Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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L’origine des larmes

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En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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Je vais bien

FRANC_je_vais_bien RL_automne_2023

En deux mots
Après avoir enterré son père, le narrateur décide de rester un peu à Lézignan-Corbières, le fief familial. Alors les souvenirs affluent et le besoin de retracer sa vie et celle des défunts va s’accompagner d’un vibrant hommage à ce père qu’il n’aura su aimer de son vivant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment j’ai fini par ressembler à mon père

Régis Franc a délaissé la table à dessin pour dresser la chronique familiale, raconter les drames et l’incompréhension qui ont jalonné son parcours et rendre un bel hommage à son père. Un récit plein de pudeur, mais à fleur d’émotion.

C’est en voyant son reflet dans une vitrine de Londres que le narrateur a compris qu’il avait désormais l’apparence et la démarche de son père défunt. Rattrapé par le temps qui passe en quelque sorte. L’occasion de dresser un premier bilan, de raconter aussi la vie de tous les défunts qui ont jalonné sa vie, et en particulier celle de son père qu’il a mis en terre dans le caveau familial de Lézignan-Corbières. Sa mort aura en quelque sorte provoqué un électrochoc pour lui qui accompagné les derniers mois de son géniteur claîtré dans la maison de retraite qu’il avait surnommé «le chenil».
«On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens.»
Tous les siens qu’il ne peut laisser. Faisant fi de ses obligations, il décide de passer encore quelques jours dans ce sud où il a grandi et où désormais il sera toujours seul. «Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. (…) Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer. Commençons».
L’écrivain va alors plonger dans ses souvenirs et faire revivre ceux qui l’ont accompagné et qui ont forgé sa personnalité, quelquefois par affection, quelquefois en réaction et aussi quelquefois par le grand vide qu’ils ont laissé. C’est notamment le cas de sa mère qui après avoir partagé les années noires avec son mari, l’a vu s’en sortir à force de travail, gagner sa vie comme maçon et construire la maison dont elle rêvait et qu’elle n’habitera jamais. «Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre.»
Le petit garçon devient rebelle, délaisse une scolarité qui l’ennuie, sa sœur plonge dans une dépression qui l’entrainera dans une spirale mortifère et son père cherchera refuge dans le travail, oubliant sa famille, alors même qu’il lui apportait là une preuve d’amour. Mais ses enfants ne le comprendront pas, ne voyant que le grand vide qu’il laissait.
Comme Régis Franc le confiait à Romain Brethes dans les colonnes du Point à l’automne dernier: «Je fonctionne par cycle de dix ans. Après Le Café de la plage, j’ai continué la bande dessinée quelque temps, puis je me suis lancé dans le cinéma, entre 1985 et 1995 environ. J’ai beaucoup espéré du cinéma, et j’ai été beaucoup déçu. Puis, jusqu’en 2004, j’ai livré pour ELLE une page qui s’intitulait Fin de siècle. Ce sont mes derniers exploits dans le dessin. Et, un jour, j’ai accompagné la femme que j’avais rencontrée pour un tournage à Londres qui devait durer trois mois. Nous y sommes restés finalement quatorze ans!» La littérature a suivi avec un premier roman, Du beau linge, paru en 2001. Un cycle qui se poursuivra jusqu’en 2012 avec London Prisoner.
Après une petite récréation sous forme d’un album hybride rassemblant textes, photos, pastels et crayonnés, et qui raconte l’histoire du domaine viticole de son épouse, La Ferme de Montaquoy, le voilà donc à nouveau écrivain, pour notre plus grand plaisir.
Servi par une plume élégante, toute de pudeur contenue, Régis Franc dépose ici la quête d’un fils à la recherche de son vrai père, raconte la France des Trente glorieuses qui aura vu la classe ouvrière ramasser les miettes d’une prospérité économique qu’elle a pourtant construite de ses mains et dresse en creux un autoportrait tout en nuances, plein de tendresse et de mélancolie.

Je vais bien
Régis Franc
Éditions des Presses de la Cité
Récit
160 p., 18 €
EAN 9782258199958
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Lézignan-Corbières et environs, mais aussi à Londres et Paris.

Quand?
L’action se déroule principalement dans la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«On ne se débarrasse de rien en s’éloignant.» Régis Franc, London Prisoner (Fayard)
Ma mère est morte le jour où fut achevée la maison de ses rêves. C’est mon père qui l’avait construite de ses mains. Pour elle. Et nous y avons emménagé, le lendemain de son enterrement. Sans elle.
Ce contretemps signa nos vies. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous avons alors appris la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple.
Toute cette histoire, ma vie d’enfant, je l’ai oubliée pendant des années. Jusqu’au jour où j’ai cru voir mon père dans le reflet d’une vitrine à Londres.
Je vais bien raconte les tourments d’un jeune garçon qui se sait incapable de sauver les siens.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
News Day

Les premières pages du livre
« C’est arrivé d’un seul coup. Comme une apparition. Il se peut que, sidéré, je me sois exclamé à voix haute : « Oh mon Dieu… » J’eus l’impression de traverser le miroir. Oui, il était là, dans le reflet de l’imposante vitrine du magasin vers lequel je me hâtais comme tous, au passage piéton, dans la foule de Brompton Road. Il venait, j’allais vers lui. Un léger effroi m’a saisi. « Eh bien, nous y sommes », ai-je murmuré. Car ce mirage dans la vitrine, cet homme engoncé dans mon pardessus, mon cher vieux manteau usé de Muji, fabricant japonais, n’était plus moi. Ou l’idée que j’avais de moi, je veux dire ce type qui habitait mon corps et que, vaille que vaille, toujours un peu agacé, je m’étais, avec le temps, habitué à côtoyer. Désormais je marcherais, je le voyais bien, de ce pas chaloupé. Mains calées au fond des poches. Regardant sans rien voir, confit dans une sorte de méditation hasardeuse puisque ainsi il chemina tout au long de sa vie. À mon tour, j’irais de ce pas. Un pas dansant. Même taille, même tête, j’étais devenu lui. Lui, « Bataillé »… Je n’ai pas trouvé là une nouvelle qui puisse me réjouir. Jamais, oh je le jure, je n’ai voulu ressembler à mon père. Si bien que, face au miroir, pris dans le flux des Londoners, je me suis rappelé ce commentaire trouvé je ne sais où à propos de tribus primitives, de leurs rituels. Pourquoi enterraient-elles leurs morts sous un tas de pierres ? La réponse m’avait fait sourire : Pour qu’ils ne se relèvent pas. Mort en paix, et depuis enfoui sous la terre, mon père relevé était là, il habiterait désormais mon manteau. Bon. Il me faudrait faire avec…

Tout alla de travers durant le mois de décembre. Depuis l’automne son corps avait commencé à l’abandonner et si sa tête, sa volonté restaient intactes, ses jambes maintenant refusaient de le porter. Il était épuisé. Il tombait. Il avait honte, il se sentait humilié. La dignité lui commandait de rester debout. Un genou à terre, il s’excusait, grommelait que ça n’était rien, interdisait qu’on l’aide, se redressait tant bien que mal. Exigeant d’une voix qui ne supportait pas de réplique qu’on lui foute la paix. « Il n’y a rien à voir », disait-il, tamponnant son visage en sang avec un torchon trouvé là, et son médecin accouru me rapportait qu’il était furieux.

À son arrivée au « chenil » – il appela ainsi la maison de retraite où il avait choisi de terminer sa longue course –, il ne s’émut pas. Sans se retourner, il venait de quitter sa chère maison, sa vie d’avant, toute sa vie, emportant dans un sac plastique à 20 centimes, spécialité de Carrefour, un de ces pauvres pyjamas rayés dont les vieillards ont si souvent le goût. Il avait ajouté quelques chemises repassées.
« Au cas où le soir, il y aurait dancing », précisa-t-il.
J’ai toujours aimé chez lui cette fausse tranquillité. Son humour. Ceci par exemple :
« Bon, puisque me voilà dans un nouveau quadrille parfumé à la soupe aux choux, n’y aurait-il pas ici quelque raison de se réjouir ? Salue-t-on ceux qui sortent les pieds devant par des salves d’applaudissements, une haie d’honneur ? Il faudra y penser… Nous créerons le comité Adieu à la Vie. »
Afin qu’il se sente un peu à la maison dans cette chambre si commune, où, avant lui, étaient venus s’éteindre d’autres de son âge, j’avais couvert les murs de photos, témoignages de ce qu’il avait été. On l’y voyait jeune et « vaillant ». Joyeux. Vivant.

Ainsi s’écoula cette année où il vécut au « chenil », s’asseyant le soir au réfectoire pour manger la purée de pois cassés sans sel parmi ses nouveaux camarades, arrivés pour la plupart sans bien savoir comment, eux que leurs familles n’avaient pas pris la peine de secourir au seuil de la pause éternelle et qui recréaient ici, vaille que vaille, une sorte de société. Un pittoresque club de cabossés. De sourds. De béquillards. Mme Lucette Fabre-Petit ne quittait pas sa chambre sans ses boucles d’oreilles en plaqué or 18 carats, serties de brillants. Patiente, Lucette la dorée attendait un silence pour entamer un épisode glorieux, déjà dix fois répété, de sa vie mignonnette « quand elle habitait Toulon ». À sa droite, M. Martinelli Gregorio, « son fiancé », ancien garde-chasse. Et aussi Mme Bonnet, considérablement tordue, abîmée, tremblante, montrait un petit museau où se devinait une réelle bonté, un vrai grand cœur, une âme claire, paisible. Tous, doux, perdus, déjà éloignés du monde, gardant un bon sourire. Dans cette ménagerie sans barreaux vécut mon père. Un an où, parmi tous ceux-là, il peaufina sa légende.

Quand vint l’automne, il était pensionnaire depuis janvier, glissant sans illusions vers l’ombre, curieux, il ne quittait presque plus son lit, souffle court, protégeant son front d’une main tachée de fleurs de cimetière et moi, maladroit venu le visiter, je baissais la tête, perclus de culpabilité. Il voyait que je voyais tout ça, « la tôle rouillée, usée », haussait les épaules et me lançait, ironique :
« Pas mal, non ? »
J’avais le cœur serré. Il m’arrivait de m’éloigner de sa chambre pour me réfugier dans le couloir, incapable de supporter longtemps la vue d’un vieil homme à la peine.

J’aurais dû être doux et compatissant, je restais sans voix, sans chaleur, incapable de trouver le bon tempo. Submergé par de lourdes envies de fuite, je résistais, adossé au mur de la loggia où trottaient les employées poussant des fauteuils dans lesquels gémissaient de pauvres choses accablées. Je tâchais de faire bonne figure face aux autres grands vieillards passant par là, des au-bout-du-rouleau, des ex-êtres humains qui nous connaissaient depuis toujours et se fendaient d’un sourire édenté en me parlant naturellement dans la langue d’oc, celle d’ici :
« Eh bien ? Ton père ? Comment va-t-il aujourd’hui ? Ne t’en fais pas. Il s’en sortira, vaï. On le connaît. C’est un Bataillé, non ? Un combattant. »

Le soir venu, je quittais sa chambre avec l’impression d’avoir accompli un devoir majeur comme un minable. Et j’allais de l’autre côté de la ville pour dormir dans sa maison, cet ancien rêve parfait de sa femme. Ma mère. Maison d’ouvrier qu’il avait, pour elle, bâtie de ses mains. Et qui n’avait pas bougé. Dessinée dans l’esprit des années 1960, telle que de malins architectes l’avaient inventée quand les Français sortant des troubles du siècle avaient découvert la modernité, salle de bains et frigo compris. Des « villas » (on les appela ainsi) avec pierres taillées apparentes sur la façade, rampes en fer forgé et de larges ouvertures pour rôtir au soleil, contresens d’experts du Nord à l’usage des gens du Sud. Maison où jamais, hélas, hélas, hélas, ma mère qui en avait tant rêvé n’était entrée, malgré les efforts que lui, le maçon, avait déployés, travaillant quinze heures par jour afin de finir ce palais dédié à celle qu’il aimait de tout son cœur. Et morte une semaine avant la fin des travaux, à 39 ans, comme c’est triste. À quelques jours près, ça aurait pu aller, oh, quelques jours, ça n’était pas grand-chose.
Mais non.

Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous apprîmes alors la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple. On note ça sur les photos. Si tous les trois nous affichons un demi-sourire, c’est que la joie s’était pour moitié glissée dans la tombe : elle ne remonterait plus. Il se pourrait qu’ici, je finisse par ce court récit un si long deuil.

Mon père, Roger Alphonse Franc, était maçon. Il avait les mains courtes, dures. Et militant, il avait le verbe haut, ne laissait personne parler à sa place. Et poète, il écrivait des vers interminables dans la langue du Sud, cette merveille oubliée qui m’embrumera toujours les yeux.
Des poèmes de félibre à la gloire du Languedoc. Des hymnes à la fraternité ouvrière. Il aimait Marcel Pagnol d’Aubagne, la Catinou du Grenier de Toulouse, Charles Trenet de Narbonne, notre capitale, Gruissan Plage au bord de la mer, ses chalets sur pilotis, Lézignan-Corbières, sa « ville » de 3 500 habitants et, comme tous ceux de son âge, il connaissait et respectait Victor Hugo, le grand Français. Mon père lisait, il écrivait. Les femmes assuraient qu’il avait une belle voix, il chantait « du Tino ». Quand il plâtrait une pièce vide, il chantait « … et je vous dis que je vous aime, mon amour… ». Dans la pièce à côté, le carreleur aussi chantait. Et plus loin, le plombier chantait. L’électricien ne chantait pas, impossible pour lui qui avait toujours une vis dans le bec et des doigts trop gros pour de si petits écrous.

Là était le charme de la classe ouvrière.
Celle aperçue dans Jean Renoir, Duvivier ou Grémillon. Carné, bien sûr. Tous ceux-là, « la belle équipe », étaient « rouges ». Ils n’en faisaient pas une histoire. Ils lisaient en diagonale L’Humanité, un point c’est tout. Demande-t-on aux gens des beaux quartiers de qualifier leur allure, de justifier leurs souliers vernis ? Qui oserait ? Ces rouges-là étaient frères, ils avaient « fait la jeunesse » ensemble, connu des grappes de filles au bal, à la rivière, des qui gloussaient déjà en les voyant venir. Des filles d’ici, sœurs, voisines, cousines en pique-nique, assises sur le bord de la nappe blanche, des filles qui leur criaient :
« Eh, dis donc ! Elle te plaît ma cousine ? Attention là ! Tiens-toi donc tranquille ! Je t’ai repéré, tu es un rouge !
— Eh bé, c’est-à-dire que…
— Vas-y ! Tu la fais danser, tu as le béguin, ne mens pas, tié tout rouge le rouge… »
On avait bu du panaché, de la grenadine, du Picon, les couples s’étaient trouvés. Comme la guerre avait brisé le cours des choses, on avait attendu en faisant pénitence et puis, la guerre finie, on avait rattrapé le temps. On eut des enfants. Le petit Jean-Claude, le petit Jean-Pierre, Jean-Paul aux oreilles décollées. La plupart des ouvriers allaient à vélo, les plus dépensiers eurent des Mobylette. Les durs de durs des motos, des 250 cc, des « culbutées » noires et chromées. Des Terrot. Les photos aux murs de sa dernière chambre témoignaient de ce temps. Une fois que je les eus exhumées des boîtes à chaussures dormant au fond d’armoires, une fois qu’elles furent agrandies, punaisées, il chaussa ses lunettes, celles à la branche scotchée au sparadrap, maintenue par un trombone, et longuement regarda son père et sa mère morts, sa sœur morte, sa femme et sa fille adorée.
Tous morts.
« Tu n’y es pas ? avait-il commenté. Il n’y a pas de photo de toi ?
— Je suis là, avais-je répondu, et il avait hoché la tête.
— Ce sont toujours les meilleurs qui partent », avait-il ajouté, et nous avions souri.
Oui, les meilleurs étaient partis et nous étions les survivants. Ce qu’il disait, dont je ne prenais pas ombrage, c’était que l’avenir, mes enfants, ne comptaient pas dans ce jeu entre lui et moi puisque, à 20 ans, j’avais quitté le Sud contre son avis, j’étais parti, j’avais trahi, j’avais vécu une autre vie où il n’avait pas de place. Ses règles, ses désirs, sa façon de voir le monde, je n’étais pas prêt à les faire miens.

Décembre se remplissait de guirlandes.
Le hall de la maison de retraite accueillit le sapin clignoteur. Bientôt Noël. Noël ? Il s’en foutait. Une fête chrétienne n’avait jamais été une affaire. Il avait tôt appris à bouffer du curé auprès de républicains espagnols arrivés dans la Narbonnaise vers 1936. Des funambules rencontrés sur les échafaudages, à peindre les pylônes du chemin de fer où, régulièrement, un de ceux-là grillait comme un poulet en touchant les fils électriques secoués par la tramontane. Allons, allons, du temps avait passé. Il savait que le ciel est vide, que lorsqu’on est mort, on est foutu, il n’en faisait pas un roman et avait toujours supporté, gardant l’air amusé, le goût immodéré qu’avait sa mère pour le pape. Sa mère, Eugénie Perrin épouse Franc, native de Boutenac, au milieu des pinèdes, où vécut en contemplation dans un trou de rocher le saint ermite Siméon. Pinèdes murmurantes, dernières barrières avant les collines de l’abbaye de Fontfroide, juste avant de basculer dans les étangs, avant les lidos de sable clair, avant la mer. La Méditerranée. Notre mer.

« Vas-y, va, va retrouver ta famille, je penserai à vous. Je n’ai rien à faire de tout ça, tu le sais. Va. On s’occupe de moi ici, mieux que tu ne sauras jamais le faire. À bientôt. »

Je l’ai laissé là.

J’ai pris le train pour Paris d’abord et les jours suivants, j’ai contemplé la montagne à skis, en silence. « Quand fond la neige, où va le blanc ? » s’interrogeait Shakespeare. Comme pour lui, à peine audible, lorsque je l’avais quitté, il avait murmuré « Adieu mon fils ». Et si j’avais trouvé le propos théâtral, je ressens l’effroi maintenant, la cape d’abandon qui couvrait son vieux cœur et, pour tout dire, ne pas l’avoir consolé me fait honte.

Noël à Paris avait ressemblé à Noël à Paris et je songeais à lui, là-bas, dans sa chambre où patrouillaient les infirmières. Du lit, avec vue sur les pins parasols et le clocher de l’église glacée illuminant la nuit, il se souvenait, j’en suis sûr, d’Eugénie sa mère qui aimait la fraîcheur vive de l’hiver des Corbières, les santons ornant la crèche et Jean XXIII au balcon. Il respirait mal, et puis s’étonnait : « Que c’est long de mourir, ce n’est pas une partie de rigolade. » Puis il souriait, s’accrochait. Ah ! S’accrocher avait été le cœur battant de sa vie, mais là…
Quand le docteur m’a appelé au soir du 31, qu’il a insisté pour que je vienne vite, j’ai repris le train tôt au matin du 1er janvier. Je l’ai trouvé dans son lit, le visage creusé, des bleus au front, il n’ouvrait presque plus les yeux. Par moments, il levait la main comme pour s’essuyer le visage mais elle retombait avant d’avoir pu finir son geste. Il était à bout. On lui avait enlevé ses dents et il avait désormais la figure des grands vieillards. Je lui disais :
« Tout va bien, papa, la maison est chauffée, ne t’inquiète pas, je règle les papiers, tout est en ordre. »
Je ne réglais rien, les papiers à régler m’ont toujours saoulé. Pour ces choses aussi, je suis une catastrophe. Il essayait de me répondre mais ce qu’il disait était une bouillie, sauf un jour où il a semblé aller mieux. Il souffla en me souriant :
« C’est l’heure. »

Ensuite il garda les yeux fermés. Je lui donnai ma main, qu’il ne serra plus. Je lui caressai la jambe et, plus tard encore, il était très éloigné du monde des vivants. J’étais là, le jour où les infirmières lui ont enlevé son appareil pour entendre. Son médecin lui a mis des patchs de morphine – la bien nommée. On aurait cru un bébé. Un vieux bébé. Son front se plissait quand il avait mal, il levait encore un peu les bras et gémissait. Les femmes en blanc, que j’avais croisées sur les bancs de l’école communale, qui avaient fait leur vie ici, me disaient « C’est dur pour toi », et je répondais « C’est pour lui que c’est dur ». L’une d’elles, sur le ton le plus neutre possible, m’a demandé d’apporter « des vêtements, un costume par exemple », au cas où. J’ai trouvé à la maison une veste d’été que j’aimais, molle, un peu de guingois, qui lui allait bien. Il la mettait pour aller voter, m’a dit plus tard une vieille militante. J’ai emporté aussi sa chemise bleue. Pas de cravate. Les ouvriers n’en portent pas, il me semble. Quand je suis revenu dans la chambre, les vêtements pour l’éternité au bout du bras, j’ai prié pour qu’il ne me voie pas. Il dormait et j’avais l’impression affreuse de le trahir. J’anticipais sa fin. Un moment infect. Oh, cela n’était pas simple. Il s’accrochait aux barreaux du lit à pleines mains, il essayait de se soulever. Il voulait sortir, s’en aller, sans doute revenir au bord de la rivière en pique-nique et chanter encore du Tino Rossi. Regarder ma mère dans l’eau, les mains à plat sur les hanches, hésitante à nager vers le lit du courant où dansent des libellules. Il sera resté jusqu’au bout le maçon, le militant ouvrier qui ne se laissait pas faire. Il ne chantera plus de mélodies simplettes et la rivière continuera de couler sans lui, la belle affaire.

Un vendredi, un peu plus tard donc, j’ai pris le train pour Montpellier. Il y avait dix jours que j’étais près de lui, seul, ruminant, et j’étais soulagé de changer d’air. Valentine m’a rejoint. Le lendemain, nous avions prévu d’aller à un marché, ce genre de stupidité, je ne sais plus où. Mon portable a sonné vers 10 heures, après une suite de messages commencés vers 6 heures du matin. C’était fini. Fini.
Nous sommes revenus à Lézignan-Corbières où nous l’avons retrouvé dans sa chambre, habillé, couvert d’un drap jusqu’à la poitrine. »

Extraits
« On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens. Que j’avais vus vivre, apprendre à faire du vélo, partir au travail par un froid de loup, pleurer de dépit, boire des demis panachés glacés, tricoter des pull-overs, se réchauffer les engelures, chanter. » p. 23

« Je décidai de passer quelques temps dans ce Sud où désormais je serais seul. Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. Je souriais quand sur ma nuque, la caresse légère, le parfum revenu, l’appel… Au murmure du bois de pins, je fredonnais: «Vent frais, vent du matin, soulevant le sommet des grands pins…» Ainsi servie par cette comptine, «la vie magique» s’invitait, je le sentais, et à genoux sur la plage de Saint-Pierre-la-Mer j’avais encore 3 ans. Intactes, les odeurs. Les émois.
Mes premiers pas inondés de lumière. Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer.
Commençons. » p. 27

À propos de l’auteur

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Régis Franc © Photo Christophe Fortin

Régis Franc est né en 1948 à Lézignan-Corbières, à deux pas de la Méditerranée. Vingt-deux ans et demi plus tard, il arrive à Paris pour la première fois. Pour toujours. Il commence à dessiner dans Pilote, À suivre, Charlie, L’Écho des savanes, etc. En 1977, il entame dans Le Matin de Paris, à un rythme quotidien, une longue série de planches intitulée Le Café de la plage. Au milieu des années 1990, après un passage par le cinéma, il se consacre à l’écriture et collectionne les succès critiques (parmi lesquels London Prisoner, Fayard, 2012, ou encore Jamais les papillons ne voyagent, Fayard, Prix Mottart de l’Académie française, 2015). Par ailleurs artiste peintre, il réunit ses talents dans une œuvre graphique parue en 2022 aux Presses de la Cité, La Ferme de Montaquoy. Avec Je vais bien, Régis Franc renoue avec le récit pour faire revivre les voix du passé et la terre de son enfance. (Source: Éditions Les Presses de la Cité)

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L’été en poche (27): Saturne

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En deux mots
Quand son père meurt, la narratrice a quinze mois. Aussi lui faudra-t-il bien longtemps avant de vouloir explorer son histoire familiale, retracer la rencontre de ses parents et remonter jusqu’à leur propre enfance, jusqu’aux grands-parents. Un récit bouleversant

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Saturne

Les premières pages du livre
« Prologue
On entrait dans l’automne. Ils le veillaient depuis deux jours. Au matin du troisième jour, les ténèbres tombèrent sur leurs yeux. Sa mère était affaissée sur une chaise dans un coin de la chambre. Elle avait, posé sur les genoux, un mouchoir rougi de sang. Son père, à son chevet, lui caressait le front, comme on berce un tout petit enfant. Sa femme lui tenait la main. Ses doigts étaient bleuis de froid. Ses joues, livides. Elle brûlait de sa beauté blonde, un peu sale, dans une robe trop somptueuse. Il était étendu, inerte, enfermé en lui-même, sans plus de possibilité de parler autrement qu’en écrivant sur une ardoise qu’il gardait à portée de main. On avait placé une sonde dans sa trachée, reliée à un respirateur artificiel ; un tuyau lui sortait du nez. De temps en temps, ses yeux allaient du scope sur lequel on pouvait suivre le rythme de son cœur, le taux d’oxygène dans son sang, sa tension artérielle et sa température, au visage de sa femme, puis ils revenaient sur le scope, puis au visage de sa femme. Il la regarda. Il la regardait. Ses yeux. Ses mains. Ses lèvres. Leurs silences. Leurs mots. Leurs joies. Leurs chagrins. Leurs souvenirs. Il sentait la pression de ses doigts sur les siens. Il regarda sans doute cette main agrippée à la sienne de la même manière que lorsqu’elle était au bord de jouir, qu’il prenait son visage entre ses paumes pour l’embrasser, qu’elle liait ses doigts aux siens, penchant la tête de côté, cachant ses yeux sous la masse de ses cheveux qui retombaient en torsades sur sa bouche, soudain plus lointaine à l’homme qui l’aimait jusqu’à la brûlure, devenant la nuit dans laquelle ils tombaient tous deux.
Les premiers signes s’étaient manifestés moins d’un an après leur mariage. Elle venait à peine d’accoucher. Elle avait passé leurs noces à son chevet. Chaque jour, elle l’avait aidé à se doucher, à se laver les dents, à s’habiller. Chaque nuit, elle avait dormi à son chevet, recroquevillée dans un fauteuil. Elle avait affronté à ses côtés les fièvres, les sueurs nocturnes, les cauchemars dont il s’éveillait en grelottant dans ses bras, l’anémie, les malaises, les troubles de la coagulation, la chimiothérapie, les injections, les prises de sang, les hématomes qui pullulent sur les bras et obligent à piquer les mains, le cou ou les pieds, quand les veines roulent sous la peau, disparaissent puis se nécrosent. Il y avait eu les visites chez l’hématologue, l’attente des résultats, les espoirs de rémission, les fausses joies, la rechute.
Il promena son pouce sur l’intérieur du poignet de sa femme.
Elle vieillirait, sans lui. Il voulait qu’elle vieillisse. Ce visage à l’ombre duquel il aurait voulu voir grandir leur enfant, ce visage à la beauté infernale, qu’il avait fait rire, elle qui ne riait jamais, qu’il avait filmé, photographié, chéri, caressé, finirait par se faner. En même temps, elle ne vieillirait jamais. Même ridée, elle conserverait ces yeux de faune, ce sourire de fauve qui, dans l’instant où il l’avait vu, l’avait envoûté, lui, et d’autres, et qui en envoûterait d’autres encore, il le savait, parce qu’elle était sans mémoire, n’avait pas d’histoire. Peut-être cette pensée fit-elle monter en lui un sentiment de pitié profonde, non pour lui-même, comme quand on se rend compte que ce que nous sommes ne suffira jamais et qu’au fond on en sait si peu de l’être avec qui l’on dort, mais pour elle, car elle non plus ne se connaissait pas. Il suffoqua.
Sa mère se leva d’un bond et s’approcha. Ses cheveux, qu’elle n’avait pas coiffés depuis plusieurs jours, s’agglutinaient à l’arrière de sa nuque en un paquet spongieux. Son visage était ravagé par l’absence de sommeil. Ses yeux lui tombaient sur les joues. Une odeur de lavande et de sueur flottait dans son sillage. Les yeux de sa femme prirent un éclat de verre froid. Elle s’écarta du lit, d’un mouvement presque symétrique, fronçant le nez. La mère, qui n’en avait rien perdu, l’ignora et se mit à parler. Pendant de longues minutes, elle parla sans discontinuer, mais nul n’aurait su dire de quoi au juste. D’ordinaire, ses longs monologues entrecoupés de gémissements lui étaient insupportables ; il en vint, cette fois, à la trouver d’un comique attendrissant. Elle se débattait, comme une petite bête prise au piège dans le sac noir d’une angoisse dont nul n’avait jamais réussi à la tirer, mais qui, désormais, ne le concernait plus. Il regardait sa peau laiteuse, les taches de son sur ses avant-bras. Elle lui dit encore quelque chose, mais il ne l’écoutait plus. Il était perdu dans la contemplation de la ride qui barrait la joue de son père, et qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais remarquée. Il observa la pâleur grise qui avait envahi son teint olivâtre, ses yeux cerclés de noir. La conviction qu’il était la cause du vieillissement précipité de ses parents, que le trou noir qui l’aspirait les aspirait à leur tour, lui fut insupportable. Il était temps qu’il les délivre de lui.
Une infirmière vêtue de vert arriva. Elle baissa les stores. De garde. Traits tirés par la fatigue. Elle venait juste de s’allonger pour prendre un peu de repos quand on avait téléphoné. On lui avait dit qu’il s’agissait d’une admission un peu particulière et que la famille pourrait rester au-delà des horaires dévolus aux visites. Il est toujours plus facile de soigner les malades quand on les connaît un peu – même quand on sait qu’on ne pourra peut-être pas les sauver, le souvenir de ce qu’ils furent et de l’engagement qu’on a mis à les soigner jusqu’au bout aide parfois à en sauver d’autres. L’infirmière avait donc demandé des explications. On avait fini par lui dire qui ils étaient.
Ils avaient tout perdu. Ils avaient tout regagné, au centuple. Lui, le père, avait travaillé sans relâche – on disait qu’il ne dormait jamais. Il avait amassé une fortune colossale. Des cliniques, d’innombrables résidences, et un château. Ils avaient des cuisiniers, des domestiques et des jardiniers, une flotte de voitures. Ils ne s’étaient privés de rien, mais ils s’étaient montrés généreux en prenant soin des plus modestes de leurs employés – à moins que ce ne fût prodigalité vaniteuse ou compassionnelle, paternaliste. Ils donnaient, en tout cas, du travail et même des logements à des centaines de personnes. Ils avaient formé des chirurgiens, des internes, des anesthésistes, des réanimateurs, des radiologues, par douzaines. Ils avaient vécu avec eux plusieurs révolutions : les premiers antibiotiques, les premières transplantations cardiaques, les premières cœlioscopies. Soigné, en Algérie et en France, des dizaines de milliers de patients. Mais quand elle s’approcha du père du jeune homme alité, pour le saluer à voix basse, l’infirmière ne reconnut pas celui que les journaux appelaient « le Prince des cliniques ». Elle ne vit qu’un vieil homme en train de perdre son fils.
Leucémie.
Admis en urgence à la suite d’un malaise dans son bain, au moment même où chacun croyait qu’il allait mieux. Comme il avait repris des forces, il avait voulu faire sa toilette, seul. Il avait perdu connaissance. Sa tête avait heurté le rebord de la baignoire. Sous le choc, il avait vomi. On l’avait retrouvé la face dans l’eau, le nez en sang. Le contenu de son estomac avait inondé sa trachée et ses bronches. On l’avait intubé. On avait aspiré ce qui encombrait ses voies aériennes. Branché un respirateur artificiel. On l’avait perfusé. Il avait ouvert les yeux.
Son frère entra d’un pas rapide. Il vit sa mère se jeter dans ses bras, sa femme arranger prestement ses cheveux. Il s’approcha de lui et lui demanda s’il voulait qu’on lui remonte les oreillers sous la tête ou qu’on replace ceux qui soutenaient ses bras. Il répéta plusieurs fois Tu veux qu’on te remonte tes oreillers ? Aux premiers mois de son hospitalisation, à la simple vue de son frère, la colère l’étouffait. Il le fixa d’un regard pâle et amer tandis que l’autre se dégageait de l’étreinte maternelle. Mais, curieusement, cette fois lui revinrent leurs meilleurs moments. Une sensation aiguë le bouleversa : ce qui avait vraiment valu la peine qu’ils vivent ensemble était calfeutré dans leurs années d’enfance. La douleur au poumon le reprit. Il détourna les yeux. Tous se mirent à crier d’épouvante.
Une seconde infirmière surgit en courant, escortée d’une aide-soignante. On le coucha sur le côté. On rassembla le plus délicatement possible les tuyaux le reliant à ses machines et à la perfusion. Son pouls s’affola. Le respirateur artificiel s’emballa. On lui entrava le corps, une main sur le thorax, l’autre sur les cuisses. On nettoya ses oreilles, le bord de ses yeux, on passa un gant de toilette sur son torse, sur son pénis, entre ses fesses, on jeta le gant, on en prit un autre. On lui lava le dos. Les infirmières flottaient comme des spectres dans leurs blouses vertes. Derrière leur masque, leurs yeux mi-clos lui souriaient. Il regarda les gouttes translucides de la perfusion reliée à son avant-bras gauche tomber une à une dans la poche de plastique. La lumière se fit plus vive, plus forte. Dans les derniers jours de la vie, le plus ancien redevient le plus jeune. Nous dormons comme des nourrissons. Les premiers mois, l’état de torpeur dans lequel le faisaient sombrer tantôt le progrès de la maladie tantôt les traitements le terrifiait. Puis ce lui fut un soulagement qu’il attendait comme on attend, à la tombée du jour, dans le lit de l’enfance, une histoire, toujours la même, lue par une mère qui, … »

L’avis de… Raphaëlle Leyris (Le Monde)
« C’est l’œuvre d’une écrivaine puissante et sans peur. Son lyrisme sombre, ses phrases lancinantes, sa manière de travailler les motifs et leur répétition prennent le risque de l’emphase et l’évitent avec une grâce remarquable, pour tutoyer le sublime. »

Vidéo


Sarah Chiche présente son roman «Saturne» à La Grande Librairie. © Production France Télévisions

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La Liseuse

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En deux mots
Quand Jeanne débarque à l’université, la belle rousse fait tourner bien des têtes. Mais c’est Ferdinand qui réussit à conquérir «La Liseuse», le surnom donné à la jeune fille qui ressemble au tableau de Jean-Jacques Henner. Ensemble, ils partent admirer la toile qui va s’immiscer dans leur vie. Et panser les blessures.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La belle rousse et l’étudiant passionné

Une belle rousse nue occupée à lire. Jean-Daniel Verhaeghe raconte comment le tableau de Jean-Jacques Henner prend vie pour Ferdinand, étudiant amoureux, et signe un conte teinté de mélancolie sur la force des arts et la puissance des rêves. Envoûtant.

C’est au Lycée Voltaire, où ils sont tous deux inscrits en khâgne, que Ferdinand va croiser Jeanne. Sa beauté et le mystère qu’elle dégage le subjugue. Celle qui va très vite être surnommée
«La Liseuse», en référence au tableau de Jean-Jacques Henner qui représente une jeune fille à la crinière rousse, va finir par accepter de prendre un café avec Ferdinand avant de s’éclipser. Un peu comme un astre qui apparaît puis disparaît, elle va ainsi alimenter les rumeurs et enflammer l’imagination de Ferdinand qui déjà se nourrissait de films. Car il rêve de cinéma et préfère les séances de la cinémathèque aux salles de classe. Peut-être est-il après tout le mieux placé pour comprendre que les absences de Jeanne. Un vide qu’il comble en se rendant au musée dialoguer avec «La Liseuse».
Prenant alors un tour fantastique, le roman nous fait alors plonger dans l’intimité de ce trio. Les rêves du narrateur amoureux, la relation de Jeanne avec son père qui lutte contre la maladie – ce qui explique en partie ses absences – et la rousse du tableau qui sort de sa toile pour s’offrir quelques libertés et distiller quelques conseils.
Si Jeanne finira bien dans les bras de Ferdinand, leur passion sera finalement aussi éphémère, s’achevant par un drame. Un peu comme un feu de bottes de foin, comme celles qu’il a choisi de collectionner – œuvres d’artistes inconnus pour la plupart – et qui vont envahir son appartement. Là encore, l’art et la passion se marient. Là encore, les tableaux prennent vie. Car Ferdinand n’aime rien de mieux que d’inventer la vie qui va autour de ces représentations.
Aussi, tout en essayant de se consoler de la perte de Jeanne dans les bras de Béatrice, il va poursuivre sa collection.
Jean-Daniel Verhaeghe a trouvé le style qui épouse parfaitement ces atermoiements du cœur, de courts chapitres, quelquefois un seul paragraphe, pour raconter la surprise, la passion, ici une interrogation, là un émoi, ici le désir et là la peine. Avec le romancier, on se laisse emporter dans ce tourbillon qui mêle l’art et l’amour, l’amour de l’art et l’art de l’amour. C’est allègre et c’est mélancolique, c’est enthousiasmant et c’est désespérant. Comme la vie, non?

La Liseuse
Jean-Daniel Verhaeghe
Serge Safran Éditeur
Roman
140 p., 15,90 €
EAN 9791097594862
Paru le 2/06/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Tours ainsi qu’à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ferdinand, au lycée Voltaire, à Paris, aime Jeanne qui ne le sait pas encore. En khâgne tous l’appellent «la Liseuse» en référence au tableau La Liseuse de Jean-Jacques Henner et rêvent de partager les lectures de cette belle jeune fille rousse. Mais Jeanne est secrète, fuyante, inaccessible. Elle décide même de partir à Angkor sur les incitations de son père, banquier en quête d’évasion.
Avec Ferdinand ils se retrouvent par hasard au cinéma et découvrent leur goût commun pour les films de Fritz Lang. Pourquoi m’appelle-t-on « La Liseuse » demande-t-elle ? Ferdinand lui propose d’aller voir « son double » au musée Henner. Leur histoire peut commencer… Histoire pleine de tendresse et de mélancolie qui fleure le fantastique et l’appel vers des contrées lointaines magnifiées par les récits de voyages de Pierre Loti.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’élégance des livres

Les premières pages du livre
« Un message de « La petite encadreuse » avertissait Ferdinand que son tableau était prêt, restauré et encadré. Avant de rentrer chez lui, en sortant de la gare de Tours, il ferait un détour par le magasin pour récupérer « ses meules ». Depuis des années, au hasard des brocantes, des vide-greniers, voire des antiquaires, Ferdinand achetait des toiles représentant des meules de foin, il en possédait à présent une petite trentaine de tous formats, dans différents paysages, sous des lumières variées et des cieux plus ou moins cléments, l’une d’elles représentait deux meules en flammes entourées de paysans qui, avec des baquets d’eau, tentaient d’éteindre l’incendie, des femmes et des enfants formaient une petite chaîne pour alimenter en eau les barriques. Ce fut le premier tableau que Ferdinand acheta, il était tombé amoureux de cette scène paysanne qui semblait illustrer, à l’insu du peintre dont le nom était illisible dans le coin gauche de la toile, celle décrite par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet: «Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes peut-être, et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet afin de préserver le reste… Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Un vieux ramassa des brins qui brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser.» Ce fut dans un déballage de bord de route, en allant dans les Cévennes, que Ferdinand acheta ce tableau qui fit le bonheur de sa journée et fut le premier à grimper le long du mur de l’escalier de sa maison tourangelle. Il aimait ces meules aux toits pointus ou arrondis qui témoignaient d’un temps à jamais perdu; à présent de tristes rouleaux souvent enveloppés de plastique bleu essaimaient dans nos champs, faisant fuir les peintres des campagnes, témoins naïfs et désuets de cette vie «d’avant».
La devanture de «La petite encadreuse» était à peine plus large que deux fois la porte d’entrée, déjà étroite. Par la vitre on pouvait voir une petite femme s’affairant à fixer un châssis ou à confectionner une marie-louise. L’encadrement choisi par Ferdinand était toujours le même, une baguette vieil-or de 2,5 cm. Ce qui lui importait était que Madeleine = c’était son nom retrouve les couleurs et la luminosité de la toile enfouies sous des années de poussière. Acheté souvent pour quelques poignées d’euros, le prix de la restauration multipliait par dix le prix du tableau.
Comme à son habitude, Ferdinand ne voulait pas voir le travail effectué par Madeleine, il la féliciterait lors de sa prochaine visite, quand il lui apporterait un nouveau trophée. Son sac sur le dos, encombré à présent par le tableau – il n’en avait pas encore de cette dimension -, il regagnait par les rues du vieux Tours sa maison à l’ombre de la cathédrale.

Ferdinand avait souvenir de deux, peut-être trois meules, d’arbres courbés par le vent et d’une plaine sans couleur, quelques ombres venues d’on ne sait où noircissaient la terre retournée. Posé sur la table de la cuisine, le tableau, à vrai dire un autre tableau lui apparut. Il découvrit non pas deux, mais cinq meules qui se perdaient dans la perspective du champ, un soleil qu’il n’avait jamais vu crédibilisait leurs ombres, les arbres réapparus au bord du chemin semblaient résister à un fort vent. Les couleurs avaient repris un nom. La fraîcheur de ces tableaux peints par quelques amateurs amoureux des paysages ravissait Ferdinand presque autant que les vingt-cinq tableaux de Monet immortalisant à jamais son champ voisin à Giverny. La facture était bien plus gauche, la lumière plus rare, mais dans le regard du peintre on retrouvait le même bonheur d’être là devant ce paysage et de tenter de le fixer après l’avoir cadré. Il pouvait retrouver la même émotion que dans les tableaux d’Eugène Fromentin découvrant le Sahel. Ferdinand regretta qu’un tel travail ne puisse se faire sur ce tableau pour lui rendre des couleurs, il avait dépassé la trentaine et aurait bien besoin d’une restauration.

Le dictionnaire donne cette définition du mot «restaurer»: rétablir dans sa forme première et quelques lignes plus loin l’on peut lire «restaurer: faire manger — restaurez-vous avant de prendre la route».
Mais quelle route ?

Ferdinand alla poser le tableau sur le manteau de la cheminée en lieu et place de celui qu’il avait nommé «Meules dans la brume». Il en était toujours ainsi: avant de l’installer dans l’escalier à côté des autres, Ferdinand posait sa dernière acquisition sur la cheminée afin qu’il puisse à loisir le dévisager, l’appréhender, l’examiner, s’inventer la vie du peintre ou des personnages du tableau et les endroits où la toile avait vécu avant d’échouer chez lui. C’était donc aux «Meules dans la brume» d’aller prendre place dans la montée d’escalier. Aux dires du brocanteur, le tableau était l’œuvre du curé de la paroisse, il y a de cela plus de cinquante ans. Le presbytère, désaffecté, avait été vidé et tous les objets non religieux vendus au profit des œuvres de la paroisse voisine. La brume conférait à la peinture un côté inquiétant. Ferdinand avait acheté le tableau avec Jeanne. Jeanne était partie il y a plusieurs années. Il n’était pas de ceux qui savent garder les personnes qui veulent le quitter mais la blessure était toujours là et le tableau, en bon réserviste du passé, tenait son rôle de béquille dans le présent, même si depuis Béatrice avait réussi à le faire marcher sans boîter. Le souvenir de Jeanne fut ravivé à la fin de l’année scolaire par quelques lignes dans le bulletin des anciens élèves du Lycée Voltaire, mentionnant «la mort de Jeanne Auchard dans un accident de train en Inde, à l’âge de vingt ans». Ferdinand n’en apprit guère plus en contactant Jacques Lefèvre, le responsable du bulletin. L’information lui était parvenue par le Quai d’Orsay. Dans ses papiers on avait trouvé une carte des amis du Lycée Voltaire, il se souvenait de cette carte qu’elle gardait toujours, avec sa photo souriante, conquérante, frondeuse, son visage de vingt ans qu’éclaboussaient ses cheveux roux en bataille. »

À propos de l’auteur
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Jean Daniel Verhaeghe © Photo DR

Jean Daniel Verhaeghe, né à Arras en 1944, a réalisé plus d’une soixantaine de films pour la télévision ou le cinéma, principalement des adaptations littéraires: La Controverse de Valladolid, Bouvard et Pécuchet, Le Grand Meaulnes, Le Rouge et le Noir, Le Père Goriot, Les Thibault… Après Le Passé définitif (2018), La Liseuse est son quatrième roman. (Source: Serge Safran Éditeur)

Page Wikipédia de l’auteur

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Les archives des sentiments

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En deux mots
Licencié du journal pour lequel il travaillait comme archiviste, le narrateur obtient de pouvoir transférer ses fichiers dans sa cave et poursuit son œuvre de classement et de tri. En remettant la main sur le dossier consacré à Franziska, son premier amour devenue chanteuse, il se remémore leur passé commun et veut retrouver cette femme perdue de vue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie qui s’écrit au subjonctif

Dans son nouveau roman Peter Stamm met en scène un archiviste au chômage qui retrouve un fichier consacré à une chanteuse dont il était éperdument amoureux et avec laquelle il aimerait renouer des liens. Mélancolique et tendre, sur l’air de Dis, quand reviendras-tu de Barbara.

«Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Comme son épouse Anita a préféré le quitter, le narrateur – qui n’est jamais nommé – occupe désormais sa solitude à gérer les archives du journal qui l’employait et qu’il a réussi à faire rapatrier dans sa cave lorsque le service a été supprimé. Un peu maniaque, il cherche à mettre de l’ordre dans sa vie en triant et en créant de nouveaux dossiers. Il ne sort plus guère de son domicile, si ce n’est pour de longues marches durant lesquelles il peut ressasser son triste sort mais aussi convoquer des souvenirs et laisser son imaginaire vagabonder.
C’est ainsi qu’il se voit cheminer avec Franziska, son amour de jeunesse qu’il a perdu de vue lorsqu’elle a entamé une carrière de chanteuse sous le nom de Fabienne et aimait réinterpréter les airs de Barbara. En fait, il ne l’a jamais oublié, en témoigne un dossier de plusieurs kilos rassemblé au fil de la carrière de l’artiste. Une façon discrète de partager encore un bout de chemin avec elle, lui qui n’a jamais osé lui avouer son amour, y compris lorsque le hasard des rencontres les mettait en présence l’un de l’autre. Ils ont même partagé une fois une chambre d’hôtel, mais sans que ce rapprochement physique ne débouche sur autre chose qu’un sage baiser.
À quarante-cinq ans, il se dit qu’il ne risque rien à essayer de contacter Franziska, maintenant qu’un ancien collègue a réussi à la localiser.
Peter stamm raconte alors la douce métamorphose d’un homme qui se rapproche de l’être aimé et plus il avance dans sa quête, moins il se soucie de ses archives.
Peter Stamm le mélancolique a concentré dans ce roman ses thèmes de prédilection, la solitude, l’errance, le doute qui déjà habitaient le narrateur de L’un l’autre ou cette exploration du passé comme dans Tous les jours sont des nuits. Avec la même langue, limpide comme un ruisseau de montagne, il capte l’attention du lecteur qui ne peut s’empêcher – pour peu qu’il ait un certain âge – de repenser lui aussi à son premier amour, à ce qu’il aurait pu être, à ce qui pourrait advenir si le hasard le mettait à nouveau sur sa route…
Alors la vie s’écrit au subjonctif.

Les archives des sentiments
Peter Stamm
Christian Bourgois Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
200 p., 20 €
EAN 9782267051094
Paru le

Où?
Le roman est situé en Suisse, du côté de Zurich. On y évoque aussi l’Oberland bernois.

Quand?
L’action se déroule sur plus d’un quart de siècle jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse qu’il archive dans sa cave – tous soigneusement rangés dans des dossiers. L’un d’entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Il ne pèse pas moins de deux kilos, un poids à la mesure de l’amour que le narrateur lui porte depuis l’enfance. Ils se sont connus sur les bancs de l’école et ont même été de proches amis. Le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s’être procuré son adresse mail, lui envoie un message.
Avec humour et tendresse, la voix du narrateur se déploie ici pour déjouer les codes du roman sentimental, et nous conter une histoire d’amour singulière. Est-il possible de conserver intacts les sentiments pour l’être aimé, de les mettre à l’abri du temps comme on classe un dossier ? La réponse à ces questions ne manque ni de charme ni de poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RFI (Littérature sans frontières)
Ernest mag (David Medioni)
Les Inrocks (Gérard Lefort)
24 Heures
RCF (Christophe Henning)
Blog Baz’Art
Blog La constellation livresque de Cassiopée


Peter Stamm présente son roman Les archives des sentiments © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Plus tôt dans la journée, il y a eu un peu de pluie, maintenant le ciel n’est chargé que par endroits, avec d’épais petits nuages ourlés d’une blancheur incandescente dans la lumière. D’ici on ne peut déjà plus voir le soleil, il a disparu derrière les collines boisées et l’on sent qu’il fait plus frais. La rivière charrie beaucoup d’eau qui forme une écume blanche aux endroits où les pierres affleurent ; j’ai l’impression de sentir l’énergie roulée par toute cette eau en mouvement, comme si elle me traversait, courant puissant et vivifiant. À cent mètres en amont, là où l’eau franchit une retenue, le gargouillis se transforme en une rumeur ample et forte. Le mot rumeur ne convient pas, il est beaucoup trop inexact avec toutes ses significations et ses acceptions ; on parle de rumeur pour tout : une rivière, la pluie, le vent. L’éther aussi émet une rumeur. Il faut que je fasse un dossier sur les différents bruits de l’eau; je me demande dans quelle rubrique je vais l’intégrer : Nature, Physique, peut-être même
Musique ? Les bruits, les odeurs, les phénomènes lumineux, les couleurs, il y a encore tellement de lacunes dans mes archives, tant de choses qui n’ont pas été écrites, pas été saisies, tant de choses insaisissables.
J’ai remonté le sentier qui longe la rivière et mène vers le haut de la vallée. Franziska m’a rejoint, je ne sais pas d’où elle est venue, elle a peut-être été attirée par l’eau, elle nous a toujours attirés tous les deux. En tout cas, Franziska marche à côté de moi. Elle ne dit rien, elle me sourit simplement quand je la regarde, ce sourire malicieux dont je ne savais jamais vraiment ce qu’il signifiait, raison pour laquelle peut-être je l’aime tant. Elle m’adresse un petit signe de la tête, comme si elle voulait m’encourager à faire quelque chose, à dire quelque chose. Ses cheveux viennent se plaquer sur son visage, elle les écarte. Je voudrais poser ma main sur sa nuque, embrasser sa nuque. Je t’aime, dis-je. Je veux prendre sa main mais ne saisis que le vide.
Il arrive ainsi parfois qu’elle surgisse sans crier gare, sans que j’aie pensé à elle, elle me tient un peu compagnie et disparaît comme elle est venue et je me retrouve seul.
Ça fait combien de temps que je marche?
Une demi-heure, une heure? Un scarabée noir traverse le chemin juste devant moi, je m’arrête et l’observe. C’est quelle espèce de scarabée ? Il y a des centaines de milliers d’insectes et j’en connais à peine une douzaine : les coccinelles, les hannetons et les hannetons de la Saint-Jean, les punaises, les cancrelats, les mille-pattes, les sauterelles, les abeilles et les bourdons, les fourmis… que sais-je ! Il y a tant de choses que j’ignore encore.
Couleurs mates de ce début de printemps, qui annoncent déjà les couleurs plus saturées de l’été, brise légère qui n’est pas froide mais pas chaude non plus et qui me donne des frissons sans me faire véritablement grelotter, juste une sensation à fleur de peau. J’ai pris la passerelle et traversé la rivière. De ce côté, le chemin est un peu plus large mais moins fréquenté, à plusieurs endroits la terre est spongieuse, des flaques se sont formées, les fils à haute tension et les nuages viennent s’y refléter. À mesure que je me rapproche de la ville et de ses faubourgs, les bruits deviennent plus forts.
Chemin sans nom sur lequel j’avance ; jardins ouvriers dont certains sont déjà prêts à recevoir les plantations du printemps, alors que d’autres sont encore pris par le sommeil de l’hiver et d’autres encore complètement en jachère, sans doute à l’abandon depuis des années ; derrière : la ligne de chemin de fer et plus loin l’autoroute. Rumeur de la rivière, rumeur des autos, des camions, un sifflement aigu puis une autre rumeur à la sonorité métallique, comme une pulsation, un train qui passe. Comment décrire, fixer tout cela?
Marcher m’a fatigué, je n’ai plus l’habitude et je m’assieds sur un banc en bois peu après la retenue d’eau. Assis au bord de la rivière, je suis submergé par l’intensité des impressions qui m’assaillent. C’est ce même sentiment de limpidité et de porosité qui vous prend quand on sort pour la première fois de la maison après une longue maladie, encore un peu affaibli, dégrisé et avec tous les sens en éveil. Je ferme les yeux, la rumeur devient plus forte, la rivière charrie davantage d’eau, elle devient plus rapide et prend une couleur ocre. Il ne pleut presque plus, et bientôt la pluie s’arrête. Je frissonne, je n’ai qu’un maillot de bain sur moi et une serviette passée autour des épaules. Le froid me fait sentir plus nettement mon corps, tout est très clair et superficiel. Je ressens un bonheur qui ressemble à un malheur.
Je ne peux m’empêcher de penser à Franziska, qui est très certainement chez elle maintenant, en train de faire ses devoirs ou bien un gâteau ou autre chose, une occupation de fille. On fait un bout de chemin ensemble en rentrant du collège.
Au grand croisement, là où nos routes se séparent, on s’arrête souvent longtemps pour discuter. De quoi parlions-nous à l’époque ? J’ai l’impression qu’on ne manquait jamais de sujets de conversation. Puis l’un de nous regarde sa montre et voit qu’il est tard, nos mères nous attendent pour le déjeuner. Éclats de rire, bref au revoir.
Sur le chemin du retour, je continue de penser à Franziska, j’entends encore sa voix, son rire, les choses qu’elle dit et celles qu’elle ne dit pas.
Puis le portail du jardin qui grince, le gravier qui crisse dans la tranquillité de midi. Rumeur de la ventilation, odeurs qui viennent de la cuisine, par la fenêtre ouverte on entend le top horaire à la radio, les informations de midi, la voix de ma mère, le tintement d’une casserole dans l’évier.
Quand il n’y avait pas cours l’après-midi et que je traînais sans rien faire, je pensais souvent à Franziska. Je ne pensais pas à elle, elle était simplement là, elle marchait à côté de moi dans la forêt, m’observait dans tout ce que je faisais, s’asseyait à côté de moi au bord de la rivière et jetait comme moi des cailloux dans l’eau. Elle me chatouille la nuque avec un brin d’herbe, c’est comme une timide manifestation de tendresse. Tu sais qu’on ne peut pas se chatouiller soi-même, dit-elle en passant avec un sourire le brin d’herbe sur son visage.
Étais-je amoureux de Franziska ? En classe il y en avait toujours pour dire qu’un tel était amoureux d’une telle ou qu’une telle était amoureuse d’un tel, que les deux étaient toujours ensemble, mais ça rimait à quoi ? Mes sentiments étaient beaucoup plus grands, plus troublants que ces ridicules amourettes qui s’arrêtaient aussi vite qu’elles avaient commencé. Les sentiments que j’éprouvais pour Franziska me submergeaient ; quand j’étais avec elle, j’avais l’impression d’être au centre du monde, comme s’il n’y avait que nous deux à ce moment-là et rien d’autre, pas de collège, pas de parents, pas de camarades. Mais Franziska ne m’aimait pas.
Je n’ai presque pas quitté la maison de tout l’hiver, en fait je ne sors presque plus depuis des années, depuis que j’ai été licencié, depuis ma séparation d’avec Anita, qui n’était pas vraiment une séparation. J’ai laissé tomber Anita comme j’ai laissé tomber beaucoup de choses au cours de ces dernières années, en même temps peut-être que ma dernière chance de mener une vie normale, la vie qu’on attend de vous. Mais personne n’attend rien de moi, et moi encore moins, et c’est ainsi que j’ai fini par me replier de plus en plus sur moi-même. Certains jours, je ne sors que pour aller à la boîte aux lettres ou dans le jardin prendre un peu l’air. Une ou deux fois par semaine, je vais faire quelques courses dans la petite épicerie du quartier, juste avant l’heure de la fermeture, quand il n’y a plus beaucoup de clients. J’achète les rares choses dont j’ai besoin, et chaque fois ça me fait plaisir de voir que l’épicier me dit bonjour comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Ce que je ne trouve pas dans le magasin, je le commande sur catalogue ou sur Internet, j’aime ce monde bi-dimensionnel des achats en ligne, sans personne, les images stériles des différents produits sur fond blanc, face avant, côté, face arrière, accessoires, données techniques, votre panier. Je vais à la banque quand je n’ai plus de liquide, chez le coiffeur quand mes cheveux partent dans tous les sens. Je ne sais plus quand je suis allé chez le médecin pour la dernière fois, mais ça fait longtemps.
Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Même si tout le monde dit que les archives ça ne sert plus à rien, que c’est complètement anachronique à l’époque des banques de données et des recherches plein texte.
Pourquoi mes chefs avaient-ils alors du mal à me céder ces archives ? La décision de tout mettre à la benne avait été rapidement prise par un quelconque membre de la direction, un de ces types dynamiques qui ne voient les gens comme moi qu’une fois par an, de loin, au moment de la fête de Noël. Mais lorsque j’ai proposé de tout reprendre et de tout installer dans ma cave, y compris les rayonnages mobiles sur rails, la direction s’est montrée méfiante et a mis des semaines à prendre une décision. Mon supérieur hiérarchique direct avançait toutes sortes d’objections, disant que ce serait beaucoup trop cher, que ma maison ne supporterait peut-être pas le poids de tous ces dossiers, se demandant si les pompiers donneraient l’autorisation pour entreposer une telle masse de papier dans une maison individuelle. J’avais suffisamment d’argent et je promis de prendre à ma charge tous les frais du déménagement. Ma cave était grande, le sol était en ciment et pouvait supporter ce poids sans problème. Du côté des pompiers, on ne parut pas vraiment comprendre tous ces scrupules. Si vous saviez ce que les gens entreposent dans leurs caves et leurs greniers, me dit en riant l’homme au bout du fil. Son rire avait comme un sous-entendu désagréable, comme s’il partageait avec moi un secret inconvenant.
Même après avoir désamorcé toutes les objections présentées par mon chef, il fallut encore des semaines avant qu’on se décide à me laisser enfin toute cette masse d’archives. Un contrat compliqué fut établi où il était question de droits d’auteur et de protection des données personnelles et où il était stipulé que je n’avais pas le droit d’utiliser ces archives à des fins commerciales ni de les divulguer en les transmettant à des tiers. Je lus plusieurs fois le contrat, chaque mot, j’ai toujours aimé les contrats, l’écriture minuscule, le papier très fin, la structure des paragraphes et cette langue étrangement alambiquée destinée à prévenir toute éventualité. On dirait parfois que les choses ne commencent à exister que lorsqu’elles sont régies par un contrat, qu’il s’agisse de mariage, de convention de travail, d’achat de maison ou de succession.
La signature des papiers fut pour moi la seule occasion de rencontrer le responsable au sein de l’équipe de direction et je vis bien qu’il me prenait pour un hurluberlu, ce qui me conforta dans mon projet.
Ces gens n’ont jamais compris le véritable but des archives, ils n’ont vu que les coûts que cela entraînait et les ont divisés par le nombre de recherches effectuées pour en conclure que ça n’était pas rentable. Mais qu’est-ce qui est rentable ? Les archives ne renvoient pas au monde, elles sont une copie du monde, un monde en soi. Et à la différence du monde réel, elles ont un ordre, tout y a une place déterminée, et avec un peu d’entraînement on peut facilement tout retrouver très vite. Voilà la véritable finalité des archives. Être là et créer un ordre. L’installation des rayonnages mobiles fut faite par une entreprise spécialisée qui ouvrit des saignées dans le sol en béton pour y poser les rails. La maison était emplie du bruit assourdissant du marteau-piqueur, la poussière montait jusque dans les pièces du haut, fine brume que transperçaient les rayons du soleil, lumière blanche de la rénovation.
Vint enfin le grand jour où un camion s’arrêta devant ma maison, et des déménageurs transportèrent dans ma cave, avec force soupirs et jurons, les caisses remplies de dossiers. Je fus un peu effrayé de voir la masse de matériaux qui m’appartenaient maintenant et dont j’avais la responsabilité. L’excitation de la transformation et du déménagement était si grande que j’eus besoin de quelques jours pour réaliser ce qui s’était passé. Ranger les dossiers fut ensuite comme un lent processus de guérison où il fallut tout remettre en ordre pour que finalement tout fût à sa place.

C’est chaque fois une joie de trouver le bon endroit pour tel ou tel événement. Une catastrophe naturelle, le divorce d’une personnalité en vue, un projet de construction publique, un crash aérien, la situation du moment, il n’y a rien qui ne trouve sa place dans ce système, rien à quoi on ne puisse faire une place. Et une fois que quelque chose est intégré dans la hiérarchie des sujets, ça devient compréhensible et maîtrisable. Alors que quand tout est traité sur le même plan, comme sur Internet, ça n’a plus aucune valeur.
Les dossiers en rapport avec les événements du moment, qui sont complétés tous les jours et prennent du volume, sont posés sur mon bureau ou par terre, tandis que je range les autres dans les étagères de la cave jusqu’à ce qu’un sujet refasse surface et s’enrichisse de nouveaux éléments.
Actualiser les archives est un gros travail qui demande beaucoup de soin. Un article qui n’a pas été mis à sa place peut être considéré comme perdu. Et il y a certainement des centaines de ces textes qui se retrouvent orphelins, parce qu’ils ont été mis dans le mauvais classeur. Je me suis promis de reprendre un jour ou l’autre tous les dossiers afin de chercher ces papiers et les mettre au bon endroit, mais même en été, alors qu’il y a moins de pages dans les journaux et moins de sujets intéressants, le temps ne suffit pas.
La masse de travail est peut-être la raison pour laquelle je quittais de plus en plus rarement la maison au fil des années, et moins je sortais, plus cela me coûtait de l’énergie et des efforts. Après mon licenciement, c’était sans doute la honte qui me retenait de me mêler aux autres. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes perdus dont on voit de loin qu’ils ne sont plus bons à rien, je restais donc chez moi et faisais mon travail pour moi. Le temps passant, je m’habituai à cette vie solitaire, et maintenant c’est entre mes quatre murs que je me sens le mieux, dans la maison où j’ai grandi et que j’ai réintégrée après la mort de ma mère. Quand je suis dehors, je me sens mal à l’aise et emprunté ; chez moi, je suis à l’abri des vicissitudes du monde qui ne cesse de se transformer, qui me dérange dans mes pensées et mes souvenirs, dans ma routine quotidienne.
Je me lève tous les matins à six heures et demie, je prends une douche, je lis les indications enregistrées par ma petite station-météo et les reporte dans un cahier où mon père déjà inscrivait chaque jour la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité. Je me fais du café et travaille dans mon bureau jusqu’à midi. Là, je ne mange la plupart du temps qu’un sandwich en écoutant les nouvelles à la radio. Je m’allonge une demi-heure, retourne dans mon bureau au plus tard à une heure et demie et continue à travailler jusqu’à six heures. Le soir, je me fais des choses simples à manger, des choses que j’ai toujours faites et que ma mère faisait déjà. Après le dîner, j’ouvre une bouteille de vin rouge, je prends un livre sur les étagères et je lis jusqu’à ce que la bouteille soit vide et que je sois assez fatigué pour m’endormir.
Autrefois j’écoutais souvent de la musique, mais elle me rendait sentimental et je n’aimais pas ça. Même les chansons que chantait Fabienne me faisaient parfois monter les larmes aux yeux.
C’est vrai? Franziska éclate de rire. Tu peux rire. Je sais bien que c’est puéril, mais quand tu évoques un amant dans une chanson, j’imagine que c’est moi dont tu te languis. Tu n’es pas le seul, dit-elle en fronçant les sourcils. Mais je ne voulais plus de ça, dis-je, alors j’ai fini par arrêter d’écouter de la musique. Entre-temps j’aime le calme de la maison qui n’est troublé que par le ronronnement du réfrigérateur, un robinet qui goutte, quelques bruits provenant de la rue ou d’ailleurs. J’aime bien cette idée que ma voix traverse ta maison, dit Franziska, elle vient du dehors, c’est le printemps, quelqu’un laisse sa radio allumée, c’est peut-être un voisin, peut-être un ouvrier sur un échafaudage, et je chante une chanson d’amour et tes yeux se mouillent.
Elle rit. J’ai mis la radio. Le top horaire retentit. N’a-t-il pas été supprimé depuis longtemps? Il est douze heures, zéro minute. Viennent ensuite les informations.
Toutes mes journées se déroulent de la même façon, que ce soit en semaine, le week-end ou pendant les vacances. J’oublierais même mon anniversaire, si un tel ou un tel ne m’envoyait pas une petite carte en me disant de donner signe de vie. Mais je ne fais signe à personne, je ne sais pas ce que j’irais dire aux gens. Il ne se passe rien dans ma vie, et échanger des points de vue ne m’a jamais intéressé. Ça intéresse qui de savoir ce que je pense du président des États-Unis, quel est mon avis sur les relations entre la Suisse et l’UE, si je suis pour ou contre le Brexit ou l’arrêt des centrales nucléaires ? Les opinions n’ont rien à voir avec les faits, juste avec les sentiments, et mes sentiments ne regardent personne. Mon travail, c’est de rassembler et d’ordonner. Je laisse à d’autres le soin d’interpréter le monde.
Il est possible qu’à un moment donné je me sois imaginé une autre vie, qu’une autre vie ait été possible pour moi. Je n’ai pas toujours été un ermite, simplement mes tentatives pour mener une vie normale ont échoué, ça arrive, et ce n’est la faute de personne. Entre-temps je préfère vivre avec mes souvenirs plutôt que de faire de nouvelles expériences qui finalement ne conduisent à rien d’autre qu’à des souffrances. »

Extraits
« Mais qui fait encore attention aux textes des chansons ? Si l’on aimait et souffrait autant dans le monde que dans les chansons, il serait différent de ce qu’il est. Ce qui me préoccupe beaucoup plus, c’est une autre question. Toute ma vie, j’ai été convaincu que Franziska ne m’aimait pas, que je n’avais jamais été autre chose pour elle qu’un bon ami, peut-être même son meilleur ami pendant un certain temps et que c’était la raison pour laquelle je n’avais aucune chance de devenir son amant. Maintenant je vois tout d’un coup partout des signaux qu’elle me donnait, des possibilités qu’elle créait, des invitations à aller vers elle, à lui déclarer mon amour, à l’embrasser, à l’aimer. Avais-je été à ce point aveugle pour ne pas m’en être rendu compte à l’époque ou étais-je trop timide, ou bien ne voulais-je secrètement pas être avec elle? » p. 94-95

« J’habitais maintenant dans la maison depuis un moment. J’allais mieux mais je me repliais de plus en plus sur moi-même. Je ne me souciais plus guère de mes rares amis, sortais encore plus rarement que d’habitude, m’occupais, quand j’avais du temps libre, du jardin où j’avais toujours quelque chose à faire sans que pourtant rien ne change. J’avais quarante-cinq ans, mais je m’étais accommodé du fait que la vie n’allait plus rien me proposer de nouveau. Autour de moi je voyais des hommes de mon âge s’entraîner pour le marathon, s’acheter des voitures chics ou se montrer avec de jeunes femmes, et je les trouvais pitoyables pour ne pas dire méprisables. » p. 130

À propos de l’auteur
STAMM_Peter_©Gaby_GersterPeter Stamm © Photo Gaby Gerster

Peter Stamm est né en 1963 en Suisse. Après des études de commerce, il a étudié l’anglais, la psychologie, la psychopathologie et l’informatique comptable. Il a longuement séjourné à Paris, New York et en Scandinavie. Depuis 1990, il est journaliste et écrivain. Il a rédigé une pièce pour la radio, une pièce pour le théâtre et a collaboré à de nombreux ouvrages. Il est, depuis 1997, rédacteur en chef du magazine Entwürfe für Literatur. Il a obtenu en 1998 le Rauriser Literaturpreis pour son premier roman, Agnès. Il vit actuellement à Winterthur. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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Il faut y aller, maintenant

HEIDSIECK_il_faut_y_aller_maintenant  RL_2023

En deux mots
Inès attend le mari d’Aida pour pouvoir partir vers l’île Maurice. Après un coup d’État militaire, la France est à feu et à sang et la sécurité n’est plus assurée. Aussi essaie-t-elle de conjurer sa peur en parcourant une dernière fois les pièces de son appartement tout en déroulant son histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Zone de turbulences

Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d’une vieille dame après un coup d’État militaire en France. Un départ dans l’urgence qui est l’occasion de confidences, d’un regard en arrière et la construction d’une nouvelle solidarité.

Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu’après le coup d’État qui vient d’avoir lieu, elle n’a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s’améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C’est donc dans l’urgence qu’elle a pris la décision d’accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l’Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l’appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l’entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n’y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d’abord cherché leur intérêt de classe avant l’intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C’est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu’Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d’urgence que l’on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d’autant que le chauffeur n’arrive pas. N’oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d’Inès, c’est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !

Il faut y aller maintenant
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
112 p., 15 €
EAN 9782493594136
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris où se prépare un voyage vers l’île Maurice.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me suis perdue dans mes pensées. Et à présent, c’est le départ. Un dernier coup d’œil à cette pièce que je ne reverrai jamais. Le bureau, avec les affaires d’Alexandre, je n’y ai pas touché. Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde. Ces larmes qui montent, pas question. Il faut être ferme et droite, on a encore du chemin à faire.»
Il faut y aller, maintenant se situe après un coup d’État militaire. Inès, une Parisienne de plus de soixante-dix ans, se voit contrainte à l’exil. Dans ce chaos, juste avant le départ fatidique, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. Et s’adresse à Aida, son sauveur inattendu, dans un monologue à deux, poignant et effréné.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Pierre de Gasquet)
Ernest mag (David Medioni)
Blog L’or des livres
Blog d’Emmanuelle Caminade


Emmanuelle Heidsieck présente Il faut y aller, maintenant © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dans le salon
Il nous prend en bas ? Mon Dieu, comment vous remercier ? Il arrive dans combien de temps ? Là, d’un instant à l’autre ? Quelle chance que cela ait pu se goupiller avec votre mari, vraiment comment vous remercier, de toute façon sans vous je ne m’en sortais pas, c’était la catastrophe, je ne sais pas ce qui se serait passé vous savez, probablement… je ne sais pas…
Il vient nous prendre avec sa camionnette de livreur ? Son patron la lui a laissée avant son départ ? Son patron a tout laissé, oui, comme tout le monde. C’est quand même une chance qu’il puisse nous emmener, qu’il ait un véhicule, vous avez vu, plus un taxi, plus rien, les transports en commun c’est devenu compliqué avec ces patrouilles, ces contrôles, et avec des valises on aurait vite fait d’être repérées, même avec un gros sac, même… enfin… Je ne sais pas par quel moyen nous aurions pu, vraiment, il aurait fallu, je ne sais pas. Le Bourget, vous vous rendez compte, c’est à Pétaouchnok, c’était impossible, il n’y a pas à dire, vous me sauvez, littéralement, merci vraiment, je ne sais comment vous remercier.
Je me suis mise dans de beaux draps, dans une de ces situations, oui c’est de ma faute. J’ai voulu croire qu’on me laisserait tranquille à mon âge. Je le reconnais, cette idée de devoir partir, de tout quitter, c’est… ce n’est pas…
Venez deux minutes, asseyons-nous en l’attendant. Vous ne vous êtes jamais assise ici, c’est normal, mais tout de même, comme ça vous vous serez assise une fois dans ce salon. Il arrive dans combien de temps à votre avis ? Si j’avais imaginé que nous partirions ensemble. Et que vous m’emmèneriez chez vous. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? Je sais, je vous ai aidée à acheter votre maison à Drancy il y a vingt ans, Drancy – La Courneuve comme vous dites. Ce n’était rien, franchement. Je vous ai aidée à obtenir des papiers, il faut dire que c’était plus simple à l’époque, vous avez même obtenu la nationalité. Oui, c’est vrai, j’ai aussi appelé mon cousin, administrateur au Crédit Mutuel, vous avez eu votre prêt, une très jolie maison d’ailleurs, ces pavillons des années trente en brique rouge, le toit pointu, très bien choisie, bon, pas de jardin mais une courette pour mettre une table quand même. Non, vraiment, on ne va pas en faire un plat. C’était le minimum que je puisse faire. Et vous, toujours à me remercier, à me dire que je faisais partie de votre famille désormais, je me souviens de votre joie quand vous avez signé la promesse. Il faut dire, c’était un beau parcours ! On peut parler d’intégration. Vos fils qui travaillent bien au collège Eugène-Delacroix de Drancy. L’aîné qui fait un master 2 éco-finance et qui a décroché un poste à responsabilités au Crédit Agricole. Le second embauché à la mairie de Saint-Denis. Vous vous êtes bien débrouillée.
Il a du retard, non ? C’est normal ? D’accord. Et maintenant, vous m’invitez chez vous, vous m’accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n’ose vous dire, c’est un geste, je n’en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi, mais là, disons-le, vous me sauvez la vie. Rien que ça.
Si vous saviez comme je m’en veux. Je n’arrivais pas à me décider. Dans l’ensemble, j’ai mené ma vie sans être trop stupide. Mais là. On peut dire que je me suis complètement fichue dedans. Je m’en mords les doigts. Vous me comprenez ? Oui, vous aussi, vous faites partie des derniers à partir. Tout laisser. Votre maison. Mon appartement. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce sera pillé. On peut avoir toutes les portes blindées de la terre. Vous voyez tout ça, ces meubles, ces tableaux, ces objets de famille, de mes parents, de mes grands-parents… Vingt kilos de bagages, c’est une rigolade. Non, mais vous, vous aviez une bonne raison de rester avec votre sœur à l’hôpital depuis des mois. Tandis que moi, j’ai fait un blocage. C’est grotesque. J’ai honte, je vous jure. Ils sont tous partis avant que ça ne dégénère. Vous vous souvenez quand mes enfants ont décidé de s’installer à Montréal, c’était il y a deux ans déjà. Je disais que je les rejoindrais plus tard. Ce que je pensais. Tu parles. Ils ont fermé leur frontière. C’était un flot continu de Français qui débarquaient. Au bout de deux cent mille, ils ont commencé à paniquer. Et clac, fermé. De toute façon, maintenant, il n’y a même plus de vols vers le Canada. Il semble que plus de deux millions de personnes aient quitté le pays, les personnes visées : des républicains, des musulmans, des juifs, des immigrés, des étrangers et bien d’autres encore…
C’est difficile pour moi d’en parler. Non, je vous en prie, pas de larmes, nous devons tenir le coup, non ? Sinon… C’est vrai qu’au départ, vous étiez la nounou des enfants, Delphine et Guillaume. Vous avez été si affectueuse, avec un faible pour Delphine. Vous l’avez connue si petite. Et vous me disiez toujours qu’il manquait une fille dans votre maison, que les filles c’est mieux.
Et puis ensuite, ce sont tous les proches, la famille, les amis qui, les uns après les autres, sont partis. Sauf ceux qui ont tourné casaque, bien sûr. Ça c’est quelque chose à avaler. Tout le monde me disait « tire-toi », « mais qu’est-ce que tu fabriques ? », « tu es sur les listes, tu sais », « mais qu’est-ce que tu attends ? » Quelle idiote. Il faut le faire. Que de temps perdu. Se retrouver là, prise au piège. Votre mari est en route, n’est-ce pas ? Il va arriver ? Il va arriver dans combien de temps ?
Ce n’est pas simple à mon âge de tout quitter. On sait qu’on ne reviendra pas. C’est parti pour durer ce pouvoir fort, ces militaires, ces fascistes, au moins une vingtaine d’années. Après le chaos qu’on a traversé. Les exactions, les privations. Cela a fini par ressembler à une guerre civile, sans cesse des gens qui faisaient le coup de poing, le besoin d’en découdre. Ce n’est pas une excuse, mais je pense quand même que c’est plus dur pour les personnes de mon âge. C’est pour ça que j’ai eu du mal à me décider.
Ah, je l’oublie toujours, nous avons le même âge. Vous faites tellement plus jeune que moi. Quelle chance vous avez, pas une ride. Vous me disiez que l’on demandait à votre fils de trente-huit ans où était sa sœur. Cela ne m’étonne pas. J’aurais rêvé d’avoir la peau mate comme vous. Ce sont vos origines indiennes. Vous avez l’air d’une gamine. Mais non, vous n’êtes pas trop petite. Je vous ai déjà dit que pour une femme, c’est très bien d’être petite. Il ne faut pas être trop grande. Pour un homme, par contre… Combien déjà ? 1 mètre 54 ? Oui, mais cela vous va très bien, sur quelqu’un de menu comme vous. Vous trouvez que vous avez grossi ? Oui, on a tous grossi ces derniers temps, au moment des confinements, mais vous, vraiment, cela ne se voit pas. Il se fait attendre ou il est dans les temps ? J’espère qu’il sera passé sans encombre. Une camionnette, c’est pas mal pour passer inaperçu. Il y a quelque chose d’inscrit dessus ? Non ? Elle est toute blanche ? Aïe ! Dommage qu’il n’y ait pas marqué « plomberie-électricité » ou « dépannages rapides ». Même eux ont compris qu’on ne pouvait pas supprimer les réparateurs, que cela pouvait leur servir. Et si vous alliez nous chercher un verre ? Non, ne bougez pas. J’y vais. Vous voulez un jus de fruit ? Il y a des moments où mon cœur se met à accélérer à l’idée qu’on reste coincées ici, qu’il y ait un contretemps. Je crois que je vais me prendre un verre de vin.
Cela fait un moment que Paris s’est vidé. Cela a commencé bien avant les événements. Onze mille départs par an depuis 2011 avec une nette accélération depuis l’épidémie. Cela a créé une drôle d’ambiance, fermetures de classes par manque d’enfants, boutiques abandonnées et délabrées, désolation dans certains quartiers. J’avais bien aimé cette citation de Houellebecq dans Sérotonine : « Dès qu’on parle de quitter la France tous les Français trouvent ça formidable c’est un point caractéristique chez eux, même si c’est pour aller au Groenland ils trouvent ça formidable. » Paris s’est vidé, la France s’est vidée depuis plus de dix ans. La plupart des enfants de mes amis, après leurs grandes écoles, sont partis vivre aux quatre coins de la planète. Bien entendu, aujourd’hui, c’est tout autre chose.
Tenez. Il restait un peu de jus d’orange. Je me suis ouvert une bouteille de vin blanc. Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas ? Je ne dis pas qu’on va se soûler, mais c’est tellement angoissant cette attente, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal. On va essayer de tuer le temps. Oh, vous tremblez. Vous vous inquiétez pour votre mari, je comprends. Il va passer, j’en suis certaine, je vous l’ai dit. C’est parfait l’allure d’un réparateur, même d’un livreur, c’est pas mal. Bon évidemment, le soir, un livreur en camionnette c’est un peu plus bizarre que le jour, les livreurs de pizzas, de bò búns ou de burgers, ils sont à scooter ou à vélo. On doit l’avouer, une livraison en voiture la nuit c’est un peu le détail qui cloche. Mais non, je vous assure, ça va aller. Il était livreur de quoi déjà ? Ah oui, de vêtements dans le Sentier, oui, oui, vous m’aviez dit. Depuis son arrivée en France, il y a vingt-huit ans, le même emploi, un CDI, quelle stabilité… Il a eu le chômage partiel pendant le Covid ? Oui, bien sûr, pendant le premier confinement. Attendez, j’ai une idée, je vais aller chercher un peu de vodka pour votre jus d’orange, une goutte, comme un médicament, ça va vous faire du bien. Non ? Vraiment ? Ça va mieux ?
Vous savez, on est entre de très bonnes mains avec ce Monsieur Robert Leblanc. C’est quelqu’un sur qui on peut compter. J’ai une confiance absolue. Nous le prendrons sur le chemin, derrière la Madeleine, rue de l’Arcade, un quartier relativement discret. Les nouveaux dirigeants se sont installés rive gauche, dans les palais de la République, dans les ministères, on pouvait s’en douter. Vous allez voir, il paraît que c’est un type formidable, c’est une connaissance d’Antoine, mon premier mari. Vous savez. Oui, vous n’avez pas très bien connu Antoine, vous l’avez juste croisé. Lui, il a pris un des derniers avions pour Montréal. Il a bien fait. Il a beaucoup insisté pour que je parte avec lui, c’était encore possible. Et il m’a conseillé d’appeler ce Leblanc, si cela tournait mal. C’est un monsieur qui a l’air de se démener pour aider tout le monde à partir. Il s’est improvisé passeur. Quand Antoine l’a connu, il venait de quitter son poste à l’Assédic de Paris, enfin je crois. Il s’occupait des chômeurs. Après, il a vécu un peu à la campagne, un de ses amis avait fait un burn-out, je crois, et il l’a beaucoup aidé. Il y a aussi une histoire d’accident de car, vous savez au moment où ils ont relancé l’usage du car, mais je n’ai pas très bien compris. Quoi qu’il en soit, il s’en est sorti et cela fait deux ans qu’il prend des risques incroyables. Antoine avait toujours de drôles de zozos dans son entourage, ce n’est pas comme Alexandre… Pas le même genre.
Ne me remerciez pas, c’est normal que je paye nos trois billets d’avion, vous m’invitez chez vous. C’est vrai que cela coûte la peau des fesses, mais c’est normal, je vous en prie. Vous savez, il semble que ce soit le dernier avion à décoller pour l’île Maurice. C’est Robert qui s’est occupé de tout, un avion privé, il m’a dit que le pilote est de notre côté et qu’il ne reviendrait pas. On doit être une quinzaine, c’est un petit avion, un Falcon 8X, m’a-t-il dit. Il y aura une escale à Dubaï pour le fuel. Comme il n’y a plus de vols réguliers, il ne faut pas le louper. Je n’ai pas compris si Robert partait avec nous ou pas. Ce serait de la folie pure de rester. Il ne va plus y avoir aucun moyen de quitter le territoire, tout est bouclé, et à force ils vont finir par le pincer… Ils le tueront, c’est sûr. Mon Dieu. S’il refuse, il faudra peut-être que je lui remette les pendules à l’heure. Non, il va certainement le prendre avec nous. Je ne me vois pas laisser sur le carreau une relation d’Antoine. Il en est hors de question.
C’est dommage que vous n’ayez pas mieux connu Antoine, quelqu’un de très bien. Je vous en ai déjà parlé ? Oui, c’est vrai, plein de fois. Vous l’avez même rencontré ? Ah oui, c’est vrai, bien sûr, au mariage de Guillaume. Et d’autres fois ? Oui, j’avais oublié, pour le petit truc à la maison après l’enterrement de ma sœur Marina. Un accident de TGV, vous vous rendez compte ? Elle n’avait que quarante-trois ans. Ah, mon Dieu, jamais je n’aurais pensé, ah ça non jamais. Quel choc, quel chagrin. On remonte la pente, mais ça vous scie en deux. Vous aviez eu la gentillesse de bien vouloir préparer des samossas et des beignets et de m’aider pour le service. Antoine était venu, une drôle d’idée. Il était complètement hagard. À un moment donné, Delphine m’a dit qu’il ne tournait pas rond. Il s’était assis sur une petite chaise dans un coin et il parlait tout seul. Je me suis penchée vers lui avec un verre d’eau et il m’a dit à l’oreille, tout bas, dans un souffle : « Alexandre m’a volé les vivants et les morts. » C’était… J’étais… Je me suis longtemps demandé si j’avais bien fait de le quitter. Je me le demande encore, à vrai dire. Et puis maintenant qu’Alexandre est mort, tout ça…
Pendant longtemps, j’ai fait un rêve, enfin un cauchemar, eh bien, c’est moi qui conduisais le train. Si, si. Je vous jure. C’était de ma faute. À ce moment-là, j’ai changé de parfum, j’ai porté En Avion de Caron. Et puis, cela a fini par passer. De toute façon, l’enquête l’a démontré, c’est le manque d’entretien des voies ferrées, la réduction des dépenses… Antoine était tellement ému.
Pour l’enterrement d’Alexandre, nous avions mis les petits plats dans les grands : traiteur, buffet, nappes, tables, chaises, personnel en gants blancs, petits-fours, canapés de crevettes, feuilletés froids, pains surprises, accras de morue, roulés de saumon… deux cents invités triés sur le volet, il fallait en être. Ils ont tous rappliqué. Tirés à quatre épingles comme si c’était un cocktail de l’Interallié. Vous vous souvenez Aida, vous vous occupiez du vestiaire, quelle journée… je m’en serais passée… j’aurais préféré dans l’intimité, dans la stricte intimité, vous pouvez me croire.
Il faut que je vous dise une chose, je pense que vous pouvez me comprendre : si je ne suis pas arrivée à partir à temps, c’est à cause, j’ai du mal à le dire, enfin, c’était l’idée d’abandonner mes morts et de ne jamais les revoir. Non pas que j’aille les voir régulièrement, pas du tout, mais je sais qu’ils sont là. J’ai l’impression d’être accrochée au sol. Soudée. Partir, c’est un arrachement. Vous, vous repartez chez vous ce soir. C’est dur, mais vous allez retrouver vos marques. Dire que je disais toujours que je ne voulais pas être enterrée avec Alexandre au Père-Lachaise mais avec mes parents au cimetière de Passy. Dire que cela m’a empêchée de dormir pendant des mois quand Alexandre a acheté cette concession au Père-Lachaise, et voilà. Ni l’un ni l’autre. Je vais être enterrée à l’île Maurice. C’est fou ce qu’on peut se tourmenter, on se fait un monde, et pfuitt un cimetière de l’île Maurice. Bon, dites-moi, il est comment ce cimetière ? C’est joli ? Vous brûlez les corps ? Oh là là, je n’aime pas trop ça. Nous irons, vous me montrerez. Je pourrai être enterrée avec votre famille ? Cela ne vous dérange pas ? Nous en reparlerons, excusez-moi, je suis en train de devenir macabre. Mais, c’est tellement violent d’abandonner mes parents, ma sœur Marina, mes tantes, mes oncles, mes cousins. J’ai du mal à laisser Alexandre derrière moi. Sous ces arbres, dans cette allée en pente, il va rester sans personne. »

À propos de l’auteur
HEIDSIECK_Emmanuelle_DREmmanuelle Heidsieck © Photo DR

Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle a notamment publié Trop beau et À l’aide ou le rapport W (2020), Il risque de pleuvoir (Le Seuil, Fiction & Cie, 2008) et Notre aimable clientèle (Denoël, 2005). Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à France Culture, ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

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Un chien à ma table

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  RL_ete_2022 coup_de_coeur

Prix Femina 2022
Finaliste du Prix Renaudot 2022
Finaliste du Prix Médicis
En lice pour le Prix Jean Giono 2022

En deux mots
À la tombée du jour, un chien errant se présente aux Bois-Bannis, dans la montagne vosgienne, où vivent Sophie et Grieg, un couple d’artistes qui a choisi de se mettre en marge du monde et de profiter de la nature environnante. Ils vont adopter l’animal baptisé «Yes». Mais cette relation n’est pas sans danger.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
«Yes I said yes I will Yes»

Couronnée par le Prix Femina 2022, Claudie Hunzinger a réussi avec ce roman, qui raconte la rencontre d’un chien errant avec un couple âgé vivant en marge du monde, un cri d’alarme écolo-féministe, mais aussi une belle déclaration d’amour.

La nuit n’était pas encore tombée aux Bois-Bannis, le refuge de Sophie et Grieg, lorsqu’une ombre a pris l’apparence d’un chien errant, ou plus exactement d’une chienne. Sans doute affamée, elle n’a pas tarder à s’approcher. «La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien.» Après avoir rapidement mangé et bu, la voilà pourtant qui prend la fuite. Elle n’a même pas le temps de répondre au nom que Sophie lui a trouvée, «Yes». Yes comme dans l’envolée de James Joyce, «Yes I said yes I will Yes».
Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser à l’animal, dont on découvrira qu’il a été maltraité, le temps d’accepter l’hospitalité que lui offre Sophie.
Le récit va alors prendre la forme d’une enquête – qu’est-il arrivé à la chienne, d’où vient-elle, que fuit-elle? – et d’une quête, celle qui lie l’homme – ici plus exactement la femme – à l’animal. Yes est adoptée, partage le quotidien de Sophie et Grieg et les accompagne dans leurs excursions au cœur d’une nature menacée.
Ce dernier formant sans doute le cœur du livre. La menace plane en effet sur ces pages, celle d’un environnement qui n’est plus préservé, celle aussi qui accompagne la vieillesse avec laquelle le couple doit composer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la venue de Yes est d’abord l’occasion pour Sophie de retrouver une vitalité assoupie, d’interroger sa vie de couple, de repartir explorer son environnement. Conjuguant «l’énergie pure» de Yes et son corps «vieil arbre qui avait perdu le sens de l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un reste d’énergie», elle retrouve le goût de ,se tailler vite fait». Quand Grieg se réfugie dans les livres, Sophie préfère «lire le dehors» et comprendre ainsi «qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce, une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde. Qu’on est plus vaste que ça.»
Claudie Hunzinger trouve alors une langue d’une grande poésie pour accompagner ses escapades. Elle convoque tous les sens pour dire les bruits et les odeurs, les couleurs et les saveurs dans un foisonnement charmant. En courts chapitres, elle tente de conjurer un double compte à rebours funeste, celui qui a été déclenché par le réchauffement climatique – et peut-être bien avant – et celui qui rapproche les humains de leur fin. «Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper? Personne ne pouvait y échapper.»
Alors il reste le bonheur d’être au monde.

Un chien à ma table
Claudie Hunzinger
Éditions Grasset
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782246831624
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement au Bambois, lieu-dit situé à 750 m d’altitude, adossé au Brézouard, il domine la vallée de Lapoutroie dans les Vosges.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, une jeune chienne, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple: Sophie, romancière, qui aime la nature et les marches en forêt et son compagnon Grieg, déjà sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
D’où vient cette bête blessée? Qu’a-t-elle vécu? Est-on à sa poursuite?
Son irruption va transformer la vieillesse du monde, celle d’un couple, celle d’une femme, en ode à la vie, nous montrant qu’un autre chemin est possible.
Un chien à ma table relie le féminin révolté et la nature saccagée: si notre époque inquiétante semble menacer notre avenir et celui des livres, les poètes des temps de détresse sauvent ce qu’il nous reste d’humanité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
France Culture (Podcast – Par les temps qui courent)
Le Grand continent (Jordi Brahamcha-Marin)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Blog Sur mes brizées
Blog Cathalu

Les premières pages du livre
« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.

J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.

— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière. »

À propos de l’auteur
HUNZINGER_Claudie_DRClaudie Hunzinger © Photo DR

Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, de Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016), Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019 et Un chien à ma table, Prix Femina 2022.

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L’Épouse

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En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un jardin à Gaza

Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.

Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…

L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.

Quand?
L’action se déroule en 1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard


Anne-Sophie Subilia présente son roman L’Épouse © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »

Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »

À propos de l’auteur
SUBILIA_Anne-Sophie_©Romain_GuelatAnne-Sophie Subilia © Photo Romain Guélat

Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).

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Rompre les digues

PIROTTE-rompre_les-digues  RL_hiver_2021

En deux mots
Renaud, quinquagénaire aussi riche que dépressif, promène sa mélancolie le long de la côte belge, accompagnée de son ami d’enfance et de quelques femmes qui l’empêchent de sombrer. Jusqu’au jour où il engage Teodora, une émigrée salvadorienne, dont les mystères vont le fasciner.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague»

C’est du côté d’Ostende qu’Emmanuelle Pirotte nous entraine avec son nouveau roman, superbe de mélancolie de d’humanité. Avec à la clef la rencontre d’un quinquagénaire dépressif avec une émigrée salvadorienne.

Pour son cinquième roman, Emmanuelle Pirotte a choisi de mettre en scène une famille de haute-bourgeoisie belge, ou ce qu’il en reste. Renaud en est le symbole à la fois le plus fort et le plus faible. Le plus fort parce qu’il rassemble tous les traits caractéristiques de sa lignée et le plus faible parce qu’après une tentative de suicide avortée dans sa jeunesse, ce quinquagénaire promène son mal de vivre en étendard.
Autour de lui, le personnel de maison vaque à ses occupations, à commencer par Staline. C’est ainsi qu’il avait surnommé Angèle, à son service depuis plus de quarante ans, et qu’il avait conservé malgré toutes les brimades qu’elle lui avait fait subir jeune, Jacqueline la cuisinière et son mari Henri, l’homme à tout faire. Mais c’est Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995, qui va jouer un rôle majeur dans cette histoire. Pour l’heure, elle s’occupe de trois enfants d’une famille belge installée à Marbella. Mais nous y reviendrons. Le premier cercle, autour de Renaud, se compose de François, le fils de la cuisinière, qui est l’ami de Renaud depuis ses six ans et qui partage avec lui son spleen, lui qui s’est jamais remis de la perte de son épouse, suite à un cancer. Licencié, il a vivoté grâce à des petits boulots avant de se retrouver au chômage et n’a plus vraiment envie de retrouver du travail. Clarisse, en revanche, est plus lumineuse. C’est auprès de cette tante, installée en Angleterre, qu’il trouve refuge depuis qu’il est adolescent.
Complétons enfin le tableau avec Sonia, la prostituée moldave qu’il «loue» régulièrement, Brigitte qui milite dans l’humanitaire et Tarik, le dealer dont il vient de faire la connaissance et lui procure de la coke et du crack.
Alors que Renaud est en Angleterre, il apprend le décès d’Angèle et regagne la Belgique. C’est à peu près au même moment que la famille qui emploie Teodora décide de rentrer dans son plat pays. Quelques jours plus tard, à l’instigation de François, Renaud décide de prendre Teodora à son service. La Salvadorienne, dont on découvre petit à petit le trouble passé, et le bourgeois dépressif vont alors entrer dans une curieuse danse qui va les transformer tous deux.
Emmanuelle Pirotte réussit un roman d’une grande richesse, qui colle parfaitement à cette ambiance si bien rendue par Brel
Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
En suivant Renaud et sa mélancolie, ses pensées morbides, la romancière parvient tout à la fois à nous le rendre attachant, malgré ses côtés insupportables. Il en va du reste de même de ses autres personnages, avec leur failles et leur humanité, lovés dans une écriture dont chacun des mots résonne, tout à tour sarcastique ou drôle, poétique ou crue. Une écriture aussi dense qu’addictive, une petite musique qui nous suit longtemps…

Rompre les digues
Emmanuelle Pirotte
Éditions Philippe Rey
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782848768663
Paru le 4/03/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, principalement du côté d’Ostende, mais aussi à Bruxelles, Bruges, Gand. L’Angleterre et notamment St Margaret-at-Cliffe près de Douvres, l’île de Man et de Jersey, Canterbury et Birmingham sont également mentionnés ainsi que les lieux de villégiature comme Courchevel, Saint-Tropez, le lac de Côme, Marbella. On y évoque aussi San Salvador et la région napolitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur les rives de la mer du Nord, Renaud coule des jours malheureux dans sa maison de maître, malgré l’attention de ses amis, presque aussi perdus que lui: François, vieux chômeur lunaire, et Brigitte, investie auprès des migrants. Ni les rencontres régulières et souvent dangereuses avec Tarik, son dealer, ni les voyages sporadiques en Angleterre chez l’excentrique tante Clarisse ne viennent guérir son dégoût de l’existence. À la mort de sa vieille gouvernante, Renaud recrute Teodora, jeune Salvadorienne taciturne, sans connaître son violent passé… Dans la grande demeure remplie d’œuvres d’art et de courants d’air, entre ces deux écorchés s’installe alors un étrange climat de méfiance et d’attraction.
Avec un humour mêlé de tendresse, Emmanuelle Pirotte brosse un portrait vitriolé de notre Occident épuisé. Mais elle esquisse également la possibilité d’une rédemption. D’Ostende à Douvres, en passant par l’Espagne et l’Amérique latine, nous marchons dans les pas de personnages intenses et fragiles qui se heurtent à leurs démons, à la violence et à la beauté du monde. Renaud et Teodora sortiront ils de leur profonde nuit pour atteindre l’aube d’une vie nouvelle ?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Thierry Detienne)

Les premières pages du livre
« Les premiers accords martèlent l’intérieur de sa tête. Renaud est à peine réveillé que cette satanée musique vient aussitôt lui vriller les tempes, à moins qu’elle n’eût été déjà là avant son réveil, ta tam, da ba da ba da ba da, ta ta ta ta ta ta, tam tam, à vous rendre fou, d’éblouissement, d’agacement, c’est syncopé et fluide, raide et souple, ça exprime tout et ça n’exprime rien, ça vous dit combien vous êtes un crétin et, nonobstant ce fait, quelle fine intelligence, quelle profonde sensibilité est la vôtre, à vous, vous l’Élu qui avez le privilège de connaître cette musique, de l’aimer, de la jouer, même mal, mais qu’importe. Ça vous piège, vous inonde du sentiment que peut-être vous n’êtes pas irrévocablement perdu. Dieu ne vous aurait pas abandonné, ta ta tam ? Même si vous pensez avec Cioran que Dieu doit tout à Bach, et non l’inverse, cette musique qui ébranle votre âme et votre carcasse tout entière vous rend perplexe, creuse fugitivement le sillon du doute.
Tam tam, da ba da ba da ta ta, ta ta, ça vous poursuit, mais non, c’est vous qui vous tuez à courir après ce flux d’accords qui semble ne jamais devoir s’arrêter, vous laissant toujours orphelin et cependant tout plein de lui. C’est implacable presque martial mais cela déborde de désinvolture arrogante, c’est désincarné, et ça met vos sens en pagaille. Et puis il y a aussi quand même, si, si, si, il faut être honnête, il y a sans conteste ce truc très boche, très carré, une forme de parfait ordonnancement germanique, eine perfekte Bestellung, rien qui dépasse, les notes à leur juste place, se dévidant au pas de l’oie.
Il a eu le malheur de dire ça récemment à un dîner de cons, et tout le monde a bien ri. Il a aussitôt protesté de son absolue sincérité ; ça a jeté un grand froid. Une des bonnes femmes est d’origine allemande, lui a bavé son voisin de table au creux de l’oreille, et Renaud a répondu que c’était précisément la raison de sa remarque, puis il s’est levé solennellement, s’est excusé auprès de la Teutonne, a porté un toast au génie allemand, à Bach et à ce cher Nietzsche. Cela n’a pas vraiment détendu l’atmosphère et on lui a fait comprendre qu’il valait mieux regagner son chez-lui. Il avait refusé un taxi, était reparti à pied par les rues détrempées, transi et titubant, se maudissant d’avoir accepté l’invitation de ces parvenus qui avaient fait fortune dans le nettoyage industriel.
Il entend des pas dans l’escalier. C’est Staline qui arrive avec son plateau d’argent où trône la cafetière fumante en vieux Sèvres, ainsi que la tasse et la soucoupe assorties. Staline et son groin hypocrite, son tablier blanc immaculé, son haleine de fleurs pourries et ses gestes d’une servilité congénitale. Il avait donné ce surnom à la domestique quand il avait sept ans, juste après qu’elle l’avait enfermé pendant trois heures seul dans la cave, plongé dans une obscurité totale. C’était la punition qu’elle infligeait à Renaud pour avoir laissé entrer un chaton abandonné dans la cuisine. Malgré la peine et l’amertume, frémissant d’effroi dans le sous-sol glacial, son cœur blessé d’enfant instruit avait quand même préféré Staline à Hitler. Il aurait pu choisir Franco, car Angèle et le tyran étaient de la même race de bouffeurs de paëlla, de joueurs de castagnettes et de sacrificateurs de taureaux. Mais Franco ne lui semblait pas assez cruel pour soutenir la comparaison avec la bonne.
Hiiiiiiiii ! Combien de fois lui a-t-il demandé de graisser les gonds de la porte de sa chambre ? Voici que pénètre dans la pièce le plateau étincelant, surmonté par la formidable paire de seins inutiles. La gouvernante était entrée au service de la famille à vingt ans. Elle n’avait pas eu d’enfants, et guère plus d’amants ; sa bigoterie ne le lui aurait pas permis. Et il était peu probable que le désir se soit jamais frayé un chemin dans cet être qui n’avait d’humain que le nom. Ces appendices féminins monstrueux faisaient dès lors figure d’imposteurs. Avant l’épisode du chat, Renaud avait voulu croire à leur sincérité ; quand Angèle le débarbouillait après le goûter, qu’elle approchait de son torse sa petite tête pour lui enfiler son bonnet, Renaud avait espéré que ce contact moelleux disait d’Angèle quelque chose qu’elle ne montrait pas, mais qui était certainement caché derrière ce vaste poitrail. Une bonté, une douceur qui ne demandaient qu’à s’exprimer, et dont les deux monticules tremblants étaient des témoins silencieux et fiables.
Angèle pose le plateau sur le bureau, verse le café dans la tasse qu’elle vient placer avec onction sur la table de nuit. Elle évite le regard de Renaud, autant que lui le sien, puis va ouvrir les tentures d’un mouvement brusque qui fait crisser les anneaux de cuivre contre la tringle, et ce bruit chasse définitivement le capriccio de Bach de l’esprit de Renaud. Cela lui procure une espèce de soulagement, car lorsqu’il s’éveille avec un air dans la tête, il y a de fortes chances que celui-ci l’accompagne toute la journée et finisse par s’imposer comme une torture. La domestique sort, redescend l’escalier. Renaud dispose des oreillers derrière son dos, boit une gorgée de café et allume une cigarette. Dehors, la rue est silencieuse. Les vacances de Noël terminées, les touristes rendent la ville à sa mélancolie et à cette sorte de torpeur qui la tient en hiver, la berce de brume et de pluie fine, la saoule de rafales gorgées d’embruns.
Faut-il vraiment se lever, encore une fois, encore cette fois ? Se lever et se laver, ou peut-être pas ? Choisir des habits, sortir de la chambre et se rendre dans les autres pièces, affronter la lumière, les odeurs, et Staline, et Jacqueline la cuisinière et Henri, son mari, l’homme à tout faire ? Si seulement… Si seulement Henri avait ce pouvoir : tout faire. Faire disparaître la nausée chaque matin et chaque soir, la lassitude et la tristesse qui s’accrochent à vous comme ces voix inconnues au téléphone, qui tentent de vous vendre une caisse de vin ou une consultation chez une voyante, ces voix souvent féminines à l’accent étranger, teintées de désespoir, de bêtise, de résignation, qui vous appellent depuis le bout du monde et que vous rembarrez comme vous ne chasseriez pas un chien errant. Elles vous tiennent au corps, ces voix, une fois qu’elles ont résonné à vos oreilles, et vous hantent comme l’envie d’en finir. S’il te plaît, Henri, fais disparaître le souvenir de ces voix, le mal de vivre, le bruit des anneaux sur la tringle, la figure ignoble de Staline.
« Mais pourquoi la gardez-vous ? » avait osé demander le brave homme, ainsi qu’une kyrielle de gens depuis des années. Renaud ne prenait pas la peine de leur répondre. Il n’avait pas le courage d’exposer des mobiles qu’il avait déjà tant de mal à s’avouer à lui-même.
La vérité était aussi sale et vilaine qu’Angèle, que Renaud, que ce monstre à deux têtes qu’ils formaient depuis plus de quarante ans. Renaud gardait Angèle comme on conserve une vieille blessure en l’empêchant de cicatriser, comme l’enfant qui arrache la croûte de son genou chaque fois qu’elle vient de se former, prend plaisir à observer le sang couler de nouveau, à sentir la douleur irradier. Renaud se plaignait de son fardeau auprès de Henri et de Jacqueline, de François son ami d’enfance, de Sonia sa pute attitrée. Et cela lui faisait du bien d’obtenir leur compassion, avant de s’en retourner vers sa vieille croûte.
Privé d’Angèle, Renaud perdrait une part essentielle de lui-même, la plus moche assurément, la plus méchante, la plus fragile et la plus indigne. Mais pour être parfaitement méprisable, cette part ne lui appartenait pas moins de plein droit, et il n’était pas question qu’il s’en débarrasse. Angèle d’ailleurs ne le permettrait pas. Ils étaient tous deux acteurs de cette association de névrosés furieux. Angèle excellait dans l’art de manipuler Renaud. Elle était une blessure redoutable, qui saignait quand il fallait, cicatrisait juste assez longtemps pour qu’un répit soit accordé, une trêve qui leur permettait de reprendre des forces, afin de continuer la lutte.
Depuis quelques années, sa haine pour Angèle était devenue sa plus puissante raison de rester en vie. Il avait bien du mal à se souvenir d’un temps où il n’en était pas ainsi. Renaud avait pourtant remisé l’Espagnole dans une lointaine soupente de son esprit durant ses études en Grande-Bretagne. De l’âge de treize ans à la fin de son cursus universitaire, il n’avait entrevu Angèle que quelques jours par an et n’y pensait guère. Elle n’accompagnait pas la famille à Courchevel l’hiver, à Saint-Tropez l’été ou au lac de Côme. Sa place était en Belgique, à Bruxelles où vivaient les parents de Renaud. Elle était tolérée dans la laide villa du Zoute qu’ils occupaient le week-end quand ils n’avaient rien de mieux à faire. Ainsi en avait décidé la mère de Renaud. Ils étaient servis dans leurs autres propriétés par des domestiques à demeure, des gens du cru ; c’était tellement plus authentique.
À l’âge de cinquante-deux ans, la mère de Renaud avait eu une embolie cérébrale alors qu’elle achetait un sac en python bleu canard dans une boutique du Zoute. La vendeuse emballait l’objet, quand sa cliente s’effondra bien raide sur le comptoir, yeux démesurément ouverts et fixes, « comme si on l’avait débranchée », selon les termes de la commerçante. La mère vécut encore deux ans, privée de la parole et de l’usage de ses jambes, de celui de ses sphincters et sans doute aussi d’une part non négligeable de sa raison. Les médecins n’étaient pas formels sur ce dernier point cependant. Mais son sempiternel sourire égaré et la manière dont elle tenait serré contre elle, jour et nuit, le sac en python, comme Gollum son « précieux », ne laissaient guère de doute sur sa santé mentale. Elle se mettait souvent à chantonner en regardant dans le vide, et cela ne venait pas atténuer le sentiment que cette femme était définitivement hors du coup.
Elle attendait la mort – il serait plus juste de dire qu’on attendait la mort pour elle – au home des Petites Abeilles, une maison d’accueil de la banlieue de Bruxelles, où végétaient une tripotée de malades mentaux et de vieux fous impotents. Renaud se félicitait de vivre en Angleterre, afin d’avoir le moins possible l’occasion de contempler le spectacle de sa mère démente. Elle ne semblait pas le reconnaître, son comportement n’était pas le moins du monde altéré par la présence de Renaud, pas plus que par celle de son époux, d’Angèle ou de quiconque. Il y avait bien un infirmier qui, chaque fois qu’il s’adressait à elle ou la manipulait, obtenait un regard un peu moins vacant, un sourire plus sensé. Renaud l’avait même vue une fois poser sa main décharnée sur le bras de l’auxiliaire de soin. Il avait chassé d’un ricanement la pathétique image de son esprit. Mais elle était souvent revenue le hanter dans un rêve qu’il se méprisait de faire : c’était sur son bras à lui que sa mère posait sa main prématurément vieillie, c’était à lui qu’elle adressait son sourire niais. C’était lui-même qui lui répondait aussi niaisement, le regard embué.
On l’avait enterrée un jour d’avril venteux, avec son sac.
Ce départ ne laissa aucun vide dans la vie de Renaud. Il lui semblait que sa mère l’avait désertée depuis toujours ; elle avait pondu un fils, avant de l’abandonner aux soins de quelques nounous quand il était bébé, puis d’Angèle, pour se consacrer à ses voyages, ses amies de l’atelier de développement personnel, son yoga, ses vernissages et ses séances de shopping. C’était une femme idiote et creuse, et la simple réalité de son passage sur terre questionnait douloureusement le sens de la vie humaine.
Le père était une figure encore plus consternante et fantomatique ; ses rares moments de présence généraient une atmosphère de tension insoutenable. L’homme ne vivait que par l’intermédiaire du téléphone, du fax qui turbinait à plein régime dans un grésillement poussif, de divers journaux qui l’informaient des fluctuations de la bourse, et dont il tournait les pages avec une sorte d’agacement méditatif. Rien ni personne n’avait le pouvoir de susciter son intérêt autant que ces trois choses. L’avènement de la téléphonie mobile sonna le glas du dernier vestige de savoir-vivre dont il teintait encore parfois ses rapports avec ses semblables. Il fut un des premiers adorateurs de la petite boîte magique, et il comprit bien avant nombre de ses contemporains l’étendue des avantages liés au caractère portable de l’objet, qui ne le quittait sous aucun prétexte. Le père de Renaud était un avant-gardiste de la connexion, une saisissante préfiguration de l’homme du XXIe siècle.
Lorsque enfin il échappait à l’emprise de sa panoplie du parfait homme d’affaires, c’était tout auréolé de gravité stupide. Il donnait l’impression qu’il venait d’empêcher une explosion atomique ou de trouver un vaccin contre le cancer. Il se frottait les yeux et posait son regard loin, prenait des mines compassées et soupirait, afin que l’on se pénètre de l’importance de sa mission, de son labeur acharné destiné à offrir cette vie de luxe et d’oisiveté à ceux dont il avait la charge. En réalité, il avait hérité d’une grosse fortune qui prospérait grâce à une équipe de financiers et d’avocats redoutables. On ne lui demandait pas grand-chose, seulement une signature de temps à autre. Il était quasi inutile au bon fonctionnement de ses affaires, comme son père avant lui, comme Renaud s’il lui survivait.
Dans le hall, Staline s’escrimait à dépoussiérer le lustre en cristal de Venise. Perchée sur la dernière marche d’un escabeau, elle retenait son souffle en faisant délicatement glisser son plumeau sur les tubulures nacrées et les corolles charnues couleur de corail. Les pampilles tintèrent faiblement sous la caresse. L’image du corps de Sonia s’imposa. Depuis combien de temps Renaud ne lui avait-il pas rendu visite ? Il alla se réfugier dans la cuisine où Jacqueline l’accueillit par un large sourire. Ça sentait bon le cumin et les pruneaux. Renaud souleva le couvercle de la marmite sur la cuisinière : c’était un tajine d’agneau, selon la recette que Jacqueline tenait de sa belle-fille originaire du Maroc. Une fort brave fille, cette Leila, qui venait prendre soin de la maison un mois par an, quand Staline s’en retournait dans sa fournaise andalouse. Était-ce bien l’Andalousie qui avait vu naître le cerbère ? Ou bien la région de Valence ?
Par la fenêtre, Renaud observe Henri qui ratisse les feuilles et ramasse les branches tombées lors de la dernière tempête. Il les jette dans un grand brasier au milieu du jardin. Renaud enfile un vieux Barbour qui pend à la patère de l’office, chausse des bottes et sort pour le rejoindre. L’air tout chargé de gouttelettes en suspension sent le bois brûlé, l’humus, les effluves des innombrables sapins qui décorent la ville. Henri lui adresse un petit salut de la tête. Ils contemplent les flammes en silence. Puis Henri ramasse les outils de jardinage, pose une main chaude sur l’épaule de Renaud, marmonne quelque chose et rentre. Jacqueline va endosser son manteau d’un autre âge, glisser son bras sous celui de son mari et ils rentreront chez eux tranquillement. Elle s’inquiétera de ne pas avoir vu Renaud manger, espérera qu’il fera honneur à son plat à un autre moment de la journée ou de la nuit. Le vieux la rassurera en lui disant que Renaud ne se laissera pas mourir de faim. Mais ils croiseront tous deux les doigts au fond de leurs poches en faisant un vœu, car ils ne peuvent ni l’un ni l’autre affirmer que cela n’arrivera pas.
Renaud a passé l’âge du suicide en bonne et due forme. La pendaison, la noyade, le saut d’un pont ou sous un train ne sont plus pour lui. Il avait tenté de s’empoisonner avec les barbituriques de sa mère à l’âge de dix-huit ans, avait pris soin de s’enrouler la tête dans un sac en plastique, s’était endormi dans la maison vide. Mais sa mère était rentrée plus tôt que prévu et l’avait sauvé. L’imbécile. Quitter la vie de son plein gré de manière aussi radicale avant d’avoir vingt ans est un acte sublimement romanesque. Après, cela devient pathétique. À quarante-huit ans, on peut juste envisager de s’en aller lentement à petites doses d’alcool, de tabac, de cocaïne et d’amphétamines, de nuits sans sommeil. Comme ça, l’air de rien, l’air de succomber un peu malgré soi, de subir. Sans panache. Voilà ce qui lui reste. On ne peut pas l’accuser de chômer pour arriver à ses fins. Mais même maltraitée, sa santé reste excellente. Son corps résiste.
Il quitte Henri et va remplir un grand verre de whisky qu’il descend en deux coups, se sert une petite assiette de tajine qu’il mange debout en errant d’une pièce à l’autre. Il n’est pas capable d’avaler plus de cinq bouchées. Les activités d’Angèle ont cessé, ou bien la bonne est anormalement silencieuse… Non, elle est sortie, sans doute pour remplacer le grand bouquet de fleurs qui orne la console du hall. Elle a la vilaine manie de choisir des glaïeuls ces temps derniers, bien que Renaud les déteste. Après avoir fumé deux cigarettes, il se rend dans le cabinet de curiosités.
C’est la seule pièce de la maison interdite à Staline. Renaud époussette lui-même le cabinet à secrets hollandais, la carapace de tortue, les coquillages et les malles anciennes, la vaisselle d’argent, les camées antiques et les pierres précieuses, les vanités, les os de monstres de la préhistoire, les bocaux où surnagent des sirènes, créatures hideuses nées de cerveaux grillés sous les tropiques, fabriquées à partir d’une tête et d’un torse de singe cousus à une queue de serpent ou de poisson, toutes ces choses qu’il a accumulées au fil des années en écumant les antiquaires. Il n’ouvre pas les volets intérieurs, allume les deux cierges pascals aux coins de la pièce, et s’approche du catafalque de verre où dort la pièce qu’il considère comme la plus précieuse de sa collection.
Dans la faible clarté frémissante, la chevelure semble onduler comme une eau sombre sur le velours grenat. Il soulève le couvercle transparent et plonge la main dans les mèches d’un noir de jais, qui n’ont rien perdu de leur douceur. Renaud avait acheté l’objet à une vente publique quatre ans plus tôt. Il faisait partie de l’inventaire d’un château du Brabant flamand depuis le XVIIe siècle. On ne connaissait rien de son origine, ni pourquoi il s’était retrouvé là. La chevelure est son secret, son trésor, son « précieux » à lui, ce qu’il aimerait emporter dans la tombe, ou plutôt dans le four. Il repense à sa mère et à son sac en python qui l’accompagne dans le grand voyage d’outre-tombe, tel le cheval de Childéric. Chacun ses lubies ou ses croyances, deux choses qui n’en forment souvent qu’une.
Cette relique macabre le reliait paradoxalement à la vie. La chevelure était un mystère merveilleux et impénétrable qui l’apaisait, lui donnait le sentiment d’être en communion avec le monde, avec ses semblables, envers et contre tout, le dégoût, la fatigue, Staline, le fantôme de sa mère, les smileys et les likes, les touristes chinois, l’extinction des panthères et la fonte des glaces.

Ce matin, 5 janvier, Teodora s’éveille en sursaut à 5 heures 22 minutes. Ce sont les hurlements de Louis qui l’arrachent brusquement au sommeil. Louis, le fils de la famille belge pour laquelle elle travaille depuis maintenant huit mois. Malgré les demandes répétées, les menaces de le priver de dessert ou de tablette – inutiles puisqu’elles ne peuvent pas être mises à exécution –, l’enfant de quatre ans refuse de se lever et de rejoindre Teodora dans sa chambre sans faire de bruit. Louis ressent un plaisir manifeste à observer les traits tirés de la jeune femme, les larmes de fatigue qui inondent ses yeux, alors qu’elle pose le biberon de lait sur la grande table basse en palissandre devant la télévision.
Mme Vervoort l’avait engagée en mai de l’année précédente pour s’occuper de ses trois enfants, Louis, le démon hurleur beau comme un dieu, Émeline, une pimbêche taiseuse de sept ans et Astrid, douze ans, laide, malheureuse et atteinte d’une sorte d’affection appelée « haut potentiel », qui impliquait, selon les termes de Madame, une intelligence supérieure, une sensibilité merveilleuse et un caractère de cochon.
Teodora n’était en Espagne que depuis trois mois et travaillait comme aide à domicile chez des personnes âgées lorsque la voisine de l’une d’entre elles lui avait parlé de Belges qui vivaient à Marbella, et cherchaient une bonne d’enfants. Bien qu’elle préférât torcher les vieux que les gosses, Teodora avait téléphoné pour prendre rendez-vous, camouflé sa cicatrice sur la pommette avec du fond de teint, enfilé sa robe bleu marine à col blanc, parfaitement démodée, qui lui donnait un air sage et atténuait la dureté de ses traits taillés à la serpe. Elle avait pris le bus jusque Marbella, puis marché vers l’ouest et le quartier de Nueva Andaloucía, en psalmodiant le nom belge aux sonorités étranges, tout plein de consonnes, avec ce o double qu’il fallait sans doute allonger mais pas trop. Vervoort. Ou bien fallait-il prononcer Vervourt ? Le nom lui donnait envie de rire. Peu de chose donnait envie de rire à Teodora Paz.
Madame l’avait reçue dans l’immense salon « avec vue sur la vallée du golf », comme elle le déclara d’un air las, « et la montagne » dont elle chercha en vain le nom en agitant la main avec agacement. Elle l’avait fait asseoir dans un canapé si profond qu’elle eut l’impression qu’il allait l’engloutir. Les yeux clairs et froids de Madame, artistement maquillés pour paraître dépourvus d’artifices, avaient glissé sur Teodora comme si elle était un meuble ou un vêtement, puis leur propriétaire avait déplacé son corps maigre vers ce qui devait être une cuisine, et l’y avait laissé pendant un temps qui parut à Teodora anormalement long. La femme allait-elle revenir avec quelque chose à boire ? La vue de carte postale, figée dans le bleu et le vert cru, avec ses toits de tuiles agressivement neuves, ses jardins parfaitement entretenus, où personne ne se promenait, où aucun enfant ne jouait, ses piscines vides qui semblaient n’exister que pour être prises en photo, inspirait à Teodora une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas. Sans doute aurait-elle dû se réjouir, mais de quoi ? Avait-elle traversé l’enfer pour cette vue, ce divan où elle sombrait lentement, ce vase intentionnellement tordu d’une affreuse couleur jaune, pour ces photos démesurées d’œufs durs dans des coquetiers, d’un gorille fluorescent fumant le cigare, et pour cette femelle blonde et mal nourrie qui réapparaissait enfin les mains vides ?
Teodora fut prise du désir de se lever du divan-tombeau et de s’enfuir, de s’en retourner vers son minable salaire, ses vieux délaissés, avec leurs escarres et leurs odeurs de pisse, leurs sourires édentés et leurs cerveaux qui battaient la campagne. Mais elle resta. La liberté était le seul véritable luxe, et elle n’en jouirait jamais.
Il est à présent 6 h 10. Tout est parfaitement silencieux, car Louis porte un casque pour regarder son dessin animé. Teodora se tient debout devant la baie vitrée et la vue, toujours aussi immobile et dépourvue de vie. Depuis huit mois, elle n’a été autorisée à sortir que trois fois seule. Elle en a profité pour aller se baigner dans la mer. Les enfants Vervoort n’aiment pas la mer, c’est salé et ça pique la peau, et puis il y a le sable, et le vent qui plaque le sable sur le corps humide, et l’eau un peu trop froide, et les nuages qui cachent le soleil. Toutes ces choses auxquelles on ne peut pas ordonner de disparaître d’un mot ou d’une pression sur un bouton. Ils préfèrent la piscine de la résidence. Teodora n’y entre jamais. Elle ne fait que surveiller les ébats, une fesse sur le bord d’un transat, car Madame ne supporte pas de l’y voir allongée. C’est une position qui ne permet pas une attention optimale, dit-elle. Optima est un mot qu’elle prononce souvent. À tout propos. Madame vit en Espagne depuis cinq ans, mais son espagnol laisse sérieusement à désirer. Qui s’en soucie ? Son vocabulaire est bien assez étendu pour lui permettre de se faire obéir.
Maria, la Colombienne qui fait le ménage, a commencé à récurer la cuisine. Teodora la rejoint et se fait un café, lui en propose un. La jeune femme accepte, dépose un instant ses loques et prend le temps de siroter le liquide fumant en fermant les yeux. Maria a tenté de créer une intimité avec Teodora. Toutes ces pauvres Latinas au service des Blancs se rapprochent comme des rats pris au piège, comme les esclaves d’autrefois dans les plantations. Teodora n’a que faire de cette chaîne d’amitié fondée sur la souffrance, le déracinement, le simple fait d’être une femme née dans un pays pauvre où l’on parle espagnol. Elle a vite coupé court aux questions de Maria, qui ne sait rien d’elle, pas plus que le Señor et la Señora, que Louis et Émeline, qu’Astrid, que le facteur, la boulangère, le décorateur, qui n’en ont rien à faire et ne lui demandent rien. Elle offre une opacité si parfaite au petit monde qui l’entoure qu’elle finit par se donner l’impression de tromper sa propre mémoire, de n’avoir aucun lien avec cette femme qui s’appelait elle aussi Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995.

Ce sont des glaïeuls. Des glaïeuls orange. Leurs hautes silhouettes austères et sans grâce s’élèvent devant le miroir en bois doré, comme autant de dames patronnesses faisant tapisserie dans une salle de bal. Renaud envoie le vase se fracasser sur le sol en marbre. Une porcelaine de Meissen d’une laideur sans nom qui valait une fortune. Staline accourt, se prend la tête dans les mains et implore le Christ. Renaud lève les bras dans un geste d’impuissance surjouée, enfile un manteau et sort. Cet acte vandale lui a donné l’élan qui lui manquait pour parvenir à s’extraire de la maison. Une fois dehors, il marche au hasard avant de s’apercevoir qu’il a envie de voir François. Il prend la direction de Mariakerke, où son ami occupe un studio meublé. « C’est moi », dit Renaud dans l’interphone. François traîne en pyjama et pantoufles dans son vingt mètres carrés. Il propose à Renaud quelque chose à boire, ouvre le frigo, contemple indéfiniment les planches sales où moisissent une branche de céleri et un bloc de fromage à pâte dure, d’une couleur verdâtre. François gratte son crâne dégarni, referme le frigo, offre à Renaud un sourire désolé.
– Ça va pas fort, hein ? lui demande Renaud en s’affalant sur le canapé-lit encore ouvert.
– Ce sont mes dents, répond François.
– Il y avait des temps et des temps, qu’je n’m’étais plus servi de mes dents, chantonne Renaud.
– Salaud, va ! gémit François.
– Mais combien de fois ai-je proposé de te payer des couronnes ?
– Non, non et non, merde ! Je vais faire tout arracher et mettre un dentier. Et basta.
Renaud prend le livre sur le tabouret servant de table de chevet, l’ouvre, le ferme, le repose, se lève, va à la fenêtre qui donne sur une de ces impasses venteuses entre deux rangées d’immeubles évoquant les banlieues d’une ville d’ex-Union soviétique. Une petite femme sans âge aux jambes comme des poteaux promène péniblement son chien.
– Allez viens, on va manger un truc chez Georges, lâche Renaud.
François se frotte la mâchoire en grimaçant.
– Ben tu prendras les croquettes de crevettes, c’est facile à mâcher ça, non ? Et puis tu n’as qu’à boire un milk-shake après.
– Je préfère les gaufres, soupire François.
– Pas de bras, pas de chocolat, répond Renaud. Allez magne-toi !
François s’habille d’un jean et d’un pull en acrylique qui ne sent plus la rose, endosse un pardessus gris et s’enveloppe d’une écharpe tricotée main qui semble avoir appartenu à un vieux Juif caché dans une cave entre 1942 et 1944, et les voilà dehors à affronter le vent du large. François donne une tape fraternelle sur l’épaule de Renaud et lui sourit, et c’est comme un poignard qui s’enfoncerait jusqu’à la garde dans sa poitrine, ce sourire d’une innocence, d’une candeur désarmante ; il fait resurgir la jeunesse perdue, le temps où François avait encore des dents, des cheveux, où la vie se donnait comme une jeune fille amoureuse.
Le salon de thé était bondé, comme souvent. Mais pas de tête connue, une aubaine. Ostende était une trop petite ville, on ne pouvait pas s’y perdre, s’y dissoudre. Il y avait toujours, au détour d’une ruelle, un fâcheux qui vous guettait et vous tombait dessus comme la grippe. Renaud pensait depuis quelques mois à partir. Mais pour aller où ? Et pour combien de temps avant qu’il ne se lasse ? La seule perspective de déménager ce que contenait sa maison lui donnait le vertige. S’il quittait Ostende, il vendrait tout et s’en irait nu comme Adam vers son nouveau destin, dépouillé de ses vieilleries, de ce brol qui, loin de nourrir son âme comme il l’avait si longtemps pensé, l’emprisonnait au contraire, la retenait rivée à la matière, à la terre et aux hommes, au lieu de l’élever vers l’immatériel, le néant auquel elle aspirait.
Malgré ses chicots douloureux, François engloutissait à la vitesse de l’éclair les quatre croquettes de crevettes maison. Renaud buvait du café en se contentant de regarder manger son ami, ce qui lui avait toujours procuré un très vif plaisir. « Je mange par procuration », disait-il. François semblait néanmoins ne plus s’être nourri depuis longtemps. Cette vie à la Zola avait assez duré.
Cela faisait quatre ans que François avait été licencié par une compagnie d’assurances sous prétexte de restructuration. La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce. Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. François était invité en vacances, jusqu’au Japon où il suivit la famille pendant un mois, l’été de ses seize ans. La mère de Renaud enrageait que son fils ne sollicite pas plutôt la compagnie d’un de ses camarades britanniques, le petit Percy ou l’odieux Sackville dont les familles existaient depuis la nuit des temps et qui ne manquaient jamais d’inviter son fils à leurs grandes chasses d’automne en Écosse. Il y avait aussi de rares parvenus qui auraient fait l’affaire, l’un ou l’autre Américain. Elle n’était même pas contre un Saoudien, à la rigueur un Chinois. Mais Renaud s’était entiché du minable François avec ses pantalons trop courts, sa politesse exacerbée de pauvre et son expression rêveuse qui la mettait à la torture. En traînant François à ses basques, sans aucun doute Renaud n’avait-il d’autre but que celui de contrarier sa mère. Elle considérait l’amitié comme un concept abstrait qui ne faisait pas partie de ses préoccupations. On avait des relations, c’était déjà suffisamment compliqué.
François sirote à la paille son milk-shake au chocolat. L’endroit s’est brusquement vidé de ses vieillards amateurs de gaufres et de ses enfants brailleurs. Dehors, les guirlandes lumineuses clignotent tristement, comme les bijoux de pacotille d’une belle femme sur le retour. Les jours qui succèdent aux fêtes de fin d’année sont d’un lugubre qu’aucune autre période n’égale. On devrait contraindre les gens à hiberner pour de bon dès le 1er janvier. Restez au lit, braves gens, copulez un peu puis assommez-vous avec quelques puissants somnifères, ou unissez-vous à vos écrans adorés, qu’ils vous subjuguent une bonne fois pour toutes, vous pénètrent le cerveau jusqu’à l’orgasme ultime, débarrassez les rues et les campagnes, vous ne manquerez pas au monde, bien au contraire, dès que vous l’aurez quitté il retrouvera beauté et silence, et la neige qui fera sa somptueuse entrée le lavera des traces de votre présence.
Quand Renaud était enfant, ce fantasme de Grand Sommeil d’hiver possédait la féerie d’un conte. Il imaginait des familles entières serrées confortablement au creux d’un unique grand lit lové dans une alcôve, sous les couettes en patchwork. Lui aussi participait à ce rituel. Il se voyait chez sa tante Clarisse, la sœur de son père. Elle habitait une petite maison victorienne à St Margaret-at-Cliffe, près de Douvres. En rêve, il y emmenait François et Véronique, une fille de sa classe dont il était amoureux, et ils se calfeutraient dans la chambre aménagée dans le grenier où trônait un immense lit à colonnes. De la lucarne on voyait la Manche, qui chaque année grignotait la craie de la falaise sur laquelle la maison était bâtie. Ils s’endormaient au rythme de la grande respiration marine.
Un serveur passe de table en table avec une loque dégageant une puissante odeur d’eau de Javel. Il frotte frénétiquement le Formica, pour bien faire comprendre qu’on ferme boutique.
– Tu as des nouvelles de Brigitte ? lâche Renaud pour dire quelque chose.
Brigitte, la fantasque Brigitte, qui vit entourée d’éclopés de tous les coins les plus sinistres d’Afrique dans une joyeuse bohème, enveloppée par la musique des djembés et les vapeurs de chicha. Ah, Brigitte…
– Plus depuis un mois, répond François. Aux dernières nouvelles, sa fille ne veut plus la voir parce qu’elle préfère entretenir ses migrants plutôt que de lui payer des études à l’étranger.
– Ah oui, le syndrome du piège à ménopausées célibataires… La chair est faible, les migrants bien membrés et pas trop regardants sur la fraîcheur.
– Arrête !
– Mais je ne juge personne. Je ne fais que constater. Elle est encore pas mal d’ailleurs, Brigitte, elle vaut bien un passage en Angleterre.
– Et sa fille, elle ne mérite pas un diplôme, une chouette vie d’étudiante ?
– Mais elle n’a qu’à l’obtenir ici, son diplôme ! C’est quoi ce snobisme qui consiste à faire des études ailleurs ?
– Tu peux parler, monsieur double master de l’université d’Édimbourg…
Renaud demande à quoi ces diplômes en histoire et en philosophie lui ont jamais servi. Il aurait bien mieux fait d’apprendre à installer du chauffage. Et de toute façon, ce n’était pas à François ni à lui-même de décider de la manière dont Brigitte devait investir son modeste capital. Était-il plus juste que sa fille Juliette suive sans passion des cours dans une université moyenne du Middlesex ou d’Arizona et obtienne laborieusement un master insipide en gestion d’entreprise, ou bien qu’un jeune Mamadou fraîchement craché par l’enfer du Sud-Soudan et miraculeusement épargné par la mer ait la possibilité de se faire exploiter quinze heures par jour sur un chantier de l’East End et de vivre dans un taudis de Willesden Junction ? Qui pouvait honnêtement répondre à cette question ? Personne n’était en mesure d’affirmer que Juliette valoriserait mieux son expérience sans éclat que Mamadou sa propre tragédie. Il était même probable que Mamadou, fort de la solidarité inconditionnelle de Brigitte et de sa confiance, surprenne tout le monde en bravant les multiples obstacles que lui opposerait la vie à Londres pour faire fructifier un potentiel supérieur, alors que Juliette, qui partageait la torpeur intellectuelle et émotionnelle des 95 % de la population occidentale, se contenterait d’élever deux enfants et de n’exercer aucune activité qui rentabilise l’investissement éventuellement consenti par sa mère.
– Mais Juliette est sa fille… ose François.
– Est-ce un motif suffisant pour lui accorder son aide plutôt qu’à Mamadou ? Tu sais, les femmes comme Brigitte, qui oublient famille, boulot, amis, qui prennent des risques pour sauver ces va-nu-pieds, ces renégats dont personne en réalité ne veut vraiment, eh bien ces femmes nous confrontent à un problème de société fascinant. Ces femmes sont les laissées-pour-compte de nos communautés occidentales. Ces deux groupes de déshérités se trouvent et s’entraident, et, boum ! cela pourrait bien devenir une fameuse force vive avec laquelle il faudrait que composent les gouvernements, une espèce de couple de nouveaux Gilets jaunes, mais sexy, glamour, mixte et plein d’allant car mû par la force la plus sauvage, la plus indomptable : le désir, l’exultation de la chair. La MILF et le Migrant. L’avenir du monde.
– Sauf que les femmes de l’âge de Brigitte ne peuvent plus procréer.
– Mais qui te parle de procréer ! On s’en fout, de la procréation. Au contraire, le couple idéal sera un couple stérile. Quel besoin de continuer à peupler la terre de Mamadou et de Juliette ? Les Mamadou nous reviendront éternellement par la mer et les Juliette… les Juliette continueront d’étudier la gestion et le commerce en pure perte, et à s’ennuyer ferme jusqu’à la mort. Non, leur slogan, à la MILF et au Migrant, serait celui de Sempé, « Soyons moins ! »
François aspire le dernier nuage de mousse au fond de son verre, l’air pensif. Renaud remarque pour la première fois des clignements d’yeux intempestifs chez son ami. Le début des tics, le début de la fin. Lui-même en a peut-être, comment savoir ? Dans sa grande bienveillance, François ne lui en ferait jamais la remarque. Voilà que l’envie de frites monte en lui comme une urgence. Mais il se souvient qu’on ne sert pas de frites chez Georges. À cause de l’odeur. Des croquettes, des crêpes, des beignets, des gaufres, oui, mais pas de frites !
La marche dans la brume froide jusque Mariakerke semble demander à François un gros effort. Son nez coule, il avance courbé et crispé, finit par s’envelopper la tête de son écharpe. « Allez, ma vieille mouquère ! On n’est pas encore mort, si ? » lance Renaud en lui donnant une tape dans le dos. Ils arrivent chez Kenny, la petite baraque à frites de la place du Marché. Renaud emporte son cornet fumant et sa sauce andalouse chez François et mange à demi allongé sur le canapé-lit en bataille. François a allumé la télévision. Une Citroën Saxo flambe dans la rue d’une triste ville de province française. Un attroupement de gens emmitouflés l’observe avec des mines bovines. Un journaliste s’approche d’un jeune pour l’interviewer. François zappe. Assis sur un canapé, un homme tripote les seins d’une femme qui n’en a pas envie. Joséphine Ange Gardien apparaît comme par enchantement derrière la baie vitrée, observe le couple avec une mine de bouledogue qui aurait une notion de la justice. Seule la femme la voit. Elle se frotte les yeux et l’homme la laisse tranquille. François éteint la télévision. Il s’assied à côté de Renaud, lui prend une frite qu’il trempe dans la sauce avant de la manger, s’appuie sur un oreiller contre la tête de lit et s’empare du roman sur le tabouret. Une odyssée américaine de Jim Harrison, qui se traîne sur sa table de nuit depuis des semaines, tout comme le narrateur, en proie au grand vide laissé par la sensation de la vie qui fuit.
Quand François sort de son livre quelque dix minutes plus tard, Renaud s’est endormi, la main posée sur le cornet de frites ouvert, dont la sauce s’est répandue sur les draps. François prend doucement le sachet, éponge l’andalouse avec un essuie-tout, ôte à Renaud ses chaussures, puis le recouvre de la couette. François se déshabille et enfile un miteux pyjama rayé, s’étend aux côtés de son ami. »

Extraits
« La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce, Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. » p. 30

« François avait l’étrange sentiment que rien ne pouvait lui arriver si elle était avec lui. Son mystère le rendait serein. Contrairement à Renaud, encore plus agité que d’ordinaire depuis qu’elle était chez lui. Il semblait accablé par l’attitude de la jeune femme, François sentait combien elle usait ses nerfs déjà fragiles, et il lui arrivait de s’en vouloir d’avoir imposé à son ami de la prendre à son service. » p. 129

À propos de l’auteur

PIROTTE_Emmanuelle_©Philippe_Matsas
Emmanuelle Pirotte ©Philippe MATSA/Leextra/Éditions Philippe Rey 

Emmanuelle Pirotte vit en Belgique. Historienne puis scénariste, elle publie son premier roman, Today we live, en 2015. Traduit en quinze langues, il sera lauréat du prix Historia et du prix Edmée-de-La-Rochefoucauld. Par la suite paraîtront De profundis (2016), Loup et les hommes (2018) et D’innombrables soleils (2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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