut souverain de la guerre, il lui semble que non, c’est la surprise qui t’a assis là, bientôt les couleuvres noires sortiront de leurs trous et les mâles se mettront en quête de femelles,
il délace ses galoches, déboucle les attaches et les retire. Le cuir est dévoré par l’usure, l’eau et le froid.
L’odeur de merde ne l’a pas quitté. Ses mains sont rugueuses ; sa paume blanche est étoilée de durillons plus foncés, raidie d’avoir trop serré des manches de bois. Ses doigts tachés par le tabac se terminent par
les ongles jaunis aux méandres de crasse sombre, on voit le tracé des veines, au pouce et le long du poignet ; ses joues sont âpres d’une barbe revêche, ses cheveux sont graisseux et collés par paquets, agglutinés en mèches plus mates par le sang séché, tu vas atteindre la maison avant la nuit, la maison, la cabane, la masure – elle gît très profond dans ses souvenirs et ses espoirs. Cairn du pays de l’enfance. Assez haut dans la montagne pour que personne ne s’y aventure. Assez dissimulée au monde de la montagne pour qu’il puisse s’y reclure. Un temps. Le toit est en partie effondré peut-être, les poutres de cyprès, rondes, encore luisantes, seront seules, sans tuiles, entre les pierres inégales. La porte si basse. Le porche sur le devant,
ses contrefiches de bois qui rappellent les bras du Père, ses deux poteaux de pierres mal équarries les colonnes du temple d’un Dieu brutal. La façade de moellons sans enduit. La couverture de vieilles tuiles d’argile jaune, tu pourras sculpter des visages avec le couteau dans les poutres comme autrefois,
tu as faim à faire peur, tu as faim jusqu’à la racine des cheveux, imaginer le petit âtre du porche de la cabane et une volaille y crissant sur la braise le tord de douleur rageuse,
tu as soif, il vide sa gourde de métal. Le beau soleil de mars se teinte d’orange. Un vent souffle depuis la mer, tu avances, il faut avancer même titubant un peu, maladroit
de vertiges. Il laisse s’enfuir les pensées sitôt qu’elles naissent. Il les chasse par les pieds, les éloigne en marchant. Il transmet ses pensées à ses bottines qui les dispersent dans les cailloux. Puis silence intérieur,
jusqu’au retour du grand astre fixe de la faim.
La traîtrise de l’illusion, le parfum du printemps qui vient.
La mer, qui ourle de blanc ses plaines violacées. Si haut dans la montagne la mer n’est qu’une ligne menaçante, un horizon de peine. »

Extraits
« L’enfermement, les événements qui ont pesé sur l’année 2021, la guerre, si proche, si présente et si soudaine: autant de vagues qui me poussent vers les récifs. J’ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd’hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja ; les chiffres m’effraient, les dates, les lieux; il m’est bien plus facile de disserter sur l’algèbre de Khayyâm ou les découvertes de Nasiruddin Tusi au XIIIe siècle que de briser les murs érigés entre moi et moi par des années de pudeur. Pudeur ou autre chose. Même mort depuis vingt-cinq ans Paul est toujours là. Maja aussi. Elle nous a quittés en 2005 à l’âge de quatre-vingt-sept ans. La Chancelière était à son enterrement, le président était à son enterrement, des centaines de personnes que je ne connaissais pas étaient à son enterrement.
Quand une génération semble s’effacer, l’affluence aux enterrements augmente.
Un effet de rareté.
Le deuil est une forme d’interminable présence.
Images, parfums, goûts, rêves. » p.35

« Je suis née en 1951, dans une clinique du secteur américain près du Jardin Botanique. Mes parents avaient alors trente-trois ans. Paul terminait la rédaction de sa thèse d’habilitation tout en enseignant l’algèbre à l’université Humboldt. Maja était toujours très engagée politiquement et travaillait auprès de Franz Dahlem, après que son parti, le Parti social-démocrate, avait fusionné avec le Parti communiste allemand pour former, dans la Zone d’occupation soviétique, le Parti socialiste unifié. La République démocratique d’Allemagne avait tout juste deux ans; deux ans plus tard tout l’espoir de Maja, déjà ébréché par le blocus de Berlin, se fracassait contre les émeutes de juin 1953; elle se réinstalla sans mon père à l’ouest (ils n’ont jamais été mariés) et poursuivit sa carrière politique auprès de Willy Brandt.
Paul soutint son habilitation et obtint son premier poste à l’Académie des sciences de Berlin au moment même où les intellectuels commençaient à fuir la RDA. L’ouvrage Les Conjectures de l’Ettersberg, élégies mathématiques, fut un des premiers livres publiés par la maison d’édition de l’Académie fin 1947, Il s’agit des travaux de Paul Heudeber rédigés autour de sa détention au camp de Buchenwald entre 1940 et 1946. » p. 37-38

« Je les avais vus toute mon enfance, Maja et Paul, toute mon existence, se courir après d’un côté à l’autre du Rideau de Fer, d’un côté et de l’autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l’Impérialisme; je les avais vus ensemble et séparément, la politicienne et le mathématicien, lui personnage public célèbre et célébré de l’Allemagne de l’Est, communiste fervent jusqu’à la déraison et elle, femme politique de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi. » p. 51

« J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment. » p. 213

À propos de l’auteur
Modèles sitesMathias Enard © Photo Marie Lisa Noltenius

Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a notamment publié les romans La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l’Orénoque (2005), Zone (2008, prix Décembre, bourse Thyde-Monnier SGDL, prix Camdous, prix Candide, prix du Livre Inter 2009, prix Initiales), Parle-leur de batailles de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens, prix du Livre en Poitou-Charentes), Rue des voleurs (2012, prix Liste Goncourt / Le Choix de l’Orient, prix littéraire de la Porte Dorée, prix du Roman News) et Boussole (2015, prix Goncourt, prix Liste Goncourt / Le Choix de la Suisse). (Source: Éditions Actes Sud)

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L’été en poche (36): Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes

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En deux mots
Devant les yeux incrédules de son épouse Serenata, Remington annonce qu’il a l’intention de courir un marathon. Comme le sexagénaire n’est pas vraiment un sportif, elle s’imagine que cette lubie va lui passer. Mais non seulement il persiste, mais va vouloir en faire encore davantage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes

Les premières pages du livre
« — J’AI L’INTENTION de courir un marathon.
Dans une mauvaise sitcom, elle aurait recraché son café sur la table du petit déjeuner. Mais Serenata était quelqu’un de posé, alors, entre deux gorgées, elle glissa un « Quoi ? » sur un ton acerbe mais poli.
— Tu m’as très bien entendu.
Dos à la cuisinière, Remington l’examina avec une assurance déconcertante.
— Je vise celui de Saratoga Springs en avril.
Elle avait l’impression, ce qui lui était rarement arrivé au cours de son mariage, de devoir mesurer ses paroles.
— Tu es sérieux ? Tu ne me fais pas marcher ?
— Est-ce dans mes habitudes de te faire des blagues ? Je ne sais pas comment prendre ton incrédulité, sinon comme une insulte.
— C’est peut-être parce que je ne t’ai jamais vu courir, même d’ici au salon.
— Pourquoi je courrais jusqu’au salon ?
Le recours au mode littéral n’était pas une première. Se chamailler en pinaillant, c’était leur mode de fonctionnement. C’était un jeu.
— En trente-deux ans, pas une fois je ne t’ai vu faire le tour du pâté de maisons au petit trot. Et maintenant tu m’annonces le plus sérieusement du monde que tu as l’intention de courir un marathon. Tu devais te douter que je serais un peu surprise.
— Alors, vas-y. Sois surprise.
— Tu n’as pas peur… – Serenata marchait encore sur des œufs. Et puis, au diable la prudence ! – … que ce soit d’une effroyable banalité ?
— Absolument pas, répondit-il sur un ton affable. C’est à toi que la banalité fait peur. Par ailleurs, si je renonçais à courir un marathon au motif qu’une foule de gens rêvent d’en faire autant, ma décision n’en serait pas moins dictée par la multitude.
— De quoi s’agit-il exactement ? D’une chose à faire dans ta bucket list ? Tu as écouté tes vieux disques des Beatles et tu as soudain eu la révélation que « When I’m Sixty-Four » s’adressait à toi ? Une bucket list, a-t-elle répété en reculant sa chaise. Où j’ai été pêcher ça ?
Le fait d’utiliser une expression à la mode était l’illustration même de ce manque d’originalité, de ce comportement moutonnier qui la mettait en rage. (Et ce n’était vraiment pas rendre justice aux moutons. Comment ces pauvres bêtes étaient-elles devenues la métaphore du conformisme ?) D’accord, il n’y avait pas de mal à adopter une nouvelle expression. Ce qui était horripilant, c’était cette façon dont tout le monde évoquait soudain sa bucket list, ses cent choses à faire avant de passer l’arme à gauche, sur un ton à la fois léger et entendu, pour bien montrer que l’usage de cette expression lui était parfaitement familier.
Serenata amorça un mouvement pour se lever de sa chaise, les nouvelles d’Albany qu’elle était en train de lire sur sa tablette ayant maintenant perdu de leur intérêt. Ils n’avaient emménagé à Hudson que depuis quatre mois et elle se demandait combien de temps encore elle lirait le Times Union en ligne afin de « conserver un lien avec leur ancienne ville », comme elle disait.
Elle-même n’avait que soixante ans, même si sa génération était la première à ajouter un « que » à ce sinistre cap. Comme elle était restée une demi-heure dans la même position et que ses genoux s’étaient ankylosés, allonger la jambe droite se révéla délicat. Une fois le genou grippé, elle devait le détendre très lentement. Par ailleurs, elle ignorait à quel moment l’un ou l’autre genou ferait quelque chose d’étrange et de surprenant – émettre un soudain klonk, annonciateur d’un léger glissement hors de l’articulation, suivi d’un retour au point de départ avec un autre klonk. C’était le genre de pensées que ressassaient les gens de son âge et leur principal sujet de conversation. Serenata regrettait de ne pouvoir présenter des excuses rétroactives à ses grands-parents défunts dont les lamentations d’ordre médical lui avaient tant pesé lorsqu’elle était enfant. Sous-estimant l’individualisme impitoyable de leurs proches, les personnes âgées racontaient leurs bobos par le menu, persuadées que ceux qui les aimaient se sentiraient forcément concernés par leurs douleurs. Mais nul ne s’était soucié des souffrances de ses grands-parents et aujourd’hui, personne ne s’intéresserait à celles de leur petite-fille jadis si insensible. Justice immanente.
La phase suivante – se mettre debout – fut couronnée de succès. Oh, comment en quelques années un exploit minable pouvait passer pour un triomphe ! Se rappeler le mot « blender ». Boire une gorgée d’eau sans casser le verre.
— Tu ne t’es pas dit que le moment était mal choisi pour m’annoncer cette nouvelle ? demanda-t-elle en branchant le chargeur de sa tablette.
S’occuper les mains ; la batterie affichait encore 64 %.
— Quel est le problème ?
— Moi, je ne peux plus le faire, maintenant. J’ai arrêté de courir en juillet.
— Je savais que tu ramènerais ça à toi. C’est pour ça que j’ai eu peur de t’en parler. Tu veux vraiment que je me refuse quelque chose sous prétexte que cela te rend nostalgique ?
— Nostalgique ! J’en éprouverais de la nostalgie ?
— De l’amertume, plutôt, corrigea Remington. Mais même si je restais ligoté à une chaise jusqu’à la fin des temps, tes genoux ne s’en porteraient pas mieux.
— Tout cela est très rationnel.
— J’entends ta remarque comme une critique.
— Si je te suis, ce serait « irrationnel » de prendre en compte les sentiments de ta femme ?
— Oui, dans la mesure où me sacrifier ne soulagera pas ta peine.
— Tu y réfléchis depuis un moment, non ?
— Quelques semaines.
— Et cet engouement soudain pour l’activité physique a-t-il un quelconque rapport avec ce qui s’est passé au SDT ?
— Uniquement dans le sens où ce qui s’est passé au SDT m’a donné un peu plus de temps libre.
Cette allusion, pourtant minime, crispa Remington. Il se mordilla l’intérieur de la joue, un tic, et le ton de sa voix devint à la fois glacial et acide, avec une pointe d’amertume, comme un cocktail.
Serenata ne supportait pas les femmes qui s’activaient furieusement dans la cuisine quand elles étaient bouleversées, et pourtant elle dut se canaliser d’une façon absurde pour ne pas aller vider le lave-vaisselle.
— Si tu cherches à t’occuper, n’oublie pas pourquoi nous nous sommes installés ici. Tu n’es pas allé voir ton père depuis un bout de temps, et chez lui tout est à réparer.
— Il n’est pas question que je passe le restant de mes jours allongé sous l’évier de mon père. C’est tout ce que tu as trouvé pour me dissuader de courir un marathon ? Franchement !
— Je veux que tu fasses ce dont tu as envie, c’est évident.
— Pas si évident que ça.
L’attraction du lave-vaisselle était irrésistible. Serenata se serait giflée.
— Tu as couru pendant si longtemps…
— Quarante-sept ans, coupa-t-elle d’un ton sec. Et pas seulement couru.
— Alors… tu pourrais peut-être me donner des conseils, proposa-t-il sur un ton hésitant – il n’en avait pas la moindre envie.
— N’oublie pas de faire tes lacets. C’est tout.
— Écoute… Je sais bien que tu adorais ça. Je suis navré que tu aies dû abandonner.
Serenata se redressa et posa le bol qu’elle avait à la main.
— Je n’adorais pas courir. Voilà un tuyau pour toi : personne n’aime courir. Les gens font semblant, mais ils mentent. La seule satisfaction, c’est d’avoir couru. Sur le moment, c’est ennuyeux et pénible, dans le sens où il faut fournir un effort et non parce que c’est difficile de savoir le faire. C’est répétitif. N’espère pas y trouver la révélation de quoi que ce soit. Je suis probablement ravie d’avoir eu une excuse pour abandonner. Et c’est sans doute ça que je ne peux pas me pardonner. Mais j’ai au moins la joie de ne plus faire partie de la masse des abrutis qui soufflent de concert en pensant tous être tellement différents.
— Des abrutis comme moi.
— Des abrutis comme toi.
— Tu ne peux pas m’en vouloir de faire ce que tu as fait pendant, je te cite, quarante-sept ans.
— Tu crois ça ? lâcha-t-elle avec un sourire pincé avant de se diriger vers l’escalier. Je vais me gêner.

Remington Alabaster était un homme mince au port altier qui donnait l’impression d’avoir gardé la ligne sans avoir jamais rien fait pour. Il avait des membres naturellement proportionnés, des chevilles fines, des mollets galbés, des genoux bien dessinés et des cuisses de marbre qui, après un petit coup de rasoir, auraient été sublimes sur une femme. Ses pieds étaient de toute beauté – également minces, une cambrure marquée et des orteils allongés. Chaque fois que Serenata lui massait le cou-de-pied, elle appréciait de n’y trouver aucune trace d’humidité. Les pectoraux glabres de Remington étaient délicieusement discrets et si d’aventure ils devaient augmenter grâce à des développés-couchés intensifs, elle considérerait la transformation comme une perte. Certes, depuis quelques années, il avait pris un tout petit peu de ventre, ce dont elle évitait de parler. Elle aurait parié que cela relevait d’un accord tacite, classique dans un couple : à moins qu’il n’aborde le sujet, ce type de changement physique ne regardait que lui. Raison pour laquelle, même si elle avait été tentée de le faire, elle ne lui avait pas demandé de but en blanc ce matin-là si la contrariété d’avoir pris du poids, pas plus de deux kilos, était à l’origine de cette affaire de marathon.
Hormis ce petit bourrelet inoffensif, Remington vieillissait bien. Il avait toujours eu un visage expressif. Le masque d’impassibilité qu’il avait porté au cours des toutes dernières années de sa vie professionnelle était une protection, un artifice dont une certaine Lucinda Okonkwo était entièrement responsable. À soixante ans, son teint était devenu légèrement grisâtre : c’est cette homogénéisation de la carnation qui rend le visage des Blancs plus vague, plus plat et d’une certaine façon moins vivant à mesure qu’ils avancent en âge, comme des rideaux dont l’imprimé jadis éclatant aurait passé au soleil. Et pourtant, en imagination, elle substituait systématiquement les traits mieux définis de son visage plus jeune à ceux d’aujourd’hui, plus vénérables, plus flous ; elle lui redessinait les yeux, lui colorait les joues comme si elle le maquillait mentalement.
Elle était capable de le voir. De le voir à différents âges d’un simple coup d’œil. Elle pouvait même, bien malgré elle, deviner dans ce visage encore énergique le frêle vieillard qu’il deviendrait. Appréhender cet homme dans sa totalité, ce qu’il était, avait été et serait, était son travail. Il s’agissait d’un travail important, d’autant plus important à mesure qu’il vieillissait, car les autres le verraient bientôt comme un vieux croûton parmi d’autres. Or il n’en était pas un. À l’âge de vingt-sept ans, elle était tombée amoureuse d’un bel ingénieur en génie civil et celui-ci était toujours là. C’était un sujet d’étonnement : les autres vieillissaient de jour en jour, constataient par eux-mêmes ces mystérieuses transformations qui n’étaient pas toutes de leur fait et savaient bien qu’ils avaient jadis été jeunes. Et pourtant, les jeunes comme les vieux voyaient ceux qui les entouraient comme des constantes immuables, à l’image des panneaux de signalisation dans un parking. Quand on avait cinquante ans, cet âge résumait ce qu’on était, ce qu’on avait été et ce qu’on serait toujours. Faire délibérément appel à son imagination était peut-être trop fatigant.
Poser un regard indulgent sur son mari faisait également partie de ses attributions. Le voir et, à la fois, ne pas le voir. Plisser les yeux pour flouter une éruption cutanée inopportune, lisser la surface – une surface Alabaster. Décréter une amnistie générale pour tout grain de beauté informe, toute marque d’érosion. Être la seule personne au monde à ne pas considérer le renflement sous sa mâchoire comme une faiblesse de caractère. La seule personne à ne pas le juger pitoyable à cause de ses tempes dégarnies. En échange, Remington lui pardonnait ses rugosités aux coudes et la ride profonde qui se creusait à la base de son nez chaque fois qu’elle dormait trop longtemps sur le côté droit – une encoche qui pouvait persister jusqu’au milieu de l’après-midi et s’incrusterait bientôt définitivement. De son côté, Remington, en admettant qu’il ait remarqué, ce qui était forcément le cas, que sa femme n’affichait plus la forme physique du jour de leur mariage, ne considérait pas que c’était un tort, voire quelque chose de moralement condamnable, et il ne lui en voulait pas de le décevoir. Cela faisait aussi partie du contrat. C’était un bon arrangement.
Cependant, Remington n’avait pas besoin de puiser dans les colossales réserves de mansuétude de sa femme pour se faire pardonner de ne pas avoir été protégé par un film plastique, comme une carte d’identité. Il portait sacrément beau pour soixante-quatre ans. Comment il était parvenu à rester aussi mince, aussi vigoureux, aussi harmonieusement proportionné sans faire d’exercice notable demeurait un mystère. Certes, il marchait pour aller d’un endroit à un autre et ne rechignait pas à prendre l’escalier quand un ascenseur était en panne. Mais il ne s’était jamais astreint à aucun de ces programmes de « sept minutes pour améliorer votre forme », sans parler de s’inscrire à un club de gym. Et il avait un bon coup de fourchette.
Avec davantage d’exercice, il allait améliorer sa circulation, renforcer son élasticité vasculaire et prévenir le déclin cognitif. Elle aurait dû se féliciter de cette page qui se tournait. Se réjouir de la perspective de le bourrer de barres protéinées et de noter fièrement dans un carnet accroché dans l’entrée le nombre de kilomètres toujours croissant qu’il parcourait.
Elle aurait pu lui apporter son soutien massif si seulement il lui avait présenté sa décision avec la contrition appropriée : « Je me rends compte que je n’atteindrai jamais les distances que tu couvrais. Pourtant, je me demande si ce ne serait pas bon pour mon cœur de courir 3 petits kilomètres, disons, deux ou trois fois par semaine. » Mais non. Il fallait qu’il coure un marathon ! Elle passa donc le reste de la journée à éviter son mari en faisant semblant d’être une professionnelle rigoureuse. Elle ne redescendit se faire du thé qu’après l’avoir entendu sortir. Ce n’était pas gentil, pas « rationnel », mais ce genre d’attitude lui ressemblait bien et le moment choisi par Remington était cruel.
Elle aussi avait probablement commencé à courir en imitant quelqu’un d’autre – même si, à l’époque, elle n’avait pas eu cette impression. Tous deux sédentaires, ses parents étaient en surpoids et, bien sûr, avec le temps, cela s’était aggravé. Pour eux, faire de l’exercice se résumait à pousser une tondeuse mécanique, qui fut remplacée le plus vite possible par une tondeuse à moteur. Rien de mal à cela. Dans les années 1960, les Américains de son enfance adoraient les appareils ménagers. Un signe de modernité. Il était de bon ton de n’utiliser que le minimum d’huile de coude.
Analyste marketing chez Johnson & Johnson, son père était muté tous les deux ou trois ans. Serenata était née à Santa Ana, Californie, mais n’avait pas eu le temps de connaître la ville avant que la famille ne déménage à Jacksonville, Floride – puis de là à West Chester, Pennsylvanie ; Omaha, Nebraska ; Roanoke, Virginie ; Monument, Colorado ; Cincinnati, Ohio et, enfin, à New Brunswick, New Jersey, où se trouvait le siège de l’entreprise. Par conséquent, elle n’avait aucun sentiment d’appartenance régionale et faisait partie de ces rares individus dont le seul identifiant géographique était le bon gros pays lui-même. Elle était « une Américaine » sans qualificatif ni précision – car se dire « grecque-américaine » alors qu’elle n’avait jamais mangé la moindre moussaka étant petite lui paraissait pathétique.
Gamine, elle avait été ballottée d’une école à l’autre, et cela l’avait empêchée de s’attacher. Elle n’avait assimilé la notion d’amitié qu’à l’âge adulte – et encore, difficilement –, avec une tendance à perdre ses amis par pure étourderie, comme des gants qu’on laisse tomber dans la rue. Pour Serenata, l’amitié était une discipline. Elle se suffisait à elle-même et se demandait parfois si ne pas souffrir de la solitude était un défaut.
Sa mère avait réagi aux incessantes transplantations en adhérant à de multiples Églises et groupes de bénévoles sitôt la famille installée dans une nouvelle ville, comme une pieuvre sous amphétamines. À cause des continuelles réunions liées à ses engagements, sa fille unique avait été livrée à elle-même, ce qui convenait parfaitement à Serenata. Une fois en âge de préparer elle-même ses sandwichs au beurre de cacahuètes, Serenata avait consacré ce temps libre sans surveillance à développer sa force et son endurance.
Elle s’allongeait, mains posées à plat sur la pelouse, et comptait le nombre de secondes – une fois mille, deux fois mille – qu’elle était capable de tenir, jambes tendues à trente centimètres au-dessus du sol (quelques petites secondes décourageantes mais ce n’était qu’un début). Elle s’accrochait à la branche basse d’un arbre et tentait de hisser le menton au-dessus bien avant d’apprendre que l’exercice s’appelait une traction. Elle avait inventé son propre programme d’entraînement. Pour réaliser ce qu’elle avait appelé une « jambe cassée », elle faisait le tour du jardin en sautant sur un pied, l’autre jambe tendue devant elle comme pour un pas de l’oie et recommençait dans l’autre sens en sautant en arrière. Exécuter un « roulé-boulé » consistait à s’allonger sur le sol, les genoux ramenés sur la poitrine, et à basculer en arrière en tendant les jambes derrière la tête ; plus tard, elle avait ajouté un « relevé de jambes au sol » à la fin de l’exercice. Adulte, elle se rappellerait avec une incrédulité teintée de tristesse que, lorsqu’elle enchaînait ses inventions en vue de ses Jeux olympiques de jardin, il ne lui était jamais venu à l’esprit d’inviter les enfants du voisinage à y participer.
Beaucoup de ses contorsions étaient stupides, mais, répétées un certain nombre de fois, elles ne l’en fatiguaient pas moins. Ce qui n’était pas pour lui déplaire, même si ces exercices farfelus – dont elle tenait secrètement le registre d’une écriture dansante dans un carnet à la couverture neutre caché sous son matelas – n’étaient pas franchement amusants. Il était possible – et c’était intéressant de s’en rendre compte – qu’elle n’ait pas eu particulièrement envie de les faire et qu’elle les ait faits quand même.
Au cours de sa scolarité, on avait attendu peu de chose des filles en matière d’éducation physique, et cette faible exigence avait constitué une des rares constantes entre Jacksonville, West Chester, Omaha, Roanoke, Monument, Cincinnati et New Brunswick. À l’école primaire, la demi-heure de récréation favorisait le kickball – et si on était assez malin pour se lever avant que ses coéquipiers perdent le tour de batte, on avait peut-être une chance de courir les 10 mètres jusqu’à la première base. La balle au prisonnier était encore plus absurde : faire des sauts ridiculement petits à droite et à gauche. Au collège, vingt minutes sur les quarante-cinq des cours de gymnastique réglementaires étaient consacrées à se mettre en tenue puis à se rhabiller. Le professeur demandait à l’ensemble des filles de faire dix sauts bras et jambes écartés, cinq burpees, et de courir sur place trente secondes. Ces exercices de musculation étaient des ersatz, et très injustement, en quatrième, on avait soumis ces mêmes filles à une évaluation de leur condition physique. Ce jour-là, Serenata avait dépassé aisément la barre des cent relevés de buste au test des abdos. Le professeur était intervenu et, paniqué, l’avait sommée d’arrêter. Bien sûr, au cours des décennies suivantes, elle avait continué à faire des abdos par séries de cinq cents. Abdos dont l’efficacité était toute relative, musculairement parlant, mais elle avait un faible pour les classiques. »

L’avis de… Thomas Mahler (L’Express)
« Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes est un bijou de férocité. Sexagénaire, son héros, Remington, se met en tête de courir un marathon, à la grande consternation de sa femme, Serenata, une vraie sportive, elle. Outre le culte du fitness, Lionel Shriver, Américaine installée à Londres, y épingle une autre religion contemporaine : le wokisme. L’écrivaine nous confie détester « la conformité et la vitesse avec laquelle les gens, de façon inconsciente, adoptent des modes du jour au lendemain ». Avec elle, ce sont toutes les névroses contemporaines qui y passent, des montres connectées Fitbit à l’appropriation culturelle. Démonstration. »

Vidéo


Lionel Shriver présente Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes. © Production Librairie Mollat

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Le roi nu-pieds

EPENOUX_le_roi_nu_pieds  RL_2023

En deux mots
Après avoir coupé les ponts avec son père, Niels débarque avec sa copine et son chien dans la maison familiale. Des retrouvailles qui vont vite devenir houleuses. Éric chasse son fils. Mais deux ans plus tard, il décide de lui rendre visite à Notre-Dame-des-Landes pour tenter de faire la paix.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le père, le fils et la ZAD

Avec ce nouveau roman François d’Epenoux raconte les difficiles relations entre un père et son fils. Autour de l’engagement écologique, il pose aussi la question des choix de vie et de notre avenir. Émouvant, riche, fort.

Éric passe des vacances avec sa mère, son épouse et leur fils dans la maison familiale de Lacanau-Océan lorsqu’il a la surprise de voir débarquer son fils aîné, zadiste installé à Notre-Dame-des-Landes.
Son arrivée est d’abord un soulagement, car Niels ne donnait plus guère de nouvelles et il avait fallu un reportage sur les opposants au projet d’aéroport pour pouvoir enfin le localiser. Comme sa copine Tania est sympathique et que son chien ne cause pas de gros dégâts, les premiers jours se passent plutôt bien. Mais l’incompréhension pour ce choix de vie et les vieilles rancœurs vont vite envenimer l’atmosphère.
Quand Niels a annoncé que Tania partait pour dix jours ramasser des melons et que lui restait à Lacanau avec son chien, Éric n’a pas pu se retenir de lui lancer une pique. Qui a appelé une réplique cinglante. Et toutes les tentatives pour calmer le père et son fils ne feront que cristalliser leurs positions jusqu’à l’esclandre final. Et voilà Niels à nouveau sur les routes…
Deux années passent alors durant lesquelles Éric va être victime de la violence économique. Licencié de l’agence de pub où il travaillait, il a beau essayer de rebondir mais il doit à chaque fois faire le douloureux constat que les quinquagénaires sont, sur ce créneau bien particulier, les victimes d’un système qui va toujours privilégier les jeunes sous-payés. C’est alors très vite la dégringolade vers la précarité. Jusqu’à ce jour d’août où il décide de tout plaquer et de partir à son tour pour Notre-Dame-des-Landes. Sur place, il est confronté à une ambiance, «mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances». Mais cela semble lui convenir. «Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin.»
Mais pour autant, parviendra-t-il à reconstruire une relation avec Niels? Est-il prêt à des concessions? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du roman, riche en émotions mais aussi en questionnements sur nos choix de vie, sur l’urgence climatique et sur la terre que nous laisserons à nos enfants. En se concentrant sur l’expérience vécue par Éric, François d’Epenoux évite l’analyse et le manichéisme pour la sensualité, l’élan vital. Sentir le vrai goût d’une tomate est alors bien plus enrichissant que tous les discours militants. Comme dans ses précédents romans, il se sert d’une plume fluide teintée d’un humour léger pour dire cette relation père-fils où, derrière les conflits, l’amour n’est jamais très loin. Un petit bonheur qui donne envie de s’approprier cette culture différente, de s’engager et de partager. Et pour cela, il faut aller jusqu’à inverser les rôles. Et voilà le fils essayant de ré-éduquer son père, de le ramener à l’essentiel. Mais n’est-il pas déjà trop tard?

Le roi nu-pieds
François d’Epenoux
Éditions Anne Carrière
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782380822687
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lacanau ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes. On y évoque aussi Les Glénans, le Perche, Paris et Suresnes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À travers une relation père-fils conflictuelle, une réflexion très actuelle sur le défi de la transition écologique, les limites de la société consumériste, le besoin de se recentrer sur l’essentiel…
Niels, 25 ans, habite depuis des années dans une cabane sans eau ni électricité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il vit de dons et des produits de son potager. Un été, il débarque à l’improviste dans la maison de vacances familiale, accompagné de sa copine et de son chien. Il y a là son père, Éric, sa belle-mère, leur fils, et la grand-mère complice.
La cohabitation devient vite explosive. Niels fume pétard sur pétard, dort le jour, boit de la bière… Excédé, son père finit par le chasser de la villa à grands coups de «dégage!».
Mais la roue tourne. Deux ans plus tard, Éric se retrouve sans emploi. À bout de forces et endetté jusqu’au cou, il décide de rejoindre le seul être qui ne le jugera pas: son fils, Niels.
Père et fils vont peu à peu se réapprivoiser, travailler ensemble sur la ZAD, Niels mettant son père à l’épreuve et Éric découvrant la « vraie vie » de son fils, les raisons de ses choix, son bonheur simple de Robinson en communion avec la nature.
Chaque jour qui passe convainc Éric que là se trouve sa nouvelle vie. Jusqu’au moment où…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)
Blog La parenthèse de Céline
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Des jours et des jours que le volcan Soleil était en éruption. Là-haut, sa bouche bien ronde crachait sans relâche une lave bouillonnante, dont les coulées jaune d’or dévalaient d’infinies pentes bleu roi. Comme chaque été, ce Vésuve céleste avait repris son activité. Et comme chaque été, ses langues incandescentes semblaient ensevelir toujours plus puissamment le paysage. Au zénith, pas âme qui vive, rien ne frémissait, rien ne tremblait, sinon les vapeurs de chaleur au-dessus du bitume, lequel paraissait lui-même en train de se ramollir, plus mou que la résine perlant au tronc des pins. « Des pins grillés », rigolait Mamine.
Oui, dans les environs, toute chose semblait avoir été foudroyée net, pétrifiée : les routes, les dunes, le sable, les genêts, les mimosas poussiéreux. Les gens. Y compris le lac, de plomb fondu. Y compris, qui sait, l’océan, dont on n’entendait plus le murmure lancinant – peut-être, lui aussi, avait-il été statufié en désert de roches. Entre deux lentes expirations de la terre, qui faisait monter, exténuée, son haleine chaude vers le ciel, seules les cigales jouaient de leur crincrin, histoire de mieux donner à ce coin du Sud-Ouest un air de western local.
*
C’est par cette journée de feu que tu as décidé de t’annoncer.
— Il arrive, a soudain lancé Mamine, le nez sur son smartphone, et tout le monde a compris.
— Mais quand ? ai-je réagi, à tout hasard.
Ma mère a consulté à nouveau son écran.
— Ce soir, en stop, avec Tania et le chien.
On était début juillet, un jeudi.

Aussitôt, dans la torpeur ambiante d’après déjeuner, un vent s’est levé – celui d’une légère panique. D’ailleurs, moi aussi je me suis levé, et sans la moindre raison. Anna, elle, a choisi de foncer droit vers la cuisine, pour faire quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose. Quant à Hugo, il souriait, déjà gagné par l’excitation des enfants : entre lui et son grand frère, ce n’étaient pas tant les dix-sept années d’écart qui posaient problème, ni le fait que toi et lui soyez nés de mamans différentes, non, c’était plutôt les semestres entiers de distance et de silence qui cloisonnaient nos vies. Alors, te voir débarquer comme ça, à l’improviste, c’était Noël en plein été. Finalement, il n’y a que Mamine qui a gardé son calme : ce n’était pas à soixante-dix-huit ans qu’elle allait se mettre la rate au court-bouillon pour un petit-fils un peu marginal. Marginale, elle l’avait été elle aussi, à sa façon. « Il arrive », sans prévenir, oui, bon, et alors ? Réjouissons-nous, voilà tout.

De fait, en fin d’après-midi, tu es « arrivé ». Au détour de l’allée, derrière les maisons, nous avons entendu une voiture s’arrêter, un échange de voix, des portières claquer, et la voiture redémarrer. Ce qu’il restait de bruit dans la nature s’est soudain tu – ¬et nous aussi. Nous étions comme à l’arrêt. Mieux : à l’affût. C’est alors que tu es apparu le premier, ton éternel sac marin kaki en bandoulière. Flamboyant. Royal. Voire impérial. Oui, c’est ça que je me suis dit, et tout le monde pareil, j’imagine, en te voyant : même en guenilles, les pieds nus et tes cheveux roux en bataille, le pantalon de treillis huileux, le T-shirt taché, déchiré et tagué au feutre, tu avais de l’allure. Une drôle de gueule, mais une gueule folle.
Tu t’es approché. Une barbe clairsemée, encore assez duveteuse, mangeait tes joues par endroits. Mais c’était sur¬¬tout ce qui te tenait lieu de coiffure qui m’intriguait. Tu portais une coupe paradoxale, contrariée, qui ¬n’obéissait à aucune logique, avec des mèches si plaquées qu’elles sem¬¬blaient constamment mouillées, et d’autres hérissées en pointes dures. L’ensemble donnait l’impression d’un shampoing interrompu. C’était anarchique, bizarre. Mais tu avais beau faire, ton apparence globale de punk à chien n’y changeait rien : couronné d’or et du haut de ton mètre quatre-vingt-douze, tu avais tout du clochard céleste. Un roi aux pieds nus, en somme, à l’image de la comtesse de Mankiewicz.
Du reste, comme tout souverain qui se respecte, tu avais ta suite : une petite brune en sarouel et sandales, visage délicat, regard lumineux, peau mate, belles dents blanches, cheveux teints au henné, Tania, donc ; et un chien immense mais avenant, au poil ras parsemé de taches feu, précédé d’un long museau qui invitait aux caresses. Dans ton regard miel, j’ai vu que tu savais, quand même, l’effet que ce spectacle produisait. Tu as eu un sourire, le premier depuis longtemps.
— Eh ben… quel comité d’accueil…
C’est vrai qu’alignés ainsi en rang d’oignons, nous devions avoir l’air de gens de maison accueillant leur lord sur le perron d’un manoir écossais. Mais de manoir, point. La maison sous les pins était bohème à souhait, meublée de façon hétéroclite, remplie des mille et un objets de hasard qui avaient terminé entre ses murs, cadeaux de mariage au rebut, meubles démodés, tissus défraîchis. L’ensemble lui conférait un charme particulier, un peu suranné, jamais figé dans le passé, bien au contraire. Plutôt mouvant, entre deux eaux. Mamine l’appelait « la Maison Bateau », tant elle avait déjà transporté de vacanciers au fil des étés. L’étrave de son vieux mur en angle semblait repousser, sans fatiguer, l’énorme vague de la dune. Pour un peu, on aurait décelé un sillage de sable à sa poupe, laquelle battait pavillon pirate à grands claquements de serviettes de plage suspendues aux cordes à linge.
Quant au lord, on en était très loin aussi : à la seconde où je t’ai approché, puis embrassé, la majesté qui t’avait auréolé en a pris un sacré coup. Pardon, mais tu sentais quand même assez fort, mon Niels. De tes mèches poisseuses à tes orteils noirs, ta grande carcasse exhalait un mélange de sueur, de bière, de poulet tandoori, de chien mouillé, de vêtements pas frais, que sais-je encore. Tania s’y était faite, j’imagine. Elle, elle sentait le patchouli, c’était un peu trop puissant pour être honnête, mais rien de bien méchant. Juste les effluves d’un voyage un peu long.
— C’est pas possible, tu as encore grandi, t’ai-je lancé d’une voix enjouée. Fais voir ?
Selon un rituel bien au point, nous nous sommes collés l’un à l’autre, dos à dos. À la toise, tu me mettais au moins cinq centimètres dans la vue. Et encore, sans compter ta fameuse masse de cheveux aux reflets cuivrés, que tu ne tenais pas de moi – j’étais châtain. Les différences ne s’arrêtaient pas là. Toi, tu paraissais d’autant plus immense que tu étais fin, élancé, là où de mon côté je m’étais enrobé. Mes joues étaient pleines, les tiennes creusées, mes yeux étaient brun-vert, les tiens caramel, ma peau était un peu burinée par les années, la tienne d’une blancheur pâle de porcelaine. Tu te tenais un peu voûté et il y avait dans ton expression quelque chose de défiant. Je t’ai passé un bras autour des épaules, dans un geste maladroit, histoire de marquer le coup. Cérémonie inutile : à cet instant précis, le chien a décidé d’enfoncer son museau entre mes jambes, puis de le soulever brusquement, comme un taureau. Matador pris par surprise, j’ai failli chuter en faisant semblant de rire. Ne pas gâcher la fête, surtout. Ça démarrait fort.
— Il s’appelle comment, déjà ? ai-je chevroté, reprenant pied.
— Vaggy, as-tu répondu avant de gourmander gentiment ton molosse.
— OK… eh bien… bienvenue, Vaggy. Et bienvenue à vous tous. Vous avez soif ?
— Un peu.
— On vous a mis dans la chambre à bateau, a lancé Mamine, empressée.
Et Anna de confirmer :
— Pour le chien, c’est mieux.
Attenante au garage, la chambre à bateau était la seule qui possédait son entrée directe sur le jardin. On pouvait y cocotter tout à son aise, ça ne gênait personne, sauf, peut-être, les araignées et les mulots. L’endroit avait son lit double, sa penderie, son lavabo. Mon père s’y réfugiait quand il n’en pouvait plus des mômes. Un jour, j’y avais trouvé une bouteille de whisky et un début de manuscrit – excellents l’un comme l’autre. Cher papa, s’il avait vu quel spécimen était devenu ce petit-fils qu’il surnommait le Prince Anglais !

Voilà, ça a commencé comme ça. Avec un brin de fébrilité dans l’air, des gens qui veulent bien faire, la joie sincère des retrouvailles, l’envie de sauver ce qu’il y a à sauver : un reste de relations familiales, quelque chose qui tient du lien du sang et des souvenirs en commun. Bien sûr, les uns et les autres forcions un peu le trait. Comment faire autrement ? Il s’agissait de ménager les nouveaux arrivants, de ne pas aborder, en tout cas pas trop vite, les sujets qui fâchent. Nous marchions sur des œufs – en ayant tous en tête qu’on ne fait pas d’omelette sans en casser.
Depuis quand ne nous étions-nous pas croisés ? Presque un an et demi… physiquement, du moins. Car entre-temps, je t’avais revu, par hasard et par écran interposé, de la plus étrange façon. C’était en mai de l’année précédente. Il y avait déjà des semaines que tu avais disparu des radars. Tu avais « créché » (sic) ici ou là. Untel t’avait aperçu avec les gens de Nuit Debout, place de la République… Puis plus rien. On avait perdu ta piste. Pas de réponses aux appels, aux SMS, aux mails. Ni Jade, ton aînée, ni ta cadette Line n’en avaient non plus, à leur grande tristesse. Et pourtant, nées comme toi de mon premier mariage, elles avaient chacune pour toi une tendresse particulière. Comme moi, elles se faisaient un sang d’encre. De mon côté, je scrutais les journaux, les unes de la presse. Chaque fois qu’un SDF était retrouvé mort dans un fossé ou le long d’une voie ferrée, j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi.
Et puis le miracle était survenu, un soir d’août. En attendant le journal de 20 heures – je n’en manquais pas un, et pour cause –, ta petite sœur Line, Anna et moi regardions distraitement une nouvelle émission sur Canal +. Ça s’appelait « Canal Bus ». L’idée consistait à envoyer une bande de joyeux drilles, à bord d’un minibus, explorer en caméra cachée les confins de la France profonde. Avec, en toile de fond, sous couvert d’ouverture à la province, un mépris social que la démagogie de façade ne parvenait pas à maquiller. Destination du jour : la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. J’avais mis le volume plus fort et avancé ma chaise d’un cran.
Je n’avais pas été déçu. À peine descendus de leur Combi flambant neuf, les bobos en goguette s’étaient surpassés. C’était à qui aurait le mot le plus mordant, la blague la plus ironique. Le premier zadiste venu s’était vu ensevelir sous les sarcasmes.
— Ben alors, à quand un ZAD-Land sur le modèle de Disneyland ? Avec une grande roue en palettes recyclées et des glaces au fromage de chèvre ?
Rires gras et entre-soi. Ils étaient si pittoresques, ces gueux en dreadlocks, chevelus et crottés. Vivement le retour à Paris et les bars à cocktails de South Pigalle. C’est alors que la caméra s’était aventurée dans une sorte de grand hangar, visiblement la maison collective de la Zone. Des types ¬s’affairaient au fond.
— Si ça se trouve, on va voir Niels, avais-je lancé pour plaisanter, mais pas que.
Bonne pioche : je n’avais pas fini ma phrase que tu apparaissais à l’image, visage flouté, derrière une table à tréteaux. En train de peler une pomme. Muet.
Là, c’est moi qui en étais resté sans voix.
Tu portais le T-shirt que je t’avais offert en Espagne, pendant nos dernières vacances ensemble – c’est idiot, mais ça m’avait fait plaisir. Cela dit, même sans ça, tu penses bien, je t’aurais identifié au premier coup d’œil. Ce halo de feu autour du visage. Ce teint pâle. Cette posture un peu nonchalante, ce bras fin, appuyé sur la table. Cet angle du coude. Ce flegme. On reconnaît son garçon entre mille.

Les minets de Canal, dans leurs petits slims bien coupés, avaient redoublé de railleries. Je souffrais pour vous, pour tes amis, pour toi. D’abord longtemps silencieux, tu avais perdu patience et tu avais répondu, calmement mais agacé. Le ton était monté, la fine équipe avait battu en retraite. En entendant ta voix, j’avais eu envie de pleurer. Avec ton T-shirt bleu arborant un scooter et ton couteau à pomme levé comme un stylo, tu étais vivant, et en bonne santé. Oui, ça tenait du miracle.
L’émission terminée, je t’avais écrit un SMS :
Je t’ai vu sur Canal, ce reportage à la con, pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je suis heureux, tu avais l’air bien, je respecte tes convictions. Je t’embrasse fort. Appelle-moi. Papa.
Et puis les mois étaient passés. Sans que tu me fasses signe.
*
Mais à présent tu étais là. À Lacanau. Avec nous. Tu avais choisi de venir, en compagnie de ta chérie. C’était déjà beaucoup.
Je connaissais ta susceptibilité, loin de moi l’idée d’être intrusif. Ou indiscret. J’ai attendu le soir de ton arrivée pour savoir comment Tania et toi étiez logés sur la Zone.
— Et donc, vous vivez où ?
La question avait été volontairement posée sur un ton neutre, dénué de la moindre malice. Tu as eu la gentillesse de la prendre comme telle, avec une simplicité qui était tout à ton honneur, signe – je le notais en passant – d’une maturité nouvelle. Nous en étions au déca. Devant les reliefs d’un dîner au cours duquel tu avais mangé comme quatre, tu m’as répondu en te balançant un peu sur ta chaise, comme tu l’avais toujours fait.
— Des copains m’ont aidé à construire une cabane. On s’y est tous mis, ça a pris une bonne semaine.
— Sympa de t’avoir aidé.
— Chez nous, la solidarité, ça fait partie des valeurs. Pour eux, c’était naturel. Depuis, j’ai rendu la pareille.
Là-dessus, tu as sorti de ta poche quelques photos, des vraies, à l’ancienne, un peu écornées. Tu semblais les avoir préparées, et ça m’a ému. Impossible pour toi de les faire défiler sur l’écran d’un smartphone, tu n’en avais pas. Ton portable était un Samsung ancien modèle, absolument incassable. De ceux que possèdent en général les dealers – pour des raisons évidentes –, mais aussi les bûcherons, les chauffagistes, les préposés aux remonte-pentes dans les stations de ski. Ou encore, je ne le devinais que trop, les zadistes qui n’ont pas envie d’être tracés par les flics. Le genre d’engin que l’on peut laisser trois jours sur une table de café sans que personne n’y touche.
— Tiens, regarde, as-tu poursuivi… C’est là.
Les clichés montraient un bâti de planches et de bâches bleues, percé de fenêtres récupérées, donnant sur une terrasse composée de palettes de chantier. Il était joliment situé, en surplomb d’un chemin creux, à l’ombre d’un chêne majestueux qui semblait garder de sa haute stature une prairie champêtre, accueillante, typique du bocage vendéen.
— Tu vois, là, c’est la pièce à vivre… J’ai sauvé un canapé des encombrants, nickel, les gens jettent n’importe quoi… Là c’est l’espace couchage… Pareil, j’ai restauré des châssis de fenêtres trouvés dans une décharge… Et là, c’est une sorte d’appentis, s’il y a des copains qui viennent… ou des sans-papiers…
— Des sans-papiers ?
— Oui, il en passe… Des migrants, aussi… On les aide…
— Ah… faites gaffe quand même…
— T’inquiète. Bref, on est super bien. Y a même un poêle à bois… Ça, c’est un copain paysan qui nous l’a refilé, il ne s’en servait plus. Et tu as vu, là ?
De ton majeur tu as désigné des bouteilles d’un beau vert translucide, artistiquement enchâssées dans les murs. Puis tu as poursuivi :
— C’est moi qui ai eu l’idée. Ça fait comme des vitraux. C’est bien, non ?
C’était beau, oui. Bien pensé. Chaleureux. Ça ne m’étonnait pas, tu avais toujours été artiste, adroit, excellent dessinateur. Enfant, tu pouvais rectifier à ton goût un centre de table qui ne te convenait pas. Sous mes yeux, les photos se succédaient entre tes doigts comme les cartes d’un magicien qui coupe et recoupe le jeu avant un bon tour. Tu m’avais eu. Tu semblais vraiment heureux. Mieux : fier de ton choix. Fier de ta cabane construite avec tes potes. Un type m’aurait montré sa nouvelle villa d’architecte à Porto-Vecchio que je n’aurais pas décelé autant de lumière dans son regard. Tu semblais toi-même ne pas en revenir d’avoir construit ce logis de tes mains. Au gré de tes mouvements, tes bracelets en jonc coulissaient sur tes poignets fins, tes poignets d’ex-citadin de bonne famille devenu paysan.
— C’est bien, dis donc, ai-je déclaré sans enthousiasme marqué.
Sans doute, inconsciemment, avais-je à cœur de ne pas te donner trop vite de gages d’adhésion. J’ai demandé dans la foulée, les sourcils froncés :
— Mais l’hiver… vous n’avez pas froid ?
— Non, ça va…
— Un peu quand même…, a osé une petite voix, te cou¬¬pant la parole, et l’herbe sous le pied par la même occasion.
Tania a poursuivi, soudain enhardie :
— En plein janvier, on a eu de la neige… Déjà qu’il fait humide dans les marais… là on s’est vraiment gelés. On se couchait tout habillés sous trois épaisseurs de couettes, ça ne suffisait pas, les draps étaient mouillés de froid. Et le matin, on cassait la glace dans le seau. En plus, le bois n’était pas sec, ça fumait dans le poêle.
— Et un radiateur électrique ? ai-je demandé innocemment.
Tania a décidé de faire fi du regard désapprobateur que tu lui lançais, toi, son mentor. Elle s’est jetée à l’eau, gelée ou pas.
— On pouvait se raccorder à la ligne EDF à l’arrache, mais… Niels n’a pas voulu.
— Par honnêteté à l’égard d’EDF ? j’ai rigolé, ironiquement cette fois.
Tu as pris la parole, soudain énervé.
— Par honnêteté intellectuelle. Par solidarité avec ceux qui n’ont rien. Les SDF, les rejetés, les déracinés, tout ce que tu veux.
— On a des bougies, on se débrouille, a repris Tania. Mais le froid la nuit, ça, c’est terrible. Impossible de dormir. Ça ne s’en va pas. Ça vous prend et ça ne vous lâche pas.
Elle avait sans doute raison, mais j’étais triste pour toi. Ton merveilleux tableau bucolique, avec voisins solidaires, coquelicots et prairies pittoresques, venait de subir un bar¬¬bouillage en règle.
— Faut pas exagérer, as-tu soupiré. En général, c’est supportable… J’ai mis des bouchons de papier journal dans les ouvertures…
— Et puis à la rentrée, y a le Saint Maclou de Nantes qui va nous donner des chutes ! Chez nous, bientôt, y aura la moquette, a complété Tania, dans un souci de réconciliation.
Elle t’a souri, toi aussi. Entre vous, le calumet de la paix venait d’être échangé. Le calumet, ça m’allait bien, ça changeait du cannabis dont l’odeur sucrée – je m’en rendrais vite compte – allait chaque jour empester dans toute la maison.

Les jours ont passé, démontrant bel et bien que le problème, c’était ça, en fait : la beuh, la weed, l’herbe, je ne savais pas comment la nommer pour ne pas faire vieux-qui-veut-faire-jeune, comme dans le sketch de Bedos et Dabadie (« Tu veux un chewing ? À la chloro. »). Pas un petit joint festif de temps en temps, histoire de se détendre, non, là on parlait d’un mode de vie, d’un réflexe, d’une nécessité pour commencer la journée, la vivre, la terminer. Même si tu t’en défendais, les pétards t’explosaient les neurones, te mettaient les yeux pas en face des trous.
Ça t’avait pris au lycée, comme une envie de pisser fluo, et depuis ça ne t’avait plus quitté. De mauvaises influences en mauvaises rencontres, tu t’étais fait gauler avec un peu trop de marchandise sur toi pour qu’il puisse ne s’agir que de consommation personnelle. Nous t’avions inscrit en pension, en terminale, pour tenter de sauver les meubles. Mais en pension, ça avait continué, en planque derrière les hauts murs, tradition oblige. Cette fois on commençait à prononcer les mots de tribunal, de juge d’application des peines, de travaux d’intérêt général, de casier judiciaire. JAP, TIG, CJ, tu devenais aussi accro aux acronymes.
Bref, à Lacanau, cette fumée âcre remplissait la maison et te vidait le regard. Pas toujours, non, mais souvent. Pour ma part, elle me piquait sacrément les yeux. J’étais accablé de te voir comme ça traîner tes grands pieds à côté de ton grand chien, de ne même pas te rendre compte que tu vivais ta vie à contretemps. Nous laissions le petit déjeuner à votre disposition, mais à midi passé, le beurre fondait au soleil et les guêpes s’agglutinaient sur les pots de confiture. C’était plus fort que toi, il fallait que tu descendes avec Tania quand bon te semblait, comme un roi que tu n’étais déjà plus à mes yeux, ou alors le roi des égoïstes. Bon sang, tu ne voyais donc pas tout ce que nous faisions pour être conciliants ? Tu ne voyais pas que l’on t’aimait, que l’on se pliait à tes quatre volontés dans l’unique but de te ménager, de préserver cette grâce qu’était ta présence parmi nous ?
Un jour, alors que vous aviez mis la table, vous attendiez la suite des événements tandis qu’Anna finissait de préparer le repas. Entremêlés et immobiles, Tania toute béate et toi l’enlaçant de tes immenses bras, vous aviez l’air d’un couple de paresseux qui vient de repérer des feuilles de cecropia. Sans te dessouder du corps de ta moitié, tu as alors demandé à ta belle-mère :
— Anna, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre pour t’aider ?
Et elle de te répondre, mains jointes et intonation suppliante :
— Prendre une douche.
Ça lui était sorti du cœur. Bon prince et bonne princesse, vous vous étiez exécutés sur-le-champ, prenant d’ailleurs votre douche en même temps – ¬la salle de bains en avait été transformée en hammam. Mais le déjeuner d’après, tel le corbeau de la fable, on ne t’y a plus repris. Suivant ton idée, tu n’as rien demandé à quiconque et, pour une raison inexplicable, tu as soudain entrepris de préparer de la mayonnaise. Beaucoup de mayonnaise. Un saladier plein. Je te revois fouettant frénétiquement le mélange pour le faire monter. Attendais-tu un régiment de parachutistes pour le déjeuner ? Avec toi, je m’attendais à tout. Mais, bien entendu, personne ne disait rien. Hugo battait des mains, un grand frère qui préparait la mayonnaise aussi bien, en cas de fish and chips c’était décidément fabuleux. Anna souffrait et soufflait, mais discrètement. Quant à Mamine, elle s’appliquait à apaiser chaque manifestation d’impatience de ma part.
— Il est là, c’est l’essentiel, me disait-elle comme on passe un baume.
Mamine, de toute façon, avait un faible pour les par¬¬cours parallèles. Après avoir été nageuse de haut niveau dans son pays natal, le Danemark, elle avait sillonné les États-Unis en bus Greyhound, croisant sans doute à l’occasion des copains de Kerouac, avant de débarquer, à la fin des années 1950, dans le milieu interlope du Paris artiste. Autant dire que les soirées enfumées, les avant-¬premières underground et les petits matins à discuter avec des journalistes qui avaient bu un verre de trop, elle avait connu. Quant au Flower Power, de loin ou de près, elle en avait sans doute cueilli quelques brassées – qui pouvait y échapper, à l’époque ? À travers toi, elle en humait encore le bouquet, par bouffées entières tout droit remontées de sa jeunesse.
*
— Pourquoi tu marches pieds nus ? t’a demandé Hugo un jour dans la voiture, alors que nous roulions vers la mer.
— Parce que j’suis un beatnik…
— Moi aussi je veux être beatnik ! a répondu ton petit frère.
À Lacanau-Océan, les braves baigneurs et les bons bourgeois se retournaient sur toi. Un zonard marchant pieds nus, indifférent aux mégots, aux chewing-gums écrasés et aux traces de pipis de chien, ça ne se voyait pas souvent par ici. Les mêmes me regardaient avec un mélange d’admiration et de commisération : avec mon short blanc, mon polo, mes espadrilles et ma bonne mine, j’avais tout du bon chrétien s’occupant d’un jeune en difficulté. Au premier coup d’œil, pas évident de savoir que nous étions père et fils. J’étais donc un type bien, consacrant une partie de ses vacances à remettre un délinquant dans le droit chemin. Chapeau.
Alors que nous attendions un panini en train d’être pr鬬paré, tu t’es assis par terre. Pourquoi ? Mystère. Je trouvais que tu en faisais trop. Sur cette promenade de station balnéaire, des bancs étaient installés tous les cinq mètres.
— Tu sais que tu as le droit de t’asseoir, t’ai-je dit en cachant mal mon irritation.
— J’aime bien le contact avec le sol.
Tania t’a imité. On ne voyait que vous. J’étais mal à l’aise. Le bon Samaritain commençait à voir rouge. J’ai réussi à me calmer. Tenir le coup. Ne surtout pas tout gâcher, tel était mon mantra.
— Et tu sais que je peux aussi t’acheter un pantalon neuf, ai-je insisté.
Tu as ricané sous ta tignasse.
— Plus tu me le diras, moins j’aurai envie de le faire.
Pas question de me décourager. J’ai continué sur un mode plus léger.
— Pas un pantalon fabriqué par des petits Asiatiques exploités, rassure-toi. Un pantalon cent pour cent éthique, biodégradable, recyclable, recyclé, tout ce que tu veux. Avec plein d’étiquettes vertueuses dessus. Ça coûtera ce que ça coûtera.
— Un pantalon de bobo, quoi. Un truc qu’on trouve dans le Marais.
— Juste un pantalon. Propre.
Toujours assis par terre, tu m’as regardé presque gentiment.
— D’occasion, je ne dis pas. C’est fabriqué, c’est là, ça existe, alors autant le porter. Mais pas un pantalon neuf, papa. Il y a largement assez de choses sur terre pour ne pas en rajouter. Les usines, faut arrêter. À peu près tout peut être recyclé, réparé, récupéré. Merci quand même.
— De rien.
Nous irions donc, quelques jours plus tard, à la Croix-Rouge du Porge te dénicher un pantalon en toile à dix euros. Il t’irait comme un gant. Aucun mérite, un rien t’habillait. Je devais me le tenir pour dit : seules ces seconde main, par ailleurs impeccables, trouvaient grâce à tes yeux. Ce qui ne t’avait pas empêché, une demi-heure après cette grande tirade, de faire un drôle de choix chez le glacier.
— Nutella, s’il vous plaît.
— Hein ?
Anna en avait avalé son cornet de travers.
— Nutella ? Toi, tu choisis Nutella, Niels ? Et les orangs¬¬outans ? Et la forêt primaire rasée pour cette saloperie d’huile de palme ?
— Booah…
Elle était estomaquée. Moi aussi. Manifestement, ta conscience écologique fondait d’un coup là où commençait le plaisir d’une boule de glace industrielle. Nutella, merde alors ! Nutella, pâte marron bien connue, symbole quasi scatologique de la boulimie capitaliste et du surpoids occidental. La dévastation, prix à payer pour devenir obèse en toute tranquillité. Si l’homme est pétri de contradictions, alors tu devais être sacrément malaxé. Pour penser à autre chose, nous sommes allés contempler le spectacle du soleil en train de décliner à l’horizon. Comme lui, j’avais envie de me coucher. J’étais fatigué.

Bon gré, mal gré, les choses avaient plutôt bien débuté, mais au fil du séjour ça s’est assez vite dégradé. Le plus triste pendant ces journées de cohabitation, c’est que pas une fois nous n’avons eu l’un pour l’autre un geste, un mot de complicité ou de tendresse. Trop de gêne et de pudeur, sans doute. Fidèles à vos habitudes, Tania et toi émergiez toujours alors que nous passions à table pour le déjeuner, à l’heure où le soleil était à son zénith, où les cigales depuis longtemps assourdissaient l’air chaud, où la ronde des moteurs, au loin sur le lac, ne se remarquait plus tant elle vibrait en sourdine depuis tôt le matin. Nous nous disions un mot ou deux, mutuellement bien disposés. Mais ni toi ni moi n’étions assez naïfs pour croire en cette fausse proximité qui, en réalité, nous tenait éloignés l’un de l’autre.
Dans une sorte de chorégraphie instinctive, connue de nous seuls, nous nous en remettions à une danse subtile faite d’évitements, de contournements, d’échappées salutaires. Tu donnais un coup de main, vidant la machine ou faisant la vaisselle, ton buste un peu penché, chemise ouverte sur un T-shirt qui ne variait jamais. Pour le reste, rien ne changeait. Pas de chasse tirée, ça gâche l’eau. Pas de douche non plus, pour les mêmes raisons. Pas de confidences. Juste, parfois, un rire partagé, nous prenant de court, nous laissant l’un et l’autre pareillement étonnés.
Il y a bien eu cette fin de journée où, amusés de nous retrouver au même moment à nous baigner dans le lac, nous avons repris par réflexe nos jeux d’autrefois. De l’eau jusqu’aux genoux, encore secs et un rien frileux, nous nous tournions autour pendant quelques secondes. L’air de rien. Puis ça commençait toujours par un :
— Tu vas pas oser ?
— Bien sûr que si !
La joute aquatique débutait aussitôt, moi t’aspergeant sans relâche et toi, en retour, moulinant l’eau de tes grands battoirs jusqu’à ce que, face à face et trempés, épuisement s’ensuive. Même Tania, par discrétion, n’avait pas osé nous déranger dans ce qui ressemblait sinon à un baptême désordonné, du moins à une sorte de fête païenne célébrant les retrouvailles entre deux frères ennemis dont l’un était le père. Mais la joie était retombée en même temps que les dernières éclaboussures, nous laissant l’un et l’autre presque un peu gênés, rattrapés…

Extrait
« Des silhouettes apparaissaient, disparaissaient au détour des taillis bruissant dans le vent, des haies des bosquets. Il régnait dans ces clairs-obscurs une étrange ambiance, mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances. Et de cette réalité je m’imprégnais un peu plus à chaque pas, ouvrant grand mes yeux, mes narines, mes oreilles, mes chakras. Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin. » p. 125

À propos de l’auteur
EPENOUX_francois_d_©Thierry_RateauFrançois d’Epenoux © Photo Thierry Rateau

François d’Epenoux, 51 ans, a publié neuf ouvrages aux éditions Anne Carrière, dont deux ont été adaptés au cinéma: Deux jours à tuer (par Jean Becker en 2008) et Les Papas du dimanche (par Louis Becker en 2012) ; Le Réveil du cœur, son neuvième livre, a obtenu le Prix Maison de la presse 2014. Il est par ailleurs le père de trois grands enfants, et d’un petit garçon de 3 ans né d’un deuxième mariage. Mi-récit, mi-fiction, Les Jours areuh est inspiré de son propre vécu. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Fête des pères

OLIVIER-fete_des_peres  RL_ete_2022  coup_de_coeur

En deux mots
La belle histoire d’amour entre l’acteur Damien Maistre et la journaliste américaine Leslie Nott va tourner au vinaigre lorsque Donald Trump arrive à la Maison-Blanche. Une remarque un peu déplacée et c’est le couple qui vole en éclats. Reste alors pour Damien à endosser un nouveau rôle, celui de «père du dimanche».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enfant du divorce

Jean-Michel Olivier raconte les «pères du dimanche» et leur vie déchirée, ici doublée d’un éloignement géographique entre la Suisse et la France et plus tard les États-Unis. Une réflexion aussi lucide que désenchantée.

Le narrateur de ce roman vit depuis des années entre la France et la Suisse, entre Genève et Paris. Quand s’ouvre le roman, il rejoint la capitale pour y passer le week-end avec son fils, comme tous les «pères du dimanche». Après avoir rendu l’enfant à Leslie, sa mère, il repart pour Genève et se remémore sa rencontre avec son ex-femme, fille d’une bonne famille de Chicago.
C’est à l’ambassade de Suisse de Paris qu’il avait rencontré cette journaliste américaine et que très vite tous deux avaient fini à l’horizontale, peut-être à leur propre surprise. Mais la chimie à l’air de prendre, leurs cultures différentes devenant objet de curiosité qui pimentent une relation qui devient de jour en jour plus évidente. Jusqu’au mariage – que la belle famille de Romain voit d’un œil circonspect – et à la naissance de leur enfant. Le grain de sable qui va enrayer la machine si bien huilée va survenir avec l’élection de Donald Trump. Une catastrophe pour Leslie dont Romain ne saisit pas la gravité. Pire encore, il va se permettre une remarque ironique qui va détruire leur couple en quelques secondes.
On pourra dire que le ver était déjà dans le fruit, que le temps avait commencé son travail de sape et que la fameuse usure du couple était inévitable dans une telle constellation. Les sociologues du XXIe siècle noteront que les couples divorcés constituaient désormais la norme. Un symbole de plus dans un monde incertain.
Une évolution des mœurs qui, comme fort souvent pour les faits de société, ne s’accompagne pas d’une législation adaptée et qui finir de déstabiliser Romain.
Déjà dans le mariage il cherchait sa place de père. En-dehors, il ne la trouvera pas davantage.
Le titre de ce roman est ironique, mais il peut aussi se lire phonétiquement: «faites des pères». Car Jean-Michel Olivier en fait aussi une réflexion douce-amère sur la paternité, sur le rôle dévolu à cet homme qui ne voit son enfant que par intermittence. Comment dès lors construire une relation solide? Comment transmettre des valeurs qui pourront être balayées en quelques secondes par l’ex, sa belle-famille, son nouvel homme? Ceci explique sans doute pourquoi, le jour où la mère n’est pas au rendez-vous – elle qui est si pointilleuse sur le respect des règles – il décide de s’offrir une escapade avec l’enfant pour lui montrer un coin de terre sauvage, pour lui dire aussi combien ses lectures l’ont formé, pour l’encourager à développer son propre libre-arbitre. Sous l’égide de Nicolas Bouvier, il retrouve l’île d’Aran et des émotions qu’il croyait oubliées.
Si mon expérience de père divorcé a forcément joué dans l’empathie ressentie pour cet anti-héros, je me suis demandé en refermant le livre si ma lecture était avant tout «masculine». En tout état de cause, je me réjouis de débattre avec les lectrices…

Fête des pères
Jean-Michel Olivier
Coédition Serge Safran éditeur / Éditions de l’Aire
Roman
384 p., 21 €
EAN 9782889562664
Paru le 18/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse et en France, à Genève et Paris. On y évoque aussi Chicago.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Damien Maistre et je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Et j’ai toujours mené une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Entre mes ports d’attache, je suis un funambule.»
À l’ambassade de Suisse à Paris, Damien Maistre, acteur, rencontre Leslie Nott, journaliste américaine. Début d’une histoire d’amour. Un enfant naît de l’union. Mais la carrière de Damien s’enlise. Quant à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, elle entraîne… la rupture du couple ! Les deux amoureux se séparent et se partagent la garde de l’enfant. Damien devient dès lors un père du dimanche. Qui, parfois, s’adonne aux amours tarifées. Or une nuit où il sort de chez Selma, il est attiré par des cris dans une cave et se trouve face à deux dealers agonisant qui lui abandonnent un sac de sport bourré de billets de banque. Un jour de la Fête des Pères, Damien ramène son enfant chez sa mère qui n’est pas là. Il décide alors de partir à l’aventure avec l’enfant. S’ensuit une longue équipée qui les mène jusqu’à l’île d’Aran, sur les traces de Nicolas Bouvier, écrivain qu’il vénère et qui a chanté la rude beauté de l’île…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
« Dans le TGV
Je somnole sur la banquette de velours gris du TGV. À côté de moi, une femme entre deux âges travaille sur son ordinateur. Je l’entends soupirer de temps en temps devant des graphiques illisibles. Le contrôleur vient de passer. Il a scanné mon abonnement Prestige. Pour la millième fois, je vois défiler les champs de blé et de maïs, les bosquets dans la brume, les animaux broutant dans les prairies, les marécages, les villages sous la pluie.
J’ai toujours eu une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Deux motos (une BMW F 850 GS Adventure et une Harley-Davidson 1340 Electra Glide Side Car). Etc.
Éternelle dialectique du miroir: lequel des deux est le reflet de l’autre ?
J’avale un Xanax et j’essaie de dormir. Mais je n’y arrive pas. Tout se mélange dans ma tête. Les visages et les voix. Paris et Genève. Les larmes des mères et les cris de l’enfant. Je ferme les yeux, je tâche à faire le vide en moi. Mais l’orage se déchaîne, impitoyable.

Pères du dimanche
Hier, c’était dimanche, un dimanche comme les autres.
Il a plu toute la nuit et au matin la pluie s’est transformée en grésil, les nuages ont migré vers la côte atlantique et le soleil a fait une pâle apparition. L’enfant s’est levé tôt, mais il n’est pas venu tambouriner à la porte de ma chambre. Il n’est pas venu vérifier si j « étais seul dans mon lit ou si je faisais semblant de dormir. Comme un grand, il est allé chercher un berlingot de lait chocolaté dans le frigo, s’est installé devant la télévision, puis a passé en revue les chaînes du bouquet numérique.
Le dimanche matin, le choix n’est pas varié: il y a les émissions religieuses et les programmes pour les enfants. Autrefois, l’enfant passait ses matinées avec Petit Ours Brun ou les fameuses Histoires u Père Castor. Maintenant, il a grandi, c’est presque un homme, il a huit ans, il aime les aventures de Bob l’éponge, Il suçote son lait en riant à gorge déployée devant ces personnages grotesques,
Vers midi, la pluie s’est arrêtée, J’ai éteint la télévision et l’enfant a grogné, comme si on le réveillait en pleine nuit. On est sorti manger un hamburger sur les Champs. L’enfant s’est goinfré de frites bien grasses, puis a avalé un soda, ça l’a calmé. L’humeur était de nouveau au beau fixe. On a pris la moto et on s’est retrouvés comme chaque dimanche aux Buttes Chaumont à donner du pain sec aux canards.
Tout près du parc, il y a des terrains de football. Sur la pelouse artificielle, les cris fusaient, comme les menaces et les insultes. Quand les rouges ont marqué un but, les jaunes ont laissé éclater leur colère. Un mec a eu des mots avec l’arbitre. On n’a rien entendu. Mais l’arbitre l’a aussitôt expulsé. Ça a mis le feu aux poudres. Bordel! Tous les joueurs en sont venus aux mains. Un jaune a poursuivi l’arbitre à travers le terrain pour lui casser la gueule. Par chance, le type en noir a pu trouver refuge dans une cahute où il s’est enfermé.
L’enfant riait comme un fou. Ça lui rappelait les bastons dans le préau de son école. On est restés là comme deux imbéciles, puis tout le monde s’est dispersé et on s’est promenés jusqu’aux balançoires. On a attendu longtemps qu’une place se libère. Ensuite, on est allés jusqu’au train en bois qui longe la pataugeoire. Un joli train en miniature avec locomotive et wagons. On s’est assis sur les banquettes au milieu des feuilles mortes. J’ai sifflé entre mes doigts pour annoncer le départ du convoi et on a fait semblant de partir. On aurait pu se croire dans un vrai train, sauf que le train ne bougeait pas et qu’on restait éternellement en gare. En rade, quoi! Mais assez vite l’enfant s’est lassé de ce jeu.
On s’est promenés le long du lac artificiel.
Soudain, l’enfant a lâché ma main. Un gosse qu’il ne connaissait pas est venu le chercher et tous les deux ont couru sur le terrain de football.
Autour de la pelouse, il n’y avait que des hommes, Des pères du dimanche. Comme moi. On les reconnaît facilement, car ils sont mal rasés, ils portent souvent des survêtements de sport informes, de vieilles baskets, ils ont les cheveux en bataille. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Et le dimanche on dirait qu’ils ont tous la même idée en même temps.
Ensemble, on se lamente et on se console. Comme il y a des écrivains du dimanche, on est aussi des philosophes du dimanche.
«Chaque minute passée avec mon fils est importante, me confie Adrien (dont la femme est partie avec un collègue de travail). C’est le temps qui fait et défait nos vies. »
D’habitude, je me lasse assez vite de ces pensées amères — ces cris de haine et d’impuissance — apparemment sincères. Mais aujourd’hui je n’y échappe pas.
« Sais-tu ce qu’elle m’a fait ?

— Qui?
— Julie, Mon ex.
— Non.
— Elle m’a empêché de voir Audrey, ma fille, pendant un mois, Sous prétexte que je sortais avec une femme rencontrée sur Tinder. Une Africaine…
— Bordel !
— Pour elle, je suis un type instable. Un nostalgique des colonies. Elle prétend que sa fille, notre fille, va être traumatisée…
— C’est absurde!
— On en est là… »
Après un détour par L’Âge d’Or — «les meilleures pizzas de Paris » —, c’est la route du retour.
On traverse des quartiers enchantés. La terre des souvenirs. Le Dôme où j’ai mangé pour la première fois avec Leslie. Le Bagelstein de la rue Vaugirard où on se retrouvait pour déjeuner sur le pouce. Et l’hôtel Saint Vincent, 5 rue du Pré-aux-Clercs, pour les siestes crapuleuses. Le Luxembourg pour le tennis et les promenades du dimanche.
C’est le pays où j’ai vécu six ans.
Sur la moto, l’enfant chantonne. Il est heureux. Il a passé le week-end avec son père du dimanche. Mais il se réjouit de rentrer chez lui, à la maison. Les routes sont encore luisantes de pluie. Je roule lentement. Je gagne du temps sur le malheur.
Mais pas trop: si je suis en retard, il y aura des représailles
J’arrive dans la cour. L’enfant descend de la bécane. Ôte son casque, le pose sur le siège de cuir. Au troisième étage, les fenêtres sont allumées. Quelqu’un guette notre venue. On ne voit pas son visage, mais on devine la femme debout derrière les rideaux. On est arrivés. On est déchirés. »

Extraits
« Je m’appelle Damien Maistre, je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Pour l’histoire de la Suisse contemporaine, c’est une date importante: l’avant-veille, le dimanche 7 février, les Suisses avaient accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. » p. 18

« – Je voulais te demander si, by chance, tu pouvais t’occuper de l’enfant le week-end prochain. Ce n’est pas ton week-end, je sais, mais c’est la Fête des Pères, tu pourrais passer du temps avec lui et ça nous permettrait de nous retrouver, avec Russ, nous en avons besoin.
– Vous vous êtes perdus de vue ? dis-je ingénument.
– Non. Mais je crois qu’il ne supporte plus l’enfant… — Ou toi, peut-être.
– Bullshit ! Tu ne peux pas dire quelque chose de gentil de temps en temps?» p. 101-102

À propos de l’auteur
OLIVIER_jean_michel_DRJean-Michel Olivier © Photo Indra Crittin

Jean-Michel Olivier est né à Nyon (Suisse) en 1952. Journaliste et écrivain, il a publié de nombreux livres sur la photographie et l’art contemporain, ainsi que treize romans. Il est considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En 2004, il a reçu le Prix Michel-Dentan pour L’Enfant secret, puis en 2010 le Prix Interallié pour L’Amour nègre. Après Lucie d’enfer, un conte noir, paru aux éditions Bernard de Fallois en 2020, il publie Fête des pères, une coédition des éditions de L’Aire (Suisse) et Serge Safran éditeur (France) en 2022. (Source: Serge Safran éditeur)

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Fantaisies guérillères

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En lice pour le prix du Premier Roman 2022

En deux mots
Alors que le Royaume de France part à vau-l’eau, Yolande d’Aragon a l’idée de rassembler une troupe de jeunes filles, les Jehanne, et de les former afin de confier à la meilleure d’entre elles le soin de sauver la France. Les postulantes commencent leur formation dans cette nouvelle «Star Academy».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mystère de Jeanne d’Arc enfin dévoilé

Dans ce roman iconoclaste au style déjanté, Guillaume Lebrun imagine que Yolande d’Aragon crée une école de jeunes filles et entend confier à la meilleure de ses élèves le soin de sauver la France. Jehanne la douzième va sortir du lot.

Yo est la première à prendre la parole dans ce roman iconoclaste. Il s’agit en l’occurrence de Yolande d’Aragon (1381-1442) qui ne supporte plus la bande de dégénérés qui se bat maintenant depuis des décennies dans des combats aussi vains que ruineux. Aussi décide-t-elle de réagir. Le plan qu’elle fourbit doit permettre de ramener enfin le calme dans le royaume: former plusieurs guérillères afin de confier à la plus brave et aguerrie de cette troupe le soin de mener l’ultime bataille et bouter les englishes hors de France.
Aussitôt dit, aussitôt fait : voilà ses émissaires parcourant le royaume à la recherche des perles rares qu’elles arrachent à leur famille moyennant une petite fortune. Ils en rassembleront finalement une quinzaine dans le château de cette «Star Academy» d’un nouveau style. Dirigée par Yo, cette académie n’a rien d’une sinécure. Les candidates au poste de sauveuse de la France doivent acquérir le savoir-faire des militaires les plus aguerris, de l’art de manier les armes à la tactique. À cette base vient s’ajouter une solide pratique sportive composée notamment d’arts martiaux mais aussi des cours d’histoire de la religion ainsi que de belles-lettres sans oublier les ripailles qui clôturent la semaine. Bien vite, une hiérarchie va se dégager, notamment en fonction de circonstances extérieures. La maladie va emporter une jeune fille, le froid hivernal aura raison de trois autres postulantes avant que les envoyés de l’Inquisition réussissent à en occire une poignée d’autres. C’est le moment pour Jehanne la douzième de monter son savoir-faire. Elle part venger ses camarades. Après avoir enfilé son armure, elle extermine à tour de bras jusque et y compris le prêtre inquisiteur prestement découpé en morceaux.
Ça y est, Yo a trouvé la perle rare, celle qui va jusqu’à dépasser ses attentes et pourra concrétiser son projet un peu fou.
Guillaume Lebrun, à l’image de son héroïne, n’a peur de rien. Son style mélange allègrement l’anglais et la langue médiévale – dont on peut légitimement croire qu’elle est plus inventée que véridique – ainsi que des expressions bien d’aujourd’hui. Un doux mélange très audacieux, mais qui donne au récit un allant allègre et un côté joyeusement déjanté. Au pays des iconoclastes, Guillaume Lebrun est roi ! Avec Michel Douard et son histoire ébouriffante de Jeanne d’Arc voici deux manières de réécrire l’Histoire de la Pucelle qui nous sont proposées en cette rentrée littéraire. On attend déjà la prochaine victime avec impatience !

Fantaisies guérillères
Guillaume Lebrun
Christian Bourgois Éditeur
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782267046649
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en val de Loire.

Quand?
L’action se déroule au Moyen Âge.

Ce qu’en dit l’éditeur
En ce début de XVe siècle, tout est chaos au Royaume de France: les Englishes imposent leur présence depuis près de cent ans, Armagnacs et Bourguignons n’en  finissent pas de s’écharper. La guerre civile menace de ravager le pays. C’en est trop pour Yolande d’Aragon. Puisqu’une prophétesse est attendue pour couronner le dernier Dauphin vivant, il n’est plus temps de rester avachi dans les palais. La fulminante duchesse prend donc la décision de hâter le destin. Et la voilà reconvertie dans l’élevage de quinze petites Jehanne. En secret, elle crée une école dans le but de les former aux exigences militaires et intellectuelles de Guérillères accomplies. Mais la Douzième, de loin la plus forte et la plus féroce, n’a rien à voir avec celle que Yolande aurait voulu initier à la vraie nature de sa mission.
Porté par une langue inouïe d’inventivité, d’insolence et de drôlerie, ce roman iconoclaste en diable réinvente l’un des plus illustres épisodes de l’histoire de France avec panache.

Les critiques
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Guillaume Lebrun présente son roman Fantaisies guérillères © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Note à l’attention des moines copistes
Vous tenez entre les mains la véritable geste Jehannesque, telle que recueillie auprès de Yolande d’Aragon et de Jehanne la douzième, apostillée ci et là lorsque cela s’avérait nécessaire. Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte,
Deus autem ille aut defendat et custodiat te,
Abdul al-Haz
Eugène IV, pape

SYMPATHY FOR THE DEVIL

1
Laisse-moi me présenter comme il se doit :
my name is Yolande,
and I am from Aragon,
née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-en-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que de celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cent quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bastaille contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingt-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’espées.
J’appartenais ainsi à une Cour de France déjà dévastée où nous attendions que nostre tout nouveau Dauphin, j’y reviendrai, trouvât un moyen de se sacrer lui-même. Et cette bombance de tristesse et de frustrations diverses eût pu continuer jusqu’au tombeau si un retournement de l’Histoire ne m’avait enfin offert la place que je méritais depuis longtemps. Je m’en vais te raconter comment :
J’étais dans un champ, c’est là que tout a commencé.
À l’époque, la situation s’était passablement aggravée par rapport aux années précédentes, qui, à dire le vrai, n’étaient déjà pas bien fiérotes. Mais là :
La guerre ? Totale.
Les Englishes ? Everywhere.
Mon husband ? Idiot.
J’étais de plus en plus affligée d’être coincée dans ce camp de big loosers, ratiboisés jusqu’à l’os et trahis de partout. Car, je l’ai dit, au fond de moi je n’étais en faveur de personne, j’avais simplement mieux joué à l’Armagnac jusqu’à présent. Le marasme aidant, je laissais parfois échapper quelques bijoux et autres écus à l’intention des petits Bourguignons finalement si près de gagner la longue et grande guerre. En faisant par ailleurs bien savoir alentour que je n’étais pas du tout réticente à l’idée de subitement me retourner pour regarder la perfide Albion dans les yeux et lui déclarer à elle aussi mon amour. Sait-on jamais. Nenni veux mes œufs en panier seul, et à l’insu de tous nouais virevoltantes relations contre-nature avec nos Ennemis.
So.
On en était là de l’Histoire, et j’étais donc dans un champ, tranquille mais sévèrement déprimée. J’avais mon exemplaire des Très Riches Heures du duc de Berry et je me plaisais à alterner prières extatiques et blasphèmes radicaux, du genre à faire mourir d’apoplexie un troupeau de carmélites.
Mon attention impie s’est vue soudainement détournée par le boucan que faisait un petit nid d’oiseau tombé d’un arbre à quelques pieds de mes ardoulettes. Dans la mesure où je n’avais rien d’autre à faire et que je commençais à en avoir ras le heaume des enluminures du Languedocien, je me suis mise à décapiter précautionneusement les oisillons qui piaillaient en aigu, puis à remettre leurs cadavres en malplace façon puzzle. Ça m’a divertie un moment, mais lorsqu’on s’est enjoyé à changer trois fois la teste de l’un sur le corps de l’autre, on se lasse. Note que, malgré ce, rien n’était pire que d’être coincée en Cour avec l’assemblée générale des abolis du cervelet.
Alors, n’aie crainte, nous allons très vite revenir mordre le sujet à vif, mais il est deux ou trois choses que tu dois savoir avant, afin de bien saisir miennes haine et isolement volontaire. Pour tout ce que je ne dis point, reporte-toi à ta version locale de l’Encyclopédie de Yongle, je ne suis pas ici pour t’éduquer1.
À cause de tous ces renversements de l’Histoire depuis cent années ou presque, tu imagines sans peine qu’il était malaisé aux clampins d’entraver qui-que-quoi dans l’arbre monarchique afin d’être assurés de la bonne généalogie d’untel ou d’unetelle : mais ça n’a pas suffi aux nutjobés qui nous dirigent. Et grande bastaille d’ego Paris-province finit par provoquer cette guerre d’entre soi généralisée, sise au cœur cuit à point de nostre Royal Family : Charles VI, nostre roy, toujours bien vivant en chair et en os mais rendu fol, une régence bancale fut établie pour nous maintenir à flot. Ajoute à ça Louis d’Orléans, frère dudit roy, salement assassiné en sombre ruelle par le duc de Bourgogne, nostre cousin, et voilà qu’on qualifie tous Dijonnais de félons usurpateurs au lieu de les embrasser sur les deux joues. Mon husband Loulou était aficionado armagnac et j’étais retenue à lui par bague et chaînette. En outre, le petit dernier de la fratrie des Valois s’était entiché de Marie, la plus débilitante de nos children. Le susdit, nommé Charles par sien père, entitré comte de Ponthieu, était laid comme un séant de baron cacochyme. Dieux ! que cet enfant ne faisait pas prince. Il avait toutefois réussi à séduire ma Marie en lui hululant sérénades nuitée après nuitée, ayant même escrit pour icelle petit poème, gravé par ses gens sur un anneau d’or :
Icelui vient des cieux
Et tous les dieux entre eux
N’argutent que par toi

Fesserie de niaiseux, mais point pour ma pauvrette. Imagine-la éperdue, réclamant à Père et Mère une fiançaille immédiate ; et Charles d’aller quérir ses propres parents pour leur parler de cette tombade d’amour. Et voilà comment je me suis retrouvée avec l’abruti sur les bras. Afin de ne pas avoir les deux persillés de cervelle sous les yeux en permanence, je les avais congédiés en Anjou sous prétexte d’assurer leur sécurité : il faut dire que les rues de Paris étaient si peu sûres que même les cabochiens n’osaient plus sortir tout seuls le soir. J’en étais provisoirement débarrassée et c’était par ailleurs bien suffisant pour prouver nostre « loyauté », guillemette-moi le mot s’il te plaît.
J’ajoute ici que les nouvelles qui me parvenaient par pigeons de mes soldates angevines ne se recoupaient que trop : nostre petit Charles ne portait pas très haut les armoiries du royaume, ça non. Il n’avait que deux neurones en guise d’instruments de tactique militaire et si nous l’avions esgourdé, nous aurions perdu bastaille sur bastaille. L’occasion se serait présentée, je me serais introduite en secret dans l’atelier de sire Pastoureau et j’aurais choisi un bien bel âne pour toute héraldique le concernant.
Sa Mother, Isabeau de Bavière, reine de France et haute fourbesse de l’escarte-cuisses, ce n’était pas officiel mais c’était son titre complet quand on en parlait entre nous, n’avait guère supporté ma nouvelle emprise sur les amours des tourterelles et, depuis que j’avais éloigné les children de ses hideux jupons, me considérait avec nettement moins de respect qu’elle n’en aurait eu pour une fièvre typhoïde. Je dois avouer que je n’avais point eu la patience de faire preuve de diplomatie avec la Germaine. À ses exigences concernant le retour de son fils en capitale, j’avais répondu aussi sec : « Nous n’avons point nourri et chéri celui-là pour que vous le fassiez clamser comme ses frères, le rendiez fol comme son père ou aussi englishois que vous. Je le garde près de moi. Venez le prendre si vous l’osez. » Suprêmes et parfaites accusations puisque gratuites et fausses en tout ; elle en avait conçu force évanouissements de rage, mais, coincée comme elle l’était par le mariement à venir, icelle devait composer malgré-ce avec mienne féroce présence.
Pour ma part, j’en disais pis que pendre à chaque occasion qui m’était donnée, mais toujours de façon dissimulée, esbourdouillée de précautions diverses telles qu’il paraît, j’ai entendu dire, oh ! vous savez pas. Je prenais la température du peuple et tout le monde était d’accord avec moi :
1. Isabeau avait fréquenté hors chrétienté la moitié de la Cour et autant de serviteurs aux compétences douteuses ;
2. elle était à peu près aussi esparpillée que son royal husband sur le plan cervellique ; mais chez elle, point d’hallucinations ni délires, plutôt grandes hurlances, obsessions sans pourquoi et colères increvables ;
3. elle était intégriste hardcore-mon-coco genre anti-Englishe puissance mille, d’où sa hargne redoublée à mes dires de tantôt.
Par ailleurs, elle non plus ne pouvait pas s’empifrouiller Jean sans Peur, le duc de Bourgogne. Mais pas seulement depuis son alliance englishoise, non, depuis toujours il lui faisait bourdonner le saint-sépulcre, le cousin, et toute la région avec lui. La Bourgogne, Isabeau, elle n’y avait jamais foutu les pieds, elle trouvait ça pas hygiénique. Alors, quand l’estrandet a commencé à tenter de s’autodésigner seul vainqueur du jeu des trônes, elle est devenue rose bonbon de colère, la Mother, cinq pieds deux pouces de haine écumante.
Toutefois, ces derniers temps, on la voyait tournicoter bien souvent autour dudit duc, comme si elle avait subitement décidé d’ajouter un tiers d’eau croupie à son hypocras. D’aucuns disaient que ces minauderies étaient là tentatives de soutirer diables informations ou bien d’apaiser les guerroiements subjacents. Ou même simple fantaisie de sa part. Mais moi, je voyais clair en sien jeu de dupes : elle pressentait une retournade de dernier cadran, savamment orchestrée par quelque fabuleuse traîtresse.
Oui, car dame Yolande a toujours fait avec ce qu’elle avait dans sa manchotte, et je prenais mes aises, assurément. Charles de Ponthieu, bien que maigrichard et sans charisme, ferait un roy comme un autre, après tout. Je l’avais donc dûment fait revenir à Paris. Dès lors, il avait suffi d’éliminer la concurrence. Les deux aînés, Louis de Guyenne et Jean de Touraine, n’étaient pas aussi coriaces que je l’avais imaginé ; alors que je me préparais à tâche autrement plus ardue, quelques herbes aux loups savamment mixées à de l’hydromel en étaient venues à bout. Bien heureusement, le clampin de Cour est aussi ignorant en herberie que le reste du royaume : il fut prestement déclaré qu’ils avaient succombé à un mal mystérieux. En l’occurrence, moi, et moi seule. Je rêvais de dire à Isabeau que j’étais responsable de l’occisation précoce de ses deux cancrelats et mordais donc rudement sur ma chique, me rassurant à l’idée que le moment viendrait bien assez tôt.
Ainsi, le 5 avril de l’an de grâce 1417, je devins future belle-mère du Dauphin ; je crus avoir tout prévu et que bielle route se traçait vers mienne victoire. Mais ces ébouriffés du bulbe se révélèrent réticents à l’idée de céder son dû au Ponthieu. On ne soupçonnait que trop sa bastardise et une preuve de sa divine provenance semblait estre devenue nécessaire, puisque la politique et les poisons n’y suffisaient plus.
Mais revenons à présent au cœur de l’Histoire, c’est-à-dire, once again, Moi. J’étais donc dans un champ, j’avais les mains toutes malpoissées de sang et, comme à chaque fois que je me lançais dans des activités qui frôlaient l’hérétique, je m’attendais à voir les autres rappliquer en foule anxieuse pour se mesler de ce qui ne regardait que moi.
Loulou, surtout, avait la fâcheuse manie d’arriver l’air de rien et de poser moultes questions de malcervelé, telles que suit : « Parviens-tu à te tenir loin du Diable ? », « As-tu vu un Buisson ardent quelque part ? », « Aurais-tu eu, au cours d’une de tes promenades, une prédiction quant au futur du royaume ? »
Ah oui, précision importante : afin de dissimuler mes activités herbageuses et d’éviter ainsi que les gens d’armes et autres prêtres dépressifs ne viennent vermiller dans mes malles, j’avais fait croire à tout le monde que j’étais devineresse. Mais attention, pas comme ces sorcières qui se mettent nues dans la forêt pour dallasser autour d’un feu de bois les soirs de solstice, non, une bonnaventureuse bien chrétienne qui, de temps à autre, a une révélation importante issue de Jésus-en-Christ ou de sa Mère ou de son Père ou des saints : y a trois mille saints, c’est simple, il suffit de donner un prénom au hasard pour décrocher la queue du miqué au tourniquet de la nutjoberie.
Bon, c’était bullshiterie, mais dans la mesure où tout était misère et nulle splendeur, je m’étais dit que je pouvais peut-être gagner quelques deniers en conseillant les cocues et, par ricochet, acquérir un statut spécial au sein de la basse-cour, encore un peu plus au-dessus du lot des simplets.
Il arrivait donc qu’on vienne me voir certains soirs avec troubles incertitudes sur son devenir, ou sur la fidélité de son husband, ou sur la cuisson de la dinde de Noël, et je répondais toujours par des phrases vagues et adaptables à n’importe quelle situation. Les ménagères étaient ravies et je gagnais de quoi me payer des robes sans avoir à ouvrir une ligne de crédit auprès de Loulou. Mais depuis que nous étions devenus pré-beaux-parents du Dauphin, tout en continuant bien évidemment de nous faire laminer par les Englishes et évincer par les Bourguignons, çuici avait décidé de me mettre au service du royaume et considérait que tous mes supposés talents divinatoires permettraient d’en savoir plus sur le couronnement du prince.
Je gérais tant bien que mal cette pournillade qu’il s’était ardemment implantée en cervelle, mais le harcèlement devenait chaque fois plus précis et j’allais bientôt me retrouver à court de phrases toutes faites. Et mon Loulou, il est crétinant mais pas à ce point-là : si je continuais comme ça et que rien n’arrivait, il me conduirait au bûcher sans ciller. Il est comme ça, mon husband, il aime brûler les gens. Et les sorcières en particulier. Comme il a une certaine autorité sur les égrotants de l’axone, il suffirait qu’il jure m’avoir vu me diaboliser pour que la Cour tout entière parte couper de la boisellerie et ravive les braises sans poser plus de questions.
Je cherchais donc en permanence des choses intéressantes et mystérieuses à lui dire, en belles tournures qui pourraient le satisfaire, mais je ramais comme sous Caton. Il devenait méfiant ; j’étais même certaine que, d’une manière ou d’une autre, il me faisait surveiller. J’allais devoir trouver une solution pour me débarrasser du problème : j’avais déjà bien bonne idée pour cela.
Mais là j’étais seule, les mains pleines de sang d’oiselets, et pas de Loulou, pas de Cour, personne. En regardant autour de moi, je compris qu’il se produisait une lucifette inédite.
On ne pouvait distinguer jour de nuit, tant tout était grisâtre. L’herbe jaunissait, laissant apparaître au-dessous une terre noire et sableuse. Si j’avais à adjectiver le paysage apparu sous mes yeux, je proposerais blême. C’est un mot bien blatte puisqu’il ne veut rien dire. Blême. Blême, blême, blême, blême, blême. Tu vois ? Aucun sens. Tout était donc blême et moi-même je blêmissais. J’ai commencé à marcher sans savoir s’il y avait une véritable direction à prendre dans ces strates éthériques de brumes fantômes. J’étais si loin de tout que je ne voyais plus contours, pourtant bien sûre de ne point m’être déplacée de trop de lieues. Ce qui aurait dû se trouver à l’horizon ne s’y trouvait pas, ni le château ni la forêt autour du château.
J’étais au milieu d’un autre royaume que le mien, spectral et désertique ; je me suis même demandé à un moment donné si je n’étais point morte, tant tout cela ressemblait à la fin promise.
J’exagère peut-être un peu, mais ce qu’il te faut d’ores entraver, c’est que nous autres, princesses, reines et saintes catins, le sens de l’aventure et le goût des contrées inconnues ne sont pas exactement ce qui nous définit le mieux. Tu as vu que j’étais tout de même plus avisée que la plupart. Ce n’est pas bien difficile : depuis toutes petites, on nous a expliqué qu’il fallait prier, se marier, pondre nombre children, sourire à s’en sécher les dents, éventuellement crever dans d’atroces douleurs gynécobstétriques afin que nostre husband puisse se remarier avec sa nièce de douze ans. De tous temps, avons dû livrer bastailles, surmonter rumeurs absurdes et grandes humiliations pour acquérir une certaine indépendance et liberté de cervelle. Mais c’étaient là combats d’alcôve, de chambre au soir, de femmes entre elles et d’hommes discrètement poussés dans l’escalier ; non point d’esgorgements en ruelles ni d’explorations de pays outremarins.
Au bout d’un certain temps, alors que j’avançais toujours dans les nuances de gris sans cesse mouvantes autour de moi, j’aperçus un lac. C’est à cet instant précis que quelque chose s’est mis en place dans ma teste qui fonctionne encore au jour d’hui, une machinerie de l’esprit qui était déjà présente à l’intérieur de mon crâne et qui a cliqueté rudement pour ne plus jamais s’interrompre. J’ai su, et c’était là certitude absolue, comme je sais miens noms et prénoms, que c’était vers ce lac qu’il me fallait aller, … »

À propos de l’auteur
LEBRUN_Guillaume_©DRGuillaume Lebrun © Photo DR – Librairie Mollat

Guillaume Lebrun élève des insectes dans le sud de la France. Fantaisies guérillères est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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